La Couronne de Cuivre

Lothringen et Mornagest, venant de Graëlon

Lorsqu'il se rematérialisa, le guerrier put comparer la technique du mage qui l'avait emmené avec celle de Lothringen, et constater que son compagnon maîtrisait bien ce sort, somme toute. Il lui semblait être un peu plus désorienté, plus nauséeux que d'ordinaire, ayant été secoué comme une salade tout au long de son voyage magique.

Il se trouvait à nouveau dans une cour pavée, mais celle-ci était entourée de hautes murailles sombres, sous un ciel orageux. Il entendit plus ou moins le mage expliquer qu'ils se trouvaient dans le donjon de la citadelle. Non loin de lui, Sylas et Alycia étaient très occupés à vomir, et certains de ses camarades n'étaient manifestement pas au meilleur de leur forme. Du coin de l'oeil, il vit arriver Lothringen, sire Rowan et le reste de la Garde Blanche.

On entendait des bruits sourds, mais lointains, comme des explosions, des heurts entre masses énormes.

Un ciel bien sombre, des murailles de granit, des rumeurs de guerre... Aghoralis avait bien changé.
Le semi-drow y était passé à plusieurs reprises, d'abord en tant que simple voyageur, en compagnie de Seina et des seconds de la Vierge d'Argent, ensuite pour la mise en place des accords commerciaux. Il en avait gardé le souvenir d'une cité marchande extrêmement prospère, bruyante, colorée, centre d'échange et point de convergence des voyageurs pour tout le cœur du continent. Elle avait été la première bénéficiaire des accords d'Ysté ; elle serait la première victime du conflit. Son cœur se serra en entendant les résonances lointaines des affrontements. C'était exactement ce qu'il avait voulu empêcher... et sa politique était un échec tellement retentissant qu'il se trouvait contraint d'assumer seul les conséquences de celle d'un autre, et de mener une guerre qu'il n'avait pas voulue.

Lothringen s'assombrit, impatient désormais.

« Je ne vois personne pour nous accueillir... L'heure de notre arrivée n'a-t-elle pas été annoncée ? »
« Si, Messire, dès hier soir. Je vais tenter de contacter le gouverneur. » répondit l'un des deux mages, avant de se lancer dans un sort de communication à distance. Quelques instants plus tard, il ajouta : « Le gouverneur vous prie de l'excuser, il est occupé aux magasins. Il nous envoie un de ses assistants. »
« Je ne compte pas l'attendre. Montrez-nous tout de suite où prendre nos quartiers et déposer les caisses de matériel, et nous vaquerons à nos occupations. »
« A vos ordres, Conseiller. »

Quelque chose lui disait qu'une telle annonce était une excellente façon d'accélérer le processus.

Les mages les conduisirent par une poterne à l'intérieur du donjon – par d'étroites meurtrières dans les coursives, ils purent apercevoir quelques remparts de la citadelle, loin en contrebas : ils se trouvaient déjà à quatre ou cinq étages au-dessus du sol. Alycia les voyait jeter des coups d'oeil curieux aux ouvertures, et réclama de voir par elle-même, jusqu'à ce que le prêtre accède à ses désirs en la hissant péniblement à la bonne hauteur. A dix ans, elle commençait à être un peu trop lourde pour ce genre d'exercice.

« Les seules informations dont je dispose font état de deux brèches dans la muraille extérieure, réalisées dès la première offensive à force de boules de feu et de projectiles inflammables explosifs. L'ennemi aurait néanmoins consommé dans l'opération quasiment toutes ses réserves d'armes incendiaires. Depuis lors, il multiplie les assauts sur ces deux points. Hier, une première tour victime de ces attaques a été prise, plusieurs heures durant, et fort coûteuse à reprendre. »
Il soupira.
« Prendre Aghoralis par la famine est quasiment impossible. Assaillir ses remparts est suicidaire, même avec de complexes machines de guerre. Saper ses murailles exige un long siège. Mais une brèche... Qu'un seul des points endommagés vienne à céder, et c'est fini : l'ennemi sera à l'intérieur. Cela peut prendre des semaines, des mois, comme quelques heures, selon l'état des défenses et des défenseurs. Je n'en sais pas assez pour aviser. »
« Et si nous allions nous rendre compte par nous-mêmes ? »
L'interruption venait de Lothringen, qui était entré dans la pièce pendant que sire Rowan parlait et avait patiemment attendu la fin de l'exposé pour intervenir.

C'était pourtant bien réel. Et c'est une voix assourdie, mais située à cinq pas de lui - celle de Lothringen - qui lui répondit :

"De ce côté-ci, en effet. Mais ici la falaise rend assez inutile toute attaque contre les remparts... L'accès à la ville se fait par l'ouest, et c'est certainement là que se sont concentrés tous les efforts des assaillants."

Il ne leur restait donc plus qu'à continuer leur marche. Ils remontèrent le chemin de ronde, vers le nord. Au loin, toujours le même paysage de plaines grises ravagées par le feu. En-dessous d'eux, en revanche, ils voyaient la ville, ses toits, ses ruelles en cet endroit plutôt étroites. Les toits de ce quartier semblaient intacts, mais il y en avait qui fumaient, loin sur leur gauche. Les rues étaient vides ou quasiment ; les rares silhouettes qui se risquaient dehors se hâtaient le long des murs, comme si elles craignaient l'effet d'une erreur de tir. Pas plus que la citadelle, ce quartier ne semblait avoir fait l'objet de tirs nourris, pourtant. L'un des gardes fit remarquer un cadavre au beau milieu d'une rue, et demanda ce qu'il avait pu lui arriver : on ne voyait pas de gravas alentours. Un de ses camarades en remarqua un autre, curieusement niché dans les tuiles d'un toit. Sire Rowan expliqua sombrement.

"Leurs nécromanciens préparent des cadavres porteurs de maladies, et les catapultes tentent de les faire passer sur les remparts... Les bourgeois passent leur temps à les brûler, dit-on."

"Ce sont des assauts de corps à corps. Je vais vous expliquer... avançons."

Ils poursuivirent leur cheminement, atteignant quelques centaines de pas plus loin un point de vue assez imprenable sur les quartiers ouest de la ville et ses portes. Ici les toits endommagés ou en feu se faisaient largement plus nombreux, et le vacarme avait gagné en intensité. Sur leur gauche, ils pouvaient voir la principale brèche ; la muraille était éventrée sur son sommet : une avalanche de blocs de pierre et de terre en coulait jusque sur les premières maisons. Au sommet de la brèche, on se battait avec acharnement et en grand nombre. Des centaines d'hommes, autant qu'on pouvait en placer sur cet espace, des archers et des mages, mais aussi des combattants de corps à corps semblaient à l'oeuvre. On ne pouvait distinguer les mélandiens de là où ils étaient, mais il semblait évident qu'il devait y avoir un ennemi en face.

"La magie a fait dès les premiers jours tous les dégâts qu'elle pouvait contre les murs. Mais les remparts d'Aghoralis sont épais en plus d'être élevés, et vient un moment où il n'y a plus rien à gagner à remuer les pavés et la terre... Un large fossé défend les remparts ; des quantités impressionnantes de terre ont jadis été charriées jusqu'ici afin de pouvoir l'aménager par-dessus la roche dure qui constitue le socle de cette colline. Cela plus la déclivité gêne les manoeuvres de machines de guerre et semble les avoir dissuadés d'en bâtir. Cela dit, ils ont comblé le fossé au niveau de la brèche. Les assauts sur cette faille de nos défenses ou en d'autres points du rempart ouest sont quotidiens. Ils espèrent un épuisement des défenseurs, un défaut de vigilance qui leur permettra de prendre pied en un point ou en un autre - ou alors ils nous trompent en préparant autre chose dans l'ombre, je ne sais... J'ai appris que les assauts étaient de plus en plus fréquents et sournois depuis deux jours. Je suppose qu'ils ont appris la venue des renforts, et espèrent faire céder la ville avant leur arrivée."

Lothringen écoutait avec attention. La guerre n'était pas une nouveauté pour lui, en revanche il n'était pas stratège, et n'avait jamais été confronté à un siège de cette ampleur. Les défenses d'Aghoralis étaient impressionnantes, de même que les dimensions du campement mélandien.

"D'où proviennent ces bruits sourds ?"

"Ils ne tentent pas d'enfoncer les portes pour l'instant. Ce sont les sortilèges des mages, le fracas des épées... La musique ordinaire de la guerre", répondit le commandant d'un ton égal.

Sire Rowan haussa les épaules avec gêne. La question soulevée par Hugues était pertinente, mais nul n'avait de réponse satisfaisante à lui apporter.

« Il semble que la divination n'ait rien donné, ce qui ne veut rien dire, s'ils se sont protégés contre elle. Les espions envoyés dans le campement mélandien n'ont rien trouvé non plus ; apparemment, c'est avant tout le manque d'espace de manœuvre le long du rempart ouest qui empêche le reste de l'armée de prendre part aux réjouissances. Leurs soldats rêvent de faire tomber la ville pour prendre part aux pillages, mais aussi pour lever le camp, semblant considérer que la guerre ne s'arrêtera pas là – cette grand armée attend nos renforts avec impatience. »

Mais évidemment, l'homme de troupe n'était pas au courant des desseins de ses propres dirigeants, de sorte qu'il était difficile de deviner leurs plans. Il aurait fallu s'infiltrer jusque dans l’État-major restreint pour obtenir des informations qui en vaillent la peine, et nul espion n'avait réussi ni même tenté un tel exploit.

« Je vois la tour et la grande brèche, mais ne doit-il pas y en avoir deux ? »

« La seconde se trouve au sud-ouest, mais elle est beaucoup moins impressionnante et en cours de réparation, ce que l'on ne tente même pas avec celle-ci– heureusement,il serait impossible de tenir deux saignées de cette ampleur. »

Lothringen n'en doutait pas. Sans quitter des yeux les affrontements violents qui se déroulaient devant lui, il murmura*:

« Descendons voir les quartiers civils... »

Il n'en dit rien, mais l'absence prolongée du gouverneur lui semblait anormale. C'était lui plus que sire Rowan qui aurait dû leur exposer la situation. Ses informateurs lui avaient appris que le gouverneur d'Aghoralis avait des affinités avec les tormites et donc peu pour lui-même, sans doute cette indélicatesse en était-elle la confirmation...

Sortir de la citadelle qui trônait au sommet de la ville n'était pas beaucoup plus facile que d'y entrer, et il leur fallut d'abord descendre des remparts dans la cour pavée et s'identifier auprès des sentinelles, qui ne semblaient pas au courant de la visite du conseiller. Le ton commençait à s'aigrir entre le capitaine de la Garde Blanche et l'officier de quart quand ils furent rejoints par un homme essoufflé qui jaillissait du donjon en compagnie des deux tymorans et des deux gardes laissés avec ces derniers. Le nouveau venu expliqua être l'aide de camp du gouverneur et arrangea les choses aux portes, qui furent enfin entrouvertes pour leur livrer passage. Pendant ce temps, Lothringen avait remarqué la présence de balistes sur les remparts et d'archers en de nombreuses meurtrières, pointant sur eux. Contre les murs, des barricades étaient prêtes à être tirées derrière les portes, attendant que la brèche cède pour faire de cet endroit le dernier refuge des défenseurs... Mais jamais la population ne pourrait se masser dans la citadelle.

Le semi-drow en était là de ses réflexions quand l'aide de camp s'excusa pour son supérieur et s'offrit à les guider en ville.
"Ces deux personnes ont insisté pour venir avec moi..."
Il désignait Sylas et Alycia. La petite donnait l'étrange impression de tirer derrière elle le groupe des trois hommes ; le prêtre suivait avec résignation, les deux gardes avec une pointe d'agacement. N'y prêtant aucune attention, la fillette se précipita sur Lothringen.

"Alors, on partait sans moi ? Faut pas leur en vouloir, c'est moi qui voulais venir. Je veux voir la ville !"

Elle chercha à s'emparer de la main de Lothringen et ce dernier saisit bien volontiers la menotte. Ce qu'elle ne savait pas encore, c'est qu'elle n'était pas prête de s'en dégager.

"Tu vas vraisemblablement le regretter, Alycia, mais c'est comme ça qu'on grandit. Allons."

Le groupe franchit les portes de la citadelle, pour se retrouver aussitôt plongé dans les rues de la ville les plus proches de la brèche. Le vacarme y gagnait en intensité. Ce quartier-là semblait avoir été déserté, et l'aide de camp leur expliqua que les habitants s'étaient réfugiés dans les entrepôts et les caves du quartier est ; il ne restait là que quelques irréductibles accrochés à leurs biens. Ils en croisèrent un ou deux qui rasaient les murs, courant presque. Une partie des toitures avaient été enfoncées par le pilonnage de boules de feu qui avait accompagné les premiers combats, mais depuis, le danger semblait moindre ; les attaques sporadiques venues du ciel ne reprenaient qu'afin de maintenir la pression sur les défenseurs et perturber leurs nuits.

Ils croisèrent leur premier cadavre - un homme qui gisait écrasé sous une pierre apparemment tombée d'un mur qui s'effondrait. La pierre était si grosse qu'on avait dû renoncer à le dégager. Lothringen sentit la petite main d'Alycia faire pression sur la sienne ; la petite fille regardait fixement le visage torturé de ce citadin, gardant le silence et les yeux grands ouverts. Il n'avait pas vraiment réfléchi avant de saisir la main d'Alycia, tout à l'heure ; il aimait la spontanéité de la fillette, et il avait songé que puisqu'elle semblait s'amuser à courir dans tous les sens et à faire tourner les gens en bourrique, le mieux était encore de s'assurer qu'elle ne s'éloignerait pas de lui - on éviterait ainsi quelques accidents. Sa réaction courageuse ne le surprit pas. Il y avait quelque chose de particulier en elle, même s'il n'aurait su dire quoi ; c'était une petite fille, mais Tymora ne l'avait pas choisie par hasard - la Chance n'est-elle pas l'antithèse même du hasard ? D'une certaine manière, Alycia incarnait l'essence même des tymorans... bornée, tête brûlée, imprévisible, capricieuse, mais faisant front, et plus sage qu'il n'y paraissait.

Sire Rowan regardait lui aussi le corps écrasé par la pierre, mais avec un solide esprit pragmatique, et grommelait.

"On ne peut pas le laisser comme ça."

L'effondrement du pan de mur qui avait écrasé le bourgeois avait entraîné dans sa chute une lourde solive qui ferait un levier robuste et sûr. Avisant la pièce de bois brisée en son milieu, l'un des gardes dégaina une hache afin d'achever de la dégager. Ne restait plus qu'à se mettre en place ; il formaient un groupe d'hommes forts et ne devraient pas avoir trop de peine à manier leur levier. Plusieurs appuyèrent sur la poutre, tandis que deux autres retinrent la pierre et qu'un dernier – Hugues - était désigné pour dégager le corps. Il fallait faire vite tant que ses collègues tenaient la position. L'homme était là depuis plusieurs jours, et l'odeur n'était pas des plus engageantes...

Pendant l'opération, l'aide de camp et Lothringen se tinrent à l'écart, cependant que Sylas semblait préparer ses sorts en cas d'accident. Alycia retrouva une toute petite voix pour demander :
« Qu'est-ce qui a fait tomber le mur ? »
« Une explosion magique, boule de feu, feu grégeois, poudre explosive, qu'importe... ça va aller ? »
« ...oui. »
Pourtant, elle n'en menait pas large.

Lothringen était demeuré songeur après l'incident, non qu'il n'eût parfaitement l'habitude des cadavres, mais parce qu'il songeait à ces nombreuses vies qui, à l'instar de celle-ci, avaient été brisées par le hasard sans que personne n'en ait tiré profit. Il n'y avait là ni logique, ni justice, rien qui puisse excuser la malveillance du destin. Pourquoi Tymora choisissait-elle quelques élus pour abandonner les autres, tous les autres, à leur sort ? Pourquoi quelqu'un comme Alycia était-il à peu près sûr d'échapper à de telles tragédies, tandis que tant d'anonymes disparaissaient dans d'absurdes circonstances ? Sur quels critères choisissait-elle ses favoris ? Des qualités ? Des projets secrets ? Ces questions le taraudaient depuis longtemps, mais le regard effaré de l'inconnu leur donnait une force nouvelle. Il sentit la petite main d'Alycia presser la sienne tandis qu'il se perdait dans ses pensées, et reporta son attention sur la fillette. Apparemment, elle l'avait fait inconsciemment, cherchant seulement à se rassurer. Il songea que ce devait être difficile pour elle de savoir que l'on cherchait presque toujours quelqu'un d'autre quand on la regardait...

Bref, perdu dans ses pensées, Lothringen n'avait pas aussitôt répondu à la question de l'aide de camp, et il fut étonné que la première personne à s'exprimer ne soit pas sire Rowan. Au lieu de cela, il reconnut la voix de son amant. La douceur de son ton le surprit. Le semi-drow savait que la compassion de Mornagest pour les citadins était sincère, mais c'était quelque chose d'étrange que de songer que son compagnon avait été plus ou moins le chef de leurs ennemis, il n'y avait pas si longtemps de cela... Il ne put retenir un regard de reconnaissance envers son compagnon, avant d'abonder dans son sens.

"Oui, allons d'abord voir les réfugiés."

L'aide de camp opina du chef, tout en les entraînant au fil des rues vers une ouverture grillagée dans le sol, où il leur fallut prendre des échelles, puis un monte-charge : on avait creusé les abris dans la roche même. Tandis qu'ils descendaient dans la pénombre des torches, Alycia retrouva sa voix :
"C'est drôle comme visite. On va voir les rats ?"
Sylas la gronda mollement, sans avoir semblait-il l'énergie de lui expliquer davantage.

Ils se trouvaient dans des caves voûtées, immenses, et la pierre ou la terre qui constituaient le socle même de la colline disparaissaient derrière des ouvrages de maçonnerie soignée qui ne laissaient aucun doute - cet endroit n'était pas de création récente. L'aide de camp le leur confirma bientôt ; on utilisait ces caves comme abri depuis une soixantaine d'années déjà. Compte tenu de sa position stratégique capitale, Aghoralis passait ses années de paix à préparer la guerre... L'intérêt de tels refuges était de trouver de l'espace supplémentaire, et d'abriter les réfugiés contre les attaques aériennes - pluies magiques, boules de feu, charges draconiques... on était juste assez profond pour ne rien devoir craindre de tel. De loin en loin, un puits de lumière rappelait que la surface n'était qu'à sept ou huit mètres de là.

Ils parvinrent dans la première cave, éclairée par des torchères. C'était là que s'étaient installés les paysans venus des campagnes environnantes. Chaque famille semblait avoir son quartier. Certains étaient venus avec leurs meubles et une partie de leurs troupeaux ; d'autres n'avaient que des matelas de paille et leurs propres vêtements. A l'inverse des rues désertées qu'ils venaient de traverser, il régnait là une certaine cacophonie, due aux bêtes et aux enfants qui couraient.

Lothringen embrassa l'ensemble du regard et s'approcha d'un couple qui semblait dans le plus total dénuement, leur demandant pourquoi ils n'avaient rien apporté avec eux. Ils commencèrent à lui raconter leur histoire ; ils venaient des quartiers ouest, leur maison était toute proche de la brèche, et ils avaient préféré se réfugier là, par prudence, histoire de ne pas finir enterrés sous les décombres. Tous leurs biens étaient restés dans leur maison, et ils y faisaient encore des incursions quand il leur manquait quelque chose. Mais il y avait d'autres personnes plus démunies qu'eux expliquèrent-ils, des gens qui avaient été dépouillés par des brigands sur la route ou tout simplement qui avaient été piégés à Aghoralis par la déclaration de guerre ; certains étaient des marchands revenus des terres mélandiennes en catastrophe, d'autres des voyageurs bloqués là par la coupure des routes - faute d'argent pour rentrer, ils avaient préféré se réfugier en ville et profiter des distributions de matériel et de provisions ; pour sommaires qu'elles soient, elles leur permettaient de survivre.

Alycia avait disparu, courant au milieu des moutons et plaisantant avec un garçon de son âge. Sylas s'était lancé dans une mission sanitaire, distribuant des soins légers et des guérisons des maladies. Lothringen n'avait pas encore annoncé qui il était ; ses interlocuteurs, ne se trompant qu'à moitié, le prenaient visiblement pour quelque haut dignitaire de la ville.

Mornagest profita de ces diversions pour poser ses questions à l'aide de camp, qui parut surpris.

"Il y a effectivement plusieurs accès à ces caves, ainsi que des conduits d'aération, mais tous donnent sur l'intérieur de la ville. Quant à ce qui se passe en cas d'assaut... Vous voulez dire, si les remparts tombent, si les soldats ennemis déferlent dans les rues ? Il y a moyen de condamner définitivement certains des accès, et de ne garder de communication qu'avec la citadelle. Ceci dit, la citadelle n'est pas faite pour accueillir la population civile et peut elle aussi condamner son propre accès. En se repliant totalement sur eux-mêmes, les habitants de ces caves peuvent espérer tenir un petit peu plus longtemps, mais c'est assez désespéré." Il haussa les épaules. " En vérité, si les remparts tombent, nous sommes tous morts, civils comme militaires. Après ce n'est plus qu'une question de durée. Pour ma part, j'espère seulement que nous tiendrons jusque'à l'arrivée des renforts."

L'aide de camp répondait d'autant plus volontiers au garde qu'il voyait Lothringen et sire Rowan occupés à interroger directement les réfugiés, et donc sans besoin de lui pour le moment. Il remarqua aussi que certains camarades d'Hugues écoutaient leur conversation, sans en avoir l'air.

"Les dirigeants de la cité s'occupent plutôt de la gestion du matériel, des munitions, des soldats, et des relations avec l'extérieur. Il y a fort à faire. Chacune de ces salles a son chef de section, un civil - parfois des notables, parfois de simples citoyens ; ils s'occupent des distributions et de la répartition des tâches. Vous ne voyez ici qu'un bref aperçu de ces cavités. Il faut compter qu'il en existe une dizaine comme celle-ci. On n'a jamais fait le décompte exact du nombre de réfugiés, mais cela s'élève peut-être à un quart de la population totale de la cité. Ce nombre augmente en cas d'attaque ciblée - on a eu droit à des pluies acides, il y a quelques jours. Evidemment, les mélandiens n'ont pas les moyens de faire durer ces attaques très longtemps, mais pour les nerfs, c'est épuisant."