[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

L'elfe demeura bouche bée. Il avait saisi le sous-entendu, bien sûr. Diverses expression se peignirent sur ses traits : désarroi, colère, chagrin, se mêlant finalement en un rictus indéchiffrable mais douloureux.
-Et elle ne m'a rien dit... souffla-t-il. J'aurais pu...
Il se tut.
Tu aurais pu quoi ? Descendre au village ? Tuer tout le monde ?
Il serra les poings. Oui, c'est ce qu'il aurait fait, si elle lui avait dit. Et à quoi cela aurait-il avancé ? Aurait-ce pu empêcher l'événement ? Diminuer ses conséquences ?
Il tenta de réprimer sa colère, son envie de courir au bourg pour en punir les tortionnaires. Mais tout juste y parvenait-il que la honte le dévastait : il avait été incapable d'empêcher cela. Incapable de la protéger, d'intervenir à temps. Ses poings se crispèrent de nouveau, comme remontait la colère et le besoin de sang.
-Les monstres... gronda-t-il. Puis, incapable de demeurer plus longtemps immobile, il se leva et, des larmes de rage coulant sur ses joues, se mit à faire les cent pas devant le feu.
Calme toi, imbécile, se tança-t-il. Un massacre ne l'aidera en rien. Au contraire : si elle apprend que tu as sombré à nouveau, cela achèvera de la détruire. Ne sois pas égoïste, pense à elle, calme toi.
Il se força a prendre une profonde inspiration et, frissonnant de tous ses membres, se rassit devant le feu. Il s'abîma un long moment dans la contemplation des flammes, en proie à de violentes émotions contradictoires. Enfin, il releva les yeux et dévisagea le clerc.
-Je les accompagnerai. Je ne peux pas les abandonner en de telles circonstances. Je n'en ai pas le droit... Je les accompagnerai. S'ils l'acceptent, évidemment.
La mort pouvait attendre. Elle devait attendre. Envers et contre tout, il ne pouvait partir maintenant. Ce serait de la plus vile des lâchetés. Il devait rester et faire son possible. Il n'avait pas le droit de faire autrement, au nom de ce que la rôdeuse avait fait pour lui. Au nom de ce qu'il avait été, autrefois. Il voulait mourir, mais ne pourrait s'abandonner au trépas tant qu'il n'aurait pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour aider la jeune femme.
-Je les accompagnerai... murmura-t-il en se frottant le visage.

[Galathée]

Reynald parut décontenancé par la virulence de la réaction de l’elfe, mais se garda bien d’intervenir. Lorsque Taliesin se fut quelque peu rasséréné et rassit, le clerc poussa un profond soupir, les yeux perdus dans le ciel.
« Merci. » dit-il finalement. « Mais je vous recommande… une certaine discrétion. Galathée ne m’a pas demandé de me taire mais… je gage qu’elle a décidé de gérer les choses à sa manière. Je n’aurais sans doute pas dû vous en parler. »
Il sourit pour lui-même.
« Elle ne va pas si mal. C’est la fougère qui la sape, pour l’instant. Laissez lui la latitude de traverser l’épreuve comme elle y parvient. Vous et moi ne pouvons pas tout comprendre. »
Il se leva.
« Je vous verrai demain matin. Mais merci encore. Je sais… je sens que vous aviez l’intention de partir. »
Il adressa un regard tranquille aux étoiles.
« Nos âmes bénéficient de chaque once de bonté que nous livrons au monde. Aussi grise soit la voie que nous avons empruntée jusque là. »

[Taliesin]

Taliesin haussa les épaules et se perdit à nouveau dans la contemplation du feu. Le clerc s'apprêtait à partir lorsqu'il parla à nouveau.
-Ne vous inquiétez pas. Je ne leur imposerait pas ma présence outre mesure. Je me contenterai de veiller à ce que rien de fâcheux ne leur arrive durant cette période.
Il soupira.
-Merci de m'en avoir parlé. Je... Vous m'avez empêché de faire quelque chose de mal... Bien sûr, je ne pouvais pas savoir mais... Rien que l'idée que j'aurais pu partir maintenant, les laisser seuls...
Il soupira à nouveau.
-Merci encore. Passez une bonne nuit.
Le clerc le salua et s'en fut. L'elfe demeura près du feu, en proie à un trouble profond, essayant de maîtriser les sentiments violents qui l'habitaient. Enfin, comme il n'y parvenait guère, il fouilla dans son sac pour en tirer ses dernières racines de Valériane. Il les mâcha rapidement, éteignit le feu et, à pas lents, se dirigea vers le camp. Une nuit de sommeil sans rêves, sans pensées, c'était ce dont il avait le plus besoin, pour l'heure.

[Galathée]

Galathée s’éveilla en proie à des nausées violentes et tituba hors du cercle de pierres. Le jour était déjà levé, sans doute depuis plusieurs heures, et elle remarqua immédiatement l’absence de fumée dérivant du camp de Taliesin. Le soleil rayonnait doucement sur la plaine, nimbant l’herbe de reflets orangés, et la route grise se découpait, comme une brisure dans la campagne. La rôdeuse sentit la sueur lui baigner le front, les battements de son cœur s’accélérer et elle descendit lentement du tertre sur lequel était perché le temple. Les graminées sèches craquaient sous ses pieds nus. Il faisait déjà bon. Un vertige la fit dévier de son parcours, et elle s’immobilisa une seconde, les yeux fermés. Le sang courait, tonitruant, dans ses oreilles. Elle prit deux profondes inspirations, mais elle avait un goût atroce dans la bouche, et elle s’agenouilla, pliée en deux par une colique.
Elle se redressa et se remit en marche. Plus elle approchait, plus elle était forcée de contempler l’inévitable. Il était parti. Son feu était éteint, son camp désert. Un vertige encore.
Comment avait-il pu…
C’est mieux, songea-t-elle.
Elle entendit des pas légers derrière elle, et tournant la tête, elle aperçut l’étrange suivant d’Eldath qui s’approchait. Il lui décocha un léger sourire, et posa un doigt sur ses lèvres pour lui intimer le silence.
« Venez. » dit-il simplement en lui prenant le bras.
Puis il la ramena vers le cercle de pierres. Galathée se sentait trop faible pour lui résister, et elle s’appuya contre lui pour remonter, se laissant pratiquement porter. Reynald avait raison : elle était dans un sale état. Mais il fallait encore patienter, un rien, avant de pouvoir se soigner. Ils atteignirent la limite du temple. La rôdeuse voyait trouble. Tybert la guida vers un mégalithe incliné, à l’ombre du hêtre, et lui désigna l’elfe qui dormait paisiblement sur sa couverture. Galathée sentit ses jambes la lâcher et elle s’assit dans l’herbe, lourdement. Tybert s’esquiva sans un mot supplémentaire.
La jeune femme fut prise d’un long tremblement et noya son visage au creux de ses paumes. Quelques minutes plus tard, une autre main se posait sur son épaule.
« Venez déjeuner. Je vais le réveiller. » murmura Reynald, tout juste debout, la tignasse hirsute et la voix pâteuse.

[Taliesin]

Taliesin fut arraché au sommeil par une main qui lui secouait doucement l'épaule. Encore soumis aux derniers effets de la Valériane, il papillonna des yeux, observa sans guère de réactions le clerc penché sur lui, puis ses idées commencèrent lentement à se remettre en ordre et il se redressa.
A l'invitation de Reynald, il rejoignit le feu de camp et se vit remettre par Tybert sa part du petit déjeuner. Tout en mangeant, il observa ses compagnons à la dérobée et, tout à coup, la décision qu'il avait prise la veille lui apparut dans toute son ampleur. Il la respecterait bien évidemment, ne reviendrait pas sur sa parole mais à présent que l'émotion avait quelque peu reflué, il se rendait compte de la difficulté de la tâche. Certes, il avait fait la paix avec Victor, mais le gamin ne semblait pas pour autant apprécier sa présence, ni le craindre beaucoup moins. Quant à Galathée, elle semblait vraiment éprouvée, ne pouvant manger qu'avec peine, et il se demandait comment diable il allait pouvoir l'aider. Lui-même ne se sentait pas en grande forme. Pas tant physiquement - ses blessures étaient un lointain souvenir - que moralement. Le poids de ses crimes passés et de ses manquements récents, le poids de ce qu'avait dû endurer la rôdeuse parce qu'il n'avait pas été assez prompt lui paraissait trop lourd à porter.
Et puis, rien ne disait que la rôdeuse et l'enfant accepteraient qu'il les accompagne. La question allait être posée sous peu, mais il n'avait pas le courage de prendre l'initiative. Sans doute serait-ce Reynald qui mettrait le sujet sur la table, d'un instant à l'autre... Et que ferait-il si Galathée et Victor refusaient sa venue ? Il n'en avait pas la moindre idée.

[Galathée]

Quand ils eurent tous presque terminé leur déjeuner, Reynald s’éclaircit la gorge. Tybert se leva, tranquille, et s’éclipsa sans un mot. Galathée était pâle et tendue, mais tentait de faire bonne figure pour ne pas inquiéter outre mesure Victor, qui l’était cependant.
« Bien. C’est l’heure où nos chemins se séparent. » commença le clerc, cérémonieux malgré lui. « Tybert et moi-même sommes attendus à Eredhùn et nous ne pouvons plus repousser notre retour. Si jamais… si jamais l’un d’entre vous venait à passer en notre modeste cité… Pensez à venir nous voir. Notre porte vous sera toujours ouverte. »
Il toussa dans son poing. Apparemment, les discours de grand matin n’étaient pas sa spécialité.
« Néanmoins. Galathée. »
Il se tourna vers la jeune femme qui soutint son regard avec une subite appréhension.
« Pour éviter tout malentendu. J’ai demandé à Taliesin de vous accompagner, toi et Victor, pendant encore quelques jours, et il a accepté. »
Galathée pâlit visiblement.
« Mais ce… ce n’est pas nécessaire… » balbutia-t-elle, jetant un regard furtif à l’elfe avant de revenir sur le clerc.
« Je pense que si, en l’occurrence. C’est juste pour quelques jours. Je pense que vous avez partagé plus que ça. »
La jeune femme porta une main tremblante à son front, tandis que Victor esquissait un sourire un peu contraint. Taliesin eut néanmoins l’impression, étrange, que ce subit changement de programme le rassurait quelque peu.
Elle finit par se tourner vers lui, et son regard débordait d’une émotion coléreuse.
« Tu vas vraiment faire ça ? » l’apostropha-t-elle.

[Taliesin]

Il acquiesça lentement, mal à l'aise.
-Oui. Je n'ai aucune obligation immédiate et... La région n'est pas sûre. Nous pensions qu'en quittant Luménis, tout irait bien, mais malheureusement... Alors si je peux t'aider, le temps que tu te remettes.. Juste quelques jours....
Il hésita, puis se sentit tenu d'ajouter.
-Bien sûr, si tu ne veux absolument pas de cet arrangement, alors... Alors je peux partir en éclaireur et ne vous retrouver qu'en cas d'embuche sur votre parcours.

[Galathée]

La jeune femme le dévisagea comme s’il venait d’énoncer une absurdité monstrueuse. Puis ses traits s’altérèrent, elle jeta un regard à Reynald, revint sur Taliesin, et sa bouche s’entrouvrit alors que la lumière se faisait dans son esprit. Le clerc lui avait dit. C’était aussi simple que ça.
Prenant appui sur une main, elle se redressa, chercha son équilibre une seconde.
« Je n’ai besoin de l’aide de personne ! De personne, vous m’entendez ! » s’exclama-t-elle avec violence, englobant autant Reynald que Taliesin dans son cri de révolte.
Puis sans leur laisser le temps de dire quoi que ce soit, elle s’écarta de l’âtre, et partit droit entre les pierres. Malheureusement, sa fuite tourna court et elle posa un genou en terre quelques mètres plus loin, terrassée par un nouveau vertige.

[Taliesin]

Taliesin grimaça en la voyant trébucher, mais se garda d'intervenir : elle l'aurait repoussé, et ce n'était pas la peine d'attiser sa colère. Heureusement, Victor prit les devants et courut la rejoindre. Livide, à demi paniqué, il ne savait que faire et se contenta de poser une main tremblante sur son épaule. Il ne savait pas s'il était concerné par les derniers mots de la rôdeuse et se garda donc de piper mot.
Le clerc et l'ancien barde échangèrent un regard, plus persuadés que jamais d'avoir pris la bonne décision. Mais restait à surmonter la tempête : s'ils braquaient la rôdeuse, s'ils faisaient un impair, ils devraient filer tous deux... Au moins pour un temps.

[Galathée]

Agenouillée dans l’herbe, Galathée était consciente de l’énormité de ce qu’elle venait de leur cracher au visage. Elle tenait à peine debout, les formes et les couleurs dansaient devant ses yeux, et les coliques menaçaient de la terrasser à chaque seconde. Mais elle avait pensé passer les quelques jours à venir à l’abri du temple, tout simplement. Sans se déplacer, sans rien faire d’autre qu’attendre des jours meilleurs. Ils n’avaient pas besoin de grand chose, et Reynald avait déjà promis de leur laisser des provisions. Ils auraient pu… mais c'était risqué.
Elle soupira, s’assit sur ses talons, puis sur le sol, et passa un bras autour des épaules de Victor. Elle l’étreignit doucement.
« Pardonne-moi, Victor… Je ne me sens pas très bien. » murmura-t-elle à voix basse.
Les larmes envahirent ses yeux.
Je ne suis pas capable de m’occuper de toi, songea-t-elle.
Mais elle ne dit rien, le fit doucement pivoter devant elle. C'était le moment où jamais.
« Victor… Je veux que tu me répondes honnêtement. Que tu réfléchisses bien. Que tu saches que quelle que soit ta réponse, je ne serai pas fâchée ou vexée… Que je comprendrai. »
Elle renifla et s’essuya les yeux d’un revers de manche.
« Reynald et Tybert ont proposé de t’emmener avec eux à Eredhùn. Ils peuvent… te proposer un avenir là-bas. Une éducation. D’autres enfants. Un foyer imparfait, mais un foyer quand même. Veux-tu… Voudrais-tu aller avec eux ? »

[Taliesin]

Victor demeura muet. Il fixait la rôdeuse avec de grands yeux, et elle pouvait y lire de l'inquiétude. De la peur, même. Les larmes n'étaient pas loin, mais il les refoula avec opiniâtreté, et finit par murmurer, d'une voix tremblante.
-Non... Je veux rester avec toi, moi... Reynald et Tybert sont très gentils mais... Mais c'est avec toi que je veux rester...
Il s'interrompit, grimaça, hésita puis prit une inspiration saccadée.
-Sauf si tu veux plus t'occuper de moi... C'est pour ça que tu me demandes si je veux aller avec eux ? Ou bien parce que...
Il déglutit avec peine.
-Tu vas pas mourir, dis ? gémit-il finalement, désemparé, au bord des larmes.

[Galathée]

Elle le dévisagea, éberluée.
« Moi ? Mais non… non ! »
Elle lui sourit doucement, lui effleura le front, puis cueillit une larme qui perlait au coin de ses yeux.
« Simplement… Je ne suis pas toujours certaine de ce que je peux t’offrir… Tandis que ces deux-là… Je vois ce qu’ils sont, ce qu’ils promettent… »
Elle lui prit la main.
« Mais très bien. N’en parlons plus. Si jamais tu changeais d’avis, nous savons où les trouver. »
Une brusque douleur s’éveilla dans son front et elle ferma les yeux.
« Ecoute. Je dois me reposer, je ne me sens… pas très bien. Va… va dire à Taliesin que nous acceptons son offre. Et salue Reynald de ma part… Il faut que je… que je m’allonge… d’accord ? »

[Taliesin]

Victor acquiesça, lâcha à contrecœur la main de la rôdeuse, puis retourna vers le camp pour y transmettre son message. Lequel ne manqua pas de soulager grandement Reynald et Taliesin.
Les clercs furent prompt à rassembler leurs affaires, laissant une large part de leurs provisions aux trois voyageurs. Puis, accompagnés de l'elfe et de l'enfant, ils gagnèrent leurs mules. Reynald leur proposa à nouveau de venir le voir s'ils passaient par Eredrûn puis leur souhaita bonne chance. Enfin, lui et Tyber éperonnèrent leurs montures et s'éloignèrent vers le sud.
Taliesin et Victor les observèrent jusqu'à ce qu'un lacet de la route les dissimulent à leurs regards. Ils étaient seuls, à nouveau. Seuls face aux dangers de la campagne et aux incertitudes de l'avenir.

[Galathée]

Galathée observa les clercs qui s’éloignaient, elle aussi. Elle regrettait de ne pas avoir trouvé l’énergie d’aller leur parler, de les remercier. En même temps, elle était furieuse contre Reynald. C’était relativement irrationnel, mais elle se sentait trahie, et souillée, honteuse de voir ce qu’elle avait espéré enfoui était déjà en train de se répandre et de contaminer le quotidien.
Mais sa faiblesse était réelle, et Taliesin pourrait certainement pallier son impuissance pendant les jours à venir. Cependant, une fois de plus, elle forçait l’elfe à agir contre son gré, alors qu’il avait le désir de partir, qu’elle s’était promis que cela n’arriverait plus.
Et elle avait peur que chaque minute supplémentaire passée en sa compagnie soit une déchirure supplémentaire au moment des adieux…
Elle referma les yeux. Elle ne se souvenait pas de s’être jamais sentie aussi mal. Mourir semblait une délivrance désirable. En sombrant peu à peu dans l’inconscience, elle se demanda si c’était quelque chose de semblable qui détruisait l’elfe, mais sur un plan psychique plutôt que physique. Si c’était le cas, elle ne pouvait que comprendre ses aspirations au néant.

Victor était resté figé aux côtés de Taliesin, regardant Reynald et Tybert s’éloigner avec un peu d’appréhension. Il avait l’impression d’être à nouveau deux jours plus tôt, livré à lui-même, avec pour seul compagnon l’irascible et imprévisible ancien Monstre.
« Galathée, elle va pas bien. » dit finalement l’enfant.
Il frissonna et jeta un coup d’œil en biais à l’elfe.
« Alors tu devras être un peu gentil, d’accord ? »

[Taliesin]

L’ancien barde détourna les yeux de la route pour les poser sur Victor. Non, décidément, il ne paraissait pas des plus rassurés. Mais le progrès était néanmoins sensible : il lui parlait sans qu’il ait eu besoin de lui donner son couteau. Il eut envie de lui répondre par une plaisanterie, mais ‘en garda bien : le petit garçon ne semblait pas le moins du monde disposé à rire et ce n’était pas le moment de réduire à néant le peu de stabilité qui s’était installée.
-Je serai gentil, Victor, répondit-il solennellement. Tu as ma parole.
Il jeta un regard sur les alentours. La campagne était sereine, le soleil brillait, mais il savait que sous ces dehors enchanteurs, le danger pouvait rôder. Fumeterre n’était pas si loin que cela.
-Retournons-au camp, si tu es d’accord. C’est plus prudent de rester hors de vue des voyageurs, avec ce qui c’est passé.

[Galathée]

Victor acquiesça et fila comme un petit mulot des champs à travers les herbes jaunies. En quelques secondes, il avait atteint la base du tertre, puis il le gravit sans ralentir, se faufila entre deux mégalithes dorés par la lumière estivale, et disparut dans l’ombre.
Il trouva Galathée endormie à la lisière du cercle, pâle mais tranquille, et s’esquiva de peur de la réveiller.

Pour l’enfant qui bouillonnait d’une énergie fébrile, rester entre les rocs s’avéra vite difficile, et il se mit à crapahuter en tout sens, escaladant une pierre puis un tronc, pourchassant un papillon jusqu’aux frontières du temple avant de battre en retraite dans les ombres. Epuisé par sa propre excitation, il finit par s’écrouler dans la poussière, à deux pas de la rôdeuse, et profita d’une petite sieste ensoleillée.

[Taliesin]

Taliesin, pour sa part, avait regagné le camp et, assis près du feu éteint, se demanda comment il allait bien pouvoir s'occuper. Malgré sa détermination à tenir bon, les idées noires n'avaient jamais aussi proches. Il les sentait rôder, menaçantes, prêtes à fondre sur lui dès qu'il aurait baissé sa garde. Une solution aurait été de s'abrutir de plantes et de dormir toute la journée, mais c'était hors de question : il devait veiller au grain, non pas tant à cause d'improbables poursuivants que pour être là, en cas de besoin, si Galathée se sentait particulièrement mal, si Victor avait besoin de quelque chose.
Son regard finit par tomber sur sa harpe, appuyée contre un rocher, mais il s'en détourna aussitôt en frissonnant et, à court d'idées, fouilla dans son sac pour en tirer son livre de sorts. Il n'avait pas envie de s'y plonger, certes. Néanmoins, il fallait être pragmatique : en cas de coup dur, la magie pouvait toujours leur servir, et se concentrer sur les symboles ésotériques aurait au moins le mérite de le détourner des pensées néfastes qui le hantait.
Il s'abîma donc de longues heures dans sa lecture, relevant parfois les yeux pour chercher Victor. Celui-ci finit par disparaître et Taliesin, inquiet, se leva pour faire le tour du temple; Il découvrit le gamin auprès de Galathée, tout deux dormant du sommeil du juste. Rassuré, il retourna près du foyer et se mit à préparer le repas. Le soleil avait atteint son zénith, ses compagnons finiraient bien, le ventre creux, par s'arracher à leur sieste. Il ne se faisait pas trop de souci pour l'enfant, mais il espérait qu'il en irait de même pour la jeune femme qui lui paraissait décidément bien mal en point.

[Galathée]

Galathée s’éveilla en proie à des crampes abdominales, et elle s’écarta du cercle de pierres pour marcher dans les hautes herbes. Une fois à une distance respectable, elle s'assit et ferma les yeux. Les minutes s’écoulèrent, lentement, et la jeune femme concentra toute son attention sur les mille et un sons de l’été. Le vrombissement d’un bourdon voyageur, le crissement des grillons, le chant de l’alouette, le cri d’un rapace dans le bleu du ciel. Il faisait chaud, elle sentait la sueur ruisseler sur ses tempes, le long de sa mâchoire puis de son cou. Une mouche se posa sur son front, reprit sa route. Un frisson lui ébranla les épaules et elle prit une profonde inspiration, avant de relâcher sa respiration dans un soupir.
Bourdonnement d’une abeille.
La caresse des graminées, douce, presque comme un chatouillis.
Cette chaleur…
Elle serra les dents pour garder le cri en elle-même.
Puis rouvrit les yeux, et les larmes coulèrent.
Une battue légère derrière elle.
Galathée leva une main pour l’empêcher d’approcher.
« Reste là. »
Victor s’immobilisa, et elle tourna un visage tiré vers lui.
« Mais Taliesin a dit qu’on pouvait pas sortir, que c’était dangereux… »
« J’arrive dans une seconde, Victor. »
« Ça va ? »
« Ça va aller, oui. »
Elle lui sourit doucement.
« Je vais avoir besoin d’eau… Tu peux m’apporter ça ? »
Il acquiesça, manifestement inquiet, puis repartit en courant.
Galathée se frotta le visage des deux mains. Encore une respiration. Doucement. Il était temps de prendre le contrepoison. S'il y avait eu quelque chose, il était désormais parti.

[Taliesin]

Taliesin vit bientôt débouler au camp un Victor blême et tremblant.
-Galathée veut de l'eau;.. haleta-t-il en s'épongeant le front.
Sans poser de questions, l'elfe alla quérir dans leurs affaires le plus gros récipient qu'il put trouver.
-Je crois qu'il y a une source, pas loin. Je l'ai entendue, cette nuit. Tu veux que...
-Non, ça ira... fit Victor en lui prenant l'ustensile des mains.
L'ancien barde le laissa aller, ne pouvant qu'espérer que tout se passerait bien pour la jeune femme. Il n'était pas expert en ce genre de choses et ne pouvait qu'imaginer à quel point elles étaient difficiles. A nouveau, un horrible sentiment d'impuissance s'empara de lui, et, grimaçant, il se fit violence pour replonger dans son livres de sorts. Ne penser à rien. Se concentrer sur les signes...
Pendant ce temps, Victor avait trouvé la source et repartait au triple galop en direction de la rôdeuse. Il s'immobilisa à quelque distance d'elle, et demanda, plus inquiet que jamais.
-Tu... tu te sens bien ? J'ai l'eau...

[Galathée]

Galathée lui sourit.
« Tu peux déposer ça là. J’en ai pour une seconde. »
Il hocha la tête à nouveau, fit un pas en arrière, un second, puis fila.

Quelques minutes plus tard, la jeune femme reparut entre les pierres, déjà plus vaillante, et marcha jusqu’à son sac, où elle dénicha un mélange qui nettoierait rapidement son organisme. Elle rejoignit ensuite le feu où attendaient Victor et Taliesin. Elle s’assit à côté de l’enfant, mais évita le regard de l’elfe.
« Vous alliez vous mettre à table ? » demanda-t-elle d’une voix presque égale.

[Taliesin]

-Oui, répondit l’elfe d’un ton volontairement léger. Mais comme les tréteaux et les bancs étaient un peu lourds à porter, je me suis dit qu’un pique-nique ne serait pas plus mal…
Il s’était efforcé de ne pas appesantir son regard sur la jeune femme, malgré l’inquiétude qui le rongeait. Ses dehors détendus ne la tromperaient probablement pas, mais elle avait l’air gênée par sa présence, ce qu’il comprenait fort bien, et réagirait sans doute mal à trop de sollicitude
-Je crains que ce ne soit pas aussi bon que ce que nous a mitonné Reynald hier, mais j’ai fait de mon mieux, reprit-il en tendant une écuelle à Galathée puis en servant Victor.

[Galathée]

Galathée ne releva pas la plaisanterie et mangea en silence, tandis que Victor lui jetait des œillades embarrassées. Même si le clerc avait mis la barre assez haut, Taliesin était plutôt doué, et il avait mitonné quelque chose de léger, sans doute par respect pour l’estomac fragile de la rôdeuse. Elle apprécia le geste autant qu’il l’irrita. Mais même si elle avait désormais mis fin à son calvaire, elle savait qu’elle resterait faible encore plusieurs heures, voire plusieurs jours. La manière dont la fougère l’avait affectée avait été surprenante. Elle s’était attendue aux coliques, pas à un état altéré d’une telle envergure.
En fin de repas, Victor s’esquiva avec les écuelles, abandonnant les deux adultes en tête à tête.

[Taliesin]

L’elfe jeta un regard inquiet à l’enfant qui s’éloignait. Il redoutait le face à face avec Galathée, craignait qu’elle ne s’emporte à nouveau et ne le congédie sans autre forme de procès. Mais il devait tenir bon.
Il aurait voulu lui demander comment elle se sentait, mais s’en garda bien. Il s’efforça donc de se concentrer sur les aspects pratiques de leur voyage, se tenant prudemment éloigné des problèmes de fond.
-Je pense que nous pouvons sans risques demeurer ici aujourd’hui, fit-il doucement. Le temple est presque invisible, depuis la route… Mais peut-être, demain, serait-il avisé de s’enfoncer un peu dans les terres… Je ne sais pas où tu comptais aller, mais si tu veux faire le crochet pour récupérer le chat de Victor, et poursuivre vers le nord, il nous suffira d’aller à travers prés, de traverser la rivière… puis de retrouver la route aussi loin que possible du bourg.

[Galathée]

Elle leva des yeux suspicieux sur lui, les mâchoires crispées, comme si elle essayait de réprimer quelque chose.
« Taliesin. J’apprécie que tu restes encore… que tu nous soutiennes quand j’en suis incapable… Mais je ne veux pas… »
Elle baissa les yeux.
« Epargne-moi ta pitié. Je n’en ai pas besoin. »

[Taliesin]

L’elfe grimaça. La jeune femme, elle, ne semblait pas décider à éviter les écueils et avait d’emblée attaqué les sujets épineux. Il n’était malheureusement pas question d’éluder la remarque, de continuer comme si de rien n’était. Mais il était également hors de question de faire un impair.
-Tu te trompes si tu crois que je suis motivé par la pitié, dit-il après avoir longuement cherché ses mots. Cela n’a rien à voir.. C’est juste que… et bien, j’ai l’occasion de me rendre utile, aussi peu que ce soit. Alors je le fais, voilà tout.
Il soupira. Il aurait pu lui dire qu’il se sentait redevable envers elle, mais savait que l’argument n’aurait pas un bon effet, bien au contraire. Galathée lui dirait sans doute qu’il se trompait et qu’il ne lui devait rien. Il se contenta donc d’ajouter.
-Mais si cela t’es plus douloureux qu’autre chose, alors, je peux m'efforcer d'être invisible.

[Galathée]

Elle secoua la tête en se mordant les lèvres.
« Non, ce n’est pas nécessaire. N’en fais juste pas trop, d’accord. »
Elle se leva, un peu vacillante.
« Je ne voudrais pas que Victor s’attache à toi alors que tu vas quand même nous abandonner tôt ou tard… partir, je veux dire. »
Il fallait qu’elle s’en aille. Leur échange douloureux sous la lune, quatre jours plus tôt, l’avait épuisée, avait drainé l’énergie positive qu’elle pouvait lui consacrer. En le regardant, elle ne pouvait plus que penser à sa mort prochaine, à ce que serait ce corps lorsque la vie l’aurait déserté, et cette seule image la révulsait tout au fond d’elle-même. S’il avait été loin, elle aurait pu commencer son deuil, mais à l’avoir là, sous les yeux, elle avait l’impression de faillir en le laissant se défiler.
« Je suis désolée. » finit-elle par murmurer, posant une main un peu tremblante sur ses yeux. « Ce n’est pas facile pour moi. »

[Taliesin]

Il lui sourit doucement.
-J’en ai parfaitement conscience, tu sais. La situation est compliquée, mais… les choses se simplifieront d’ici peu. En attendant, je ferai mon possible pour vous être utile tout en ne vous imposant pas ma présence plus que nécessaire. Et rassure-toi : il y a peu de chance que Victor s’attache à moi.
Il hocha la tête pour lui-même. Elle avait raison, bien évidemment. Il allait partir, elle le savait, il le savait, mais la situation avait voulu qu’il reste encore un peu. C’était sans doute la pire solution : là où il aurait fallu un départ brusque, définitif, dur mais dont on pouvait se remettre, on aurait de longs et pénibles jours dont la conclusion était connue mais qu’il fallait traverser tant bien que mal.

[Galathée]

Galathée acquiesça sans ouvrir la bouche, puis s’esquiva à pas incertains.
Elle gagna la limite du cercle, puis posa la main sur une pierre et ferma les yeux. Il fallait qu’elle retrouve son calme. Ce n’étaient que quelques jours difficiles à passer. Il était déjà mort. Elle ne pouvait rien pour lui. Il fallait qu’elle se concentre sur elle-même, sur Victor, sur ce qui pouvait être sauvé.

Son organisme la trahit et elle rendit son maigre repas au pied du monolithe. Mentalement, elle esquissa des excuses à la déesse, dont elle souillait le sanctuaire. Puis elle retourna vers sa couche, abandonnant tout projet pour la journée et s’y allongea. Au dessus d’elle, les branches du hêtre bruissaient doucement dans la brise, leurs feuilles formaient un ciel imparfait que la lumière traversait de temps en temps, en lances acérées qui lui brouillaient les yeux. A moins que ce ne soient les larmes.
L’émotion lui frappa le ventre, et elle noya un sanglot dans la paume de sa main. Le sommeil ne viendrait pas malgré la faiblesse. Elle se redressa, rejoignit le feu où se trouvait encore Taliesin.
« Te reste-t-il de la valériane ? » lui demanda-t-elle.

[Taliesin]

-Je crois. Attends…
L’elfe se pencha sur son sac et se mit en devoir de le fouiller. Il avait caché ses dernières réserves le plus profondément possible, maigre tentative pour résister à la tentation constante qu’était l’oubli qu’elles procuraient. Il finit par les dénicher, tout juste quelques racines, derniers vestiges de la grande quantité cueillie au parc verdoyant de Luménis.
-Tiens, fit-il en les tendant à la rôdeuse. J’irai voir dans les environs, si j’en trouve. Je n’ai plus de millepertuis, d’ailleurs…
Il songea à lui demander s’il pouvait lui être utile en quoi que ce soit d’autre mais se retint. Ne pas en faire trop, avait-elle dit. Ce serait le défi constant des jours à venir. Ne pas en faire trop. Ce ne serait pas simple : agir, faire ce pour quoi il était resté, c’était le seul moyen de ne pas se laisser rattraper par les ombres. C’était un danger, cependant, et elle l’avait exprimé en termes on ne peut plus clairs quelques minutes plus tôt. Il fallait qu’il se contente du strict nécessaire. Il était déjà parti, déjà mort : même pour s’aider lui-même, il devait se cantonner dans son rôle de fantôme presque invisible.

[Galathée]

« Il y en a sur le versant Sud du tertre. » murmura-t-elle. « Et du millepertuis plus bas. Victor pourra t’aider, si tu ne sais pas le reconnaître… »
Elle jeta un œil sur la valériane, songeuse.
« Merci. »
Puis elle recula d’un pas, fit volte-face, et regagna sa couche.
Les racines agirent rapidement, régulant les battements de son cœur, atténuant la course de ses pensées, muselant les émotions trop vives à même sa carcasse, pour peu à peu la plonger dans une torpeur sereine et triste, comme si elle avait été arrachée au monde et que plus rien ne comptait vraiment. Cette fois, le sommeil vint, tranquille, délicat, comme un amant compréhensif, l’englobant de ses bras d’oubli et la serrant dans son giron obscur. Elle sombra, à la recherche de quelque chose d’indéfinissable, qu’elle espérait, peut-être, dénicher en elle-même.