Les notes de l'Aubemestre

[Galathée]

Uktar, 6ème jour de la seconde veille, 1381 CV.

Cette nuit, je me suis éveillé pour regarder la lune. Puis j’ai dormi, chaotiquement. Ce matin, le ciel était gris, mais lumineux, j’ai deviné ton aube au travers du voile cotonneux des nuages, et j’ai loué les secondes chances, les surprises, cette faculté qu’a la vie de nous surprendre, sans cesse, au moment où on s’y attend le moins.

Les Sélunites sont repassés nous voir. Ils sont seize. Huit clercs et huit novices. Euryale n’a pas changé. Elle est plus âgée, bien sûr, mais nous sommes encore jeunes, mine de rien. Elle a toujours ce sourire en coin et ce regard qui pétille, comme si des pensées espiègles naviguaient en permanence dans son esprit. Lorsque nous étions novices, elle était toujours la première à nous attirer dans des escapades douteuses, soutenues par Reynald et Thibault, sous le charme, et suivie par Artémise, qui haussait les épaules avec le sourire, tandis que je ronchonnais dramatiquement sur leurs pas.
Marcus a passé les préparatifs en revue avec leur maître de cérémonie. Ce sont les servants de la Lune, il est bien normal qu’ils puissent influencer le décours de la fête. La Fête de la Lune marque aussi un jour de recueillement, de salut aux morts, de souvenir. Des bardes se succèderont pour raconter les victoires du passé et les tragédies qui ne doivent pas être oubliées. A priori, ce ne devrait pas être la plus folichonne des célébrations, mais personne n’a à cœur de se laisser submerger par la mélancolie. Pas cette année. Nous danserons donc.
Enfin pas moi, Lathandre, c’était une façon de parler.
Pendant que ses collègues discutaient hymnes avec mes clercs, Euryale est venue se glisser à mes côtés, a passé son bras sous le mien, et m’a attiré vers les jardins. Une accalmie, il ne pleuvait pas, nous avons déambulé dans les allées humides, et je me sentais tout à la fois stupide et gêné, comme si j’étais en train de commettre un acte interdit sous les yeux de mes ouailles. Nous avons échangé des banalités sur nos vies. Elle était surprise, pour ne pas dire admirative, de mon ascension fulgurante. Je dois dire que je suis bien conscient que c’est la raison principale de son subit intérêt pour ma personne. Elle a toujours été ambitieuse, séduite par la réussite, par le pouvoir… A Erhedun, elle tournait autour de clercs plus âgés, lesquels étaient souvent touchés d’attirer le regard d’une jeune femme aussi resplendissante. Nous, nous étions ses compagnons de virée, rien d’autre, même si les vœux de certains d’entre nous précipitèrent des ébats pour le moins imprévus. Tout ça, Lathandre, pour dire que je n’attendais rien d’elle. Elle m’a donné des nouvelles des autres. Reynald est devenu prêtre errant, recrutant des novices sur les routes d’Hélonna avec l’aide d’un Eldathien. Dans le genre association douteuse, je dois dire que j’en hausse un sourcil alors que je te le relate. Thibault est monté dans la hiérarchie sunnite, comme prévu, comment s’en étonner. Artémise a quitté le culte de Lliira pour épouser un marchand, c’est plus surprenant. Puis elle m’a un peu raconté son quotidien à elle. Ses prérogatives. Rien de bien personnel. Et je l’ai imitée. Puis ils sont partis.

Je l’écris, je me rends compte que c’est un peu ridicule, n’est-ce pas ? En même temps, ainsi va la vie. Nos existences ont divergé, voilà tout, et même à l’époque, j’étais un peu le mouton noir de cette association fragile. Je ne devrais pas dire ça. Et je ne devrais pas regarder vers hier pour dessiner demain.

L’après-midi, je suis retourné, quelle surprise, à l’Assemblée. Palabres, palabres, palabres. J’étais peu attentif. Quelque chose qu’Euryale a dit en partant, un geste, ou un regard. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Ça me turlupinait. Et Longuehune s’est moqué de moi. Lathiriel n’était pas impressionnée, pour changer.
Je dois m’éclipser, Lathandre. On m’attend au Salon des Naturalisations. Apparemment, un visiteur important qu’il faut que je rencontre. A demain.

[Galathée]

Uktar, 7ème jour de la seconde veille, 1381 CV

Bénis sois-tu, Lathandre, pour la lumière éternelle qui nous inonde chaque matin. Loué sois-tu pour l’espoir en l’homme, pour ce qu’il nous permet de croire, pour le doute qu’il chasse, pour les risques qu’il nous inspire.

Hier, j’ai rencontré un homme qui a laissé sa chance à un autre, et qui a tout perdu de cette erreur. Pourtant, lorsqu’il a fallu que je tranche à son égard, j’ai fait exactement la même chose que lui, parce que c’est ce que ma conscience m’a dicté, parce que c’est ce que tu aurais voulu que je fasse. Je lui ai laissé cette seconde chance, la possibilité de renaître, de recommencer, comme si les errements du passé n’avaient pas la moindre importance. Peut-être que demain, on se souviendra de moi comme de celui qui savait que cet homme représentait un risque, mais qui l’a quand même laissé entre nos murs. Un peu comme on se souviendra de lui comme étant celui par lequel Nwalk a pu détruire Luménis. Ce sera injuste pour lui comme pour moi. Ou peut-être plus pour lui. Moi, je pourrais sonder son âme pour savoir qui il est, ce qu’il a fait. Pourtant, je préfère croire en l’homme, chaque fois, et croire les signes divins qui parsèment sa destinée. Il le faut, quelque part, non ?

Pendant les dernières semaines du règne de Nwalk, alors que j’étais, pour ma part, toujours dans le noir, un être étrange s’est dressé contre le tyran, le frappant avec une violence inouïe et une détermination sans bornes. Cette créature, que les Luméniens ont surnommé tout simplement le Monstre, a massacré des soldats à la solde du dictateur, dans le but (volontaire ?) d’effrayer. Puis il s’est laissé allé à décimer la famille et les serviteurs du juge Kanter, un officiel perverti et crapuleux, du genre qui n’a jamais eu sa place entre nos murs, mais qui s’est accroché à son poste jusqu’à l’arrivée miraculeuse de cet allié mélandien imprévu. Lathandre, je n’en fais pas de mystères, j’ai toujours détesté cet homme, nous nous sommes accrochés plus d’une fois, sur des sujets graves, et je sais qu’il n’avait aucun respect pour la vie et nos principes. S’il en est un qui méritait de mourir, c’était bien lui. Mais le Monstre s’est acharné avec brutalité, cruauté devrais-je dire, sur tous les habitants de sa maison, dilapidant par là le soutien dont il jouissait parmi les Luméniens opprimés par leur nouveau chef. Il voulait faire peur à l’autorité morféenne, il a fini par faire peur à tout le monde, et c’est bien naturellement que nous avons mis sa tête à prix lorsque l’ordre est péniblement revenu. Agir pour rendre à Luménis sa liberté est une chose, massacrer sans discernement dans une quête apparente de vengeance en est une autre. D’autant que la cité s’est érigée sur des principes, principes qui ne souffrent pas cette malveillance déchaînée, cet abus de pouvoir démoniaque. Le Monstre a tué un homme qui aurait été condamné, de toute façon. Peut-être n’en aurait-il pas ressenti le même plaisir, le même soulagement… La haine a besoin de sang pour s’éteindre. Mais elle s’en nourrit le plus souvent.

L’homme que j’ai vu hier est manifestement lié à ce Monstre. Pourtant son aura, blessée et vacillante, est emplie de bonté. Des lendemains, Lathandre. Je ne sais pas quoi en penser. Je sais que nous pouvons changer, que nous pouvons nous redéfinir. Je sais que nous avons en nous le ferment de n’importe quoi. Je ne sais pas qui il est. Je me souviens de ce qu’il a été, un homme qui avait des idéaux, qui s’est donné et s’est battu pour ce qu’il pensait juste, qui a été trop confiant. Je sais ce qu’il est aujourd’hui. Et je comprends sa souffrance, une partie du moins, car la mienne ne s’est jamais entachée d’un sentiment destructeur de responsabilité. Son explication est plausible : une victime se redressant, non-morte, pour se venger de son bourreau avant de disparaître avec lui. C’est ce que sont les fantômes, et Lathandre, tu sais combien de morts a causés Morféa. Finalement, nous devrions être surpris qu’il n’y en ait pas eu davantage. Mais tu abhorres les morts-vivants, sans doute n’ont-ils pas osé arpenter ta cité, même ensanglantée. Reste que son explication est plausible. Mais je pense qu’il mentait. Je ne sais pas en quoi. Je ne sais pas jusqu’où. Peut-être n’ai-je pas envie de le savoir, après tout, je l’ai laissé aller, avec Victor, l’enfant de Desmoulins, de surcroît. Evidemment, Lathandre, toi tu sais ce qu’il en est.

Je pense qu’au moment où le Monstre a tué, il a soutenu ses actes. Le dégoût en lui, ce n’est pas le dégoût de ce qu’il a souffert, ni le dégoût de ce que le Monstre a commis. C’est le dégoût de lui-même, le dégoût d’avoir participé, d’une manière ou d’une autre, aux atrocités de la maison des Kanter. Peut-être est-ce juste la honte de ne pas avoir résisté lorsque le Monstre lui a extirpé les informations critiques. Les êtres bons ont tendance à métamorphoser des errements humains en montagnes. Peut-être est-ce davantage.

Je n’en sais rien, en réalité, Lathandre. Je n’en sais rien du tout. Et les Sélunites sont encore repassés. Mais je t’en parlerai demain.

[Galathée]

Uktar, 8ème jour de la seconde veille, 1381 CV.

Lathandre, je te salue. Je ne suis pas complètement dans mon état normal, j’espère que tu m’excuseras. Mais j’aime toujours l’aube, et sa lumière, et le reste, ne t’inquiète pas.

Encore douze jours avant la Fête de la Lune. Plus que douze jours. Je ne sais pas très bien. Comme je te le disais hier, les Sélunites sont repassés au Temple. Et repassés encore. Ils prétendent se sentir isolés dans le Palais Présidentiel. Ils préfèrent l’hospitalité du sanctuaire, et c’est vrai que nous avons la place de les y accueillir, puisque leurs novices logent à la Bienveillance. Marcus a donc obtempéré hier à la mi-journée, leur a trouvé des chambres et des draps, a prévenu les cuisines que nous aurions huit personnes de plus à nourrir. Je les ai à peine vus, j’avais des montagnes de travail, ces derniers jours, les résultats d’un appel d’offre pour certains travaux dans le quartier est, mille et une doléances de divers acteurs de la cité (surtout militaires, pour tout dire) et des affaires liées au culte (la réunion entre les chefs de temple a lieu la veille prochaine, et je n’ai pas encore d’ordre du jour). Mais hier en fin d’après-midi, alors que je prenais une pause dans les couloirs, réfléchissant aux critères à appliquer pour différencier une bonne proposition de réfection des égouts d’une moins bonne, Euryale s’est accrochée à mon bras, me prenant par surprise (ce qui m’a arraché un cri pour le moins peu approprié à l’endroit, en témoignent au moins sept personnes qui passaient par là). Elle m’a interrogé sur mes appartements, le luxe dont je jouissais, et j’ai vu ça comme une simple envie de comparer le confort lathandrite et celui de leur temple à Erhedun. J’ai donc confirmé la présence d’une salle à manger privée derrière ma porte.
Lathandre, je t’entends rire jusqu’ici ! Je sais que je suis un peu naïf, mais bon… Je manque d’expérience en la matière. Mais j’apprends vite, tu vas voir.
Bref, avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, la demoiselle s’était invitée pour un souper aux chandelles dans mon alcôve. Je dois avouer que c’était plaisant. Le repas était délicieux, le vin à la hauteur, la conversation agréable. Euryale est une interlocutrice redoutable : elle est subtile et charmeuse, avec la gravité d’un clerc d’expérience. Comme le professe sa déesse, elle est compréhensive et tolérante, elle ne juge rien, son regard lumineux attire immanquablement la confidence. Je ne sais pas si elle a senti la solitude en moi. Si elle s’est rapprochée parce qu’elle a senti que j’avais besoin de quelqu’un. Peut-être pas consciemment. Et je la connais depuis longtemps. Comme la lune, elle est changeante, tantôt distante, tantôt enjouée, mais jamais elle ne se servirait de moi, elle n’abuserait ma confiance. Alors je me suis laissé aller, je dois l’avouer. Mettre des mots sur les choses, simplement, raconter les choses difficiles. Les plus simples des choses difficiles. Je ne suis pas homme à me livrer, même devant tant de bienveillance. Nous avons beaucoup parlé du passé, en vérité, d’Erhedun, de nos jeunes années, de la manière dont nous nous sommes perdus de vue, emportés par nos carrières respectives. Euryale était très prometteuse, adorée par ses pairs, soutenue par sa hiérarchie. J’étais un petit clerc humble, sans grands projets, sinon te servir du mieux que je le pouvais, à mon échelle, avec optimisme et énergie. Molwen le dit dans son pamphlet anti-moi : tu as toujours manqué d’envergure, écrit-il. Lathandre rayonne, chatoie, à lui seul il chasse les ténèbres et illumine le ciel quand vient l’aube. Lathandre est un phare, il inspire et révèle, il flamboie. Tu ne pourras être son digne représentant, parce que tu n’as pas cette force, tu n’as pas ce pouvoir, tu n’as pas suffisamment l’impression d’être un être extraordinaire. A ça, je ne peux rien opposer. Je suis le grand prêtre accidentel, le conseiller par hasard. Je ne suis pas certain que je fasse ça moins bien que quelqu’un qui se serait battu pour être là, cela dit. Pas du tout.
Je deviens prétentieux, Lathandre. Molwen va être content.

Euryale est partie au milieu de la nuit, et elle avait la beauté diaphane de l’astre qu’elle loue. Je me suis senti insignifiant et gauche devant tant de splendeur. Je ne serai jamais l’incarnation du soleil comme elle peut être celle de la lune. Mais avant de partir, je sais que tu attends ce moment, Lathandre, elle m’a volé un baiser. A nouveau pris au dépourvu, je suis resté pétrifié sur le pas de ma porte. Hector a toussé dans l’ombre, embusqué comme à son habitude, et je suis sorti de ma torpeur, rougissant comme un adolescent. Je lui ai souhaité la bonne nuit, promettant d’ériger mes défenses comme chaque soir, puis nous avons chacun gagné notre lit, moi dans mon antre, lui quelques mètres plus bas, dans sa cellule. Euryale avait été avalée par les ténèbres de nos couloirs. L’Euryale physique. Il y avait une Euryale éthérée dans mes yeux, et elle ne m’a pas lâché de la nuit.

Je pense que sur le coup, j’ai un peu peur, Lathandre. Je suis trop vieux pour tout ça, non ?

[Galathée]

Uktar, 9ème jour de la seconde veille, 1381 CV.

Lathandre, loué sois-tu pour les mille et une opportunités que nous avons de changer les choses. Loué sois-tu pour la couleur subtile du ciel qui s’éclaire. Loué sois-tu pour l’enthousiasme que tu fais naître en chacun d’entre nous.

Lathandre, as-tu jamais songé que même pour un de tes clercs, parfois, l’arrivée de l’aube est une malédiction ? Bien sûr, chaque jour nouveau nous permet d’en faire davantage, de tenter, d’inventer, de résoudre. J’en suis bien conscient. Mais la nuit est si courte ! Et certaines choses ne peuvent avoir lieu que la nuit. Evidemment, sans vouloir être irrévérencieux, je me doute que tu ne t’encombres pas de telles considérations. Tu fais ce que tu veux, quand tu veux, où tu veux. C’est plus compliqué pour moi, d’autant que mes journées sont pleines de l’aube aux tréfonds des ténèbres. Je me sens béni de ce qui m’arrive et pourtant, c’est le plus mauvais moment. Peut-être que mon existence, avec les responsabilités que j’ai désormais, ne sera plus qu’un mauvais moment, à cet égard. Mais je suis optimiste et émerveillé, aussi. De toute façon, même si je voulais être raisonnable, j’aurais bien du mal… Je suis sage, et pratique, et je fais ce qui doit être fait. Mais parfois pas. Pour l’instant, en tout cas, je me sens trop déphasé pour pouvoir faire correctement la part des choses. J’ai très peu dormi (peut-être pas du tout), mais j’ai encore quelques réserves, je pense que j’arriverai à mener ma barque correctement. Et je te promets que je ne laisserai pas les choses importantes aller à vau-l’eau. Mais j’écris n’importe quoi, Lathandre, je suis vraiment fatigué et fébrile, et je suis content d’avoir ces quelques minutes pour moi seul, et toi bien sûr, même si j’espère à demi que tu ne m’entendras pas aujourd’hui, ou alors que tu es dans une phase bien magnanime. Je sais bien que je ne suis plus le petit novice de 15 ans qui pouvait se permettre mille écarts autrefois… En même temps, ce n’est pas comme si tu étais toi-même un parangon de modération. Je sais, je ne devrais pas te dire des choses pareilles. Tu es le dieu, je suis ton serviteur. Pardon, Lathandre, je ne juge en rien ton comportement.

Hum. Je ne sais même plus bien ce que je dois faire aujourd’hui. Je vais me reprendre, c’est juste le contrecoup, j’ai besoin d’un thé épicé, et de retrouver ma clarté d’esprit. Euryale a passé la nuit avec moi, tu t’en doutes. Elle est venue dîner, à nouveau. Nous avons beaucoup parlé, surtout de la dictature et de mon expérience en la matière. J’ai bien essayé de la faire parler d’elle, aussi, mais elle est restée évasive. Apparemment, il ne lui est rien arrivé de bien particulier au cours des années, à moins qu’elle ne soit simplement pas encore prête à le partager avec moi. Cela dit, sincèrement, raconter les mois qui ont précédé la prise de pouvoir de Morféa, extérioriser la rage et le désarroi qui coloraient mes journées dans les taudis, évoquer la purge du sanctuaire lors de la cabale orchestrée par le Grand Prêtre de l’époque, toucher à ce que j’ai ressenti lorsque je me suis retrouvé dans le noir, tout ça m’a fait un tel bien que je me suis demandé comment j’avais survécu jusque là sans le faire… J’ai eu peur aussi, des émotions violentes sont revenues à la surface de mon esprit, et quand je me suis tu, j’ai compris que si Euryale partait, maintenant, si elle me laissait après avoir provoqué cette ouverture des vannes de mon âme, j’allais m’écrouler. Mais elle est restée. J’ai fait le premier geste, mais j’ai compris qu’elle n’avait jamais eu l’intention de partir. Je lui suis, à présent, incroyablement reconnaissant. La nuit était chargée, elle a commencé dans une intimité douloureuse, a terminé dans une intimité chatoyante. Je ne vais pas te donner de détails. Les choses se sont faites tout naturellement, sans cahots, sans heurts, presque sans paroles. Nous avons eu droit à un petit moment cocasse, lorsque Hector a frappé à la porte pour bougonner, laconique, qu’il allait se coucher et qu’il nous souhaitait bonne nuit. Je suis resté pétrifié tandis qu’Euryale pouffait contre ma poitrine. Le sommeil nous a menacés sans jamais vraiment nous prendre, ou peut-être un peu, je ne sais plus vraiment. Certains instants m’apparaissent comme brumeux, troublés par la fatigue, l’émotion et l’extase du corps.
Je ne sais pas exactement ce que je ressens. Beaucoup de joie. Un chagrin paradoxal, comme si j’anticipais déjà de perdre ce que j’ai trouvé. De la reconnaissance, je l’ai dit, ce qui n’est pas idéal. Je ne devrais pas avoir l’impression qu’elle me fait une faveur, ce n’est pas sain… Mais soit. Je ne contrôle pas tout, et c’était seulement une nuit. Juste une nuit. Je me suis glissé hors du lit à l’aube, bien sûr, fidèle au poste pour te saluer. Hector n’a rien dit lorsque je suis sorti, mais j’ai cru déceler un peu d’agacement sur son visage. Je n’ai pas parlé à Euryale, elle dormait enfin… Mais lorsque je suis revenu, elle avait filé, discrète, profitant de l’inattention de mes pairs pour regagner sa chambre. Je me suis demandé si c’était un bon ou un mauvais signe. Avait-elle envie de me préserver de ragots inévitables ? Avait-elle l’impression d’avoir commis une erreur, à taire et effacer au plus vite ? Avait-elle honte de quelque chose, enfreint autre chose ? Je n’en sais rien. Je lui parlerai plus tard.

Ah bon sang, je dois y aller. Je sens poindre la migraine : apparemment, j’ai un Megrall fils à ma porte, de très mauvaise humeur. Lathandre, pourquoi ne partent-ils pas vendre leurs armes à Manost, Eredhun ou Ithilion !? Mais faisons face. Faisons face. Je m’en réjouis d’avance.

[Galathée]

Uktar, 10ème jour de la seconde veille

Lathandre je t’écris, le jour n’est pas encore levé… Je n’aurai pas l’occasion de prendre mes notes après l’office, j’ai rendez-vous avec l’elfe de l’autre jour, Taliesin, celui par qui le monstre, les monstres, sont arrivés. Je ne sais pas bien ce que nous nous dirons. Mais ce n’est qu’une première fois. Parler avec mes semblables, comme je le pouvais autrefois, quand je n’étais qu’un clerc de seconde zone arpentant les ruelles les plus tristes de notre cité, me manque.

J’ai dormi, cette nuit, car Euryale n’est pas venue. Il n’y a pas de conclusion à en tirer : la lune est pleine, je sais que les Sélunites se sont rassemblés quelque part, hors les murs, pour la louer. Je l’ai à peine vue de toute la journée : elle avait des préparatifs à faire, après tout, elle est la plus haut gradée de nos visiteurs. Mais j’aurais aimé croiser son regard, juste une seconde, pour savoir à quoi m’en tenir. Il a fallu que je me contente du silence. J’ai dormi, mais mal dormi. Peu importe.

J’ai reçu la visite de mon frère aîné, hier, qu’on envoie me casser les oreilles dès que possible. Je dois avouer que mon état second m’a été d’un grand secours, je suis resté de marbre pendant toute sa diatribe, comprenant ses mots avec suffisamment de retard pour ne pas qu’ils puissent réellement me toucher. Siegmund en a déduit que je ne l’écoutais pas. Ce n’est pas totalement faux. Je pense que si j’avais vraiment été attentif, j’aurais peut-être perdu mon sang froid, pour une fois. Je savais que ces histoires d’affrètement de navires allaient me retomber dessus. Mais il ne m’a pas accusé de ne pas les avoir soutenus. Il a fait mieux : il m’a accusé d’avoir saboté leur candidature. Je suis jaloux, revanchard, cruel, je me délecte de leur misère, je suis un traître, un tricheur, un petit salopard plein de haine. Pourtant, Lathandre, j’avais le sentiment de si bien cacher mon jeu ! Comment diable ont-ils deviné ?
J’ai fichu mon frère dehors. Que veux-tu ? Hector l’a escorté jusqu’à l’extérieur en lui jetant des regards venimeux. Je crois que Siegmund a été un peu effrayé par la mine de mon garde du corps. Je n’aimerais pas le croiser tout seul la nuit, moi non plus. Mais mon aîné fulminait, et en sortant, au vu et su de vingt-cinq de mes clercs, il a vociféré qu’il allait saisir le syndicat de commerce pour abus de pouvoir. Je me suis contenté de claquer la porte de mon bureau. Cela pourrait être drôle. Longuehune va glousser en entendant mon frère lui conter ses griefs. Mais malheureusement, les Megrall vont répandre leur fiel chez toutes les personnes qu’ils connaissent. Peu importe s’ils les croient. Peu importe si la plainte est finalement déboutée. La rumeur courra. A l’heure où Luménis a besoin de conseillers intègres, irréprochables, suffisamment dignes et impliqués pour faire oublier la corruption du passé, c’est un épisode bien malheureux…
Je sais ce que Longuehune me dira. Il me dira d’attaquer mes frères en justice pour calomnies. C’est sans doute la seule chose à faire pour qu’ils cessent de me harceler. Je fais bien mon travail, j’en suis convaincu. Je ne suis pas très visible, pas très vocal non plus, j’imagine qu’on me pense moins actif que mes deux collègues. Mais je n’ai rien à me reprocher. Je crois. Je parlerai avec Longuehune, on verra ce qu’il en pense.
D’ici là, j’ai juste demandé à Tybert de ne plus les laisser passer. Il croit bien faire, parce que c’est ma famille, mais j’ai assez donné. Avec Hector en renforts, le barrage devrait être efficace.

La lune est ronde sur le ciel gris sombre. C’est bientôt ton heure. La nôtre. Je me sens curieusement nerveux, c’est l’anticipation… Déjà, j’entends des bruissements dans le couloir, les premiers clercs se lèvent et se glissent vers le cœur du sanctuaire. Des novices y seront déjà. Certains s’éveillent une heure avant le rituel, bouillant d’excitation, impatients de te rencontrer, de se laisser transborder par l’instant critique où tu te rappelles à nos pensées. J’étais comme eux, à Eredhun, un des premiers levés, un des plus mystiques, j’avais parfois l’impression que les lueurs de l’aube allaient me renverser tellement j’étais empli de lumière. Avec l’âge, on canalise cette émotion, pour qu’elle brûle toute la journée, adoucie mais souveraine. Quand j’étais jeune, je me sentais vidé juste après ce flamboiement. Je me souviens du regard de Graham, mon mentor, reflétant l’inquiétude qu’il avait à me voir me mettre dans de tels états. Je me souviens aussi qu’il m’a appris de simples techniques, respiration, concentration, méditation, communion, pour ne pas me laisser ravager par l’énergie divine. Etre novice est plus épuisant qu’on ne le croit. On préfère avoir la mémoire courte.
Aujourd’hui, j’ai assimilé cet apprentissage, je peux m’ouvrir entier à ton aube et n’en prendre que ce qui me nourrit. J’ai le sentiment de m’offrir sans réserve, mais je sais que mon organisme et mon esprit t’accueillent avec rigueur, de la meilleure des manières. Sainement. Avec amour.
En même temps, parfois, je regrette de ne plus jamais être foudroyé par l’aurore. C’était quand même une sensation particulière. Terrifiante mais absolue. Comme mourir, sans doute.

Mais je blablate et si je ne me grouille pas, je vais louper l’aube. Bien joué. Lathandre, à demain.

[Galathée]

Uktar, 1er jour de la troisième veille, 1381 CV.

Lathandre, merci pour cette aube radieuse dont tu nous as gratifiés ce matin. Je ne sais pas si elle avait un sens, si c’était juste un hasard du temps, mais je l’ai prise pour une bénédiction. J’étais dans un instant de doute, un instant de gêne, trop de questions dans mon esprit, et ce soleil, resplendissant dans le ciel d’automne, m’a donné la réponse dont j’avais besoin. Tout est possible, rien n’est perdu, jour après jour, nous pouvons réinventer le futur.

Hier me semble flou. J’ai revu Taliesin, nous avons parlé. C’est un homme intelligent, secret, j’aimerais l’amener à me confier ce qu’il a sur l’âme sans avoir à l’y forcer. Le problème est bien sûr que nous ne sommes pas en confession, dans la confidentialité d’une alcôve, je ne peux pas lui promettre que ce qu’il me racontera ne quittera pas mon bureau, n’aura aucun impact sur son avenir. Il me craint, sa réticence irradie autour de son être, alors qu’il reste affable. Cette réticence est symptomatique, c’est elle qui me fait penser qu’il a des choses à se reprocher. S’il était vierge, victime, comme je l’ai été, impuissant, s’efforçant de faire de son mieux dans un dédale de ténèbres, c’est autre chose qui émanerait de lui. Il n’a pas la colère de l’innocent qu’on accable injustement. Il a l’inquiétude de l’homme qui espère qu’en gardant un profil bas, il n’attirera pas l’attention. S’il n’était coupable de rien, il m’aurait mis au défi de tester sa parole ; il a préféré blêmir.

Tout cela se produit alors qu’une femme superbe s’intéresse à moi, me cajole et m’embrasse, capte mon attention, m’arrache à mes devoirs les plus simples, en esprit du moins. Euryale est beauté, douceur, finesse, courage, et elle est sexe, Lathandre, excuse-moi de me montrer si bassement luxurieux, elle a un corps divin, réactif, et elle comprend le mien, le touche comme jamais il ne l’a été auparavant, m’entraîne, m’emporte, m’arrache et m’assassine. Je reste pantelant, émerveillé, je me contrôle à peine, je me découvre doucement. Bien sûr, tout n’est pas que communion physique, nous avons aussi nos instants d’intimité mentale… Je devrais me sentir comblé, mais l’angoisse prédomine pour l’heure. Plus que dix jours d’ici la Fête de la Lune. Qu’arrivera-t-il lorsque les prérogatives d’Euryale la rappelleront à Eredhun ? Comment me libérerai-je de son emprise ? Je me rends compte que la manière dont nous grappillons chaque seconde à notre disposition est le reflet de cette finitude. Nous n’en avons pas parlé, mais nous savons, l’un et l’autre, que dans une veille, ce partage touchera à son terme. Sans doute nous reverrons-nous, portés par le destin, de temps en temps… Mais l’intensité de nos contacts, la possibilité que nous avons de manger en tête à tête, de parler dans la nuit noire, de nous coucher l’un contre l’autre, tout cela va nous échapper. Je n’ose pas lui en parler, en réalité. Fière et belle comme elle est, je me doute qu’elle peut se contenter d’ébats annuels, que je ne suis probablement que l’un de ses nombreux amants, ce qu’elle me révèle par le silence qu’elle entretient sur sa propre vie. Elle prétend qu’elle est sans intérêt, je devine qu’elle essaie de me ménager. Mais je ne lui en veux pas, je ne peux que profiter de ses largesses.
Tu vois, c’est mal, je me sens toujours redevable. Je devrais parvenir à croire en ses sentiments sans imaginer que c’est la pitié qui la guide. Je crois que c’est le plaisir, l’opportunité. Lathandre, je sais que tu loues cette disposition d’esprit. Je devrais parvenir à en faire de même. Je manque de légèreté. Molwen a peut-être raison. Je suis un Ilmate sérieux plus qu’un joyeux Lathandrite. Mais voilà…
En réalité, en dépit de ces mots que je t’adresse, je ne recule pas. J’ouvre mes bras sans arrière pensée, je fais don de mes sentiments, de mes sensations, de mon corps. Je suis optimiste. Nous trouverons une solution. Nous nous aimerons jusque là. Même si cela ne dure pas, au moins, nous aurons tout donné, tout partagé, tout pris. J’essaie de m’imprégner d’elle pour que les nuits de solitude ne le soient plus jamais vraiment.

Elle se lève, je l’entends. Aujourd’hui, elle n’a fait aucun effort pour dissimuler le fait que nous couchons ensemble. Les hymnes matinaux ont touché à leur terme, je suis retourné dans mon antre, et elle m’a accueilli d’un sourire langoureux. Nous avons refait l’amour. Je t’écris, je me dépêche. J’ai une journée ardue en perspective, pleine de réunions et de palabres, et pourtant je sens qu’elle va arriver d’une seconde à l’autre, m’enlacer et me perdre.

Lathandre, qu’il est bon d’avoir à nouveau 17 ans, même si franchement, franchement, c’est un mauvais moment.

[Galathée]

Uktar, 4ème jour de la troisième veille, 1381 CV.

Lathandre, loué sois-tu pour la vie, l’espoir, le monde. Loué sois-tu pour la lumière, la confiance, l’énergie qui électrise mon corps. Loué sois-tu pour cette jeunesse éternelle qui embrase l’âme en dépit des années.

Mes mots vont te paraître ridicules. Je devrais te parler de Luménis, de Dame Dithazir et de Sire Longuehune, je devrais te parler du sanctuaire, de Tybert, de Marcus, du Palais de Justice et de la Juge Garnell, du Fort, de Nora Felden, de Maelwedd et de Darren Flèche-Sombre, du plan de sécurité qu’ils nous goupillent pour la Fête de la Lune. Je devrais te parler de ce qui ne tourne pas rond dans le quartier est, de la décrépitude de certains bâtiments, de la vénalité de certains propriétaires, du désarroi de certaines familles… A présent que je suis conseiller, ces gens que je connaissais si bien m’ont échappé. J’espère toujours pouvoir descendre les voir, mais Hector m’oppose un veto, l’œil noir. Je veux lui crier que je ne risque rien, que j’étais apprécié parmi les humbles, que même si certains regrettent les promesses inachevées du tyran, ils ne me rejetteront pas, mais en réalité, comment en être sûr ? Je ne voudrais pas nous mettre en danger pour des raisons idiotes. Je dois attendre d’avoir quelque chose à y faire avant d’affronter ces ruelles oubliées. Sinon, je risque gratuitement, et je ne peux pas me le permettre.
Mais le problème, Lathandre, est que je ne voulais te parler de rien de tout ça. Je voulais te parler de ce qui fait battre mon cœur, et danser ma vie, et qui en même temps, est tellement privé, tellement futile, je sais, et je devrais avoir honte de m’épuiser à ces jeux enfantins alors qu’une ville entière est sous ma responsabilité. Mais je te jure, Lathandre, que je ne néglige rien. Je suis juste un peu plus fatigué qu’hier, et un peu moins que demain. Mais je pense, en mon âme et conscience, qu’un dirigeant heureux est un meilleur dirigeant. Je nous vois, tous les trois, acquis à Luménis, irrémédiablement seuls, et je me demande si nous constituons en fait, de bons représentants du peuple. Je sais que Longuehune est veuf. Je sais que Dithazir a eu de nombreux amants, en a encore, en aura toujours. Jusqu’ici, j’étais le seul voué tout à toi, puis à toi et Luménis, principes sacrés, irréductibles, qui me dépassent évidemment. Sans doute ai-je le droit de me montrer humain, ce que je ressens pour Euryale n’est pas comparable à ce que je ressens envers toi, ce que je lui offre n’est pas comparable à ce que je donne à la ville. Mais mes petites histoires sentimentales doivent te lasser, toi qui en as vu d’autres. Je vais donc m’efforcer de ne pas t’assourdir avec mon bonheur banal et le vivre, simplement. Lathandre, j’ai décidé d’interrompre mes notes tant que cela dure.
Mais je reviendrai.