[Lieu] Les Gradins de l'Assemblée

[Taliesin]

Quête : Un désir de crépuscule

Il s'agit de la partie découverte de l'Assemblée du Peuple de Luménis. Surplombant une estrade sur laquelle monte les intervenants, un demi cercle de gradins de pierre s'étagent jusqu'à une auteur imposante. Ils sont capables de recevoir plusieurs centaines de citoyens. L'acoustique y est parfaite, si bien que l'orateur n'a pas de mal à se faire entendre, même des personnes assises au dernier rang. Mais si l'assistance décide de faire du raffut... Le bruit porte jusqu'aux limites de la ville !

[Galathée]

Longuehune marcha quelques minutes en silence aux côtés de l’elfe, avant de prendre la parole. Sa voix reflétait sa détermination mais aussi une sorte de déception, comme un regret d’avoir à faire cette démarche.
« Messire Taliesin, je dois dire que votre attitude m’interpelle. » fit-il. « Vous êtes venu autrefois avec des espoirs en Luménis, espoirs qui ont été déçus, puis renversés, je le sais. On pourrait croire que vous auriez à cœur de vous investir à nouveau, d’essayer de réussir là où vous avez échoué… A la place, vous présentez à tous le visage d’un petit homme aigri et égoïste, qui n’a aucun souci du lieu qui l’accueille. Avouez que c’est pour le moins surprenant. Je ne comprends pas, à ce stade, pourquoi même Albérich aurait pu vouloir vous laisser une chance. Vous n’offrez rien sinon mépris et sarcasme, rien d’attachant, rien d’amical en somme. C’est une attitude peu luménienne, à la limite de l'insultant pour ce que nous sommes et ce que nous représentons. N’importe quel Luménien, même sans qu’on le lui demande, devrait se sentir responsable de son gouvernement. N’importe quel Luménien devrait se porter volontaire pour aider à retrouver Megrall. Je dois dire, messire Taliesin, que si vous n’êtes pas capable de vous mobiliser un minimum pour ces lieux, de faire de leurs valeurs, vos valeurs, vous ne pourrez pas rester longtemps ici."

[Taliesin]

Taliesin demeura un instant bouche-bée sous l'assaut. Il sentit à nouveau la colère l'envahir, colère mêlée d'indignation et de révolte. N'importe quel Luménien ? Peut-être, mais il n'était pas Luménien ! Il était revenu à Luménis pour Galathée, pour Victor, et n'y avait trouvé que suspission, rancune et hostilité. A aucun moment, on avait semblé se souvenir qu'il avait lutté contre le tyran, passé près d'un an dans ses gôles, à subir ses tortures, pour n'en sortir qu'aux portes de la mort. On ne le voyait que comme celui qui avait fait entrer le loup dans la bergerie, que comme un suppot de Nwalk, presque. Aurait-on su qu'il était le Monstre, il aurait compris cette vindicte. Mais là...
Il faillit tout déballer d'un coup, à brûle pourpoint, et tourner les talons pour quitter cette cité qui ne lui avait jamais rien apporté, qui n'était, pour lui, qu'un amas de souvenirs odieux.
Mais il ne le pouvait pas. Il devait penser à sa compagne. Une telle attitude ne pourrait que lui nuire. Et cela, il en était hors de question.
Que faire, alors ?
C'était simple : ramper, feindre la repantance. Ravaler sa haine et jouer les pénitents. Jouer la comédie, c'était son métier, après tout ! Mais jamais endosser un rôle ne lui avait laissé tel goût amer au fond de la gorge.
-Je vous prie d'excuser mon attitude, messire, dit-il d'une voix qu'il parvint à dépouiller des tremblements de la colère. Veuillez croire qu'elle n'était dûe qu'à la surprise. Je ne vous cacherai pas que je pense être inapte à cette mission : toutes les causes pour lesquelles j'ai jamais combattu se sont achevées par des désastres. Mais il est vrai que j'ai une dette envers la cité, une dette d'autant plus grande qu'elle m'a accueilli à nouveau, malgré les malheurs que je lui ai apportés. Je ferai donc de mon mieux pour retrouver le Conseiller Megrall, vous avez ma parole. Puissent mes actes racheter mes paroles maladroites et mes manquements passés.
Voilà, c'était dit. Et d'une manière plutôt convaincante, de ce qui'l pouvait en juger. Quelque chose en lui aurait aimé penser ces mots... Mais pour l'heure, sa sincérité n'était qu'apparente. En dehors de l'humiliation, il ne ressentait pas la moindre culpabilité d'avoir ainsi menti : il l'avait fait pour Galathée, pour préserver leur avenir commun. C'était la seule cause qui lui importait, la seule loyauté qu'il ressentait. Et pour elle, il était prêt à tout.

[Galathée]

Longuehune acquiesça, rassuré.
« Je suis heureux de l’entendre. » dit le Conseiller. « Il n’était pas dans mon intention de vous contraindre à quoi que ce soit. J’avais le sentiment que Dame Dithazir vous jugeait mal en estimant qu’il faudrait vous forcer la main. Albérich a toujours été plus sensible à ce qui se cache derrière les apparences. Il ne s’est pas trompé. Votre aide nous sera précieuse. »
Il fit quelques pas le long des gradins, songeur, puis s’arrêta et se tourna vers l’estrade où, en d’autres temps, les conseillers s’étaient tenus, face à la foule.
« Mais vous ne devriez pas douter de vos compétences et de ce que vous pouvez apporter à cette affaire. Vous êtes jeune et intelligent. Vous avez le pouvoir de subjuguer les foules, d’amener les gens à vous faire confiance, à vous livrer ce qu’ils tairaient autrement. Vous pouvez faire toute la différence. Et vous ne devriez pas penser que le sort vous poursuivra éternellement. De toute façon, lorsque Beshaba nous frappe, nous ne pouvons que la défier et la défier encore. »
Il se frotta les mains, soupira puis sourit.
« Demain nous en rirons, vous verrez. »

[Taliesin]

Sous ses dehors contrits, Taliesin dut réprimer un rire amer. La naïveté et l'espoir de ces Luméniens - de Longuehune, en l'occurrence - avaient quelque chose de pitoyable. Comment pouvaient-ils croire qu'il se jetterait spontanément - sinon avec entrain ! - dans cette aventure ? Comment pouvaient-ils penser qu'il avait encore envie d'user de ses talents pour convaincre, entraîner ? Encore envie de défier le destin après tout ce qu'il avait traversé ? C'était se fourvoyer, se mettre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude ! Il avait appris de ces échecs, lui. Appris et tiré les leçons du passé.
Mais à sa colère, à son amertume se mêlait un semblant de mélancolie Si l'enlèvement d'Albérich était survenu des années plus tôt, alors qu'il se trouvait pour la première fois à Luménis, il aurait été tel que ce le figurait le marin : dévoué, optimiste, bourré d'illusions. Mais voilà, la vie était passée par là, l'avait brisé, détruit. Il avait survécu, certes, mais pas grâce à ses propres forces. Et l'homme qu'il était autrefois était bel et bien mort. et avec lui ses espoirs, son idéalisme, ses illusions. Le fait de se retrouver à Luménis était sans doute l'une des pires choses qui pouvait lui arriver : il devait désormais contempler ce peuple opiniâtre et bourré d'espérances folles, sans les partager, sans rien éprouver d'autre que de l'amertume pour ce qu'il était devenu et de la colère face à l'incompréhension qu'il devait affronter.
Mais aucun d'entre eux n'était tombé aussi bas que lui. Aucun n'avait été le Monstre. Comment pouvaient-ils comprendre, alors ? Il devait serrer les dents, faire semblant le temps nécessaire, jusqu'à ce qu'on décide de lui ficher la paix et de le laisser vivre dans son coin.
Tentant de museler ce déferlement de pensée, de dépouiller son attitude de toute dureté, de toute raillerie, Taliesin répondit finalement :
-J'espère qu'il en ira ainsi, messire. Luménis ne mérite pas de nouveaux troubles, de nouvelles épreuves. Je ne sais pas encore de quelle manière je pourrai apporter ma pière à l'édifice, mais j'y réfléchirai... Travaillant à la Bienveillance, je cottoie les novices de Séluné... Peut-être pourrai-je tenter de discuter avec eux et, mine de rien, d'en apprendre davantage sur la prêtresse disparue. Ce serait un début..
Pas mérité de nouvelles épreuves... Et lui, avait-il mérité celle qu'on lui infligeait, en sus de tout ce qu'il avait déjà subi ? Non, bien sûr. Mais il n'y avait pas vraiment de justice, en ce bas monde.

[Théobald Longuehune]

Longuehune acquiesça.
« N’en attendez pas trop de ces jeunes gens, néanmoins. Ils ne savent pas grand chose : leurs aînés ne leur ont pas dit qu’Euryale, la prêtresse, avait disparu. Ils la pensent souffrante. Ils commencent peut-être à se poser des questions, mais il ne faudrait pas attiser leur inquiétude. La dernière chose dont nous avons besoin est d’une fuite, d’une rumeur… Elle sera inévitable lorsque les gens ne verront pas Albérich à la Fête de la Lune, mais j’espère que nous trouverons une histoire plausible à leur raconter. D’ailleurs, maître barde, si vous avez une suggestion, nous sommes preneurs. »

[Taliesin]

Il a compris que sa doctrine n'était qu'un tissus d'ineptie inapplicables et irréalistes dans le monde tel qu'il est, et il a décidé de profiter de ce que la vie avait à offrir en fuyant avec sa dulcinée... songea l'elfe. Mais, évidemment, il ne pouvait se permettre de donner cette réponse.
Il réfléchit donc à une excuse plausible.
-J'imagine qu'un conseiller en charge d'attributions telles que la défense a parfois des missions en dehors des murs : aller inspecter une position stratégique cruciale, s'entretenir avec un officier des forces extérieures... De plus, en tant que chef de l'Eglise de Lathandre, il porurait très bien avoir été appelé par des affaires urgentes quelque part en Hélonna : un conflit entre deux clercs responsables d'une région... Il ne doit pas manquer de prétextes valables pour manquer une simple cérémonie.

[Théobald Longuehune]

« Vous avez raison. Albérich pourrait être n’importe où. »
Il soupira.
« Paradoxalement, tout cela tient tant que nos ravisseurs ne se manifestent pas pour revendiquer leur méfait. Vous voyez, cela m’échappe… S’ils ont des intentions néfastes envers Luménis… Pourquoi ne pas semer la panique en révélant qu’ils détiennent le conseiller ? Ce serait très efficace. Pourtant, pas un signe, pas un cri. Qu’attendent-ils ? »

[Taliesin]

Il n'y a peut-être pas de ravisseurs...
Taliesin haussa les épaules.
-Semer d'emblée la panique ne sert peut-être pas leurs intérêts. Il n'est pas impossible qu'ils préfèrent vous user moralement avant de porter le coup de grâce. Vous épuiser en vaines recherches, vous désorganiser lentement... Mais ils laissent des messages, déjà, à en croire les morceaux de corps retrouvés un peu partout. Dans l'hypothèse d'une montée progressive de la tension, c'est exactement le genre de petites manifestations qui convient...
Il soupira.
-Mais peut-être aussi que leurs intentions ne sont pas immédiatement dirigées contre Luménis... Ou bien, alors, que les ravisseurs sont tout simplement des Luméniens en vue. Avouer qu'ils ont enlevé le Grand Prêtre les décrédibiliserait.. Alors qu'après des semains de recherches sans succès, l'exhiber tout à coup et dire "Nous l'avons retrouvé, pas le gouvernement qui en a été incapable !"... Efficace pour pousser à votre destitution.

[Théobald Longuehune]

« J’imagine qu’ils ont leurs raisons, en effet. » dit-il.
Puis il demeura silencieux, lorgnant toujours cette estrade déserte.
« Mais je ne devrais pas vous retenir. Vous avez sans doute des choses à définir avec sire Kasumi et dame Du Varden. J’ai encore quelques précisions à vous donner avant de vous laisser aller… »
Il se tourna vers l’elfe.
« Mais je vous remercie pour cette petite conversation. Je suis vraiment heureux de vous savoir des nôtres, vraiment des nôtres. »
Puis le vieux marin fit volte-face et reprit le chemin de la salle de réunion.

[Taliesin]

Seriez-vous aussi heureux si vous saviez que vous vous êtes fait avoir ? songea l'elfe.
Un instant, il s'imagina ce que cette confiance mal placée pourrait donner. Il se vit arpentant les rues en répandant la nouvelle de la disparition du clerc, ponctuer son tour de chant à la Bienveillance par des ritournelles sur le thème "Il court il court, l'Albérich...". La pensée le fit sourire, mais c'était une plaisanterie. Il ne ressentait aucune affection pour Luménis, certes. Il était furieux de la manière dont on lui avait forcé la main. Mais il n'était pas déchu au point d'empirer les choses.
Il songea à ce que lui avait dit Victor : il était heureux, ici. Et Galathée aussi, même si elle ne lui l'avait pas révélé de manière si franche. Tous deux seraient déjà horrifiés s'ils apprenaient la manière dont il avait menti. Et ce serait bien pire s'il agissait contre la cité .Il ne pouvait pas ravager l'endroit où ils se sentaient bien, se devait même, sans doute, d'essayer de partager leur enthousiasme, d'agir pour qu'ils continuent à s'y sentir à l'abri. Même sans eux, ils n'aurait pas eu l'envie de trahir.
Il était piégé, oui. Contre son gré. Et il devait tout faire pour que cela se termine vite. Et au mieux. Que ça lui plaise ou non. Qu'il en souffre ou pas.
Résigné, les épaules basses, l'elfe regagna à son tour la salle de réunion.