[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Victor la dévisagea, perplexe, avant de couler un nouveau regard en direction de l'ancien barde.
-Il t'as dit pourquoi il a changé d'avis ? Quand on en a parlé, l'autre jour, il avait pas l'air d'avoir envie de changer d'avis. Même hier, quand je lui ai dit que c'était bête qu'il parte.
Il soupira et reporta son attention sur la rôdeuse.
-Et toi, tu as envie qu'il reste avec nous ?

[Galathée]

« Il dit… »
N’était-ce pas illusoire ? Un effet éphémère d’une belle nuit étoilée, de la proximité d’un lieu enchanteur ? N’allait-il pas revenir sur sa décision, ou la regretter en silence, dès qu’ils seraient dans un environnement plus banal, voire plus difficile ? Supporterait-il la pluie ? Les petits tracas ordinaires ?
Elle frissonna.
« Il dit que nous l’avons… l’avons convaincu que… »
La mine perplexe de Victor l’attendrit brusquement et elle passa une main dans ses cheveux, mais il s’écarta, bougon, comme s’il craignait qu’elle n’essaie par là de se défiler.
« Que nous lui avons montré le beau côté de la vie. »
Elle n’avait pas les mots de Taliesin, les avait à peine entendus, ne savait pas quoi en penser.
« Victor, je veux que… tu sois bien, heureux, que tu te sentes en sécurité, et en confiance. Que tu te sentes soutenu. Je ne peux pas décider de la suite pour nous. C’est toi qui dois me dire ce que tu veux. »

[Taliesin]

L'enfant la fixa un instant, puis lui adressa un sourire taquin.
-Mais tu as envie qu'il reste. Même si tu le dis pas pour pas que je croies que je suis obligé de dire oui.
Il se tourna vers le camp, franchement, cette fois, et observa l'elfe avec attention. Celui-ci s'efforçait toujours de ne prêter aucune attention à la scène.
-Il est pas si méchant que ça... murmura-t-il en titillant le col de sa tunique, signe manifeste de sa nervosité. Il est même plutôt gentil, quand il est pas en colère et qu'il fait un effort. On s'est bien amusés, hier. Et quand tu étais malade, il s'est bien occupé de tout... Mais quand il est en colère, il fait quand même peur. Même s'il fait pas ce qu'il dit... Enfin j'espère...
Il se tourna un instant vers la cascade, puis refit face à la jeune femme. Ses doutes étaient visibles, mais le souvenir des jeux de la veille parut prendre le dessus.
-Peut-être que si on s'amuse bien ensemble, il se mettra plus en colère ou dira pas de trucs méchants si des fois il est quand même pas content. Il me fait un peu peur, parce que je sais pas comment il sera si je fais une bêtise ou si j'en dis une... Mais je veux bien qu'il reste oui. C'est plus le monstre, ça je sais. Et des fois il est chouette.
Son sourire taquin fit sa réapparition.
-Et puis, s'il s'en allait, tu aurais envie de le chercher. Si on reste tous les trois, ça évitera de lui courir après !

-

[Galathée]

« Si nous décidions de le laisser partir, je ne lui courrais pas après, Victor. » souffla-t-elle avec un sourire las. « Prenons ceci comme une tentative… Si les choses sont trop difficiles, nous pourrons toujours aviser… Ce n’est pas gravé dans le marbre… »
Elle poussa un profond soupir.
« J’ai passé une nuit épouvantable. » avoua-t-elle finalement, avec embarras. « J’ai l’impression que j’ai besoin de trois jours de sommeil. »
Taliesin était toujours immobile, près de son feu.
« Mais ça attendra. »
Elle se releva.
" Merci, en tout cas. Pour ta franchise. Et pour ta décision. J'espère que tu ne le regretteras pas."

[Taliesin]

-On verra bien... répondit-il doucement.
Il s'étira, lorgna le lac, et sourit à nouveau à Galathée.
-Mais tu vas pouvoir dormir autant que tu voudras ! C'est bien, ici, on peut rester un moment. Et puis, tu auras pas à te faire de souci pour moi, puisqu'il y aura Tailesin ! On va pouvoir se baigner, visiter les grottes et tout !
Son sourire devint éclatant.
-Et puis, s'il se met en colère... Ben, si j'ai pas de chausses, pourra pas me bâillonner avec !
Soudain plein d'entrain, il bondit sur ses pieds et prit la jeune femme par la main.
-On va le voir ? L'a peut-être envie de déjeuner. Moi j'ai envie, en tout cas !

[Galathée]

L’enthousiasme subi de l’enfant prit la rôdeuse au dépourvu et elle se laissa entraîner. En réalité, elle avait espéré pouvoir échanger quelques mots avec l’elfe, mais ce n’était finalement pas plus mal… Elle aurait ainsi le temps de réfléchir à ce qu’elle voulait lui dire, précisément, et éviterait de bafouiller, pour une fois.
Victor atteignit le feu le premier et décocha un sourire radieux à l’elfe.
« On va retourner dans la grotte aujourd’hui, tu crois ? » demanda-t-il sans préambules. « Moi je crois qu’on devrait faire une sorte de dessin, comme ça on pourrait se souvenir qu’on est venus. Et cette fois-ci, peut-être qu’on peut emporter quelque chose pour avoir plus de lumière. Sauf si tu penses que c’est interdit, parce que ce serait sacré, comme mon papa m’a dit qu’on pouvait pas cracher par terre dans le temple de Lathandre parce que sinon Lathandre est fâché et il envoie la grippe pour pas que je puisse aller faire un bonhomme de neige. »
Galathée écarquilla des yeux ébahis, et sourit à Taliesin par-dessus la tête du gamin, avant de battre en retraite.
Il avait voulu rester, qu’il prenne la mesure de ce à quoi il s’exposait.

Elle contempla avec une grimace leurs maigres provisions, prit quelques pommes, un morceau de fromage qui commençait à sentir comme l’intérieur d’une vieille paire de bottes et un saucisson un peu rongé (sans doute par le chat). Reynald leur avait laissé de la farine, et elle se promit d’essayer de faire du pain, s’ils s’attardaient.
Tout cela était devenu tellement trivial...
Elle s'assit près de son sac, caressa distraitement le chat qui, curieux, s'était approché, et ravala son émotion.
Ne te laisse pas aller, tout va bien. Tout va très bien.

[Taliesin]

L'elfe fut tout aussi décontenancé que Galathée par l'entrain du petit garçon. Il ne s'était pas attendu à une telle réaction... En fait, il ne s'était attendu à rien, refusant d'anticiper, d'imaginer, rongé par l'angoisse d'un "Non" qui l'aurait envoyé courir les routes sans rien d'autre à se raccrocher que le souvenirs de quelques jours lumineux... Mais il avait dit oui, visiblement. Et voulait déjà qu'ils repartent en exploration. Pour être franc, il était épuisé, se sentait incapable de faire quoi que ce soit sinon dormir. Mais dormir, ce serait risquer les cauchemars, les doutes nouveaux. Peut-être pouvait-il encore profiter un peu du soleil, de la présence de ses compagnons... Avant de s'effondrer comme une masse. Avec un peu de chance, l'épuisement total lui épargnerait les rêves.
-Je pense qu'il n'est pas interdit d'avoir une torche, répondit-il en souriant au gamin. Et je pense qu'on pourra y retourner, oui. Si Galathée est d'accord, bien sûr. Mais pas ce matin... Ce matin, il vaudra mieux rester dans les environs. Je n'ai pas beaucoup dormi et ce serait... inopportun si je me mettais à ronfler au milieu d'un couloir obscur.
Il dévisagea Victor et, à cet instant, prit conscience de la gratitude qu'il éprouvait à son égard. Gratitude pour sa réponse positive, pour son enthousiasme. Pour, simplement, le fait qu'il veuille partager quelque chose avec lui. Il eut une envie irrépressible de l'étreindre, mais se contint : ce geste aurait sans doute plus terrifié le garçon que n'importe quelle menace.

[Galathée]

Galathée les rejoignit peu après, et ils déjeunèrent au rythme des grands projets de Victor. Il était prêt à installer son campement sur les bords de la cascade pour les six prochains mois, avait décidé de construire un barrage sur la rivière, un radeau, une échelle pour atteindre la grotte magique sans devoir passer par les souterrains, et avait bien l’intention que Galathée et Taliesin lui donnent un coup de main, voire même réalisent ses projets mégalomaniaques pendant qu’il battait la campagne, son chat sur les talons.
Le récit de ses intentions suffit à terrasser la rôdeuse qui piquait du nez dans son infusion matinale. Elle promit donc de réexaminer la proposition dès qu’elle serait sur pied et alla s’écraser au creux des racines d’un arbre, sans autre forme de procès. Mais le sommeil ne vint pas. Elle sentait une petite pointe d’angoisse lui ronger les entrailles, insidieuse et vorace, et ne voyait qu'un seul moyen de la neutraliser.
Aussi, lorsque Victor s’esquiva, toujours aussi énergique, vers son sac pour se changer, elle fit signe à Taliesin de s’approcher.

[Taliesin]

L'elfe s'empressa de terminer le contenu de son bol et rejoignit la jeune femme. Il n'avait presque pas parlé pendant le repas, se contentant d'acquiescer à certaines des idées de Victor : la perspective de s'occuper la tête et les mains n'était pas pour lui déplaire, même si dans son état de fatigue, il se sentait incapable de faire grand chose. Il avait d'ailleurs peu mangé, l'esprit empli de pensées diffuses. Sa décision était prise, il s'y maintiendrait, mais le doute n'en était pas moins présent, et une petite voix persistait à lui susurrer qu'il avait fait une erreur, qu'il s'en repentirait. La jeune femme, en l'appelant, avait donc mis un terme bienvenu à ses réflexions. Même s'il se doutait qu'elle n'allait lui parler ni de radeaux, ni d'échelles, ni d'explorations souterraines.

[Galathée]

Galathée lui sourit, sans réellement se redresser, les yeux déjà troublés par le sommeil. Lorsqu’il s’agenouilla près d’elle, elle se redressa sur un coude, et lui prit la main.
« Dis-moi juste que je ne rêve pas, que tu seras toujours là quand je m’éveillerai… » murmura-t-elle doucement, perdue dans son regard gris.

[Taliesin]

Il la dévisagea, un instant dérouté.
-Bien sûr que je serai là... murmura-t-il. J'ai pris ma décision, je m'y tiendrai, quoi qu'il en coûte. Et il se peut que cela en vienne un jour à m'apporter bien plus que cela m'aura coûté.
Il lui sourit et lui étreignit doucement la main.Il ne ressentait pas l'optimisme qu'il affichait. Mais il n'avait pas menti.
-Tu peux dormir tranquille. Profites-en bien ! Quand tu seras éveillée, c'est moi qui dormirai, et il te reviendra t'occuper notre entreprenant petit compagnon.

[Galathée]

Une fois rassurée, la jeune femme glissa rapidement dans le sommeil, mais sans cependant lâcher la main de l’elfe, qui resta donc quelques minutes à côté d’elle.
Victor vint finalement se pencher sur eux et décocha un regard mi-suspicieux, mi-hilare à Taliesin.
« Je vois, je vois. » fit-il d’une petite voix, avant de s’esquiver d’un bond. « Je crois que tu peux la laisser, elle dort. Mets lui un morceau de bois ou quoi, elle verra pas la différence. »
Il retourna près du feu, ramassa une dernière pomme solitaire.
« Mais on va faire quoi ce matin, alors, si t’es trop fatigué pour aller nager ? »

[Taliesin]

L'elfe se releva, se passa une main lasse sur le visage, et regarda en direction du bassin. Rien que l'idée de s'y traîner l'épuisait, mais l'eau fraîche le réveillerait peut-être suffisamment pour qu'il tienne debout jusqu'à ce que Galathée soit revenue du pays des songes. De toute façon, s'ils ne tâtaient pas de la baignade, que pourraient-ils faire ? Il ne se sentait pas la force de discuter longtemps...
-Se baigner, on peut, si ça te tente, dit-il en s'efforçant de prendre un ton plein d'entrain. C'est l'exploration des grottes ou la construction du fort suspendu dans les arbres qui devra attendre que j'ai fait un petit somme.

[Galathée]

« Un fort suspendu ?! Ouah ! C’est une super bonne idée ! Faudra qu’on dessine les plans, puis je serai le capitaine du fort ! Et toi, ben… Tu seras mon barde ! Tu pourras me chanter plein de supers chansons comme celle de hier soir, que j’aimais bien ! Mais plus avec des paladins, parce que les paladins, c'est quand même mieux. »
Le gamin bondit jusqu’à l’eau, jeta la chemise qu’il venait de revêtir moins de cinq minutes plus tôt et sauta dans l’onde, poussant un cri perçant au moment où il touchait l’eau froide. Quelques minutes plus tard, Taliesin l’imitait, et ils occupèrent le bassin avec énergie pour l’un, flegme pour l’autre, tandis que le soleil les grillait peu à peu. Victor se mit en tête d’attraper des poissons à main nue (sans la moindre efficacité), tandis que l’elfe pataugeait avec une énergie décroissante. Ce dernier eut ses premières émotions d’adulte responsable lorsque l’enfant décida de pousser son exploration au delà du bassin et se laissa emporter par le courant respectable de la rivière sur plusieurs dizaines de mètres. Taliesin le récupéra en aval, tranquillement installé sur un petit banc de gravier, où il avait déniché un vieux tonneau qu’il essayait d’ouvrir avec un morceau de bois vermoulu. Hésitant à le tancer, l’elfe finit par se ranger à son activité et ils parvinrent à détacher le couvercle, révélant les ténèbres noires et humides d’une barrique parfaitement vide. Mais cela n’entama en rien l’enthousiasme de Victor, qui convainquit Taliesin de ramener sa trouvaille jusqu’à leur campement. Il avait des projets d’en faire une tour de guet, perchée au sommet de l’affleurement rocheux. Comment il entendait hisser la chose jusque là était une autre question qu’il se garda bien d’aborder.
Ils rentrèrent donc avec leur trésor, durent se retremper pour se nettoyer de la vase qu’ils avaient transportée, puis finirent par se dorer au soleil, éreintés.

[Taliesin]

Proprement épuisé par la nage, Taliesin était en bonne voie d'assoupissement lorsque Victor se redressa sur un coude.
-Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
L'elfe réprima à grand peine un soupir désespéré et, avec plus de peine encore, s'assit.
-D'abord se mettre à l'ombre, fit-il en lorgnant la peau nue de l'enfant. D'une blancheur de lait à l'origine, elle avait rosi et menaçait même de prendre de profondes teintes rouges à certains endroits.
-Pourquoi ? demanda Victor, étonné.
-Hum.. Parce que sinon, tu es bon pour de sacrés coups de soleil...
-Et alors ? C'est pas grave, les coups de soleil !
-Certes, mais... Tu te souviens de l'effet de tes premières chevauchées ? Et bien, si tu ne t'abrites pas vite, les conséquences seront presque les mêmes, et ce sera si douloureux qu'il te faudra dormir debout.
Le petit garçon avait violemment rougi à l'évocation de ses ampoules, sans que le soleil y soit pour rien, cette fois. Il n'en attrapa pas moins prestement sa chemise qu'il renfila avec une hâte manifeste. Taliesin l'imita et tous deux regagnèrent les abords du foyer éteint depuis belle lurette.
Victor observa les environs, plus motivé que jamais, mais il dut avoir pitié de l'expression harassée de Taliesin, et abandonna ses grands projets de bâtisseur.
-Tu sais jouer aux dames ? Tybert il m'a appris ! C'est vachement marrant !
-Va pour les dames, soupira Taliesin. Il y a autant de règles que de cités sur Toril, mais... on devrait y arriver.
Et de tracer sur le sol un damier sommaire tandis que le gamin se mettait en quête de cailloux appropriés. Lorsque ce fut chose faite débuta une interminable série de parties que Taliesin, incapable de se concentrer, perdit jusqu'à la dernière. A la grande joie de Victor. Du moins au début. Il finit par se lasser et par tancer l'elfe pour son manque de combativité. Celui-ci rassemblé son courage et les pans épars de sa capacité de raisonnement et, de grande lutte, parvint à emporter les deux parties suivantes... Avant d'enchaîner à nouveau déroute sur déroute.
Heureusement pour lui, Galathée s'agita dans son sommeil. Peut-être allait-elle enfin finir par s'éveiller... Il était temps : midi aprochait et Taliesin n'allait pas tarder à s'effondrer, purement et simplement.

[Galathée]

Galathée ouvrit les yeux sur un ciel de branchages inondés de soleil. Elle se releva sur un coude et les aperçut, l’elfe et l’enfant, plongés dans une partie de dames. Cette vision simple lui mena les larmes aux yeux et elle les effaça du bout des doigts, souriante.
Tu deviens tragiquement sentimentale, toi.
Elle s’assit, s’étira, et croisa le regard épuisé de Taliesin. Il n’avait pas plus dormi qu’elle ces derniers jours, et avait une constitution bien moins solide. Tout dans son attitude dénotait sa fatigue. Galathée suspectait Victor de ne pas l’avoir épargné.
Elle se leva finalement et alla les rejoindre, posant une main bienveillante sur l’épaule du petit garçon, qui lui jeta un regard lumineux avant de se reconcentrer sur sa partie.
« Qui gagne ? » demanda simplement Galathée.

[Taliesin]

-Il est en train de gagner..fit Taliesin en bougeant une pièce. D'ailleurs... il a gagné, si je ne m'abuse.
Victor déplaça l'un de ses propres pions, non sans avoir au passage décimé les rangs déjà plus que clairsemés de son adversaire.
-Oui, fit-il, le triomphe modeste. Mais il a gagné, des fois. Et puis il est fatigué, on a bien joué en t'attendant. Ah,au fait, il est d'accord pour qu'on fasse ma tour de guet ! Il a même dit qu'on ferait un fort dans les arbres ! On commencera après manger, dis ? s'enquit-il en levant des yeux brillants sur la rôdeuse.
Taliesin, pour sa part, se leva, tituba un instant.
-Je vais vous abandonner un moment...souffla-t-il. Une petite sieste me fera du bien... A charge de revanche, Victor. Galathée, je te laisse prendre la relève...
Et il entreprit de se traîner jusqu'à ses couvertures.

[Galathée]

« Un fort dans les arbres ? » fit-elle, interdite, suivant l’elfe du regard alors qu’il s’écrasait, puis se roulait en boule, dans ses couvertures.
L’instant d’après, il ronflait doucement, le visage subitement détendu, et elle se fit la réflexion qu’une matinée en compagnie de Victor semblait plus efficace que toutes les racines de valériane du monde.
Elle s’installa près du feu et partagea un repas frugal avec l’enfant. Il devenait urgent de refaire leurs provisions s’ils ne voulaient pas mourir de disette au cœur d’un été resplendissant.
« Vous avez pris du bon temps ? » demanda-t-elle.

[Taliesin]

Le gamin avala sa dernière bouchée de pain, s'envoya une rasade d'eau et opina du chef.
-Oui ! On s'est baignés un moment, pis on a ramené le tonneau, là - il désigna l'objet en question - pour ma tour de guet. Faudra juste le monter en haut de la falaise, mais ça doit pas être très dur ! Et après, on a joué aux dames. Taliesin n'est pas très bon... ou alors il me laisse gagner. Ou alors il était vraiment très fatigué. Ça doit être ça, parce qu'il a pas voulu qu'on retourne dans la grotte, alors que je crois qu'il l'aime bien.
Il jeta un regard vers l'elfe endormi.
-Il a été gentil, en tout cas. Même s'il a essayé de me faire peur en me disant que je pourrais plus dormir à cause des coups de soleil si je me mettais pas vite à l'ombre. J'y suis allé pour lui faire plaisir, mais je l'ai pas cru. j'en ai déjà eu, des coups de soleil. Ça fait même pas mal.

[Galathée]

La jeune femme fit pivoter l’enfant et grimaça en découvrant la teinte écrevisse de son dos et de ses épaules. Taliesin avait eu une bonne idée… mais un peu tardive. Elle appuya un doigt sur la peau rouge de l’enfant, laissant une marque blanche, qui disparut aussitôt. Victor se retourna avec mauvaise humeur.
« Première étape de l’après-midi, récolte de soucis et de millepertuis. Et on ne proteste pas. » annonça-t-elle d’un ton sans appel. « Ensuite… »
Elle regarda le petit garçon dans les yeux.
« Victor, je ne pensais pas que nous resterions ici plus d’un jour ou deux. Peut-être une semaine, si tu le désires, mais… nous devrons bientôt nous remettre en route, et trouver un endroit pour nous installer de manière plus permanente… »
Prononçant ces mots, Galathée songea aux Vaux, qu’elle s’était promis de rejoindre. Avec le revirement subit de Taliesin, la destination semblait soudain moins claire, et la petite maison entre les troncs qu’elle poursuivait depuis plusieurs jours constituerait un havre bienvenu pour faire le point.
« Ne veux-tu pas garder tes grands projets pour notre destination ? »

[Taliesin]

Le gamin s'assombrit.
-Pourquoi on reste pas ici ? demanda-t-il, l'air chagrin. Y a tout ce qu'il faut ! Il embrassa les alentours d'un geste théâtral. Il y a la rivière pour se baigner et pêcher, des fruits, puis du bois pour faire une cabane pour habiter dedans. Et en attendant, s'il pleut, on peut aller dans la grotte.
Il grimaça, blêmit soudain.
-Il y a personne pour nous embêter, ici, en plus. Et si des gens nous cherchent, on peut se cacher derrière la cascade, ils nous trouveront pas.
Il s'efforça de sourire.
-Pis, on peut cueillir plein de plantes pour les coups de soleil, les ampoules ou quoi.

[Galathée]

« Victor… »
Galathée faillit abonder dans son sens. Elle aurait voulu partager son enthousiasme, renforcer leur lien à l’heure où un événement imprévu venait potentiellement bouleverser ce qu’ils avaient imaginé. Il fallait qu’il ait confiance en elle, en sa bienveillance, et c’était un test supplémentaire. Mais elle renonça.
« Nous pouvons rester ici tant qu’il fait beau, mais dès l’automne… ou lorsqu’il se mettra à pleuvoir… Tu réaliseras que les lieux ne sont pas si idylliques. La rivière risque de monter, d’inonder la grotte, et nous serons prisonniers à l’intérieur, sans possibilité de sortie. Il n’y a qu’une trentaine d’arbres aux alentours, les abattre pour nous construire une cabane, un fort, serait une erreur… Nous manquerions de bois pour le feu, de fruits pour nous nourrir… »
Voyant la mine dépitée de l’enfant, elle grimaça.
« Restons encore quelques jours, quelques semaines, si tu le désires… mais nous devrons nous trouver un véritable toit pour affronter les mois à venir. Cela ne signifie pas que nous ne pourrons pas revenir de temps en temps… Puis il y a une rivière, là où nous allons… Tu retrouveras des merveilles… J’en suis sûre. »

[Taliesin]

Victor jeta un regard navré sur les environs, comme s'ils allaient les quitter dans l'instant.
-On fera comme tu diras... soupira-t-il. Si je m'étais souvenu d'où c'était, on aurait pu aler chez mon grand-père. y avait une maison, on aurait rien eu à construire, mais... J'ai oublié, j'étais petit quand on y allait, et papa a dû vendre la ferme, parce qu'on avait pas assez d'argent.
Il hocha la tête, sinistre, puis esquissa un sourire vaillant.
-Et puis, comme tu as pas voulu me dire comment c'était là où on va, pour me faire la surprise, c'est que ça doit être bien ! Et même si y avait pas de rivière, on pourrait creuser un p'tit lac ! IL se remplirait avec la pluie ! Je suis sûr que Taliesin m'aiderait...
Il sauta sur ses pieds.
-Et faut qu'on profite d'ici tant qu'on y est ! Pas pour construire, mais pour voir tous les secrets qu'il y a !

[Galathée]

Galathée soupira d’aise en retrouvant la bonne nature de Victor au moment opportun. Elle le laissa s’égailler dans les hautes herbes quelques minutes pendant qu’elle rassemblait le millepertuis et les soucis nécessaires au baume solaire dont l’enfant aurait certainement besoin avant la nuit. Elle le vit revenir avec un sourire ravi, et inquiète, s’immobilisa les bras croisés. Mais elle se souvint qu’elle venait d’enterrer ses projets immédiats et, déposant sa récolte près du feu, elle lui rendit sa marque de bonne humeur.
« Alors, quel est le programme ? »

[Taliesin]

Le sourire du gamin alla s'agrandissant... de même que l'appréhension de la jeune femme.
-On pourrait juste faire une ballade. Pour voir comment c'est dans les environs !
Si Galathée s'était d'aventure imaginée que le pire lui avait été épargné et qu'on s'acheminait vers une tranquille promenade, elle en fut pour ses frais. Ce vers quoi on se dirigeait, c'était le pire, justement. Et tout droit, de surcroît.
Victor ne tenait littéralement pas en place, comme s'il avait peur de s'arrêter, comme s'il craignait, même pour un instant, de se retrouver sans rien à faire. Il courait donc de ci-delà, l'œil aux aguets, mais la rôdeuse ne tarda guère à remarquer que ses errances erratiques ne l'étaient pas tant que ça et qu'elles les amenaient simplement à longer l'affleurement rocher. Le gamin avait peut-être renoncé à hisser son tonneau à son sommet. Mais lui-même, il n'avait pas renoncé à s'y hisser, au sommet.
Le hasard voulu que la première possibilité d'accès fut une sente étroite et roide, qui courrait en zigzags le long de la paroi. La suivre tendrait davantage de l'escalade que de la marche, mais la perspective ne semblait rien tant qu'enthousiasmer Victor. Au pied du mur - u sens propre comme au figuré - Galathée finit par se laisser convaincre et se lança dans l'ascension aux basques de Victor, prête à le rattraper s'il venait à faillir.
Ils parvinrent cependant au bout sans anicroche et reprirent leur flâneries. Ils avaient débouché dans une vaste prairie au milieu de laquelle serpentait la rivière, paresseuse, avant de se jeter par dessus le bord de l'escarpement. Au pied de celui-ci s'étendait jusqu'à l'horizon un paysage verdoyant, vallonné, et les deux promeneurs restèrent un moment à l'observer.
-Tu vois, ça aurait pas été bête de faire une tour de guet ici, fit Victor. On aurait pu voir venir des méchants des heures avant qu'ils arrivent ici !
L'étape suivante les mena au sommet de la cascade. Comme Galathée le redoutait, le petit garçon n'eut dès lors d'autre idée que de faire le grand plongeon dans le bassin ce qui, arguait-il, leur éviterait de faire à rebours l'itinéraire qu'ils venaient d'emprunter. Cependant, l'eau se trouvait à au moins vingt-cinq pieds au dessous, et Victor parut même être moins assurée, lorsque, la main crispée sur celle de Galathée, il se pencha un tantinet au dessus du vide. Il n'était pas question pour lui, cependant, d'avouer qu'il avait la frousse.
-On va pas sauter, conclut-il après une longue réflexion. Ça serait dangereux, à cause de ton pied que tu t'es blessée hier, dans la grotte.
Ils partirent donc en sens inverse et finirent par regagner les abords du camp où Taliesin dormait plus profondément que jamais. Là, ils grignotèrent un morceau, puis le gamin, pas plus épuisé que cela par leur périple, proposa qu'ils aillent un peu nager. La rôdeuse y consentit, à la condition expresse qu'il se baigne tout habillé, ce que Victor accepta sans guère grommeler. Signe, peut-être, que son dos et ses épaules commençaient à se ressentir des coups de soleil qui les marbraient.
Lorsque la rôdeuse eut persuadé l'enfant qu'aller explorer les grottes sans infravision elfique ni torches était rien moins qu'une bonne idée, il accepta enfin de la laisser souffler. Après s'être séchés sur la berge, ils regagnèrent le camp. L'après midi touchait à sa fin, et il suffit de quelques parties de dames pour les mener tout droit à l'heure du repas.
-On le réveille, tu crois ? demanda Victor en se tournant vers un Taliesin toujours aussi assoupi.

[Galathée]

Mais Taliesin avait l’air tellement serein que Galathée décida de le laisser dormir. Elle abandonna Victor au coin du feu, avec pour tâche de le ranimer, et partit en chasse d’un souper coopératif, ce qui fut chose aisée dans ce coin de nature préservé. Comme de coutume, elle écorcha l’animal loin du regard de l’enfant, distribua ses entrailles au chat et à la chouette qui l’avaient suivie, puis retourna à leur campement avec la viande méconnaissable. Ils mangèrent en devisant tranquillement, et la rôdeuse mit une assiette de côté pour le barde. Lorsque le repas toucha à son terme, Galathée prépara l’onguent pour les coups de soleil avant d’aider Victor à s’en enduire les zones brûlées. L’enfant avait beaucoup cavalé et malgré l’énergie de sa jeunesse, il montra bientôt des signes de fatigue. Le ciel n’était pas encore noir qu’il rampait déjà vers sa couche en dodelinant de la tête. Galathée le borda et resta à ses côtés alors qu’il s’endormait, puis elle regagna les flammes courageuses de leur feu, songeuse.

Une nouvelle journée touchait à son terme, une journée imprévue, hors du flux tracé de leur existence. Elle avait à peine vu le barde depuis son revirement, lui avait à peine parlé. Fallait-il… elle craignait de briser l’instant par une parole malencontreuse. En même temps, rester dans le silence lui semblait impossible. Elle soupira. S’il devait y avoir un lendemain pour leur association, leur groupe, il fallait qu’il soit conscient, construit, partagé. Une chute en avant, aveugle, ne leur apporterait que des désillusions. Elle attendrait que la faim le lève.

[Taliesin]

Elle l'arracha au sommeil une heure plus tard, alors que la nuit avait définitivement balayé les derniers vestiges violacés du crépuscule. L'elfe ouvrit les yeux, se redressa et jeta un regard hébété sur le camp.
C'est pour l'aube, songea-t-il, de prime abord.
Mais la mémoire lui revint. Non, ce ne serait pas pour l'aube. Ni pour la suivante, ni pour celles qui la suivraient. Il s'était engagé sur une autre voie. Cette décision, soudain, lui apparut dans toute sa précarité, dans toute sa folie, et il se sentit défaillir. Mais il s'était engagé trop loin pour reculer. Il rassembla donc ses esprits, se concentra sur la lueur dansante du foyer, sur la rôdeuse, assise juste à côté, et se leva pour la rejoindre.
-Passé un bon après-midi ?demanda-t-il en s'emparant de l'assiette emplie à son attention.

[Galathée]

« Mouvementée. » répondit la rôdeuse en reversant le contenu de l’assiette dans le pot sur les braises. « Victor ne manque ni d’imagination, ni d’énergie, comme tu l’auras déjà noté. »
Elle lui sourit doucement, à la lueur de la flamme.
« Tu as bien dormi ? Pas de coups de soleil ? »

[Taliesin]

L'elfe haussa les épaules.
-Bien dormi, oui... Comme une souche, même... Quant aux coups de soleil, je ne sais pas. Mais Victor devait être grillé, lui, non ? Je crains de m'en être préoccupé un peu tard... Mais au moins, il ne s'est ni noyé, ni rompu le cou. Je n'ai donc pas été absolument lamentable sur toute la ligne.
Il jeta un regard à l'enfant endormi.
-C'est un gentil gosse, poursuivit-il. Mais il m'a fait l'effet d'être un peu... frénétique. Je me demande combien de temps il tiendra à ce rythme là.
Il reporta son attention sur la jeune femme et lui esquissa un pâle sourire.

[Galathée]

« Nous verrons bien. » fit-elle simplement. « Autant qu’il profite de l’été… »
Elle lui servit le ragoût du jour avec précaution. Il avait l’air affamé mais encore un peu endormi. Elle le laissa donc manger en silence, ignorant comment aborder ce qui lui brûlait les lèvres. Elle finit par jeter un regard aux étoiles, froides et lointaines, prit une profonde inspiration et se lança.
« Taliesin, je suis ravie que tu aies décider de rester… de survivre, mais… mais c’est une décision qui me fait terriblement peur, aussi… »
Voyant qu’il relevait les yeux de son assiette, elle embraya.
« Tu dis… que ces derniers jours… t’ont rendu l’envie de vivre mais… ces jours… ne crains-tu pas… ils étaient particuliers… comme baignés d’un petit quelque chose de surnaturel… comme si… comme si nous avions eu quelque chose à vaincre, des ténèbres… mais il en viendra mille autres… mille qui n’auront pas cette lumière, cette douceur… nous ne pourrons jamais… je ne pourrai jamais… je n’avais pas imaginé… maintenir cette félicité… c’est tout simplement impossible. Je crains que tu sois déçu. Que la vie avec nous ne puisse pas être ce que tu désires ou imagines… »