[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Elle ne se rendit compte de rien. Les yeux dans le vague, la main tenant gracieusement sa cuiller en l'air, elle paraissait plonger dans une légère songerie.
-Du travail... Oui... Heureusement que vous êtes venue, d'ailleurs... Même maintenant que Gérold est si fatigué, nous pouvons généralement faire face au quotidien du village, mais lors des foires... Je ne sais pas ce que nous aurions fait, sans vous.
Elle reposa sa cuiller.
-Mais... C'est dommage que Victor et Taliesin ne vous aient pas accompagnée. Le petit aurait trouvé de quoi s'amuser, ici, et votre ami également. Sans parler du fait qu'il aurait enfin pu me parler de ses voyages, et des elfes, comme il me l'a promis...
Elle poussa un profond soupir et adressa un sourire un peu contrit à Galathée.
-Vous avez de la chance de connaître quelqu'un tel que lui. Il n'y a qu'a voir la manière dont il s'inquiétait pour l'enfant, la fois où il est venu nous trouver, pour savoir qu'il est bon... J'aurais aimé le croiser pour la foire, mais enfin, il y aura d'autres occasions, j'imagine.
Valaellyn sourit de nouveau et s'attaqua au contenu de son assiette.

[Galathée]

Galathée demeura silencieuse une seconde, puis se reprit. Rien dans ce que disait la jeune prêtresse n’était somme toute surprenant ou scandaleux. Bien sûr, elle jugeait Taliesin sur sa mine d’aujourd’hui, mais sans doute percevait-elle justement ce qu’il y avait à voir en lui, à mille lieues de l’être extrême que la rôdeuse connaissait.
« Oui, j’ai de la chance, je crois. Je pense qu’ils viendront tôt ou tard, si pas pour une foire, juste pour profiter d’un peu de compagnie. Victor a besoin de côtoyer des enfants de son âge et Taliesin… Il sera heureux de pouvoir partager ses expériences avec vous, il aime bien raconter, vous l’aurez remarqué. »
Et puisqu’il vous l’a promis.
Elle se décida à entamer son propre déjeuner, songeuse. Bien sûr, elle s’était attendue à ce que se pose la question d’une relation avec quelqu’un d’une autre race, dont les perspectives temporelles étaient à ce point différentes, et qui vivait peut-être toute une série de choses, même sensoriellement, psychologiquement, qu’elle ne pouvait pas imaginer. Mais elle avait espéré que cela n’arrive qu’une fois que les bases étaient claires, du moins. Ce qu’ils ressentaient l’un pour l’autre, déjà, et qui était toujours du registre du non-dit. Elle avait l’impression que Gérold et Valaellyn, et leur histoire tragique, allaient saper toute possibilité avant même qu’elle n’existe.
Peut-être est-ce mieux, songea-t-elle. En temps de crise, on s’attache à ce qui passe, pour un soutien immédiat devant l’adversité. Au-delà, ce qui nous avait plu nous mine, un rappel incessant des tréfonds auxquels nous nous sommes arrachés…
Galathée s’éclaircit la gorge.
« Je me demandais… J’aurais aimé savoir comment je serais rémunérée. Pas que je m’en inquiète, pas du tout. Mais les fermiers déçus par mon diagnostic ne cessent d’insinuer que je participerais à des tractations illicites, et je dois dire que si je savais ce qu’il en est, je pourrais mieux leur renvoyer leurs détestables commentaires à la figure… »

[Taliesin]

La prêtresse hocha la tête.
-Ah, ça, nous y avons aussi droit, parfois. Même si notre robe de clerc nous protège de certaines assertions, elles ne nous les épargnent pas toutes... Mais pour vous, j'imagine que ça doit être pire... Enfin bref, en ce qui concerne votre rémunération, je ne sais pas exactement. C'est le conseil du village qui vous payera, comme il paye les habitants engagés pour assurer la sécurité. Peut-être le tarif est-il fixé à l'avance, peut-être dépend-il en partie du succès de la foire... Mais pas de tractations secrètes et illégales, rassurez-vous ! Ceci dit, si vous avez vraiment des doutes, allez trouver le bourgmestre : il se fera un plaisir de vous répondre.

[Galathée]

« Non, vos explications me suffisent amplement. »
Elle soupira, s’étira longuement.
« Bon, je pense que je vais aller relever Gérold. » fit-elle en se levant. « A plus tard… »
Et sans attendre, Galathée s’enfonça à nouveau dans la foule, plus dense autour de l’auberge où l’on régalait les badauds. Le foirail était par contre un peu moins peuplé, du moins en êtres humains, et la rôdeuse chercha le vieux clerc du regard.

[Taliesin]

Elle le découvrit à la permanence, en pleine conversation avec un groupe d'Epineux qui se passaient de main en main une flasque de vin. L'humeur était légère, le propos joyeux, et la rôdeuse n'eut pas a entendre ce qu'ils disaient exactement pour comprendre que les premières heures de la foire leur apportaient à tous entière satisfaction.
En l'apercevant, Gérold lui fit signe de s'approcher.
-Déjà mangé ? s'enquit-il, amical. Ah, ces jeunes, toujours pressés, n'est-ce pas ? Ou bien est-ce Valaellyn qui vous a fait fuir ?

[Galathée]

La répartie du clerc prit Galathée au dépourvu, et elle tarda à répondre.
« Heu… Mais non pas du tout, simplement… Je me suis dit que vous aviez peut-être besoin d’un coup de main… Je n’ai… enfin, je n’avais pas très faim. »
Elle grimaça une seconde, reporta son regard sur la foire.
« D’ailleurs, je crois que je vois… quelqu’un qui a besoin de moi. »
Les saluant d’un geste de la tête, elle s’esquiva, en proie à un embarras grandissant. Heureusement, son mensonge ne le resta pas bien longtemps. Une jeune femme l’appela pour lui présenter une vache alitée qui haletait, victime d’une insolation. Le soleil tapait dur sur les têtes, et l’ombre faisait défaut.

[Taliesin]

L'après-midi glissa lentement vers le soir sans que Galathée trouve le temps de faire une nouvelle pause. Si l'activité et l'effervescence du foirail avaient connu une légère décrue aux alentours de midi, elles avaient repris avec une vigueur nourrie peu après, et la jeune femme se vit solliciter par une foule de quémandeurs avides de ses lumières. Comme le matin, nombreux furent ceux à bougonner, mais personne ne remit jamais en cause son jugement ou ne tenta de la prendre à partie
Durant ses errances au milieu des allées, la jeune femme croisa à plusieurs reprises Valaellyn qui, à chaque fois, lui adressait un signe amical avant de retourner vaquer à ses occupations. Quant à Gérold, il ne tarda guère à passer le plus clair de son temps à la permanence, le visage visiblement marqué par la chaleur et la fatigue.
Il était près de sept heures et, lentement, les chalands se faisaient moins nombreux sur le foirail, lorsqu'un homme héla Galathée. Son ton était pressant et pour le moins furieux.
-Hé, vous ! C'te femme essaie d'me vendre une vache malade !
Le cri avait déjà suscité un certain nombre de murmures hostiles lorsque Galathée s'approcha de l'un des minuscules enclos qui constellaient cette partie du champ de foire réservée aux paysans n'ayant qu'une ou deux bêtes à vendre. Là se tenaient, outre l'acheteur rubicond et furibond, une femme maigre, jeune mais déjà marquée par le travail, un gamin d'une dizaine d'années - son fils, probablement - et une vache laitière aussi famélique que ses propriétaires
-R'gardez moi c'te beste-là ! reprit le chaland. l'est malade, ça s'voit ! C'te sorcière amène une vache malade en pleine foire !
-Elle n'était pas malade avant ! protesta la femme. On l'a depuis cinq ans, jamais été malade ! Elle est robuste et courageuse, d'surcroît. L'a fait le trajet sans s'plaindre depuis chez nous. Et l'était encore très bien ce matin. Un coup de chaud, ça doit être.
-Un coup d'chaud ? ça fait pas baver, les coups d'chaud ! Bon, vous allez vous décider à r'garder l'bestiau, vous ? s'énerva-t-il à l'intention de Galathée. S'il est malade, faut l'virer et l'tuer avant qu'il contamine les autres !
En s'approchant, Galathée constata que si la vache tenait encore debout, elle ne tarderait pas à s'effondrer. Sa robe tachetée était trempée de sueur ; ses yeux vitreux fixaient les alentours sans paraître les voir et un léger filet de bave coulait, épais, de ses babines closes. Ses pattes maigres flageolaient tandis que l'animal faisait effort pour rester campé dessus et sa queue battait si mollement l'air qu'elle ne parvenait pas à chasser les mouches qui se posaient sur sa croupe étroite.
-Dites-lui que c'est qu'un coup de chaud, madame... reprit la paysanne. C'est une bonne bête, vaillante, qu'a jamais été malade. Le soleil a pas dû lui plaire. C'est qu'un coup de chaud, elle va se remettre très vite...

[Galathée]

Mais Galathée constata rapidement qu’il n’en était rien. L’animal était mal point, agonisant même, et son regard vitreux lorgnait la rôdeuse avec une supplique muette. Relevant les yeux, la jeune femme avisa les autres bêtes qui paissaient aux alentours, nombreuses, trop nombreuses. Elle se tourna vers le gamin, hésita une seconde, puis lorgna vers la foule et choisit un badaud au hasard.
« Allez me chercher Dame Valaellyn, c’est urgent. » fit-elle, espérant que le bougre saurait de qui il s’agissait.
La vache plia un jarret, émit un meuglement sinistre, et posa le mufle dans l’herbe.
« Madame, votre vache est malade. Je ne sais pas dire à ce stade ce que c’est, mais… Nous devons être prudents. » dit-elle à mi-voix. « Essayez de vous souvenir. Est-ce qu’elle est entre en contact avec certaines des bêtes voisines ? C’est important. »

[Taliesin]

-Bien sûr qu'ça saleté est entrée en contact avec d'autres animaux !rugit un éleveur qui, à l'instar de beaucoup d'autres, s'était rapproché. L'a bien falut qu'elle la fasse passer dans les allées ! Pis elle est pas restée immobile !
-Si c'est une saloperie contagieuse... commença un autre avant de s'interrompre, laissant la menace latente dans l'air.
La paysanne, elle, resta un moment la bouche entrouverte, frappée de stupeur, ne sachant que répondre aux accusations et à la colère qu'on sentait battre tout autour d'elle, féroce.
-L'était pas malade ce matin... murmura-t-elle. Et hier matin, y avait aucune vache malade non plus, chez nos voisins... ça peut pas être une maladie... Un coup de chaud, c'est forcé...

[Galathée]

« Ça peut être un empoisonnement, un parasite, il n’y a pas de quoi s’affoler inutilement avant d’en savoir plus. » fit Galathée d’une voix forte mais tranquille.
Mais si c’était une maladie contagieuse, elle préférait ne pas songer aux ravages potentiels. Il fallait en tout cas s’assurer qu’aucune créature ne quitte la foire dans l’immédiat.
Si seulement les contrôles avaient lieu à l’entrée, songea la rôdeuse.
Malheureusement, la fermière disait peut-être vrai : si les symptômes venaient d’apparaître, il aurait été difficile d’écarter la bête à l’avance. Elle se retourna vers le foirail, guettant la prêtresse ou quelqu’un du service de sécurité. Des mesures urgentes devaient être prises, mais l’atmosphère commençait à fleurer bon l’émeute.
" Gardez votre calme." répéta-t-elle, avec la même conviction.

[Taliesin]

-Facile à dire pour vous ! répliqua sèchement un homme d'âge mûr. C'est pas vous qui risquez de tout perdre à cause de cette femme !
Un murmure approbateur parcourut l'assistance de plus en plus nombreuse, et la paysanne recula de quelque pas, se rapprochant de son fils et de la vache mal en point. Celle-ci poussa d'ailleurs un meuglement désespéré et finit par s'affaisser sur les genoux, ce qui provoqua des cris de colère dans la foule.
Heureusement, l'attroupement n'était pas passé inaperçu. Galathée repéra plusieurs hommes du service de sécurité qui se rapprochaient, bientôt suivis de Valaellyn et même de Gérold. Ceux-ci rejoignirent la jeune femme.
-Que se passe-t-il ? demanda le vieux clerc, tout essoufflé.

[Galathée]

« Cette vache est mal en point. » fit Galathée en désignant l’animal haletant. « Et je ne sais pas ce que c’est. J’ai pensé que l’un d’entre vous aurait peut-être une idée… Je suis un peu rouillée en la matière. »
Elle jeta un œil à la foule, tandis que le service de sécurité s’interposait préventivement.
« En tout cas, dans le doute, nous allons devoir mettre toutes les bêtes en quarantaine. Impossible de savoir avec lesquelles celle-ci est entrée en contact. »
Sans parler des gens qui sont déjà repartis, songea la rôdeuse avec une pointe d’angoisse.

[Taliesin]

Gérold et Valaellyn se penchèrent sur l'animal et l'examinèrent un long moment, échangeant quelques mots à voix basse.
-Madame, demanda finalement le vieux clerc à la paysanne après s'être péniblement redressé. Depuis combien de temps votre bête présente-t-elle des symptômes alarmants ?
-Depuis une heure, à peine, souffla la jeune femme. Elle allait très bien ce midi encore...
-C'est c'qu'elle dit ! cria quelqu'un. Elle voulait nous refourguer sa charogne ni vu ni connu !
Gérold ne releva pas l'accusation et, se frottant le menton d'une main, demeura un instant silencieux.
-Aucune maladie, ces derniers temps ?
-Aucune, monsieur.
-Et dans votre voisinage ?
-Rien du tout. Sinon on serait pas venus. On connaît les règles.
Le vieux clerc poussa un profond soupir.
-Je suis désolé, madame. Nous allons devoir isoler votre bête, ainsi que toutes celles qui lui sont immédiatement voisines. Les autres pourront s'éloigner mais sans quitter la foire.
Je ne sais pas ce qu'est cette maladie, ni si elle est contagieuse, toutefois nous verrons vite s'il y a d'autres symptômes parmi le cheptel... J'espère que non, mais il nous faut impérativement prendre des précautions.
Ses paroles suscitèrent de vives protestations dans l'assistance, mais le service d'ordre empêcha les plus furieux de s'approcher de la malheureuse paysanne. Celle-ci, effondrée, serra son fils contre elle, comme si, en cas de débordement, cela pourrait le protéger de la vindicte populaire.

[Galathée]

Galathée écouta le discours de Gérold sans broncher. Rien de ce qu’il annonçait n’était surprenant, ou même discutable, mais la foule semblait d’un autre avis.
La première bonne nouvelle, c’est qu’il pouvait toujours s’agir d’un empoisonnement. La ciguë, l’ergot du seigle, la saponaire… Il y avait de nombreux candidats pour expliquer pareils symptômes. La seconde bonne nouvelle était que la plupart des épizooties ne franchissaient pas les barrières de race : si les vaches étaient touchées, même en grand nombre, les moutons, chevaux, poulets et cochons partiraient sans doute en bonne santé.
Ou pas. Il existait un risque non négligeable que tous les mammifères soient touchés, ou même toutes les créatures vivantes, humains compris. Mais dans ce cas, les clercs n’étaient-ils spécialistes en soins divins, à même de triompher de la peste la plus noire ?
Restons calmes, songea Galathée. Nous ne savons rien sur rien.
Avisant la foule en colère, elle se pencha sur Valaellyn.
« Vous devriez peut-être emmener cette femme et son fils à l’abri de votre sanctuaire. J’ai peur qu’ici, ils ne finissent par se faire lyncher. Je peux garder un œil sur la vache pour suivre son évolution. »

[Taliesin]

L'elfe acquiesça.
-Je pense comme vous, mais on ne peut rien faire avec cet attroupement... Le leur faire traverser serait un trop grand risque...
Gérold avait entendu leur échange. Il se hâta de rejoindre l'un des gardes improvisés et lui glissa quelques mots à l'oreille. Aussitôt, celui-ci lança un ordre, relayé par ses compagnons, et bientôt tous se mirent à conseiller avec insistance à l'assembler de se disperser pour vaquer à ses occupations. Chacun avait beaucoup à faire, non ? S'occuper du bétail pour la nuit, faire ses comptes, aller bambocher à la taverne... Même si la perspective d'une épidémie n'allait pas aider les gens à festoyer.
Bon gré, mal gré, ils finirent cependant par obéir, non sans lancer des regards lourds de sens à la jeune femme et au petit garçon, ainsi que d'autres, franchement assassins, à la malheureuse vache désormais affalée sur le flanc.
Les gardes ne relâchèrent pas leur vigilance pour autant : certains accompagnèrent chalands et éleveurs dans leur mouvement le long des allées, d'autres demeurèrent près du petit enclos. Enfin, après quelques minutes, Valaellyn poussa un soupir et s'approcha de la fermière.
-Venez avec moi. Je vais vous accompagner jusqu'au temple. Vous pourrez vous y reposer, vous et votre fils.
-Je laisse pas ma vache ! protesta la jeune femme avec force. Ces bougres vont nous la massacrer. Et puis, on peut sans doute faire quelque chose pour la soigner...
-Si quelque chose est possible, Galathée - elle la désigna de la main - s'en chargera, vous pouvez avoir confiance en elle. Et je crois que ce serait vraiment une bonne idée de venir au temple. Vous y seriez tranquille...
La jeune femme jeta un regard noir à la prêtresse, à son collègue voûté et finalement à la rôdeuse, conservant toujours sur ses traits maigres et burinés une expression maussade et butée. Son dernier regard fut pour son fils et, alors, elle esquissa une grimace résignée.
-Viens, souffla-t-elle à l'enfant tandis que ses épaules s'affaissaient.
Et d'emboîter le pas aux clercs, laissant Galathée seule avec la vache qui, à bien la regarder, risquait fort de ne plus être bientôt qu'une pitoyable charogne.

[Galathée]

Galathée s’assit sans l’herbe piétinée, à quelques mètres de la bête. Elle avait envie d’abréger les souffrances de la bête, mais savait que la manière dont elle rendrait l’âme pouvait potentiellement les renseigner sur les causes de son trépas. Elle garda donc un œil sur le flanc qui se levait et s’abaissait de plus en plus lentement, puis finit par se lever et rejoignit l’animal comme il rendait l’âme. Un dernier soupir, un dernier spasme, puis les poumons se vidèrent lentement, tandis qu’elle mourrait.
La rôdeuse se pencha pour vérifier l’absence de souffle, l’absence de rythme cardiaque, puis retourna à sa besace et en sortit deux couteaux. Elle n’avait pas pensé les utiliser pour une autopsie mais la journée avait pris un tour imprévu.
Avant de s’attaquer à l’animal, elle jeta un œil à son public, et nota la présence de deux gamins dans l’assistance. Comme elle avait la réaction de Victor bien en tête, elle s’approcha d’eux, gardant néanmoins une distance de sécurité, au cas où elle était déjà contagieuse.
« Vous deux. Une pièce d’or chacun si vous me rendez un petit service. »
Les enfants la dévisagèrent avec intérêt et un poil de méfiance.
« J’aimerais que vous vous promeniez dans la foire, à la recherche d’autres animaux qui ont l’air malade comme celui-ci… Si vous en trouvez un, revenez me prévenir. C’est entendu ? »
« D’acc. » fit le premier môme.
Le second acquiesça et ils détalèrent. Galathée les suivit des yeux une seconde, puis retourna vers sa patiente. Elle commença par l’appareil digestif et ses multiples estomacs, notant aspect et contenu, puis remonta à la gorge et la langue.
Elle ouvrit ensuite la cage thoracique, en extrait les poumons et le cœur, qu’elle fendit pour en examiner l’intérieur, puis descendit vers le foie et le reste des viscères, vessie et utérus.
Enfin, par acquis de conscience, elle jeta un regard mauvais à la bête éventrée, et remonta à la tête. Elle n’avait pas exactement l’ustensile idéal pour ouvrir la boîte crânienne, mais elle craignait de laisser la carcasse sans surveillance, et retroussant ses manches, elle chercha les lignes de faille pour fendre l’os et révéler la cervelle.
Cela terminé, elle recula, et constata sans surprise qu’elle était désormais couverte de sang.
Heureusement que Victor n’est pas venu, songea-t-elle, en épongeant la sueur qui lui ruisselait sur le front à l’aide d’une bande qu’elle avait apportée.
Heureusement aussi qu’elle avait pris une tenue de rechange.

[Taliesin]

L'autopsie de la malheureuse vache s'était avérée aussi sanglante qu'instructive, même si elle ne manquait pas de plonger la rôdeuse dans une certaine perplexité. Les viscères de la bête étaient en mauvais état, couverts de petites plaies, d'œdèmes, signes d'une infection généralisée qui n'avait épargné ni le système digestif, ni les voies respiratoires, ni même le cœur. Infection généralisée et foudroyante, de surcroît : si certaines plaies internes n'auraient pas empêché la vache de rejoindre la foire - en l'affaiblissant, cependant, ce que sa propriétaire avait pu attribuer à son âge et à la nourriture chiche qu'elle pouvait seulement lui offrir - certaines avaient dégénéré en véritables hémorragies, ce qui avait causé sa mort. Non, la seule explication était que le mal, même s'il avait pu demeurer longtemps en incubation, en sommeil, avait ravagé l'organisme de l'animal sitôt arrivé à maturité.
Quant au contenu de ses estomacs, rien à première vue de particulier : de l'herbe et du foin à demi digérés, c'était tout ce qu'ils recelaient.

[Galathée]

Galathée se rassit, songeuse. Elle ne se souvenait pas avoir jamais rencontré pareil tableau. La chaleur allait bientôt faire puer la charogne, mais elle voulait que Gérold examine la bête avant de la faire brûler.
Gérold ou Valaellyn, se morigéna-t-elle. Ils ont le même âge, ils savent les mêmes choses.
En même temps, elle rechignait à se déplacer. Si germe il y avait, elle devait en avoir partout sur le corps, à présent. La simple idée de se nécroser de l’intérieur lui donna un léger haut le cœur. Mais là encore, rien que des clercs de l’expérience de Valaellyn et Gérold ne puissent régler d’une incantation. Du moins, elle l’espérait.
Elle retourna vers la barrière, s’adressa au dernier garde.
« Pourriez-vous aller quérir l’un des deux clercs ? Je voudrais qu’ils jettent un œil sur la bestiole, avant qu’on ne la brûle. »

[Taliesin]

Le garde jeta un regard aux curieux qui se tenaient à distance respectable de l'enclos. Mais ils étaient peu nombreux, peu désireux, apparemment, de s'approcher davantage de la charogne, et il finit par opiner du chef et s'éloigna en direction du village.
Peu après, les deux gamins recrutés par Galathée revinrent. Ils l'observèrent un instant mais, sans doute fils de paysans, ils étaient habitués à ce genre de spectacle macabre et ne marquèrent aucun dégoût particulier.
-On en a trouvé cinq, des malades ! lança le premier.
-Ouais, renchérit le second. Trois vaches, un bœuf, et un cheval.
-Z'ont l'air fatigués comme celle-là. Enfin, comme celle-la avant. Maintenant, elle a un autre air, celle-là.
-Mais on a pas pu bien voir, quand même. Les fermiers ils nous ont dit de filer.
-Sont tous de ce côté du foirail. Pas très loin.
-Sauf le bœuf qui est de l'autre côté.
-Voilà.

[Galathée]

Galathée écouta ces nouvelles avec attention, sans rien laisser transparaître de son effroi. Bien sûr, les gamins pouvaient se tromper. La chaleur causait des malaises chez les bêtes, et certains fermiers semblaient n’avoir prévu ni eau, ni ombre pour le bétail qu’ils convoyaient. En même temps, une épidémie était plausible, tellement probable.
« Merci beaucoup... Mais restez ici. Je vais avoir besoin que vous me conduisiez auprès de ces animaux dans un instant. »
Elle les paya néanmoins pour leur peine, comme promis, puis se remit à scruter les alentours, espérant une arrivée rapide d’un des deux clercs. Cette situation commençait à prendre un petit goût de déjà-vu, déjà-vécu, qui n'était pas pour lui plaire.

[Taliesin]

Ce fut Valaellyn qui finit par apparaître. D'un pas rapide, elle gagna le petit enclos, jeta un regard sur Galathée - sans paraître étonnée par l'état de sa vêture - puis alla s'agenouiller près de la carcasse éventrée commença sans tarder à l'examiner. Elle se releva quelques minutes plus tard, le visage déformé par une indéchiffrable grimace.
-Ce n'est pas beau... murmura-t-elle. Et je n'ai jamais vu ça... Vous avez une idée de ce qui a pu causer de tels dégâts ?

[Galathée]

« Non, je n’ai aucune idée de ce qui a pu causer de telles ulcérations… Mais… Ces garçons ont repéré cinq autres animaux mal en point sur la foire… Il faudrait que nous allions les examiner… S’il s’agit de la même… chose… Je pense que nous devrons nous résoudre à prendre des mesures plus drastiques. »
Ajoutant cela, la rôdeuse balaya la foire du regard. Un instant, elle devina les charniers, la fumée âcre montant vers le ciel, les animaux qu’on traînait un par un à l’abattage, les cris, les sanglots, la mort omniprésente, sur les visages et dans les carcasses.
« A moins que vous ne disposiez de remèdes que nous pourrions tester sur une bête ou l’autre ? »

[Taliesin]

La prêtresse secoua la tête.
-Nous avons de nombreux remèdes au temple, mais ils sont préparés en vue de guérir les maladies dont nous avons connaissance et qui reviennent épisodiquement. Je ne suis pas certaine que l'une d'entre elle soit efficaces pour ce... ce mal-ci.
Elle jeta un nouveau regard à la charogne, puis leva les mains.
-Je suis d'accord, nous devons aller examiner les autres bêtes. Mais nous ne pouvons pas prendre le risque de transporter le germe, s'il s'agit d'un mal contagieux. Approchez-vous, s'il vous plait.
Elle se mit aussitôt à incanter, et, un instant, une vive lueur illumina l'enclos.

Valaellyn --> soins des maladies --> Galathée

Elle se lança le sort à elle même, puis fit un pas en avant.
-Ceci devrait avoir tué les germes... Enfin, j'espère. Nous pouvons donc y aller, si vous êtes prête.
Galathée lui emboîta le pas et, sous la conduite des gamins tout fiers de leur grande mission, firent le tour des animaux mal en point. Pour quatre de ceux-ci (le bœuf, et les vaches), les deux jeunes femmes reconnurent du premier coup d'œil les symptômes d'un coup de chaud. Quant au cheval, par contre... C'était bien du même mal qu'il était atteint.

[Galathée]

L’animal était déjà agonisant.
« Je ne sais pas quelles sont vos procédures dans ce type de situation. J’imagine que ce n’est pas la première fois que vous avez une épidémie pendant la foire… » fit Galathée. « Mais je pense qu’il faut commencer à brûler les carcasses rapidement, et interroger les propriétaires sur les premiers signes anormaux, histoire de repérer les bêtes atteintes au plus vite. Nous allons avoir besoin de main d’œuvre, de beaucoup de main d’œuvre. »

[Taliesin]

Valaellyn se passa une main lasse sur le front.
-Et bien... Nos mesures sont avant tout préventives. Les paysans savent qu'ils s'exposent à de sévères sanctions s'ils amènent sciemment des animaux malades à la foire. Mais comme il y a toujours des gens mal intentionnés, ou juste des personnes de bonne foi qui ne voient pas les signes - ils sont parfois minimes - nous plaçons des gardes à l'entrée. Ils sont censés observer les bêtes et écarter celles qui ont l'air trop mal en point. Cependant, l'examen reste superficiel, et certains cas peuvent leur échapper. C'est pour cela que nous ne mélangeons pas les cheptels; Ils sont répartis sur le foirail selon le lieu géographique d'où ils proviennent. Normalement, en cas d'infection, cela limite la propagation...
Elle jeta un regard circulaire sur les environs.
-Nous pouvons mettre tous les animaux de ce secteur en quarantaine et ménager un espace les séparant des autres. Nous pouvons aussi interdire aux éleveurs de quitter le village avec leur bétail. Cela en fera râler plus d'un, mais j'imagine que nous n'avons guère le choix. Quant à brûler les carcasse... Oui... Nous allons mettre en place une zone pour cela... Et une voie dégagée pour y mener les charognes sans qu'elles risquent d'infecter les animaux sains...
Elle poussa un profond soupir.
-Je vais aller en parler à Gérold. Nous pourrons mobiliser tous les gardes, pour les examens. Et faire appel aux paysans volontaires. Nous devrons être prudents, nous montrer rassurants, mais nous ne manquerons sans doute pas de bonnes volontés...
Elle commença à s'éloigner, puis se tourna vers la rôdeuse.
-Heureusement que votre garçon et Taliesin ne sont pas venus, finalement. Ils ont vécu des choses affreuses, je le sais, et si toutes nos craintes se confirment, il est heureux qu'ils ne soient pas confrontés à pareille horreur...
Puis elle s'éclipsa en direction du village.

[Galathée]

Galathée hésita une seconde. Elle sentait une panique insidieuse, ancienne, qu’elle avait cru fuir autrefois, à jamais, se réveiller dans son ventre.
Mais tu as survécu hier, tu survivras aujourd’hui.
Il fallait continuer à penser clair. Elle s’approcha du cheval qui haletait péniblement et posa une main sur son chanfrein, à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, d’un signe, d’un indice, d’une trace de son premier trouble, d’un événement étrange qui lui serait arrivé. Cela pouvait bien sûr être une maladie. Mais le caractère subit de son déclenchement, les nécroses de l’appareil digestif, indiquaient qu’un poison pouvait être responsable.
Mais l'esprit de l'animal n'était plus que brume et souffrance, et elle s'écarta, songeuse. Elle rejoignit le fermier inquiet qui attendait à proximité et lui sourit douloureusement.
« Votre hongre va malheureusement mourir. Si vous m’en donnez l’autorisation, j’aimerais abréger ses souffrances. » murmura-t-elle.

[Taliesin]

-Ah...fit simplement le paysan.
Ses épaules se voutèrent et il s'appuya lourdement contre l'un des piquets entourant le petit enclos.
-Faites donc... soupira-t-il. C'est une bonne bête qui m'a toujours bien servi. Jusqu'à hier où c'est sur son dos qu'elle ma m'né ici... Si j'avais su, lui aurai épargné le trajet... Autant qu'il souffre pas trop longtemps, le mérite pas...

[Galathée]

« Merci. » répondit Galathée, puis elle retourna au chevet du cheval.
En lui parlant à mi-voix, elle l’invita à se coucher, ce qu’il fit sans broncher : il était épuisé. Elle puisa ensuite quelques plantes dans sa musette, les dosa en silence, sans urgence. En réalité, elle avait prévu une éventualité telle que celle-ci. Pas une épidémie, bien sûr, mais devoir euthanasier un animal souffrant était une activité banale dans son métier.
La plupart de ses confrères auraient utilisé un marteau, puis la lame aiguisée d’un couteau. Elle préférait le repos factice des plantes, qui bien mélangée, pouvait offrir un glissement rapide et sans douleur vers le néant.
Au moment où elle présentait son picotin mortel au hongre, elle réalisa que la dernière fois qu’elle avait préparé une telle mixture c’était pour offrir à Taliesin la sortie digne qu’il méritait. Elle eut un long frisson alors que le cheval acceptait son offrande du bout des lèvres, puis elle posa les mains sur son encolure et tenta de lui projeter des images de lumière, de grands champs fleuris d’avoine et de blé, d’herbes folles, du vent, des pouliches caracolantes, une petite rivière, un bosquet d’arbres où trouver de l’ombre quand le soleil tape trop fort, et plus d’espace qu’on ne peut en rêver lorsqu’on aime galoper ventre à terre…
Elle le sentit mourir. Dans un souffle, un dernier mouvement de poitrail, puis le silence.
La rôdeuse se releva, époussetant ses vêtements maculés, et retourna vers le fermier.
« Nous allons devoir brûler la carcasse, je suis désolée. » fit-elle, sans vraiment pouvoir le regarder. « Mais si vous pouviez… juste me dire… si vous vous souvenez des premiers signes de son malaise… mêmes infimes… mêmes si vous les avez crus insignifiants… n’importe quoi pourrait nous être utile… »

[Taliesin]

Le paysan garda son regard rivé sur la carcasse de sa défunte monture. IL avait les traits pâles, crispés, défaits. Il finit cependant par pousser un profond soupir et hocha la tête.
-Je sais pas quoi vous dire. Hier,, quand je suis parti de chez moi, il était aussi en forme qu'on peut l'être à son âge. Il était vieux mais encore vaillant, et j'ai pensé que je pourrais le vendre ici... M'a porté toute la journée, et au soir l'était peut-être un peu fatigué, mais ça avait tapé dur toute la journée et le trajet est long... Ce matin, il avait l'air à peu près bien, j'ai rien noté de spécial. C'est y a quelques heures que j'ai vu qu'il était patraque. J'ai mis ça sur l'comtpe du soleil, mais ça a empiré vite fait... Le reste, vous l'avez vu. Je sais vraiment pas ce qu'il a attrapé...

[Galathée]

« Je suis désolée pour votre perte. » fit Galathée.
Les points communs entre les deux bêtes étaient ténues. Elles étaient l’une et l’autre l’unique animal que leur propriétaire avait convoyé jusqu’à la foire. Plus important peut-être, elles étaient toutes les deux affaiblies au départ : un vieux cheval, la vache malingre d’une famille pauvre. Peut-être les animaux plus jeunes, plus résistants, n’y succomberaient pas. Mais à voir les plaies occasionnées par ce mal étrange, c’était peu probable.
Et les symptômes semblaient se limiter à l'apparition soudaine de ce qui ressemblait à un coup de chaleur.
« Pouvez-vous me dire d’où vous venez ? Et me dire ce que votre cheval a mangé en dernier lieu ? »
La jeune femme avait encore l’espoir que l’épidémie vienne de loin, que les animaux morts n’aient pas été contaminés sur le site de la foire.
Qu’ils aient bouffé la même plante empoisonnée, songea-t-elle en croisant les doigts.