Les fiers cavaliers luméniens aiment à parcourir ces longues prairies parsemées de terres plus sablonnées et plus rocailleuses, prises en étau par les deux grands massifs de l'île. Moult légendes font état de licornes et autres destriers légendaires, tels les centaures parcourant au galop une fine vallée qui s'est creusée au fil du temps par le passage incessant des nobles montures sauvages. L'armée luménienne apprécie ce lieu servant aussi de centre d'entraînement à son équitation et ses griffons, mais qui dit créatures merveilleuses, implique d'étranges rencontres dans un sanctuaire qu'elles voudraient garder inviolé.
Ces plaines surplombent la vallée proprement dite, où serpente la route qui relie Luménis à Lunaros.
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Quête : Brumes
Albérich Megrall avait sombré peu de temps après son arrivée au campement de l’armée luménienne, en contre-haut du vallon ténébreux. Epuisé, tant physiquement que mentalement, il n’avait plus les ressources pour faire face, et la fièvre l’avait saisi, l’enfouissant dans un délire salvateur, qui masquait la réalité et ses nécessités douloureuses. Il louvoya entre éveil et sommeil pendant plusieurs jours. De temps en temps, il émergeait, bercé par le pas d’un cheval, reconnaissait la bâche d’un chariot aménagé à son intention, confortable et chaleureux, obscur. Puis il regagnait rapidement les vapeurs de ses songes et cauchemars, chemins de traverse que n’avait pas empruntés l’existence. La souffrance refluait, il ne parvenait ni à la comprendre, ni à la repousser. L’univers était composé d’instants, il ne se souviendrait de rien plus tard. Comme si son esprit lui offrait une dernière trêve avant de le forcer à reprendre une place dans le monde… Parfois, dans un instant de lucidité, il avait l’impression de devenir fou, la sensation d’être en train de mourir, puis il repartait à la dérive.
Des visages peuplaient son errance. Euryale et Erwan, Noir Dessein et Calme Péril, Marcus, Taliesin, Kasumi, la jeune rôdeuse dont il ignorait le nom, d’autres Sharites, d’autres Lathandrites, parfois son père, et le kaléidoscope de ces rencontres n’avait aucun signification, aucune direction. Des épisodes ordinaires succédaient à des scènes fantasmagoriques, ses émotions défilaient, étouffées par la léthargie, magnifiées par le trouble, à la fois palpables et irréelles. Il était là et ailleurs. Hors de lui et au plus profond de sa carcasse, prisonnier.
Quand il s’éveillait, il était parfois envahi par l’angoisse, surpris d’être vivant, et les dernières paroles de Calme Péril lui revenaient en mémoire, celles où il accusait un commanditaire, où il révélait un dessein. Etre aux mains, affaibli, de ceux qui avaient voulu toute cette mort, toute cette souffrance, le paralysait, il sentait le goût de la bile sur sa langue, le tambourinement du sang à ses tempes, la sueur qui lui baignait brusquement l’échine et le front, et la panique lui comprimait les poumons jusqu’à ce qu’il parvienne à reprendre son souffle, à repousser ces mots cruels et sans doute mensongers. Mais Maelwedd était désormais conseiller. Malgré sa fatigue, son incapacité à penser droit, Albérich savait déjà, sans le formuler, qu’il ne lui disputerait pas la place. Le fort triomphe du faible, c’était l’ordre du monde, et il savait de quel côté il se trouvait. Puis le délire le rattrapait, il plongeait à nouveau, se perdait dans des limbes obscures, où curieusement, il se sentait en sécurité.
Un jour, il revint à lui peu avant l’aube, et la terreur le submergea. A tâtons, il gagna la sortie du chariot, se glissa au dehors, pieds nus dans la neige, et détala au hasard, droit devant, sans aucune maîtrise de lui-même. Il eut vaguement conscience de voix qui l’interpellaient, mais cela ne fit que l’encourager à courir plus vite, plus loin, n’importe où. Son épouvante était impérieuse, elle lui dictait sa conduite sans qu’il ne puisse y réfléchir, sans qu’il ne puisse réellement comprendre ce qu’il essayait de fuir. Quatre soldats de son escorte finirent par le rattraper alors qu’il titubait dans un petit bois de sapins, aveugle et sourd. Ils essayèrent de le raisonner sans parvenir à obtenir le moindre signe de reconnaissance de sa part. Soudain, le soleil se leva entre les troncs, brisant la grisaille, et le conseiller se figea. Une seconde plus tard, il s’écroulait, inconscient. Après discussion, les officiers en charge de son rapatriement prirent la décision de ne pas prendre de risques supplémentaires, et Albérich Megrall passa la fin du périple dans une torpeur sans remous, assommé par une décoction radicale réservée de coutume aux prisonniers de guerre récalcitrants.
Puis un soir, ils furent à Luménis. Albérich n’en vit ni les portes, ni les rues. Les effets de la drogue qu’on lui administrait ne se dissipèrent que plus tard, alors qu’il reposait au Temple, entre des mains inquiètes mais bienveillantes.
Avance aussi loin que tu veux, je rentre tard ce soir.