[Habitation] La Maison Desmoulins

[Galathée]

Elle acquiesça, ouvrit la bouche, et Victor dévala les escaliers dans une tenue de rechange pour le moins mal assortie.
« Je sais c’qu’on va faire demain ! On ira aux bains ! Moi j’suis crado, j’ai d’la poussière de cheval sous les ongles et entre les orteils, c’est dégueulasse ! » s’exclama-t-il.
« Victor, Taliesin va devoir travailler ces jours-ci. Il ne pourra pas s'occuper de toi. »
Le gamin regarda l’elfe, les yeux écarquillés de surprise.
« Quoi ! Mais non ! C’est un piège ! Un guet-apens ! Une ca… une cabalgue ! C’est ça, une cabalgue ! Je serai pas soigneur de ch’vaux ! Jamais ! » s’écria-t-il les bras au ciel. « Ça pue et c’est moche ! Et c’est bête un ch’val ! Et puis les filles, elles aiment mieux les artistes ! Avec des jolis costumes et un air romantique, tout ça, je sais bien ! »
Puis il s’assit et leur sourit.
« Mais on mange quoi, alors ? »

[Taliesin]

Une heure plus tard, Taliesin quittait la petite maison et se dirigeait d'un pas rapide vers la Bienveillance. Il ne se sentait guère d'humeur festive, n'avait pas vraiment envie de passer sa soirée à jouer des chansons à boire et des danses insouciantes. Mais, comme pour tant de choses ces derniers temps, il n'avait pas vraiment le choix... Pour se remonter le moral, il se disait que la musique était un bon exutoir, ce qui n'était pas faux, loin s'en fallait. Et la bière en était un autre dont il ne comptait pas se priver.

[Taliesin]

Assis devant la cheminée - le chat avait consenti à se pousser un peu pour lui laisser une place -, les yeux perdus dans le vide, Taliesin tirait de longues bouffées distraites sur sa pipe. Après son crochet par l'entrepôt des Megrall, il était passé à la Forge Flamboyante pour s'acheter une épée. Une lame tout ce qu'il y avait de plus simple. Il n'avait aucun amour pour ce genre d'objet, et, de toute façon, ses finances ne lui permettaient pas beaucoup de choix. De finances, il n'en avait plus, désormais : l'arme, le fourreau et le baudrier lui avaient coûté jusqu'à sa dernière piécette de cuivre.
A présent, il attendait, plongée dans de sombres pensées. La colère d'avoir été embrigadé dans cette maudite enquête était toujours là, mais écrasée par l'acceptation, le sentiment d'inéluctable fatalité qui pesait sur ses épaules. Et par le trouble de ne pas être plus touché, aussi. Mais sans doute était-ce lié aux circonstances de son engagement. Il n'était pas devenu insensible : il n'avait juste pas aimé qu'on lui force la main.
Enfin, il aimait à se rassurer ainsi. Si son âme s'était à ce point asséchée que le destin d'un homme et d'une ville ne le touche plus...
Il préférait ne pas y penser.

[Galathée]

Une petite heure plus tard, Galathée et Victor surgirent avec fracas. Lorsque l’enfant vit le barde, il courut vers lui et l’enserra une seconde de ses bras, avant de retirer son manteau et de le jeter sans cérémonie par terre. Galathée haussa les épaules avec un sourire et ramassa le vêtement, non sans gratifier Taliesin d’un baiser sur le sommet du crâne. Victor s’était déjà assis à côté de lui.
« Taliesin, tu dois dire à Galathée que j’ai pas besoin d’aller à l’école. Elle dit qu’il faudra bien que je finisse par y aller, mais moi je pense que c’est nul, parce que t’es plus malin que tous les professeurs du monde, et donc tu m’apprendras beaucoup plus, et donc pourquoi je devrais y aller ? Je pourrais apprendre à chanter des chansons, et jouer de la flûte, je crois, et puis aussi, je suis certain que tu pourrais m’apprendre des trucs pour les filles, et aussi la géographie et puis l’histoire, je suis sûr que tu connais bien l’histoire, et à écrire des plus jolies lettres, et que bref, ça sert à rien que j’aille à l’école, non ? J’parie que t’es pas très bon en calcul, mais le calcul ça sert à rien ! »

[Taliesin]

Taliesin grimaça, comme l'idée qu'il n'aurait peut-être plus l'opportunité de donner aucune leçon au gamin lui traversait l'esprit, fugace et douloureuse. Mais il se reprit et lui sourit.
-Moi, je veux bien continuer à t'apprendre tout ce que tu voudras, bonhomme. Avec plaisir. Du moins, si mon emploi du temps se dégage un peu... Mais l'école a aussi ses avantages, tu sais. Oui, évidemment, il y a les devoirs, et puis les cours, et les maîtres pas toujours très gentils. Mais, surtout, il y a d'autres enfants. Et ça, c'est plutôt pas mal, non ? Je suis sûr que certains de ceux que tu as vus aux thermes vont à l'école...
Il jeta un regard à Galathée, eut un sourire en coin et se pencha plus près de Victor.
-Et puis, franchement... lui souffla-t-il à l'oreille. L'école, ça peut pas être pire que les écuries, non ?

[Galathée]

« Ah mais moi je parle pas des écuries, je parle de quand tu auras fini les trucs que tu dois faire. C’est sûr que les écuries, c’est pas génial, et ça pue, mais en fait, on s’habitue, à force. »
Il se leva et épousseta ses chausses.
« Je vais aller me changer. »
« Excellente idée. »
« Et tu devrais aussi, parce que c’est pas parce que tu sens rien que Taliesin a le nez bouché, lui. »
« Dans une minute… » fit-elle en prenant sa place et le chassant d’un geste.
Il gravit les escaliers en quelques secondes, leur laissant un bref moment d’intimité que la jeune femme mit à profit en embrassant le barde.
« Bonsoir mon amour. » lui dit-elle simplement.

[Taliesin]

L'elfe l'étreignit et lui rendit son baiser.
-Bonsoir, douce damoiselle, ma mie... murmura-t-il.
Un bref répit. Une brève éclaircie dans son ciel plombée. La tendresse de la jeune femme suffit à balayer pour un temps ses doutes, ses appréhensions, Cette mission n'avait rien changé, n'avait rien dressé entre eux, et les choses reviendraient à la normale une fois qu'elle serait terminée. Il fallait juste tenir bon, et puiser de la force dans ses rares moments de réconfort dont il pouvait encore jouir.
-Comment fut ta journée ? s'enquit-il en la gardant serrée contre lui.

[Galathée]

Elle ne fit rien pour se dégager de son étreinte.
« Rien de transcendant. Une journée comme les autres. Quelques points de suture, un lavement, de la chasse aux tiques… mais je vais t’épargner les détails. »
Elle sourit.
« Et toi tu es rentré tôt, avec la mine grave. »
Du bout des doigts, elle lui effleura les lèvres.
« Mais je sais que tu peux sourire, là-dessous. Et dès que tu auras terminé ta grande mission secrète qui te rend si sombre… Nous irons fêter l’hiver chez les Merlus. »

[Taliesin]

Taliesin lui sourit franchement, espérant secrètement qu'elle ne remarquerait pas l'épée qu'il s'était acheté - il n'était pas sûr de l'avoir bien dissimulée mais y jeter un coup d'œil serait trahir sa présence...
-Vivement ces réjouissances... fit-il. J'ai hâte d'y être. Vraiment.
Sauf que si leur foutue mission échouait, il n'y aurait peut-être pas de réjouissances... Quoi que la demeure des Merlus pourrait s'avérer un bon endroit où fuir, si la situation l'exigeait. Avant de partir plus loin...
Mais il se força à chasser ces idées noires. Il n'allait pas se laisser gâcher ces quelques instants de bonheur salutaire.

[Galathée]

Elle lui sourit, se leva et lui pressa doucement l’épaule, avant de partir à son tour vers les étages. Il ne resta cependant pas seul longtemps. Victor débarqua dans une tenue de rechange qui ressemblait fortement à son pyjama et reprit la place qu’avait chauffée la rôdeuse.
« Demain soir, il paraît qu’il y a un truc super dans le port ! On va baptiser un bateau, puis y’aura un grand feu d’artifice, et même qu’on pourra tous lâcher des petites bougies sur la mer, pour emmener la lumière là où y’en a jamais ! Et y’aura un bal populaire sur l’esplanade des quais. C’est pas loin, hein, on ira ! Tu viendras avec nous ? »

[Taliesin]

Taliesin blêmit tout en se traitant d'imbécile. Il n'avait pas pensé à ça. Pas imaginé que Galathée et Victor se trouveraient peut-être parmi la foule rassemblée pour les cérémonies. L'idée le fit frémir. Et ils n'auraient pas réglé l'affaire d'ici là... Oh non.
Il fallait absolument qu'il en touche un mot à la rôdeuse. Il n'aurait pas la possibilité de lui parler à cœur ouvert, à cause de ce satané secret. Mais il se devait de la mettre en garde...
-Je ne pourrai pas venir, non... dit-il doucement. Je travaillerai toute la nuit...
Il secoua la tête, chercha quelque chose à ajouter.
-Par contre, je suis libre, demain matin. Alors, si tu veux rester avec moi plutôt que d'accompagner ta mère... On pourrait en profiter pour faire une grande lessive. Parce que... Je me trompe, où tu n'as plus rien à te mettre ?
Une corvée de lessive pour faire oublier une grande fête. C'était pitoyable. Mais il n'avait pas mieux à offrir.
-Hum, ça pourrait être amusant, je crois. ajouta-t-il d'un ton de conspirateur. Surtout que comme Galathée ne sera pas là...
Mais bien sûr. A ce rythme, il allait bientôt affirmer que faire la vaisselle ou la poussière pouvaient être les plus passionnantes activités au monde. Pitoyable, décidément.

[Galathée]

« La lessive ? Quoi ? » s’exclama Victor avec une grimace. « C’est une blague, hein ? »
Galathée regagna la pièce de séjour.
« Dis-lui qu’on a un truc super important prévu demain, hein oui ? Le matin surtout. Il faut absolument que je sois là, pas vrai, pour… »
« Pardon ? »
« … pour aider à ferrer les chevaux, voilà. C’est ça ! Désolé, j'peux pas rester. »
La rôdeuse le dévisagea sans comprendre, puis son regard passa sur Taliesin.
« Mais de quoi parlez-vous, tous les deux ? »

[Taliesin]

Taliesin lui sourit largement.
-Pour compenser mon absence de demain soir, je proposais à VIctor de m'occuper de lui demain matin, et d'en profiter pour faire une chouette séance de lessive. Mais s'il préfère ferrer les chevaux... Et puis, Gal, tu m'as bien dit qu'il devrait t'assister pour la castration d'un étalon trop teigneux, n'est-ce pas ? Je suis sûr que tu aimeras ça, Victor. Certain.

[Galathée]

« Victor, je suis certaine que Taliesin trouvera d’autres activités à te proposer. Et nous ferrons les chevaux sans toi, pas de soucis. »
Le gamin se renfrogna.
« J’veux pas faire la lessive. »
« Je m’en occuperai, va. Mais tu peux mettre la table. »
« Marché conclu ! » s’exclama-t-il avant de détaler vers la cuisine.
La rôdeuse se rassit.
« Victor t’a parlé de ses projets pour demain soir ? »

[Taliesin]

Taliesin acquiesça, toute trace d'amusement disparue.de ses traits soudain graves.
-Oui... Mais je ne pourrai pas être là : je suis mobilisé pour cette affaire. Et puis...
Il grimaça, ferma un instant les yeux...
-Gal... J'aimerais que vous n'y alliez pas. Je sais que ce n'est pas très juste de ma part de souhaiter que vous vous priviez de ces réjouissances sans vous donner aucune raison, mais... Il se peut que ce soit dangereux. Je serai plus tranquille si je vous sais ici, en sûreté.
Pas très subtil. Mais si ne pas dire la vérité était une chose, lui mentire en était une toute autre. Et il s'y refusait.

[Galathée]

Galathée le dévisagea un instant, soucieuse.
« Taliesin, je sais que tu ne peux rien me dire, mais… » commença-t-elle. « Tu ne penses pas que tu surestimes un peu la menace ? Victor et moi ne pouvons pas nous cloîtrer au nom de quelque chose de diffus… C’est une nuit où les citoyens sortent pour conjurer la nuit. Ils seront des centaines, des milliers à le faire… C’est important pour Victor et moi d’y aller. Ce n’est pas juste pour nous amuser, c’est aussi… c’est aussi pour faire partie de la ville… C’est notre première opportunité de nous revendiquer Luméniens depuis notre retour. Ça a un sens. Pour lui, certainement. Pour moi, je dois le découvrir. Tes craintes sont-elles… l’expression de ce souci sincère mais peut-être trop protecteur qui t’anime désormais, ou bien sont-elles basées sur quelque chose de tangible, qui va réellement se produire ? »

[Taliesin]

Il la regarda droit dans les yeux.
-Elles sont basées sur quelque chose de tangible. Qui a de fortes chances de se produire. Même si je ne sais pas quelle forme cela prendra.
Il soupira, lorgna le feu, puis revint à la jeune femme.
-Ce pourrait être grave. Au mieux, ça pourrait provoquer des mouvements de foule, de la panique... Je n'en sais rien, en somme. Mais il est des plus probable que quelque chose se produise. C'est tout ce que je peux te dire. Alors... Alors si tu... Si vous tenez vraiment à y aller, je ne peux pas vous en empêcher. Mais... Mais il faudra que vous soyez sur vos gardes. Vraiment sur vos gardes.
Ces derniers mots lui avaient beaucoup coûté. Mais, comme il l'avait dit, il ne pouvait rien leur imposer, rien décider pour eux. Il devait respecter leur libre arbitre. Et rester avec ses angoisses.

[Galathée]

Galathée sourit doucement, porta la main à la joue de l’elfe et acquiesça en pinçant les lèvres.
« Nous n’irons pas. Ne t’en fais pas. Je vois que tu es affecté, plus que je ne l’aurais imaginé… Je voudrais pouvoir te transmettre un peu de la confiance que j’ai en nous, en l’avenir… Mais je ne sais pas ce que tu caches. »
Victor ressortit de la cuisine avec la vaisselle.
« J’veux bien mettre la table, mais si y’a rien à manger, c’est un peu inutile. » grommela-t-il.
Galathée se leva et posa un doigt sur sa bouche.
« Ne lui dis rien, j’inventerai quelque chose. » souffla-t-elle à l’elfe.
Puis elle se leva et gagna la cuisine.

[Taliesin]

Taliesin soupira doucement. Il se sentait soulagé, mais pas autant qu'il l'aurait cru. Il s'en voulait d'avoir privé Galathée et Victor d'un événement si important pour eux. Mais ce n'était pas comme s'il se faisait du souci pour rien. Pas comme si rien ne se tramait dans les ombres. Il serait plus tranquille en les sachant en sécurité. Et il y aurait d'autres Fêtes de la Lune, si la mission se terminait bien. D'autres Fêtes de la Lune auxquelles il les accompagnerait volontiers.
Peu après cet échange, le barde quittait la maison. Il n'y revint qu'à une heure avancée de la nuit. La soirée à la Bienveillance avait été des plus endiablées, chacun désirant se préparer aux festivités du lendemain par des festivités préliminaires; histoire de se mettre dans les bonnes dispositions. Il n'avait donc pas pu s'esquiver plus tôt, même s'il en avait eu fort envie.
Son moral n'était pas au beau fixe. Il avait envié l'insouciance des clients. Il aurait pu, dû la partager. Vivre le cœur léger, dans l'attente des réjouissances à venir, ignorant le drame qui se jouait tandis qu'un autre, mieux armé que lui, s'afférerait avec Arya et Kasumi pour combattre les Sharites.
Mais voilà, il n'avait pas eu droit à cette insouciance. C'était ainsi. Se révolter n'y changerait rien. Accepter, toujours. Et faire en sorte que cela se termine au plus vite. Dans les meilleurs conditions possibles.
Refermant la porte à double tour, l'elfe retira ses bottes et son manteau, rajouta une buche dans le feu presque éteint, puis gagna l'étage à pas de loup.
Dernière nuit avant l'apocalypse, songea-t-il.

[Galathée]

Galathée l’accueillit d’un geste et d’un grognement, puis elle parut se rendormir contre sa poitrine. Quelques secondes plus tard, elle s’anima. Sans réellement qu’il sache si elle était réveillée, elle commença à onduler contre lui, le caressant du bout des doigts, jusque dans les replis les plus intimes, et bientôt, l’un et l’autre eurent le souffle court. Ils firent l’amour dans une semi-torpeur, la rôdeuse n’ouvrit pas les yeux bien que son corps entier soit embrasé. Elle ne dit rien, gémit et retomba mollement contre lui après l’instant de fulgurance qui marqua le paroxysme de leurs ébats. Son souffle reprit une certaine cadence, et il sut qu’elle dormait. Dans le noir, il pouvait deviner ses traits, la courbe de sa poitrine, l’arc de sa gorge, la forme de son nez, le léger sourire qui lui déformait les lèvres. Elle lâcha encore un léger soupir, ses doigts se crispèrent un instant sur l’épaule de l’elfe et sa bouche s’entrouvrit. Puis plus rien. Sereine, elle reposait.

[Taliesin]

Un instant déconcerté, Taliesin s'était bien vite laissé aller dans les bras de la jeune femme, s'abandonnant à la vérité de ces gestes simples, de cette tendresse vraie, à la douce chaleur de cette étreinte dont il avait tant besoin. Plus que jamais, il était conscient de sa chance, de cette chance inouïe, insolente, presque injuste. Non, il n'avait pas le droit de se plaindre de son sort. Il ne l'aurait jamais. Ce serait une insulte envers ce qui lui était offert.
A présent, serrant contre lui la rôdeuse endormie, il sentait une émotion sourde lui nouer les entrailles et lui embuer les yeux. Il songeait à ses voisins, aux Luméniens endormis. A ces couples qui venaient aussi de faire l'amour. A ces parents qui, bien plus tôt, avaient bordé des enfants aux yeux déjà brillants à la pensée de la fête à venir. Eux aussi avaient droit à leur part de bonheur. A la chaleur qui l'emplissait, lui. A la tendresse qui lui remuait le cœur.
Or, s'il avait pu préserver Galathée et Victor du danger à venir, du moins pour un temps, il n'avait rien fait pour les autres. Pour ceux qui, inconscients, insouciants, se joindraient à ces festivités, se fondant dans cette communion dont il avait privé les siens. Mais elle risquait de tourner mal. De virer au drame et de replonger chacun dans des affres encore bien vivaces. Et cela, c'était la véritable injustice.
Personne n'avait le droit de rouvrir les cicatrices d'un peuple martyr. De semer à nouveau le chaos, de faire à nouveau couler le sang, les larmes, tandis que la bise hivernale disperserait des cendres encore chaudes. Personne. Pour quelque motif que ce soit.
Et s'il n'avait encore rien pu faire, sinon protéger ceux qu'il aimait, il pourrait peut-être agir, le lendemain. Faire son possible pour contrecarrer les ravisseurs d'Albérich. Pour que leurs sombres desseins, leurs fantasmes sordides, ne sortent jamais de leurs âmes torturées. Comme Kasumi, Arya, Belenn, il serait en position de tenter quelque chose. Et il devrait le faire sans arrière pensée. Qu'importe qu'on lui eut forcé la main ! C'était peut-être une chance qu'on lui offrait, en réalité. Douloureuse et amère, mais une chance tout de même. Celle de racheter ses errements, ses erreurs, celle d'enfin œuvrer pour le bien. De retrouver un peu de ce qu'il était jadis. De laisser derrière lui un peu de ce qu'il avait été, depuis.
La gorge serrée, il se pencha et déposa un baiser sur la tempe de Galathée.
-Je t'aime... murmura-t-il dans le noir. Et je ferai face. Pour nous deux. Pour nous trois. Pour tous les autres.
Il fut parcouru d'un frisson, ferma les yeux. Lentement, ses pensées dérivèrent, sa respiration se ralentit. Il n'existait plus rien que la chaleur de ce corps contre le sien. Que l'espoir de lendemains lumineux. Que l'apaisement de ne pas se trouver une âme aussi asséchée qu'il ne l'avait craint.

[Galathée]

Au petit matin, la rôdeuse se leva la première. Elle n’avait pas souvenir du retour de Taliesin mais le trouver assoupi contre elle la fit sourire, comme chaque matin, et elle lui effleura le visage, discrète, avant de se glisser hors du lit et de gagner les pièces communes. Elle ralluma le feu et entreprit de se préparer un déjeuner copieux avant de mettre le cap sur le Fort. Il n’y avait pas de raison de réveiller Victor ou Taliesin. Elle n’avait pas encore annoncé à Victor qu’ils feraient l’impasse sur la soirée prévue. Elle ne savait pas bien comment elle s’y prendrait pour que la chose ne soit pas trop douloureuse. La vérité ne lui semblait pas particulièrement bonne à dire : l’enfant avait besoin de voir le monde comme un endroit sûr et bienveillant, c’était une nécessité à son équilibre. Si elle lui faisait part des craintes de Taliesin, cela retarderait d’autant la guérison. Non, elle lui mentirait immanquablement. Elle haussa les épaules, avala son thé, rangea les quelques ustensiles qu’elle avait utilisés et fila au dehors. L’elfe avait eu l’air de penser que la Fête de la Lune serait un moment critique dans la mission qu’on lui avait imposée, mais elle ne voulait pas l’encourager dans son marasme. Si elle était restée, il aurait fallu se dire adieu. Or c’était ridicule. Rien ne se produirait. Elle le savait. Ils auraient mille et une autres opportunités de se parler, de s’embrasser, de jouir, tranquilles, de la présence de l’autre.
Au dehors, le vent était frais, le matin piquant. Elle prit une profonde inspiration et se mit en route.

[Taliesin]

Taliesin s'éveilla peu après. Ne trouvant pas Galathée à ses côtés, il se hâta de se vêtir et de descendre au rez-de-chaussée. Mais elle était déjà partie, constata-t-il. Il ne fut pas sans en être quelque peu peiné. Il aurait aimé la revoir avant la rude journée qui s'annonçait. Lui parler... Mais pour lui dire quoi, au réalité ? Il ne pouvait rien lui révéler, ne pouvait pas la mettre plus en garde qu'il ne l'avait déjà fait. Leur échange aurait eu tous les dehors d'adieux, et c'est sans doute ce qu'elle avait voulu éviter. La rôdeuse ne paraissait pas réellement croire au danger qu'il redoutait, qu'il combattait. Il ne pouvait pas réellement lui en vouloir : autant que ces soucis ne pèsent que sur ses épaules à lui. Et puis, si les choses devaient mal tourner... Ce qu'ils avaient partagé durant la nuit était sans doute les meilleurs adieux possibles.
Morose malgré tout, l'elfe s'afféra à préparer le petit déjeuner puis, en attendant le réveil de Victor, il rassembla ses affaires. Epée, armure, arc et carquois. Tout les objets dont il pouvait avoir besoin. Tous les objets dont l'usage possible le révulsait. Mais autant que tout soit prêt dès maintenant et que rien ne vienne gâcher les quelques heures de répit qui s'offraient encore à lui.

[Galathée]

Victor s’éveilla plus tard, descendit les marches en traînant les pieds comme un zombie et gagna la table où il se recoucha, la tête dans les bras. Il poussa un profond soupir.
« J’ai des courbatures, je crois. » fit-il d’une voix étouffée par les manches de son pyjama. « Tu n’as pas une chanson revigorante à me chanter ? Un truc qui donne courage et énergie ? Dans les livres, les bardes font ça, sur le chant de bataille ! Inspirer leurs compagnons. J’ai besoin de ça. »

[Taliesin]

L'elfe ébouriffa les cheveux de l'enfant. Puis, sans rien dire, il se leva, récupéra la harpe appuyée contre un mur et, s'asseyant près de la cheminée, il commença à égrener quelques notes. Pourquoi pas, après tout ? Il n'était pas très en forme non plus. Et ce serait une bonne répétition, histoire d'être prêt à affronter toute éventualité, le soir venu.
Alors, avec un hochement de tête - il se demandait si jamais barde avait utilisé ce chant d'une telle manière, il commença son morceau.

Taliesin --> Chant de barde -- > Inspiration vaillante.

[Galathée]

Quelques minutes plus tard, Victor leva la tête de ses bras, l’œil vif et sauta d’un bond sur le sol. Puis sur le banc. Puis sur la table.
« WAOUH ! » cria-t-il. « Plus vite ! Plus fort ! On va tout nettoyer ! Tout ranger ! Et repeindre et refaire le toit et aussi on va changer le revêtement du sol ! »
Il sauta de son perchoir.
« On va ramasser les poussières, enlever les toiles d’araignée, repriser les chaussettes, préparer un bon dînnnnneeeeeeeeeeeeeeeer ! » scanda-t-il au rythme de la musique.
« Sorcellerie ! » finit-il par ajouter en se saisissant du balai. « Traîtrise ! »

[Taliesin]

Taliesin ne put s'empêcher de rire. Certes, il avait sans doute mal estimé les effets de la magie bardique sur le petit garçon, mais il n'en demeurait pas moins que celui-ci était d'attaque, désormais. Comme lui-même. Cela faisait des lustres qu'il n'avait pas eu recours à l'un de ces chants. Il faudrait qu'il songe à s'en servir plus souvent.
Lorgnant le balai que tenait le môme déchaîné, puis la pièce dans son ensemble, des vêtements propres qui pendaient sur des étendages improvisés au sol à la propreté douteuse, imaginant fort bien ce que donnerait la rencontre entre les deux éléments, il jugea préférable d'interrompre la musique et de reposer son instrument. Normalement, les effets ne dureraient plus très longtemps...
-Et bien, bonhomme, sens-tu encore tes courbatures ?

[Galathée]

Victor se rassit.
« Non, ça va. Je me sens en forme. » fit-il avec un large sourire. « Mais j’ai grand faim. Très grand faim. Je crois que je pourrais manger tout un pain et aussi deux pots de confiture et un de miel, et un jambon et un gros fromage avec des trous. Six pommes, une douzaine de poires, un peu de champignons farcis à la crème… Des œufs. Au moins trois gros œufs. Je vais voir ce qu’on a ! »
Il se leva et pénétra dans la cuisine, en ressortant peu après avec des victuailles qu’il entassa sur la table. Il se mit ensuite à dévorer de bon appétit.
« Alors, qu’ech qu’on fait, auchourd’hui ? » demanda-t-il la bouche pleine.

[Taliesin]

Taliesin s'assit à son tour, leur servit du thé et enfourna quelques bouchées de pain avant de répondre. Lui-même ressentait un grand appétit. Peut-être pas autant que Victor - si ç'avait été le cas, Luménis aurait été privée de vivres en quelques heures - mais tout de même.
-Ce que tu veux, vraiment. Vu que Galathée s'est occupée de la lessive, on est assez libres. Je dois juste être au boulot à midi. Ce qui nous laisse du temps.

[Galathée]

« P’t’être qu’alors on peut aller sur les quais pour voir les préparatifs de ce soir ? Ils disent que ça va être une fête énorme ! Y’aura de la musique, et un festin gigantesque, avec toutes les spécialités de Luménis, et on fera partir un bateau et flotter des bougies, ce sera trop génial ! »
Il posa la tête sur ses paumes ouvertes, les yeux rêveurs.
« C’est dommage qu’on l’ait pas su plus tôt, on aurait pu inviter les Merlus ! On aurait tous dormi ici, on se serait entassés, ça aurait été drôle ! Puis on serait aller manger des pommes au caramel près de l’eau. Et alors on aurait vu les grands feux d’artifice ! Je suis sûr qu’ils ont jamais vu un feu d’artifice, les Merlus. Mais c’est pas grave, ce sera pour l’année prochaine. »