[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Lesquels décidèrent de ne pas aller plus loin. Il leur restait en poche de quoi se payer une chambre et un repas. La vente de la jument et leurs divers achats pouvaient donc attendre encore un peu.
Ils démontèrent devant l'auberge. Le tenancier - un homme âgé, l'air jovial, mais relativement mince, ce qui était plutôt rare pour quelqu'un de sa profession - sortit de la salle commune et s'enquit poliment de leurs besoins. Il avait bien sûr de quoi les nourrir et les loger, eux mais aussi leurs chevaux. Il appela d'ailleurs un jeune palefrenier qui s'empressa de mener ceux-ci à l'écurie en assurant leurs propriétaires qu'il prendrait soin d'eux et leur donnerait force avoine.
Dix minutes plus tard, Galathée, Victor et Taliesin étaient attablé devant un repas des plus alléchants, surtout comparé à leur régime frugal de ces derniers temps. Ils mangèrent donc avec appétit, tandis que l'aubergiste apprêtait leur chambre et y montait leurs affaires. A son retour, il demanda si la chair était à leur goût, puis s'enquit des raisons qui les avaient menés dans un endroit si reculé. Ils lui répondirent évasivement,expliquant qu'ils avaient fui les événements luméniens et qu'ils songeaient à s'installer dans un lieu paisible. Il ne posa pas davantage de questions mais, lorsqu'ils s'enquirent d'une personne susceptibles de vouloir acheter une jument, il se fit un plaisir de leur indiquer une ferme à une demie lieu au sud du village - qui, leur apprit-il, s'appelait Hautépine.
-Et vous aurez pas de problème pour trouver à vous employer, si vot' métier c'est vous occuper des animaux, conclut-il joyeusement à l'attention de Galathée. Un vétérinaire est jamais d'trop, surtout pendant la saison des foires. Et comme on est en plein d'dans... Suffira qu'vous guérissiez une bête pour qu'la rumeur s'répande et qu'on vous d'mande au quat' coins d'la vallée !
Puis il s'excusa et s'en fut vaquer à ses occupations, non sans leur avoir fait promettre de l'appeler à corps et à cris s'ils avaient besoin de quoi que ce soit

[Galathée]

Alourdis par leur bon repas, les trois compagnons eurent du mal à se remettre en mouvement. Ils s’arrachèrent finalement à la salle de l’auberge, attiré par les bruits d’un village en activité et la lumière du soleil. La ferme qu’on leur avait indiquée se trouvait au sud de Hautépine, à une demi-lieue du bourg. On y élevait des chevaux de qualité, qui étaient ensuite acheminés vers les cités côtières et leur noblesse dépensière. En pénétrant dans les terres du petit haras, Galathée fut à nouveau saisie de nostalgie. Des poulains de l’année, âgés de quatre ou cinq mois, s’ébattaient dans l’herbe, se poursuivant sous les yeux placides de leurs mères. De l’autre côté du chemin, un étalon gris galopait avec énergie, poussant des hennissements interloqués à l’adresse de leurs montures. Sa propre jument avait les oreilles dressées, attentive, et la jeune femme sourit en imaginant que la créature détaillait sa nouvelle résidence potentielle. Jusque là, elle avait l’air plutôt bien disposée, et la rôdeuse supposa que le jeune crâneur qui l’interpellait de l’autre côté de la barrière n’y était pas étranger.
Lorsqu’ils parvinrent dans la cour de la bâtisse, ils étaient déjà attendus par un petit groupe composé d’un homme bien bâti dans la fleur de l’âge, d’une femme qui avait l’air d’être la sienne, de deux jeunes gars aux cheveux hirsutes piquetés de paille et de trois gamins de taille croissante, dont le plus petit ne devait pas avoir trois ans. Ils étaient circonspects mais plutôt souriants. Sans doute avaient-ils l’habitude de voir débarquer des acheteurs potentiels. Sans doute leurs visiteurs du jour n’avaient-ils pas l’air bien dangereux.

Galathée mit pied à terre la première, bientôt imitée par ses compagnons, et entra en matière immédiatement avec le propriétaire de l’élevage, un certain Abel Courtepointe. Il était toujours à la recherche de bonnes poulinières, et il passa en revue la jument avec Galathée. C’était un fin connaisseur mais la jeune femme n’avait rien à cacher concernant la bête. Ils convinrent d’un prix raisonnable, comprenant également le harnachement. Ensuite, la rôdeuse proposa à tout hasard ses services. Courtepointe, fils et petit-fils d’éleveur, avait lui-même des compétences pointues, mais il avait deux animaux souffrants dont il ne parvenait pas à soulager les maux et il entraîna donc Galathée à sa suite dans les granges. Victor cavala à la suite de la jeune femme, tandis que Taliesin restait avec leurs deux dernières juments. La femme de Courtepointe l’entretint quelques instants, mais l’ancien barde réalisa bientôt qu’il était la cible des regards des enfants, qui l’observaient en chuchotant. Leur mère lui expliqua qu’ils n’avaient jamais vu d’elfe, mais que de nombreuses légendes circulaient à leur sujet. Il faisait un peu figure de licorne dans leur cour de ferme. La petite fille, pas plus de 5 ans, finit même par venir le toucher respectueusement, ses grands yeux bleus écarquillés d’angoisse et d’émerveillement.

Galathée et Victor revinrent peu après. Le gamin avait le teint blafard et une mine épouvantée. La jeune femme avait les avant-bras couverts de sang et un sourire désolé. Elle suivit Abel et ses deux aides jusqu’à un abreuvoir où ils se lavèrent à grande eau.
Ensuite, ils prirent congé, et la rôdeuse promit de revenir dans la quinzaine, pour une nouvelle visite.

Ils redescendirent au village, Galathée et Victor sur la placide monture de ce dernier, Taliesin sur sa propre jument. Une bonne chose de faite, dans les règles.

[Taliesin]

De retour au village, ils laissèrent leurs montures dans les écuries de l'auberge et se mirent à déambuler dans les rues. Taliesin commençait à se détendre : les habitants de Hautépine étaient accueillants et chaleureux, et la bourgade ne présentait aucun des inquiétants stigmates de Fumeterre. Galathée paraissait mieux, elle aussi : sans doute l'ambiance du lieu, et surtout le fait de s'être remise au travail, l'avaient rassérénée. Quant à Victor, il ne pipait mot, et il avait pris ses distances avec la rôdeuse, comme si cette dernière était encore souillée du sang qui la maculait moins d'une heure auparavant.
Ils firent leur première halte chez l'unique forgeron du village. Là, ils achetèrent divers outils, dont une scie et une hache qui ne serait pas de trop pour couper le bois nécessaire à les chauffer, l'hiver venu. Taliesin remarqua une ou deux épées accrochées au mur. Il hésita puis renonça à en acquérir une. Une telle arme pourrait être utile, mais il ne se sentait pas encore prêt à arborer semblable chose à sa ceinture.
L'étape suivante les mena dans une petite échoppe, sorte de comptoir rassemblant toutes les productions locales. Ils purent s'y procurer des couvertures, des draps et de quoi confectionner des matelas : larges pièces de tissu, duvet pour les emplir, fil et aiguilles pour les coudre. Pour les vêtements, il leur faudrait attendre : il y avait bien un tailleur dans les parages, mais il était seulement présent à Hautépine les jours de foire. De plus, les habitants confectionnaient généralement leurs propres hardes. Ils devraient attendre aussi pour leurs lits et le reste du mobilier : ils n'avaient pas encore suffisamment d'argent pour s'offrir les services de l'ébéniste local. Cela n'inquiéta pas l'ancien barde, cependant : en cas de nécessité, il se sentait capable de parer au plus pressé en bricolant ce dont ils auraient vraiment besoin.
Lorsqu'ils eurent terminé leurs emplettes, l'après-midi touchait à sa fin. Ils regagnèrent donc l'auberge où le tenancier leur servit un repas aussi appétissant que le précéent. Galathée et Taliesin mangèrent sans se faire prier et même Victor qui, au début, ne fit que grignoter, sans doute toujours sous le coup de l'intervention vétérinaire à laquelle il avait assisté, termina son assiette sans laisser une seule miette.

[Galathée]

En fin de repas, comme Victor avait toujours la mine pâle, Galathée lui entoura les épaules d’un bras amical.
« Je t’avais prévenu… » commença-t-elle.
L’enfant se renfrogna en croisant les bras.
« Mais si tu n’en fais qu’à ta tête… »
« C’était dégueulasse ! » s’exclama Victor.
Il se tourna vers Taliesin pour le prendre à témoin.
« Si tu savais ce qu’elle a fait… C’était horrible ! Plein de trucs visqueux… beurk… Tu voudrais plus dormir près d’elle ! »
« Ah ben c’est gentil, ça. »
« Et elle a mis ses mains dedans et ça lui était complètement égal ! Dans le ventre de la vache ! Je l’ai vu ! »
« Victor… »
« Beurk. Répugnant. Heureusement qu’on a fini de manger. »
« Tu peux le dire. »

[Taliesin]

Taliesin ne put réprimer un sourire amusé.
-J'ai été inspiré en demeurant en arrière, alors ! dit-il doucement. Le spectacle auquel j'ai assisté était oh combien moins horrible : il s'agissait juste des gosses du fermier qui me regardaient avec l'air de se demander si j'étais bien réel ou s'ils étaient victimes d'une hallucination collective. Pour trancher, la petite fille s'est finalement résolue à venir me toucher...
Toujours souriant, il se tourna vers Galathée.
-J'avoue cependant être horrifié par le récit de Victor. Mais... je veux bien continuer à dormir près de toi. A condition que tu te laves après tes interventions, bien sûr. Et que tu laisses tes instruments dans une autre pièce. Je n'ai guère envie que tu te mettes à m'opères lors d'une crise inopinée de somnambulisme.

[Galathée]

« Je vais tâcher de m’en souvenir. Mais comme je n’ai pas d’odorat, il est possible que j’oublie parfois de me laver. Il faudra que vous me le rappeliez. » dit la jeune femme, souriante.
« Oh… T’es vraiment… beurk… » répéta Victor, horrifié.
Elle posa un baiser sur son front.
« Je sais, merci. »
Il se dépêtra de son étreinte, se leva, fit le tour de la table et vint s’asseoir de l’autre côté de Taliesin.
« Tu me protèges d’elle ? Je suis sûr qu’elle a plein de germes, maintenant. »
« Je vais aller prendre un bain. » proposa Galathée.
« Tu promets de bien frotter ? »
« Oui ! »
« Allez, alors, file. »
« Bien, monseigneur. »
Elle se leva et gratifia la table d'une petite révérence, d’un clin d’œil et partit chercher l’aubergiste. Elle avait hésité à faire une plaisanterie sur le risque d'être kidnappée assise dans son baquet, mais c'était ravisée à la dernière seconde.
Quelques minutes plus tard, elle montait à l’étage.

[Taliesin]

Taliesin la regarda s'éloigner puis reporta son attention sur Victor. C'était la première fois depuis longtemps qu'il se retrouvait seul en sa compagnie, et il ne savait trop que dire ou que faire. Il promena son regard sur la salle. Quelques villageois était accoudés au comptoir, vidant un verre tout en devisant avec le tenancier qui venait de revenir à son poste après avoir fourni eau chaude et baquet à Galathée. Du petit groupe fusait parfois un coup d'œil dans leur direction, mais il n'y avait rien là d'autre qu'une curiosité bien compréhensible et nullement oppressante ou malveillante.
-On aurait pu plus mal tomber, glissa enfin l'ancien barde au petit garçon demeuré silencieux. Les villageois ont l'air gentils et ils ne nous regardent pas trop bizarrement. C'est plutôt bon signe.

[Galathée]

« Moi je trouvais qu’ils étaient gentils aussi à Fumeterre, puis en fait, après, ils l’étaient pas. C’est pas si facile, je crois. Faudrait pas juger les gens sur leur mine, mais j’imagine qu’on le fait toujours un peu. » dit Victor, sans le regarder, les yeux fixés sur le comptoir.
« Mais c’est comme Tybert, il avait l’air sérieux et ennuyeux alors qu’en fait, il m’a appris un super jeu. »
Il se tourna finalement vers Taliesin.
« Bon, parfois les gens ont l’air gentil et puis ils sont gentils. Y’a pas de règle, c'est pour ça que c'est compliqué. »
Il reposa son attention sur la salle.
« Tu crois que Galathée elle va rester longtemps dans la chambre toute seule ? Tu crois pas qu’on devrait aller voir si tout va bien ? »

[Taliesin]

L'elfe secoua doucement la tête.
-Je pense que tout va bien, Victor. Galathée viendra nous chercher dès qu'elle aura fini. Elle ne court aucun danger ici. IL ne faut pas se fier aux apparences, oui... Mais on peut quand même noter des signes. Si on avait fait plus attention, à Fumeterre, on aurait remarqué l'absence de filles ou de femmes dans les rues, les regards des gens sur Galathée... J'ai ouvert l'œil toute la journée, tu sais. Et je n'ai rien vu de spécial. C'est un village comme tant d'autres, ni meilleur, ni plus mauvais. Un village dans lequel il y a peu de risques de se faire enlever en prenant un bain dans sa chambre, à l'auberge.
Le gamin acquiesça et continua à observer la salle. Mais bientôt, l'elfe le sentit se tendre à nouveau. Il multipliait les coups d'œil vers l'escalier menant à l'étage, changeait sans cesse de position sur le banc et triturait nerveusement le bord de sa chemise. Il n'oserait rien dire, toutefois, mais l'ancien barde jugea qu'il valait mieux monter, quitte à se voir rabrouer par la rôdeuse. Victor n'avait pas protesté lorsqu'elle était partie de table et avait supporté vaillamment son absence. Inutile de lui en demander trop et de le pousser à la crise.
L'elfe se leva donc et lui frôla l'épaule.
-Allez, viens, allons la voir. Elle a dû finir de se laver.
L'enfant ne se fit pas prier et tous deux gravirent les degrés grinçants de l'escalier de bois. Parvenus dans le couloir, Victor se mit subitement à courir.
-Hé, attends ! lança Taliesin
Mais le gamin avait déjà ouvert la porte de leur chambre et s'y était engouffré sans presque ralentir.

[Galathée]

Galathée, debout dans son baquet, poussa un grand cri de surprise lorsque Victor bondit dans la chambre et se rassit dans l’eau avec force éclaboussures. Taliesin débarqua sur les traces de l’enfant, et la rôdeuse l’engloba dans son regard furibard.
« Vous ne pouvez pas me laisser une petite demi-heure tranquille ? Dehors ! Tous les deux ! »
Elle leur désigna la porte d’un doigt impérieux, l’autre main repliée devant sa poitrine nue.
« Laissez-moi deux minutes. » grommela-t-elle.
Victor déguerpit le premier, regagnant le couloir, vert de honte.

[Taliesin]

Taliesin, mi gêné mi hilare, sortit derrière l'enfant et referma soigneusement la porte derrière lui.
-A ce rythme là, je vais être interdit de séjour dans toutes les auberges d'Hélonna pour cause de tapage incessant... ne put-il s'empêcher de lancer d'un ton résigné
Il s'avisa cependant de la mine pitoyable qu'affichait Victor et grimaça.
-Fais pas cette tête, bonhomme, lui dit-il en s'approchant. C'est pas bien grave.

[Galathée]

Quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit.
« Bon, vous pouvez rentrer. » fit Galathée en s’effaçant.
Elle avait revêtu sa tunique de nuit et ébouriffa ses cheveux d’une main distraite, avant d’aller s’asseoir sur le lit.
« Alors, ça te convient ? » demanda-t-elle à Victor.
Il s’approcha, nez en avant, et prit une profonde inspiration, un rien théâtrale.
« Ça ira. » dit-il, presque mutin.
« Alors pour te faire pardonner, va donc demander à l’aubergiste d’envoyer quelqu’un récupérer le baquet. »
L’enfant acquiesça et détala dans le couloir.
« Quant à vous, venez ici. » continua la rôdeuse en tapotant le lit à côté d’elle du plat de la main.

[Taliesin]

L'elfe s'avança, se demandant à quelle sauce il allait être dévoré, et préféra prendre les devants avant même d'être assis.
-Je suis désolé... Victor commençait à être inquiet... Je l'ai fait patienter autant que possible, mais j'ai préféré monter avant qu'il ne fasse... Je ne sais pas, une crise de panique. Je n'ai malheureusement pas pu le retenir dans le couloir, et en t'entendant crier... hum... Enfin bref, vraiment désolé pour cette... intempestive interruption.

[Galathée]

Galathée posa simplement la tête sur son épaule et lui attrapa la main, avant de pousser un soupir d’aise. Elle sentait le savon et la menthe poivrée et sa peau était fraîche et propre.
« Si ça n’avait été que toi, je n’aurais pas poussé de grands cris. » murmura-t-elle en se redressant, à l’instant où Victor faisait sa réapparition accompagné d’un accorte jeune homme. Celui-ci rougit en croisant le regard de la jeune femme, et disparut rapidement avec le baquet.
Victor sauta sur le lit à côté de Galathée et commença à retirer ses chausses.
« Bon, y’a que deux lits. » dit-il soudain, en avisant la chambre de son regard clair.
« Je vais dormir avec toi. » proposa Galathée.
« Non. » fit-il.
« Mais si. »
« Tu dois dormir avec lui. »
« Pourquoi ça ? »
« Parce que c’est comme ça. » décréta le gamin. « Moi j’dors pas avec une fille qui met sa main dans le ventre des vaches. »
Puis il se tourna vers Taliesin.
« Si tu as peur, tu peux dormir avec moi. Je comprendrais. »

[Taliesin]

Taliesin hésité. L'opération à laquelle avait assisté le gamin n'était pas sans l'avoir choqué, c'était plus qu'évident. Et derrière sa proposition se cachait peut-être la peur bien réelle de dormir tout seul. Mais il se pouvait aussi que ses paroles n'aient été qu'une boutade, auquel cas Victor serait plus que déconfit de les voir prises au pied de la lettre. Sans parler du fait qu'être fuie par ses deux compagnons sous prétexte qu'elle avait soigné un animal malade n'agréerait guère à Galathée, à n'en pas douter.
Tes propres mains sont souillées d'un tout autre sang, songea-t-il brusquement en déboutonnant sa chemise.
-Je vais rester avec Galathée, dit finalement l'ancien barde en souriant au petit garçon. Mais si je venais à être trop terrifié pour dormir, j'accepterai de grand cœur ton offre.

[Galathée]

Ils s’installèrent bientôt pour la nuit, Victor seul dans le petit lit, Galathée et Taliesin élisant domicile dans le plus large. La rôdeuse était fatiguée, à la fois physiquement et nerveusement, et sitôt la bougie soufflée, elle ferma les yeux et poussa un profond soupir.
Victor se retournait dans les ténèbres, un peu nerveux, mais sans plus, et elle s’inquiéta un instant de n’avoir pas ajouté de valériane dans son ragoût.
Advienne que pourra, songea-t-elle.
Avec un peu de chance, l’escapade villageoise lui aurait changé les idées.
« Pourquoi ils te trouvaient bizarre, les enfants à la ferme ? Tu sais comment ils s’appelaient ? » demanda soudain le petit garçon.

[Taliesin]

L'ancien barde se tourna dans sa direction.
-Et bien, leur mère m'a dit qu'ils n'avaient encore jamais vu d'elfes, qu'ils n'en connaissaient que les légendes et les histoires qu'on se conte lors des veillée. Du coup, ils devaient se demander si j'étais bien réel... Quant à leur nom... Leur maman a fait les présentations, ce qui ne les a pas décidé à ouvrir la bouche pour autant ! La fille, c'était Elise, je crois. Le tout petit, Aubin. et le grand... Je ne me souviens plus. Peut-être Antoine. Oui, ça doit être ça.

[Galathée]

« Ah. Peut-être que tu crois qu’on retournera les voir alors, un jour ? Juste pour savoir si la jument va bien, ce serait mieux, on sait jamais avec les gens… »
« La jument sera très bien. » grommela Galathée.
« Mais pour être sûr… »
« Je dois y retourner pour m’occuper d’une truie… »
« Ah non ! Ça j’viens pas ! C’est dégueulasse ! »
« Je ne t’ai pas demandé de venir… »
« Mais j’pourrai parler avec les petits enfants pendant que toi tu t’occupes de la truie. »
« Si tu veux. »
« On verra. »
« Oui. Maintenant laissez-moi dormir, tous les deux, vous voulez bien ? »
« Rabat-joie. »
« Eternelle. »

[Taliesin]

-Quel dommage, murmura Taliesin, l'air chagrin. Moi qui voulais justement profiter de l'occasion pour lancer un débat sur les mérites comparés et les implications ontologiques des paradigmes lathandrien et helmite... Enfin, tant pis, ce sera pour une autre fois...
Il ponctua sa phrase d'un soupir théâtral puis se tut et trouva une position confortable sous les draps. Il n'était pas particulièrement fatigué. Mais pas spécialement tourmenté. La journée s'était somme toute bien passée. Mieux, peut-être, qu'il n'aurait osé l'espérer. Avec un peu de chance, la nuit serait tout aussi paisible, et, à l'aube, les ténèbres auraient un peu déserré leur étreinte sur leur trio qui avait bien besoin d'un semblant de répit.

[Galathée]

Après quelques minutes de silence, une petite voix s’éleva, feutrée.
« C’est quoi ontomogique des paradines ? » demanda Victor, sérieux, comme si la question allait l’empêcher de dormir.
Près de Taliesin, Galathée se retourna, et exhala sans bruit, signe qu’elle s’était déjà endormie. Une main abandonnée reposait cependant sur le ventre de l’elfe, tranquille.
« C’est qui les termites ? »

[Taliesin]

Tout doucement, pour ne pas déranger la rôdeuse, Taliesin se tourna vers le gamin.
-Les helmites, chuchota-t-il. Ceux qui vénèrent le dieu Helm. Pour le reste, j'ai raconté un peu n'importe quoi. C'était une blague, j'ai pris les mots les plus ennuyeux que me sont venus à l'esprit..
Il s'interrompit. Il ne se sentait pas le courage de débuter un exposé philosophique sur l'ontologie. Mais, surtout, il avait l'impression que Victor s'en moquait. Il avait avant tout l'air de vouloir parler, quel que soit le sujet.
On a même pas pensé à lui donner de valériane... songea-t-il tout à coup.
-Est-ce que ça va ? reprit-il dans un souffle. Tu penses que tu vas arriver à dormir ?

[Galathée]

« Ça va, je crois. Je me disais aussi que ça pouvait pas être des termites. Parce que sinon, le temple de Lathandre finirait par tomber. Les termites ça mange le bois, c’est comme les mites ça mange les vêtements. »
Il soupira.
« Mais peut-être que les dieux disent aux termites de pas manger leurs temples, ce serait plus facile. »
Il bâilla, se retourna et grommela encore quelque chose d’inaudible. Puis sa respiration se stabilisa. Il s’était endormi à son tour.

[Taliesin]

Taliesin se mit à imaginer les puissances d'en haut convoquant en conciles termites et mites pour les chapitrer vertement et leur rappeler, avec forces menaces, que temples, chapelles, soutanes et surplis en tous genres étaient sacrées, qu'il était formellement interdit d'y poser ne serait-ce qu'une mandibule sous peine de se voir frapper d'anathème.
La vision lui arracha un sourire, et , dans les ténèbres, il prit la main de Galathe qui, légère, reposait toujours sur son ventre. En dehors de la respiration sereine de ses compagnons et des craquements légers du bois de la toiture, on n'entendait plus guère de bruit dans l'auberge. Parfois un éclat de voix, dans la salle commune, mais cela devint de plus en pus rare pour, finalement, s'arrêter complètement.
L'ancien barde finit par sombrer dans une somnolence légère qui alla s'alourdissant. Il repensa aux événements de la journée, à ceux de la semaine précédente, se dit que les choses auraient pu plus mal tourner que, peut-être, ils allaient s'en sortir, tous autant qu'ils étaient.
Sa dernière pensée, confuse, alla à la toiture de leur petite maison. Peut-être aurait-t-il été prudent de consacrer leur demeur afin d'en faire un sanctuaire lathandrien. Il lui avait en effet semblé repérer des termites dans un arbre mort, non loin de la clairière...

[Galathée]

Le chant des oiseaux réveilla Galathée, alors que le soleil se faufilait au travers des rideaux, curieux du sommeil des êtres pensants. Ouvrant un œil, elle constata que Victor s’était glissé dans leur lit et reposait désormais entre ses bras, niché en petite boule, le visage serein. Elle n’avait aucun souvenir de l’avoir vu ou entendu arriver. Petite souris, il s’était faufilé dans la nuit noire, silencieux mais déterminé. D’une main soucieuse, elle descendit le long de son dos, mais il n’avait pas eu d’accident. Elle soupira d’aise, bâilla et se tortilla pour jeter un coup d’œil sur Taliesin qui dormait encore, coincé contre le mur, tranquille en dépit de l’espace exigu qu’on lui avait laissé.
Elle n’avait pas de raison particulière de les obliger à se lever et se doutait que son départ les tirerait de leur douce torpeur. Elle prit donc le parti de paresser, chose qui lui était plutôt étrangère. La journée serait courte, de toute façon. Ils avaient acheté ce dont ils avaient besoin la veille, restait à trouver une chèvre et quelques poules avant de remettre le cap sur leur refuge forestier.
Dehors, un coq chanta. Des bruits étouffés lui parvinrent de l’étage inférieur, sans doute l’aubergiste ouvrait-il sa salle pour les habitués les plus matinaux, en quête d’un gruau. Y songeant, elle sourit en entendant son estomac gargouiller et commença à remuer davantage, espérant peu à peu ramener les marmottes en surface.

[Taliesin]

Compte tenu de sa position, Victor fut le premier à être arraché au sommeil par les manœuvres de la rôdeuse affamée. Il grommela, ouvrit les yeux, et adressa un sourire contrit à la jeune femme.
-Désolé... murmura-t-il.Me suis réveillé au milieu de la nuit et comme j'arrivais pas à me rendormir...
Il roula sur le dos, bâilla, s'étira, ce qui obligea Galathée à reculer encore un peu en direction du mur. Au passage, d'un mouvement malheureux, elle gratifia les côtes de Taliesin d'un vigoureux coup de coude. L'ancien barde battit des paupières, déconcerté, et jeta un regard embué de sommeil et de douleur sur ses compagnons.
-Je ne peux pas reculer plus, souffla-t-il. Derrière moi, c 'est le mur. Mais je peux aller sous le lit, si vous ne m'écrasez pas et me laissez passer.

[Galathée]

« Désolée. » murmura la rôdeuse, escaladant Victor pour s’extirper du lit. Elle trottina dans un coin et entreprit de s’habiller en quatrième vitesse, profitant de l’état vaseux de ses comparses.
« Je vous attends au petit déjeuner ! » lança-t-elle ensuite, avant de les abandonner encore au lit.
Elle traversa le couloir, descendit le petit escalier de pierre sombre et déboucha dans la salle presque vide. Avisant une table vide près des fenêtres, elle s’y coula, et attendit, souriante, qu’on veuille bien venir s’enquérir de son appétit.
Ce fut chose rapidement faite et elle s’attaqua sans attendre à la bouillie d’avoine sucrée qu’on lui avait apportée, gardant un œil impatient et amusé sur les dernières marches de l’escalier.

[Taliesin]

Victor parut quelques minutes plus tard, seul, et rejoignit la jeune femme d'un pas traînant.
-Il s'est rendormi, dit-il après avoir étouffé un bâillement. Il a dit que le coup lui avait fait des fêlures et un traumatisme heu... je sais plus comment. Et après, il s'est rendormi.
Il s'interrompit comme le tenancier lui apportait son propre petit déjeuner, auquel il s'attaqua avec appétit.
-Je crois qu'il a rien, en fait, reprit-il, la bouche pleine. Je crois qu'il avait juste sommeil.

[Galathée]

Lorsque Victor eut terminé à son tour, Galathée l’entraîna au dehors, à la recherche des derniers éléments qui leur faisaient défaut. Conseillée par l’aubergiste, puis par deux villageois qui devisaient tranquillement sous le tilleul, la jeune femme entraîna Victor dans les petites rues ensoleillées du village. Au début nerveux, l’enfant se tranquillisa face au calme contagieux de Galathée. Ils cheminèrent au hasard de leurs envies, puis bifurquèrent vers un petit pont de bois qui enjambait la rivière, la traversèrent et remontèrent vers une ferme tapie au creux d’un champ de fleurs sauvages. Une vingtaine de chèvres levèrent la tête à leur approche, et lorsqu’ils atteignirent la cour, ils furent accueillis par une jeune femme rubiconde et celle qui devait être sa mère, plus âgée mais non moins énergique.
La rôdeuse en vint rapidement au fait. D’abord ragaillardie par le beau temps et sa faste nuit, elle s’était aventurée au dehors sans angoisse. Et si les Epineux semblaient plus engageants que les Fumeterreux, elle commençait à s’inquiéter de la mine que ferait Taliesin en réalisant qu’ils s’étaient éclipsés sans lui. Bien sûr, elle avait demandé à l’aubergiste de le prévenir, et elle imaginait qu’un barde, même échaudé par l’existence, pouvait avoir des emplettes particulières à faire auxquelles il serait heureux de procéder en solitaire. Mais il pouvait aussi réagir très négativement à ce abandon bénin…
Ils repartirent donc avec une chèvre couleur terre de trois ans, bonne laitière, et trois poules immaculées dans un petit cageot. Victor trouvait qu’elles étaient trop serrées, mais Galathée lui assura qu’elles survivraient s’ils se hâtaient. L’enfant se mit donc à courir à toutes jambes vers l’auberge, laissant la jeune femme et les bestioles loin derrière.

[Taliesin]

La rôdeuse fut vite rassurée quant à la réaction de Taliesin face à leur petite escapade. En arrivant enfin sur la placette, elle le découvrit simplement assis sur un banc, en compagnie de l'aubergiste. Ttous deux fumaient tranquillement leurs pipes respectives, sous le regard quelque peu étonné d'un Victor encore essoufflé par sa course folle.
Lorsque la jeune femme et ses compagnons à plumes et à cornes furent à leur hauteur, l'ancien barde et l'aubergiste se levèrent.
-Tu n'as pas chaumé, dis-moi ! s'exclama le premier, souriant, tandis que le second regagnait la salle commune où un habitué, le traitant joyeusement de lambin, lui réclamait de la bière..

[Galathée]

« J’espère que tu as pu profiter de ta grasse matinée. » lui répartit la jeune femme, sans malice.
L’aubergiste revint et s’enquit des dispositions à prendre pour les nouveaux animaux, et Galathée se tourna vers ses deux compagnons.
« Si vous êtes d’accord, je dirais que nous restons encore déjeuner. Ensuite, la route nous appellera… C’est le moment de songer à tout ce dont vous avez besoin que nous n’avons pas encore acheté. Il nous reste un tout petit peu d’argent. Pas de quoi s’offrir un chariot ou une vache, mais s’il vous faut quoi que ce soit… »