[Bâtiment] L'antichambre du Conseil

[Lothringen]

« N’y compte pas trop. On ne fait pas valser des chanceliers avec autant de légèreté que des danseuses, sous peine de retirer à leur fonction toute la crédibilité dont on voulait justement l’investir. Maintenant que ton nom est connu du plus grand nombre, DeVir sera bien obligé de te garder, à moins que tu ne deviennes réellement encombrant... »

Lothringen observa quelques temps le silence. Il repensait à Seina, à sa fuite : somme toute, ce dénouement le soulageait. Seina payait sa trahison, lui n’avait pas eu à s’en mêler, et le barde n’y laissait pas non plus la vie… Malgré toute sa rancune à son égard, Lothringen ne l’aurait pas souhaité.

Mais le fait était qu’avec la démission d’Ecthelion, cela créait un appel d’air que le général du Chaos avait aussitôt cru combler en nommant un homme « à lui »… Ce qui semblait au semi-drow d’une naïveté grossière. Car, pour autant qu’il sache, Mornagest ne se comptait justement pas parmi les séides du talosien.

« DeVir ne t’a-t-il rien demandé en retour ? C’est vraiment étrange… A sa place – pour autant que mon imagination l’endure – ma première précaution aurait été de te mouiller copieusement dans quelque intrigue, afin de m’assurer de ta fidélité… »

… A moins, bien entendu, que le drow n’ait jugé Mornagest incapable de le trahir. Quand on voyait ce farouche guerrier trembler à la seule idée de la charge qui lui incombait, cela donnait quelque crédibilité à cette dernière hypothèse.

Le regard du semi-drow se durcit ; alors, comme cela, on prenait une fois de plus Mornagest pour un imbécile, pour un pion ? Au point de négliger de prendre les précautions les plus élémentaires au moment où l'on lui donnait pourtant le poste suprême ? S'il en allait réellement ainsi, quelle sottise. Lothringen réprima une moue de mépris. Nul doute, le manostien le prenait pour une injure personnelle.

Sa pensée revint à Mornagest. Qui n'avait pas dormi depuis trois jours...

"Pardonne-moi, j'ai un peu de peine à comprendre... T'a-t-il menacé? Que redoutes-tu exactement?"

[Mornagest]

Il soupira brièvement, ferma les yeux, et réfléchit un instant. Il se remémorait péniblement l'entretien qu'il avait eu avec Beorn. A vrai dire, il s'était senti dans un tel état second - frayeur ? incrédulité ? Il n'aurait su dire - qu'il sentait la mémoire lui manquer. Mais il parvint cependant à se souvenir de quelques éléments... notamment le fait que le drow ne l'avait pas menacé explicitement.

"Des menaces, pas vraiment... plutôt des ordres. Mais je suis sous surveillance constante, pour l'instant. Sauf ici même... personne ne peut écouter, rassure-toi. Mais je ne peux pour l'instant quitter le bâtiment sans une solide escorte. J'imagine que cela changera avec le temps, quand je deviendrai le pantin de Beorn..." il grimaça, et son regard exprimait tout le désespoir qu'il ressentait en ce moment.

"Moi qui cherchais la liberté..." ironisa-t-il. "Je ne crains plus vraiment, en fait. Je sais que je suis pris au piège. Je n'ai plus qu'à attendre... et voir ce qui arrivera ensuite. A moins d'agir, mais je n'ai pas trouvé comment."

[Lothringen]

C’était donc cela. En cage… Lothringen ayant eu relativement peu de difficultés pour approcher le chancelier, l’idée ne l’avait pas seulement effleuré.

« Je pourrais agir pour toi, bien sûr. Je pourrais même te faire sortir d’ici… provisoirement ou définitivement… mais sans contre-attaque bien arrêtée, le mieux que je pourrais te proposer, c’est la fuite… »

La pensée de Lothringen ne s’y arrêta même pas. Il commençait de connaître assez Mornagest pour savoir que ce dernier refuserait. Il essaya plutôt de se concentrer sur la personne de Beorn DeVir. Chef des armées et de l’Eglise de Talos, c’était malheureusement, et de loin, l’homme le plus puissant de Mélandis. Lothringen aurait pu exercer des pressions quand Mornagest n’était encore qu’un petit ambassadeur en disgrâce, mais dans une affaire qui touchait à la composition même du Conseil, il ne fallait pas y songer. Et il se sentait terriblement impuissant, à son tour. Attendre que la surveillance se relâche, avancer lentement ses pions… il n’y avait que cela à faire. Non ?

Lothringen trouvait tout de même que l’édifice mis en place à la hâte par Beorn DeVir était assez fragile. Deux conseillers de moins, un troisième absent, un chancelier sorti de nulle part ou presque, et d’ailleurs à peu près invisible… Les nobles de Mélandis se laisseraient-ils tromper si facilement ?

« Ce que je peux faire aussi, c’est répandre des rumeurs, agiter un peu la soupe nobiliaire… Puisque le drow ne cherche qu’à sauver les apparences, il ne sera pas très difficile de les crever à nu… Et ça devrait le faire relâcher un peu la pression sur toi, en guise de démenti. Qu’en penses-tu ? »

Il s’en voulait un peu de prolonger cette discussion quand Mornagest paraissait si peu en état de la soutenir, mais il n’avait pas vraiment le choix du moment.

« Tu n’es pas obligé de me répondre maintenant. Le mieux que tu puisses faire ce soir, et de loin, c’est de dormir... »

[Mornagest]

Une partie de l'esprit de Mornagest tentait d'écouter attentivement ce que lui disait son compagnon. Semer le doute, la confusion. C'était bien de lui. Une bonne idée, même si elle était quelque peu risquée... mais qu'avait-il à perdre ? Pour l'instant, il n'avait d'autre choix que d'accepter. Resterait bien sûr à mettre les détails au point, mais cela devrait attendre. Car une autre partie de lui-même luttait péniblement contre le sommeil, même si aidée par une nervosité à son paroxysme depuis trois longues journées. Il battait régulièrement des paupières, tentant de rester éveillé... mais alors que Lothringen lui soufflait de dormir, il sombra aussitôt dans l'inconscience, chargée de rêves désagréables, voire inquiétants, comme lui seul pouvait en avoir. Il s'agitait dans son sommeil, grommelant quelques paroles incompréhensibles, respirant nerveusement.

Il se réveilla quelques heures plus tard, trempé de sueur et à peine moins éreinté que la veille au soir. L'aube pointait à peine au dehors de l'Antichambre.

[Lothringen]

Lothringen n’était plus là. Quand il avait vu Mornagest s’endormir de ce sommeil agité qui poursuivait le guerrier sous toutes les lattitudes, le semi-drow était d’abord demeuré quelques temps à ses côtés, à le veiller, pour vérifier qu’il ne se réveille pas bientôt, en proie à quelque cauchemar. Mais l’épuisement avait apparemment eu raison de l’imagination mortifère du mélandien, qui avait sombré dans une inconscience salutaire, à défaut d’être tout à fait paisible. Alors Lothringen avait songé qu’il ne serait pas bon que l’on se pose trop de questions sur cette visite prolongée, et, après avoir installé un peu mieux son compagnon dans son lit, osant à peine lui retirer ses bottes et sa ceinture, puis rabattre les draps, il s’était décidé à partir.

Il lui avait fallu beaucoup de sang-froid pour ne pas s’égarer définitivement dans le dédale des couloirs du palais mélandien. Une fois de nouveau revêtu du sort de déguisement qu’il avait employé à l’aller, Lothringen avait fini par prendre le parti de demander son chemin aux sentinelles qui faisaient des rondes régulières dans les étages. Et il avait tranquillement quitté l’Antichambre, non sans s’être fait indiquer la direction de l’ambassade…

[Mornagest]

Il se réveilla seul, dans le noir le plus complet ; nulle ouverture vers l'extérieur. Trop dangereux, avaient dû juger les responsables de la répartition des appartements. Il n'avait que peu dormi, mais c'était déjà bien mieux que ce qu'il avait pu faire ces derniers jours. Les traits tirés, Mornagest se leva péniblement, puis alluma une chandelle. La lueur l'éblouit quelques instants, et il se frotta les yeux afin de s'habituer à la vive flamme dansant au beau milieu des ténèbres, tel un spectre flottant dans le vide.

Il avait enchaîné les cauchemars, tous plus farfelus les uns que les autres. Fort heureusement, il ne s'en souvenait pas, cette fois. Il ne chercha évidemment pas à s'en souvenir, du reste. Moins il pensait, mieux il se portait. Effectuant une rapide toilette, il sortit de sa chambre, dans le couloir. Un garde le salua ; il répondit distraitement, réfléchissant à l'endroit où il pourrait retrouver Lothringen. Pour l'instant, il ne pouvait être qu'à l'ambassade. Loin de l'idée du semi-drow d'aller dans une quelconque auberge, se risquer à attirer les malandrins serait un mauvais calcul...

Il sortit donc de l'Antichambre, puis prit la direction de l'ambassade de Manost, situé à quelques centaines de mètres de là. Il faisait encore frais, dehors. L'air était chargé de la rosée matinale, et le soleil ne dardait que timidement quelques rayons depuis l'horizon, éclairant faiblement un ciel dépourvu de tout nuage. Il allait encore faire chaud, aujourd'hui. Mornagest venait à en détester le soleil.

[Mornagest]

De retour du jardin de la Mélancolie, Mornagest tentait bon gré mal gré de songer à la tâche qui l'attendait. Il devait lister les notables mélandiens auxquels il enverrait ensuite une invitation. Le temps jouait d'ailleurs en sa défaveur, le reste du Conseil ne pouvant contenir beaucoup plus longtemps les rumeurs circulant en ville.

Le nouveau chancelier entra vivement dans l'antichambre, puis parcourut le dédale menant à ses appartements. Il demanda, au passage, qu'on lui fournisse la liste complète des membres importants de Melandis - nobles, commerçants, maîtres de guildes - puis alla se poster derrière son immense bureau. Le visage entre les mains, il soupira longuement avant de relever la tête et de puiser dans ses réserves de courage pour affronter la tâche qui l'attendait.

Deux bonnes heures plus tard, il avait noté ce qui lui semblait être le choix le plus judicieux pour les invitations. Il les fit cacheter et envoyer à leurs destinataires respectifs, puis réfléchit de nouveau, toute la soirée, à ce qu'il devrait affronter les jours à venir. Tentatives d'assassinats, rébellions, à cela, il pouvait s'attendre. Mais le reste ?

[Mornagest]

La délégation manostienne arriva alors qu'une partie des convives était déjà présente sur place. Les gardes impériaux guidèrent les diplomates jusqu'à la salle de réception, non sans avoir auparavant contrôlé leur identité. Lothringen n'eut pas à s'inquiéter, les escortes n'étaient pas examinées avec beaucoup d'attention.

Il y avait une centaine de personnes, gardes et notables confondus. Des sièges avaient été amenés et disposés face à une estrade montée pour l'occasion. L'Antichambre servait rarement de salle de discours, mais plutôt de réunions des conseillers, bien sûr, mais aussi des entrevues privées avec les diverses personnalités de Melandis - dont une bonne partie était conviée ce soir, du reste.

Les gardes restaient en arrière, tandis que les nobles prirent place dans les confortables sièges recouverts de tissu rouge et or, couleurs de la bannière mélandienne. Personne sur les quatre sièges de l'estrade, pour l'heure. Les discussions allaient bon train. Les oreilles aux aguets, le semi-drow en surprit quelques bribes, qui portaient essentiellement sur les supputations quant au contenu de ce discours, ainsi que sur les identités des conseillers présents ce soir. Le nom de Beorn Devir ne fut pas mentionné directement, mais Lothringen entendit clairement le terme de "ténébreux". De quoi s'inquiéter, pour certaines personnes présentes, en affaires avec le drow talosien.

La salle se remplissait petit à petit, mais aucun des responsables mélandiens n'était encore présent. Il fallait encore patienter un peu. De son côté, l'ambassadeur manostien alla prendre place, tandis que ses trois gardes restèrent en arrière, debout. Il restait encore un peu de temps avant le début de la réception, et Lothringen pouvait encore essayer de glisser une oreille attentive quelque part...

Un petit groupe de riches marchands - d'après leur apparence de bourgeois aisés - se tenait quelque peu à l'écart des sièges. Leurs mines semblaient horrifiées, et leur conversation animée.

[Lothringen]

Lothringen prenait donc la température des lieux - plutôt tiédasse, pour l’heure. Régnait dans le public une certaine inquiétude quant à la nature des déclarations à venir, ainsi que quant à l’identité des destinataires des quatre sièges encore vides. Il y avait fort à parier que leurs occupants ne se manifesteraient que lorsque les derniers retardataires auraient enfin pris place dans l’assemblée. Ainsi, tandis que le brouhaha allait crescendo, Lothringen entendait tour à tour des rumeurs relativement fondées sur la teneur des annonces à venir, et d’autres parfaitement fausses, jaillies de l’imagination de quelques uns ou de la malveillance de quelques autres...

Des réactions de surprise assez violentes étaient donc à craindre lorsque toutes ces informations seraient enfin données.

L’idée que Beorn puisse les gratifier de sa présence l’inclina à repérer au cas où une petite place derrière un garde de haute taille : pour l’avoir côtoyé lors du festival d’Helonna, le général du Chaos pouvait le reconnaître, et il serait tout naturellement porté à repérer plus qu’un autre un « frère » de race. Même si le conseiller mélandien aurait sans doute bien d’autres sujets de préoccupation ce soir-là…

Faisant mine d’aller rejoindre ses « collègues » qui s’étaient réservé un petit espace d’extraterritorialité manostienne en fond de salle, Lothringen passa non loin d’un groupe de marchands d’apparence particulièrement nerveuse. Pas de quoi les frôler, mais à portée d’oreille elfique néanmoins : d’où pouvait bien leur venir cette sainte indignation ?

[Mornagest]

Son ouïe fine permettait au semi-drow de saisir une bonne partie de la conversation. Apparemment, les marchands échangeaient des propos angoissées quant à leur avenir ; les récentes négociations entre Manost et Melandis ne les arrangeait pas du tout. Ils craignaient que leur commerce plus occulte ne soit découvert, en raison du contrôle plus sévère mis en place afin d'enrayer la contrebande. Et, toujours d'après ces marchands, le trafic d'esclaves n'était pas toléré par tous les conseillers...

Laissant là ces crapules à leur sort bien mérité, Lothringen se retourna alors que les conversations cessèrent brusquement. Entretemps, la plupart des sièges avaient trouvé occupant, et le premier des conseillers arriva, une pile de documents sous la main. Il prit place sans mot dire, mais son visage exprimait un certain ennui. Sans doute connaissait-il pour l'essentiel le contenu du discours prononcé ce soir, et n'attendait qu'une chose, que tout cela soit fini.

Deux autres conseillers, que Lothringen n'avait jamais vu auparavant, firent leur apparition. D'après ce qu'il avait pu apprendre à l'ambassade, ceux-là, ainsi que le premier, devaient être responsables d'affaires moins importantes que Beorn Devir ou Walar... des hommes de pailles, probablement sacrifiables si le besoin s'en faisait sentir. Mais aussi, exhibables en comité moins restreint, tandis que les vrais maîtres de Melandis oeuvraient dans l'ombre. Ils ne viendraient pas. Le dernier siège était pour l'ex-ambassadeur mélandien. Lothringen se détendit quelque peu. La présence de Devir l'aurait dérangé pendant ses observations...

Mornagest arriva juste après. Sa démarche paraissait assurée, mais son regard était fatigué, nota le semi-drow. Ses nuits trop courtes se trahissaient sur ses traits tirés, et le guerrier semblait pouvoir éclater de colère au moindre soupçon de contrariété. Peut-être cette fougue lui sauverait la mise... peut-être.

Il prit place dans le dernier siège, faisant presque face à son homologue, les quatre fauteuils étant disposés en tiers de cercle. Le silence était opaque, la tension palpable au sein des invités. Qu'allait-il se passer ce soir ?

Les conjectures allaient bon train dans les esprits des personnalités présentes, mais l'ambassadeur choisit ce moment pour entamer son discours. Son ton était plutôt calme, mais Lothringen dénota immédiatement une pointe de nervosité bien compréhensible. Cependant, il se maîtrisait assez bien, compte tenu de la situation. Pour l'instant...

"Messieurs, si je vous ai personnellement convoqué ce soir, c'est pour vous faire part d'un important changement au sein même de l'organisation de la Cité du Chaos.

Je pense que vous avez tous remarqué que les dernières séances plénières se sont fait plus espacées. Nombre d'entre vous se sont interrogés à ce sujet, et cela se comprend. Une partie des conseillers n'étant plus à même d'assurer leurs fonctions, ils ont été contraints de prendre du recul vis-à-vis de la gestion de Melandis. En conséquence, ils ont décidé de nommer un successeur à leur poste respectif. En l'occurrence, j'assurerai à partir de maintenant la fonction de chancelier."

Tout net. Sans fioritures. Ceux qui avaient rédigé le discours - probablement Devir principalement - avaient pris le parti de ne pas leur laisser le temps de digérer toutes les informations d'un coup. Un pari sur les réactions des notables. Ceux-ci commençaient d'ailleurs à s'agiter.

"Pour l'instant, nous reprendrons nos anciennes habitudes de réunion. Des modifications auront peut-être lieu, si la nécessité s'en fait sentir. Avez-vous des questions ?"

Bref et sobre. A croire que Mornagest n'usait que de ces vertus lorsqu'il endossait son rôle de chancelier.

[Lothringen]

Evidemment qu’il y avait des questions ! L’annonce de cette nomination au poste de chancelier s’accompagnait de tant de silences que tout un chacun pouvait voir aisément qu’elle soulevait plus de questions qu’elle n’apportait de réponses. Lothringen entendait les réactions fuser de toutes parts, s’enfler à mesure sous la voûte pourtant élevée de la salle. Il s’approcha du dernier rang de l’assistance, pour mieux distinguer les propos qui s’échangeaient. Certains soupçonnaient des règlements de compte au sein du conseil, et s’inquiétaient de ne pas même savoir qui l’avait emporté : Qui donc étaient les conseillers contraints de renoncer à leur poste? Alliés ou adversaires de leurs intérêts ? Et pour quelles raisons avaient-ils dû partir? Pourquoi recréer une chancellerie quand il aurait suffi de renommer autant de conseillers ? Et depuis quand les conseillers parvenaient-ils à tous s’accorder sur un seul nom ? La décision de nommer Mornagest venait-elle vraiment d’eux, comme il le prétendait ? Ou plutôt, ce qui semblait tout de même plus logique, de ceux qui demeuraient ?

L’ambassadeur… Il s’était fait essentiellement connaître par la conclusion d’accords commerciaux avec Manost, accords controversés qui avaient fait plus de satisfaits au conseil que parmi les notables, dont beaucoup s’estimaient lésés. Certains avaient aussi entendu parler de lui comme d’un homme insignifiant, mais bénéficiant de protections assez puissantes pour avoir survécu au châtiment de son massacre d’un prêtre aurilite. Une brute que l’on avait vu plusieurs fois prendre part aux bagarres de taverne. Cet homme n’était rien… Un porte-parole qui récitait son texte… Et sous prétexte de les informer de ce qu’il se passait, on les avait fait venir pour ne rien leur dire de tangible, sinon leur annoncer ce nom… leur présenter ce visage comme un exutoire… Ils voulaient davantage ! Il voulaient savoir ce qu’il se passait !

L’énervement gagnait certains rangs. Ils avaient des questions, oui, et si l’on continuait de diluer les informations dans un brouillard d’incertitude, cela se muerait très probablement en colère. Pour l’heure les voix se croisaient, se couvraient l’une l’autre, mais bientôt l’un des notables se leva et parvint à faire taire ses congénères pour prendre la parole en leur nom. Lothringen observa cet homme. Sans doute était influent pour parvenir ainsi à leur imposer silence…
Et ce notable se fit l’expression du sentiment général : on voulait savoir qui étaient les conseillers démissionnaires, et quelles seraient au juste les prérogatives de la chancellerie. Pour commencer…

[Mornagest]

Bien conscient des incertitudes qui gagnaient l'ensemble des notables présents, Mornagest laissa quelque temps le brouhaha monter en volume sonore, puis s'apaiser assez rapidement, tandis que l'un d'entre eux, se faisant leur porte-paroles, lui posa quelques rapides questions, des plus attendues. A vrai dire, le nouveau chancelier n'avait pas jugé utile de réciter un discours prémâché, puisque les interrogations viendraient de toute manière. Beorn Devir avait été de cet avis ; autant tester leur curiosité et leur courage à oser prendre la parole devant toute l'assemblée... Les autres conseillers en profitaient pour noter mentalement les expressions des visages des bourgeois face à eux. Certaines en disaient long quant à leurs sentiments sur la nouvelle. Des têtes pourraient peut-être tomber, plus tard.

"Je comprends parfaitement votre réaction. Sachez que Sire Nathiel Echtelion a récemment démissionné de son poste, préférant se retirer de la scène politique en faveur de sa vie privée. Quant à l'autre conseiller, il s'agit du Maître Barde Seina, qui nous a quitté pour les mêmes raisons. Evidemment, ils auraient pu être remplacés par deux autres conseillers, mais leurs homologues en ont décidé autrement."

Il marqua une courte pause. Les prérogatives... rien de particulier par rapport au passé. Mais il supposait que ces bourgeois empâtés n'en croiraient pas un mot... baste. Qu'ils aillent au diable ! Mornagest reprit, à l'adresse de Lek Thiel, le "porte-paroles" :

"Pour l'instant, les fonctions et ce qui leur est associé ont été réparties entre le reste du Conseil et moi-même. Si cela devait changer, vous en serez immédiatement informés, par missive ou par réunion comme celle-ci."

Réponses qui soulevèrent d'autres questions, bien entendu. Hulven Lentemort faisait grise mine, surtout depuis qu'il avait appris le départ de Seina. C'était l'un de ses interlocuteurs favoris au sein du Conseil... quant à Brengar, le nain, il paraissait au contraire réjoui par la nouvelle. Il avait tout à gagner avec ces nouveaux accords commerciaux, étant exploitant de minerai rares et surtout chers. L'ex-ambassadeur lui avait donné un solide coup de pouce pour atteindre les sommets de la richesse en tant que marchand à Melandis.

Bref, les réactions étaient mitigées mais la tension était toujours palpable dans la pièce. Les paroles de Mornagest étaient presque mielleuses, mais tous savaient que derrière, les menaces et l'emprise du Conseil restaient bien réels sur les personnalités de Melandis. Ceux qui osaient défier le pouvoir le faisait à ses risques et périls, et finissait souvent un poignard dans la nuque ou du poison dans son vin... voire pire encore. Les rumeurs sur la cruauté de l'ambassadeur allaient également bon train, et cela ne fit qu'accroître les inquiétudes, qui bien entendu n'allaient pas être formulées à voix haute ici...

[Lothringen]

Lothringen faisait grise mine. Il entendait un peu trop de rumeurs concernant Mornagest, et le portrait que l’on dressait de ce dernier n’avait rien de flatteur. Encore cette réputation de cruauté barbare semblait-elle faire effet sur les notables, en cette cité où l’on ne s’imposait que par la force… Elle pourrait lui sauver la mise. Mais le semi-drow était loin de partager ce point de vue, bien sûr, et cela lui faisait mal, sans qu’il puisse dire pourquoi, sans qu’il éprouve la moindre compassion pour des victimes qui peut-être méritaient leur sort, ni pour ces nobles qui ne lui étaient rien. C’était comme si ces rumeurs le contraignaient d’admettre qu’il ne connaissait pas Mornagest, et qu’il se berçait d’illusions, depuis le début, en dépit du reste du monde.

Aussi ne prêta-t-il qu’une oreille assez distraite à la suite des conciliabules entre membres de l’assistance. Il ne put néanmoins manquer de remarquer que ces derniers se faisaient à voix de plus en plus basse, au point qu’il avait peine à discerner l’ensemble des propos. Passée la première surprise, on prenait acte, on songeait à s’organiser… Le brouhaha perdait encore d’intensité, et personne ne semblait disposé à reprendre publiquement la parole. La fin de la séance, peut-être ?

Alors l’ambassadeur de Manost se leva à son tour, et prononça d’une voix dénuée d’émotion :

« Comme vous le savez sans doute, je suis l’ambassadeur manostien en cette ville, et je tenais à vous donner de vive voix mes félicitations pour votre promotion, Chancelier. Le conseil a-t-il l’intention de nommer promptement votre successeur à la tête des ambassades ? La période d’essai doit déboucher sur un accord définitif, et je crains que les négociations ne pâtissent de la disparition de notre interlocuteur direct… »

[Mornagest]

Le nouveau chancelier sourit à son interlocuteur. La question précise avait été débattue un long moment avec les autres conseillers, et il était apparu qu'en attendant de trouver un successeur à Mornagest, ce dernier continuerait d'assumer sa mission quant aux accords commerciaux entre Manost et Melandis. C'est ce qu'expliqua le guerrier à l'ambassadeur :

"Je terminerai ces négociations avec Manost, étant donné que le temps de connaître le dossier est trop long pour le confier à quelqu'un d'autre. Pendant ce temps, le nom de mon successeur sera communiqué."

Il fit un tour d'ensemble de la pièce. Il n'avait pas pu repérer Lothringen, mais il était certain qu'il était présent dans l'assemblée. Pendant sa petite allocution, il s'était efforcé de balayer les gens, prenant un air presque dégagé. Mais il pouvait maintenant se permettre un peu plus de décontraction, tandis que les notables tentaient de déterminer s'ils oseraient poser davantage de questions, sans doute bien plus délicates que celles déjà mises sur la table.

Cependant, personne ne prit la parole. Mornagest annonça simplement :

"Si vous n'avez plus de questions, je pense que nous pouvons conclure."

Au moment où il terminait sa phrase, un carreau d'arbalète vint atterrir sur son épaule droite, non loin de la sous-clavière. Un bruit mat retentit dans le silence qui terminait la phrase de Mornagest, et chacun put entendre le grognement de douleur que le chancelier émit, alors qu'il reculait d'un pas sous l'impact et la surprise.

Un cri fut poussé, depuis quelque part dans l'assemblée. L'un des conseillers accourut vers Mornagest pour lui porter secours - du moins c'est ce que Lothringen et Mornagest espéraient - mais les deux autres ne daignèrent pas se lever. Impossible, pour l'heure, de savoir d'où venait le tir... mais les gardes venaient déjà de bloquer les portes de la salle.

Il y eut de la confusion ; les notables se levèrent en paniquant quelque peu, avec force bruit. Certains vinrent se poster devant les gardes, exigeant qu'on les laissât sortir de là. D'autres contemplaient calmement la scène, attendant la suite, ou subjugués par ce qui se déroulait devant eux.

La poussée des personnalités désireuses de s'en aller fut finalement trop importante et les gardes lâchèrent prise ; les portes s'ouvrirent et la moitié des gens présents sortirent de l'endroit. Il deviendrait dès lors très difficile de trouver le coupable.

[Lothringen]

L’apathie d’une portion importante de l’assistance avait de quoi faire frémir. Il n’y avait de secours à attendre de personne en ces lieux… En cédant sous la pression des notables et en ouvrant les portes, les gardes avaient donné le signal de la débandade. N’auraient-ils dû plutôt faire rempart de leurs corps autour du chancelier ?

Après un haut-le-cœur et un instant d’hésitation – comme les autres, il avait en vain tenté de repérer le porteur de l’arbalète au milieu du public - Lothringen reporta son attention sur l’estrade, avec une seule idée en tête : empêcher l’assassin d’achever son œuvre, si tant était qu’elle ne le soit pas encore et que le carreau ne soit pas empoisonné… Que pouvait-on faire d’autre, en l’absence d’adversaire identifié ? Il ne faisait pas vraiment confiance au conseiller qui s’était approché du chancelier: même si cela semblait aberrant au premier abord, ce dernier pouvait aussi bien être venu tenter d’achever discrètement le blessé d’une dague bien placée.

Le semi-drow était placé relativement loin de Mornagest, et il risquait de se voir interdire l’accès à cette estrade s’il tentait de le rejoindre. Aussi voulut-il parer au plus pressé, et, au milieu de la confusion, se concentrant au maximum pour éviter de voir ses mouvements altérés par sa cotte légère, il incanta :

Lothringen = = > invisibilité suprême = => Mornagest

[Mornagest]

Alors que le conseiller examinait sommairement Mornagest, ce dernier disparut sous ses yeux, instantanément. La stupeur se lisait sur son visage, mais également, l'inquiétude. Qui, dans la salle, venait de lancer ce sortilège ? Pas le chancelier lui-même, bien sûr, bien que l'idée effleura l'esprit du conseiller le temps d'un battement de cœur. Mais, savoir qu'il résidait ici des lanceurs de sortilèges puissants ne le rassurait guère. Et s'il s'agissait d'un complot à grande échelle ? Et si sa propre vie était menacée ? Promptement, il se leva puis s'en fut par où il était arrivé, non sans avoir ramassé ses papiers plus ou moins confidentiels.

Les deux autres conseillers restèrent un moment sur place. Ils avaient assisté à la disparition de Mornagest, et, après un rapide regard de connivence, en conclurent de leur côté qu'il devait avoir été rendu invisible pour sa sécurité. Après tout, le chancelier pouvait se permettre d'avoir des gardes du corps capables de lancer des sorts.

L'un des deux héla un garde et lui donna quelques ordres. Il fallait contenir rapidement cette confusion presque hystérique - des cris s'élevaient maintenant dans le hall de l'Antichambre - et veiller à ce que personne ne sorte du bâtiment, sous aucun prétexte. Les lourdes portes de l'entrée tiendraient un siège, elles ne laisseraient pas s'échapper quelques nobles empâtés !

Dans le hall, les gardes s'affairaient d'eux-mêmes à calmer les esprits. Ils n'étaient pas encore au courant de l'affaire, et ne cherchaient donc pas d'assassin équipé d'une arbalète.

Pendant ce temps, les paupières de Mornagest s'ouvraient lentement. Son corps était tout entier en proie à la douleur. Le sang chaud lui coulait sur l'épaule, imbibant son vêtement. Il grogna faiblement, inconscient de son invisibilité.

[Lothringen]

Et voilà qu’à présent les conseillers eux-mêmes avaient déserté la scène, ne laissant plus aux yeux de l’assistance que l’ennuyeux tableau de cette estrade vide, de ces fauteuils bousculés, et de ces gardes débordés qui tentaient désormais de rabattre les dernières personnes présentes vers le hall, histoire de pouvoir toutes les surveiller ensemble. Tout espoir de spectacle ayant semblait-il disparu, les derniers notables demeurés sur leurs sièges avaient du reste tendance à se montrer plus dociles. Ils rejoignaient leurs gardes du corps, ou vice versa, et la salle se vidait peu à peu.

Lothringen attendit le départ des conseillers, attendit même que l’attention se reporte ailleurs, avec une certaine impatience. Durant tout ce temps, il n’avait pas perdu de mire l’endroit où il avait vu Mornagest pour la dernière fois. Ce dernier lui avait paru complètement sonné… pour une simple blessure à l’épaule ? Voilà qui ne ressemblait guère au guerrier auprès duquel Lothringen avait combattu quelques temps plus tôt. En tout cas, cela signifiait sans doute que ce dernier n’aurait pas eu le réflexe de quitter les lieux.

Puis, à contre-courant – il prit une démarche résolue, en se disant que dans ce désarroi général, il lui faudrait tomber sur au moins aussi résolu que lui pour que l’on songe à l’arrêter – il remonta rapidement les rangs en direction de l’estrade, comme s’il était porteur d’une missive ou d’une mission urgente et que tout délai soit une atteinte délibérée à celui qui lui avait donné ses ordres. Il monta rapidement les marches, puis se retourna vers le public, comme s’il cherchait à repérer quelqu’un dans la foule. Mais toujours pas d’assassin en vue. Alors il se mit à murmurer, un peu nerveusement.

« Encore là, Chancelier? Il faut se dépêcher de retirer le carreau de la plaie. »

Il ajouta un peu plus doucement, comme il lui semblait avoir entendu une respiration douloureuse non loin de lui.

« Ça ira ? »

[Mornagest]

Mornagest entendit la voix de Lothringen, feutrée et distante. Il ne voyait pas très bien devant lui, vers le plafond. Tout semblait si trouble... et lent, très lent. Il cligna des yeux, mais cela n'arrangea rien. Il songea que le carreau devait être enduit d'un poison ou d'un anesthésiant... auquel cas il pourrait fort bien y laisser sa peau.

Levant la main, il explora aveuglément l'air autour de lui, cherchant son compagnon. Ses doigts touchèrent quelque chose de froid ; la cotte de mailles de Lothringen.

Péniblement, le guerrier murmura :

"Ce tr... truc... est empoisonné. Je... peux plus bouger."

Chaque seconde, il luttait pour ne pas sombrer dans l'inconscience.

[Lothringen]

« Accroche-toi, le pressa Lothringen, alarmé. S’il est une constitution capable de résister au poison, c’est bien la tienne… »

Mais il soupçonnait qu’au moment même où ils parlaient, Mornagest s’affaiblissait, et qu’il leur restait très peu de temps avant que la substance insinuée dans ses veines ne fasse totalement effet. Si c’était un paralysant, il ne pouvait prendre le risque de laisser son compagnon seul. Mais si c’était un poison mortel, il n’avait pas à lui seul les moyens de l’arrêter… Ni même de savoir s’ils avaient affaire à l’un ou à l’autre.

« Connais-tu l’existence d’antidotes ou de prêtres à portée ? »

En cas de réponse négative ou d’absence de réponse, Lothringen savait qu’il devrait recourir immédiatement aux grands moyens. Il y était résolu. Si peu de temps, si peu de choix.

[Mornagest]

Il s'accrochait maintenant pour ne pas sombrer. Poison, ou quelque chose de moins radical, il l'ignorait, mais ce qu'il ressentait ne lui laissait pas le loisir de prendre le risque d'attendre davantage. Ses forces s'amenuisaient de seconde en seconde, et s'il ne parvenait pas à parler rapidement, Lothringen ne pourrait le mener là où il jugeait bon d'être envoyé.

"Temple... de Talos. Pas loin... vers l'est en sortant... d'ici."

Il acheva sa phrase dans un râle étouffé. Il n'avait plus la force d'ouvrir les lèvres, et sa respiration ralentissait progressivement.

Talos n'était pas à proprement parler la divinité que Lothringen devait aimer le plus, à Melandis... mais avait-il autre choix ? C'était sans doute le plus proche de l'Antichambre. A moins que Mornagest n'ait choisi cet endroit parce qu'il est sous la tutelle de Beorn, son propre protecteur ?

Le temps pressait désormais.

[Lothringen]

Le temple de Talos ? Il se souvenait vaguement d’avoir entr’aperçu la silhouette massive de ce bâtiment tandis qu’ils déambulaient dans le quartier du Havre, mais n’y avait jamais prêté plus d’attention. L’Antichambre attirait l’œil beaucoup plus aisément, occultant fréquemment la vue des autres édifices ; et il n’était jamais passé sur le parvis, seulement à quelques rues de là. Peu importait. Il soupira.

« Va pour Talos. »

Il quitta alors l’estrade, en apparence pour disparaître dans les couloirs par où s’étaient éclipsés les autres conseillers mélandiens, et en réalité pour se trouver hors de vue des derniers occupants de la salle. Il retira alors sa cotte de maille et l’abandonna au sol, ne souhaitant pas prendre le moindre risque de voir échouer ses incantations. Quelques instants plus tard, il revenait sur ses pas, avançait étrangement la main dans le vide et, touchant le corps immobile de Mornagest, libérait brusquement la magie de son sortilège… Aux yeux de qui pouvait voir, le magicien venait simplement de disparaître à son tour.

Lothringen = = > téléportation : Lothringen +Mornagest = => à deux rues du temple.

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