La Couronne de Cuivre

Ils étaient arrivés discrètement, par vagues. Le premier jour, ils passèrent inaperçus : une lettre de recommandation remise aux sentinelles des portes, un acte de propriété signé au nom de l’un d’entre eux à la guilde des marchands, et ils avaient pu prendre possession de cette ancien atelier de tisserands. Ils n’étaient alors que quatre ou cinq. On les entendait faire des travaux dans le vieux bâtiment, y faire entrer de nouveaux meubles. Ils avaient aussitôt fait le tour des voisins, pour couper court aux rumeurs, en se présentant comme un groupe de Tymorans souhaitant avoir un pied à terre en ville. Ils avaient rassuré tout le monde : ils connaissaient l’interdiction de fonder un temple et de tenir des rituels publics ; ils sauraient respecter les lois, ils ne voulaient pas créer de problèmes.

Dans les jours qui suivirent, d’autres les rejoignirent. Combien ? Des fidèles, des prêtres ? Difficile à déterminer, car ils se gardaient bien de porter des signes ostentatoires de leur allégeance. Ils disaient venir de Cojum, pour la plupart ; certains, de Lumenis. C’étaient des gens simples, ouverts, comme le montrait leur choix de s’installer dans les quartiers populaires. Quelques uns d’entre eux prirent des emplois en ville. La seule chose qu’ils ne disaient pas, c’étaient pourquoi ils se regroupaient ainsi, comme s’ils souhaitaient créer une antenne de leur culte dans une des rares cités qui ne leur permettrait pas le prosélytisme.

En ces temps où l’opprobre frappait le clergé helmite pour ses complots lors de la vacance du poste de grand-prêtre, ils étaient cependant plutôt bien accueillis. Le culte de la dame au Sourire, si éloigné de la rigueur helmite, ce culte qui donnait à chacun l’espoir d’échapper à sa condition rencontrait toujours beaucoup de succès auprès du petit peuple.

En chapardant dans l'arrière-cuisine, Julius le rat surprit la conversation suivante, où une voix de basse donnait la réplique à un contre-alto.

- Il est temps, seigneur, de passer à la vitesse supérieure. Nous n'avons que trop tardé.
- Notre objectif n'est pas d'occuper le terrain, ni de gesticuler. Laissons les autres cultes se charger de le faire, et concentrer sur eux la défiance des helmites...
- Mais le peuple, sire ? Il se convertit en masse, tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre... Nous rallions des âmes, certes, mais en nombre insuffisant.
- Insuffisant par rapport à quoi ? Quel est le poids de Manost à l'échelle de Toril ? Notre déesse est puissante, et nous sommes influents... ailleurs. Ici, nous sommes trop peu nombreux pour pouvoir rivaliser avec la Triade dans la course aux conversions massives.
- Dans ce cas, sire, pardonnez si je pose une question stupide, mais... que faisons-nous ici ? Depuis des semaines que nous sommes arrivés et que nous reconstruisons ce bâtiment, nous avons été accaparés par les demandes de soins au point que nous n'avons même pas pris le temps de consacrer l'autel...
- Vous savez que nous attendons la visite du conseiller pour procéder à la cérémonie. Le grand-prêtre a été formel sur ce point : sa présence est indispensable.
- Et je suppose que le grand-prêtre n'a rien dit de plus sur... ?
- Tant d'impatience, tant de questions ! Ce que nous faisons ici, mon jeune ami ? Nous attendons l'occasion. Et je suis certain que Tymora ne manquera pas de se l'accorder...

En fait d'occasion, Julius le rat se promit de ne pas manquer la sienne, et pour ce faire mordit à pleines dents dans un fragment de fromage à pâte molle. Le piège se referma sur lui avec un claquement sec. Un couinement trahi, de surprise et d'indignation... puis plus rien.