[Bâtiment] Ambassade de Manost

[Lothringen]

"Les réactifs. Un œil de volatile et de l'acide, de mémoire. Hum. Je ne lance pas ce sort-là tous les jours... Vérifions."

S'approchant de la bibliothèque, le semi-drow y attrapa un livre à la vitesse à laquelle une araignée de phase saute sur sa proie emmaillotée : on aurait vraiment cru qu'il avait pris le volume au hasard, comme le plus proche à sa portée. Ce ne devait pas être le cas, cependant, car après avoir feuilleté quelques temps la moitié de ses quelques cinq cents pages, le devin arrêta son doigt à mi-colonne.

"C'était bien cela. Je n'ai plus d'œil de faucon... Mais je dois avoir des yeux de rukh sur la troisième étagère, ça fera l'affaire... Acide nitrique, cuivre et zinc."

Lothringen posa l'ouvrage sur un lutrin qu'il plaça en face du miroir, puis examina attentivement l'étagère des réactifs, et, après diverses lectures d'étiquettes apparemment non concluantes, en tira un bocal où nageait une dizaine de globes oculaires, qu'il redéposa sur l'établi. Les yeux de Rukh étaient des composants particulièrement coûteux qu'il fallait faire importer de l'orient de Féerune, où il n'était guère aisé de venir à bout de ce grand rapace : les yeux étaient généralement prélevés sur des charognes, avec toute la difficulté qu'il pouvait y avoir à en trouver d'intacts. Les acides pour leur part se trouvaient dans des fioles de verre soigneusement bouchées : Lothringen en sortit un sans hésiter, avant d'aller chercher deux barrettes de métal dans leur empilement, sur la dernière planche, au niveau des chevilles...

"Voilà, tout y est."

Le semi-drow choisit une espèce de vasque en verre pour y réaliser le mélange à venir : il y déposa un œil rouge et gluant qui tourbillonna quelques temps avant de se fixer au fond, puis les deux barrettes de métal. Enfin, il y versa l'acide nitrique. Pendant qu'une fumée désagréable se formait, il s'empara de la vasque et la porta jusque devant le lutrin.

"C'est maintenant que commence la seconde phase : l'incantation... très longue, mais je t'aurai prévenu."

Et Lothringen commença de psalmodier d'une voix monocorde, altérée, à peine reconnaissable, des paroles cryptiques dont les intonations rappelaient vaguement le mot de pouvoir de tantôt. Il s'était figé, immobile, semblant ne plus prêter attention à rien de ce qui l'entourait, comme fasciné par sa propre mélopée. De temps à autre, Mornagest surprenait un rapide coup d'œil de contrôle au livre ouvert devant ses yeux, mais il fallait bien admettre que le semi-drow récitait de mémoire. Et les mots de pouvoir se succédaient en une litanie interminable, invocations à des dieux morts, des mages oubliés, des civilisations depuis longtemps perdues... Par moments, certaines phrases revenaient comme en refrain, mais les paroles variaient légèrement d'un couplet à l'autre : la moindre erreur et le sort était gâché.

Dans le même temps, Lothringen devait focaliser sa concentration sur le miroir, et sur une représentation mentale du blond Terenas,tel qu'il leur était apparu durant l'attentat ou la veille au soir...

[Mornagest]

Effectivement, c'était long. Le guerrier s'y était préparé, et observait tout d'abord attentivement les moindres faits et gestes de Lothringen, essayant de comprendre ou reconnaître des phases de son interminable incantation, mais n'y parvenant guère.

Étonnamment, le sortilège requérait très peu de composants matériels, hormis le miroir démesuré et quelques ingrédients chimiques plutôt basiques. La difficulté réelle résidant dans la longueur de l'incantation elle-même, et le risque de ne pas trouver la cible du sort. Que feraient-ils, dans ce cas ? Une nouvelle tentative serait peut-être exclue. S'il en jugeait correctement, Mornagest estimait que ce sortilège devait être particulièrement éprouvant pour le semi-drow, en raison notamment de l'attention perpétuelle et poussée qu'il nécessitait.

Ce qui ne laissait que peu d'autres possibilités, à part une attaque à l'aveuglette, qui pourrait s'avérer être un échec cuisant, avec de nombreux morts à la clé... sans parler de la question de parvenir à récupérer les gardes impériaux.

Non, il fallait que ce sortilège réussisse. Qu'ils aient un peu de chance, bon sang ! Depuis le début de cette affaire, ils enchaînaient les coups du sort. Tymora avait-elle oublié son suivant ?

Tandis qu'il réfléchissait plus ou moins attentivement à tout cela, le miroir semblait bouillonner à sa surface, montrant des formes floues et indéterminées. La litanie infatigable de Lothringen se poursuivait, et les choses se précisaient. Une forme humanoïde se dessinait petit à petit sur le miroir, légèrement plus petite qu'un humain. Peut-être la représentation n'était-elle pas à l'échelle parfaite... heureusement, d'ailleurs, pour le cas où l'on désirait scruter un dragon, songea fugitivement Mornagest.

Les détails apparurent ; les couleurs se firent plus nettes, les formes plus précises. La silhouette de Terenas se distinguait maintenant clairement, et continuait de gagner en détails. Une autre forme se découpait en partie sur la surface du miroir, mais on n'en distinguait qu'un bras, et une épaule. Peut-être une femme, à en juger par le vêtement qui lui couvrait le membre. Leur parvint le son, enfin.

"... ces recherches ne mènent à rien. Comment se fait-il qu'ils aient pu s'enfuir aussi facilement ?" Son ton était peu amène, et l'œphémisme était doux. Maintenant qu'il apparaissait suffisamment clairement, Mornagest pouvait voir ses mains trembler, son visage cramoisi par la colère. Et pourtant, il ne criait pas. Se contenait-il ? Une voix de femme répondit :
"Ils ont probablement autant de soutiens ici que tu en as, Terenas. Ne sois pas idiot..." une gifle vint sèchement l'interrompre, et la voix de Terenas, empli de rage, éclata : "Ne me traite plus jamais d'idiot ! Je te le ferai payer cher ! J'en ai assez, de ces sous-entendus quant à mes appuis ! Tu penses que je suis incapable de détruire ce Mornagest ? L'assassiner ?"

Un silence se fit, puis, la voix rauquie par la fureur, la femme reprit froidement : "Pauvre imbécile. Si tu étais aussi intelligent, tu l'aurais laissé accéder tranquillement à son poste de faire-valoir, et tu l'aurais utilisé... comme on t'a utilisé autref..." elle esquiva de justesse une nouvelle gifle, et disparut entièrement du miroir, en se mettant hors de portée de Terenas, qui choisit cependant de rester en place sans bouger. Peut-être ne voulait-il pas réellement mettre ses menaces à exécution...

"J'ai mis des années à atteindre ma position actuelle, afin de prendre ma revanche, afin de leur montrer, à tous, de quoi je suis réellement capable. Ce n'est pas ce crétin qui va m'en empêcher. Une fois Devir éliminé, il ne restera personne en travers de mon chemin. Dargor a disparu, et s'il revient... tant pis pour lui. Qui reste-t-il ? Enetos se contrefiche de mes intentions, et c'est réciproque. Alors... ce n'est pas ce pauvre vieux vampire disparu depuis des mois qui va revenir me gâcher la fête, hein ?
- Peut-être... peut-être. En attendant, retrouve ces deux-là, élimine-les, et on en reparlera. D'ici là, je préfère respirer un peu d'air frais..."

Des bruits de pas, puis une porte qui s'ouvrait pour se refermer peu de temps après. Terenas soupira brièvement, puis alla appeler un de ses sbires.

"Débarrasse-moi de Sara. Fais disparaître le corps où tu veux. Je ne veux plus qu'elle m'encombre."

L'homme hocha silencieusement la tête et s'en fut accomplir sa basse besogne...

[Lothringen]

Si Lothringen avait eu le moindre respect pour leur adversaire tant qu'il l'avait cru assez malin pour incarner Monsieur T. depuis les origines, son opinion à son sujet avait beaucoup souffert des révélations de ces dernières heures. Cela faisait deux fois en deux jours qu'il lançait sur le conseiller un sort divinatoire, et c'était à chaque fois pour constater à quel point l'individu était stupide et veule, mégalomane et paranoïaque. Paranoïaque au point d'assassiner ses propres alliés les uns après les autres. Mégalomane au point de croire qu'il pourrait assassiner un drow tel que DeVir tout aussi facilement... En entendant cela, le semi-drow n'avait pu retenir un sourire. Terenas avait-il réellement un plan, ou se contentait-il plus vraisemblablement de fantasmer sur des objectifs qu'il ne pourrait jamais atteindre ?

La scène qui venait d'avoir lieu ne leur apprenait pas grand chose de directement exploitable, sinon que Terenas était aux abois, c'est-à-dire dans des dispositions idéales pour commettre une erreur qu'il leur reviendrait de mettre à profit. Les traits tirés par une concentration qu'il ne lui était pas encore loisible de relâcher, Lothringen maintenait le sort actif, dans l'espoir qu'il durerait assez longtemps pour leur fournir une piste.

[Mornagest]

Alors que l'individu sortait, Terenas fouilla dans une poche de sa tunique, et en extirpa une petite bourse de cuir noirci. Il en dénoua la corde et l'ouvrit telle quelle, pour laisser apparaître des feuilles séchées à l'aspect sombre... du lotus noir. Guère étonnant. Cela devait expliquer son caractère lunatique et ses délires mégalomaniaques.

Il entreprit de remplir une sorte de pipe avec l'une des feuilles de lotus, à laquelle il ajouta du tabac. Une fois le mélange effectué, il alluma le tout et commença à suçoter de la fumée, prenant doucement une expression béate et curieusement inquiétante. Il resta un moment sans bouger, se contentant de profiter pleinement de l'effet euphorisant de la drogue interdite. Devir châtiait durement les trafiquants de drogue...

Étourdi par le lotus noir, Terenas appela un autre de ses sbires. Sa voix avait changé, mais son discours semblait toujours aussi délirant.

"Je vais y aller moi-même. Le chercher. L'écraser. Et ensuite, je me débarrasserai de l'autre affreux. Tu vas venir avec moi. Prends plusieurs hommes. J'ai reçu des échos comme quoi ils se sont rendus au jardin de la mélancolie. Nous trouverons des indices là-bas, je pense. Impossible de les trouver ailleurs. Je devrais faire brûler les bas-quartiers. Ils y sont peut-être terrés comme des lâches... bref ! Allons-y maintenant."

Il se leva, précédé de l'homme, qui gardait une curieuse expression sur le visage. Eut-on dit de la peur ? Ou du dégoût ? Peut-être un mélange des deux.

Ils sortirent dans le couloir, et l'homme alla chercher d'autres combattants. Nullement des gardes impériaux. Plutôt des mercenaires à la solde de Terenas... une bonne chose, en soi ; la corruption n'était peut-être pas infiltrée jusque dans les plus bas rangs.

L'image se faisait trouble, désormais, et Lothringen éprouvait des difficultés à seulement la maintenir en place. La dernière chose qu'ils virent fut un groupe de six hommes, dans lequel Terenas était impossible à distinguer, sortir du bâtiment et remonter la rue dans laquelle il se trouvait.

Puis l'image disparut définitivement.

[Lothringen]

Le sortilège avait pris fin et Lothringen en subissait de plein fouet le contrecoup : les tempes bourdonnantes, c'est en traînant les pieds qu'il rejoignit l'établi, où il renversa la vasque en tentant de reprendre appui.

"C'est l'occasion ou jamais, n'est-ce pas ? reprit-il d'une voix rauque. Mais il faut y aller... tout de suite."

Il ferma les yeux, le temps de reprendre son souffle. Cette fatigue n'était sans doute que passagère et partirait avec un peu d'air frais. En attendant, il avait l'impression que toute énergie avait été drainée hors de son corps.

"Six hommes, souffla-t-il... Si on prend avec nous les gardes de faction, on les aura... Ou encore..."

Il n'avait pas les idées très claires, tandis qu'il s'avançait pesamment jusqu'au seuil du laboratoire et en refermait la porte derrière eux : et il ne finit pas sa phrase.

[Mornagest]

Mornagest fronça les sourcils d'un air quelque peu inquiet. Partir maintenant ? Dans un état pareil ? Il semblait sur le point de s'évanouir au moindre effort !

"Tu es sûr que tu vas bien ? Tu as l'air si faible..." il le soutint, plus pour se rassurer qu'autre chose ; Lothringen pouvait quand même marcher, mais il ne semblait pas réaliser qu'il y avait des obstacles... par exemple, des escaliers.

"On va attendre un moment que ça te passe. Non mais !" fit-il sur un ton faussement autoritaire.

Ils avaient atteint le haut des escaliers, maintenant, et ils arrivèrent devant la cuisine. Mornagest alla y demander un solide en-cas, sucré. Il obtint rapidement du pain complet avec de la confiture de prunes.

"Ça te fera du bien, je pense."

De temps à autre, Lothringen se montrait déraisonnable... il avait peut-être poussé trop loin ses capacités, et même si le guerrier comprenait sa motivation pour poursuivre le sortilège aussi longtemps qu'il le pouvait, le voir dans cet état l'inquiétait malgré lui.

[Lothringen]

Dès que Mornagest avait cessé de le soutenir, Lothringen était allé s'affaler dans le plus proche fauteuil à lui tendre les bras dans l'un des coins de la bibliothèque. Une fois assis, l'insupportable sensation de vertige avait peu à peu commencé de se dissiper, son souffle et son pouls de reprendre un rythme plus convenable. Il se sentait effectivement très affaibli, comme après un effort intense et prolongé. Presque... vidé. Il avait laissé sans réagir Mornagest lui mettre dans les mains un gros pain fourré à la confiture, qu'il se mit bientôt à déchiqueter puis à mâchonner sans conviction, l'air absent.

Après quelques minutes, cela allait déjà mieux. Les sucres étaient rapidement passés dans l'organisme, y générant un regain de vigueur. Ce n'était certainement pas la forme des grands jours, mais enfin, il pourrait incanter à nouveau et se battre au besoin. Ce qui risquait bien d'être le cas...

Tout en mastiquant, Lothringen avait eu tout le temps de ressonger à la dernière vision suscitée par le sortilège.

"Penses-tu que ce puisse être un piège ? Rien ne l'indique, et néanmoins... nous en avons trouvé partout où nous sommes allés..."

[Mornagest]

Excellente question. Les choses n'apparaissaient que très compliquées, une fois qu'ils y mettaient le nez. Et Terenas avait montré sa capacité à déjouer leurs plans, à l'auberge...

"Je l'ignore, mais la prudence s'impose. Il cache peut-être encore son jeu, avec ses caprices de gamin... peut-être nous attend-il au tournant."

Il observait son compagnon qui terminait son morceau de pain. Apparemment, cela allait mieux, mais ce n'était pas la grande forme...

"Emmenons le plus de gardes possible... le temps qu'ils se préparent, ça te permettra de te remettre un peu. Ça va ?"

Dire qu'il était pâle eut été un grand mot, mais il avait le teint cireux de quelqu'un qui manquait d'énergie.

[Lothringen]

Lothringen fit l'effort de regarder Mornagest dans les yeux. Mentir serait une erreur ; ils savaient bien, l'un comme l'autre, que ce genre de détail faisait souvent toute la différence entre une victoire et une défaite - entre la survie et la mort.


"J'ai vu mieux. Je pourrai combattre, surtout si je m'aide de sortilèges, mais je ne suis pas en état de courir ou de fournir quelque effort que ce soit de manière prolongée. Je tâcherai de me concentrer sur les sorts d'attaque et de soutien. Il faudra bien que ça aille. Je n'ai pas d'autre mage sous la main..."

Ayant avalé le quignon, il se décida à se lever. Plus de vertige, mais l'impression persistante d'avoir des muscles de chiffon. Le conseiller alla alors trouver les gardes, et leur ordonna de s'équiper et de se rassembler dans la cour, tous autant qu'ils étaient. Il envoya l'un d'eux prévenir Tagaryes et Ortéguy. Pendant que les soldats s'égayaient qui à l'armurerie, qui dans les dortoirs, qui à l'étage auprès de l'ambassadeur, il ne résista pas à la tentation de se rasseoir. Il croquait dans une pomme, volée dans une corbeille de fruits, tout en surveillant son compagnon du coin de l'œil.

[Mornagest]

La préparation d'un combat était essentielle pour sa réussite, ils le savaient tous les deux. Lothringen ne pourrait qu'appuyer les combattants, mais c'était un atout qui pouvait s'avérer décisif, d'autant qu'ils avaient en face d'eux un autre magicien, apparemment doué en illusions.

Maudissant sa besantine trop peu souple à son goût, il se promit d'opter, à l'avenir, pour une paire de gantelets, bien plus légers et mobiles. D'autant qu'ils pouvaient prendre la lame de l'adversaire et la dévier aisément, en sachant s'en servir... mais ce serait pour plus tard. Là, il se contenta de s'assurer que son épée coulissait correctement le long de son fourreau, saupoudra la poignée d'un peu de talc, puis observa les manostiens se préparer à la hâte.

Ils étaient six, plus eux deux. Cela suffirait-il ? Il fallait l'espérer. Une fuite paraissait compliquée, et une invisibilité serait vite levée par Terenas...

Ils furent bientôt prêts, et malgré le regard inquiet de Mornagest à l'encontre de son compagnon, ils s'en furent rapidement vers le jardin de la mélancolie.

[Lothringen]

De retour de

Durant tout le trajet, Lothringen était demeuré auprès de Mornagest, l'air abattu, sans déserrer les lèvres. Le "malheureux accident" dont il était le responsable donnait un goût amer à la victoire, un goût de démence et de trahison. Comment avait-il pu se retourner contre les siens, en quelles circonstances cela pourrait-il à nouveau survenir... Il regardait ses mains et sentait alors passer sur ses lèvres un goût de sang mêlé de cendres. Il fallait qu'il puisse y réfléchir. Que Mornagest lui décrive un peu mieux ce qu'il s'était passé. Ou bien, il fallait qu'il dorme... Pourvu que Tagaryes ait songé à consigner des prêtres en vue de leur retour.

Par les dieux, que cette route était longue, et peu discret leur équipage de guerriers sanguinolents et de fer fracassé... Il était épuisé, physiquement, moralement, les tempes pressées dans un étau, le torse déchiré. Il avait l'impression que le monde entier les voyait, le voyait, et sa réprobation pesait sur ses épaules.

Enfin, ils arrivèrent à l'ambassade. De nouveaux gardes les accueillirent, preuve que Tagaryes avait songé à mobiliser des hommes pour remplacer les absents. Les combattants s'effondrèrent dans la salle des repas, pendant que deux prêtres s'activaient à dépenser leurs sorts sur eux. Lothringen, d'une voix morne, leur commanda de terminer par lui. Non pour se racheter aux yeux des autres, mais parce que la douleur, en ce moment, lui était presque douce...

[Mornagest]

Ses brûlures lui faisaient souffrir le martyre, désormais, et il se sentait mal en point, jusqu'à ce qu'un des prêtres lui appliquât un baume, puis lui lança un sortilège de soins fort efficace. Les douleurs cessèrent aussitôt, pour se muer en élancements désagréables et chauds, mais au moins, il n'avait plus besoin de serrer les mâchoires pour éviter de grogner.

Il put alors observer plus attentivement les hommes qui les avaient accompagnés. Ils étaient guéris également, de leurs blessures physiques du moins. La perte de leurs compagnons les avaient cependant laissés amers et silencieux. Quoi de plus normal ? Surtout vu la façon dont les évènements s'étaient déroulés, avec une ironie si cruelle...

Enfin, son regard se posa sur Lothringen, qui paraissait tout autant ébranlé par la nouvelle d'avoir froidement massacré deux soldats sans raison... ni souvenir. Comment parvenir à le convaincre qu'il n'était pour rien dans tout ceci ? Mais aussi, pouvait-il comprendre l'effet que cela faisait, de tuer deux hommes sans s'en rendre compte ? Et... il y avait autre chose. Mais quoi ?

"Tu n'as pas l'air bien...", commença-t-il.

[Lothringen]

"Je..."

Détournant le regard, Lothringen avala difficilement sa salive, conscient de ce qu'il suffirait que Mornagest le presse un peu trop pour qu'il s'effondre tout à fait devant ce trop nombreux public.

"Je t'en parlerai tout à l'heure."

Il le souhaitait et le redoutait en même temps. Il souhaitait pouvoir se confier, avoir son avis. Mais aussi, comment le guerrier le regarderait-il, quand il saurait qu'il était bel et bien responsable de la mort de ces hommes ?

Les soins des prêtres ne lui offrirent qu'un trop court répit ; bientôt, il vit lui aussi ses plaies se refermer, et seules la lassitude, la faiblesse et les courbatures lui rappelèrent les derniers événements. Résigné, le semi-drow fit signe à Mornagest de le suivre dans sa chambre, à l'étage, où, après avoir soigneusement refermé la porte, il s'assit distraitement sur le lit.

"J'ai menti aux gardes, expliqua-t-il d'une voix d'abord relativement claire, mais qui se décomposa à mesure. Ce n'était pas une domination, de cela je suis certain. Je... Je ne suis pas certain de savoir ce que c'était. Mais je crois que c'est déjà arrivé. Une fois. Dans ce combat contre les serviteurs de Dorson, j'ai dû te raconter ? Avec Seina. Je me souviens que le combat s'engageait, que j'étais furieux à cause des menaces que je venais d'essuyer... Et puis... le trou noir. Quand j'ai repris conscience, j'étais accroupi près du cadavre d'Eolder'n, une hache encore plantée dans son crâne plusieurs fois fracassé... Et Seina était là qui m'expliquait que c'était mon oeuvre, et que j'avais aussi pétrifié la prêtresse à côté..."

Lothringen releva vers Mornagest des yeux emplis de détresse.

"Mornagest, je ne sais pas lancer de pétrification. Pas plus que le sort de désintégration. Tu es certain d'avoir vu ça ?"

[Mornagest]

Le guerrier écouta son récit sans mot dire, tout en hochant la tête lorsqu'il évoqua son combat contre Eolder'n. Typiquement, c'était ce à quoi il venait d'assister, au jardin de la mélancolie... une espèce d'accès de rage incontrôlée pendant laquelle il accomplissait des choses terrifiantes et qui lui étaient normalement impossibles. Ces sortilèges... dignes d'un archimage, pratiquement. C'était cependant la stricte vérité.

"J'ai vu... je t'ai vu lancer cette boule d'énergie sur cet homme, qui s'est ensuite transformé en poussière grisâtre. Et je ne suis malheureusement pas le seul... sans quoi j'aurais pu remettre en cause ma lucidité à cet instant."

Il secoua la tête pour appuyer ses propos. Nul doute que les autres soldats témoigneraient de la même façon, si on le leur demandait.

"Mais, euh... c'était plutôt ton regard qui m'a effrayé. Tellement vide... ton explication de domination m'a paru presque plausible, à cause de cela. Tu avais l'air tellement... ailleurs."

Il était inquiet. De tels accès pouvaient mener à bien des choses, et n'étaient certainement pas anodins. Encore ce maudit Dorson ? Il demanda à son compagnon son avis sur la question.

[Lothringen]

"Je ne sais pas... Je ne pense pas. Non qu'il n'en soit pas capable, mais il me semble que s'il était directement impliqué il ne se priverait pas de me le faire savoir."


Il continuait de se remémorer le combat du mausolée. Le réveil en avait été presque aussi brutal que celui de tout à l'heure, à cette différence près que ses victimes, cette fois-là, avaient été ses ennemis...


"Seina avait une explication. Il disait que ma magie était provisoirement devenue entropique... que je ne savais plus où j'en étais, que le chaos s'était glissé par la brèche... Et effectivement, ça se passait peu de temps après ma conversion à Tymora."

Il poursuivait, hagard.


"Je me souviens que les menaces d'Eolder'n m'avaient mis hors de moi... Colère et peur... Et quand j'y ressonge, la dernière chose dont je me souvienne, au jardin, c'est d'avoir cru que vous étiez tous morts dans l'explosion... Que tu étais mort."


Il frissonna, les larmes au bord des yeux. Il ne savait trop si c'était à cause du souvenir de ce qu'il avait ressenti alors, ou parce qu'il fallait bien admettre qu'il avait basculé à deux reprises dans la folie, et que cela pouvait se reproduire.

Secouant la tête, il reprit avec effort :


"Tout cela me fait peur... Nous ne devrions pas être en train de parler de cela. Terenas est enfin mort, et je devrais te féliciter pour être sorti victorieux de ton premier traquenard."


Et il esquissa un sourire qui n'atteignit pas ses yeux.

[Mornagest]

À dire vrai, il s'en fichait pour l'instant éperdument. L'état nerveux de Lothringen le préoccupait par-dessus tout, et le voir ainsi prêt à se mettre à pleurer sans qu'il puisse y faire quoi que ce fût le laissait avec une sensation d'impuissance très désagréable et frustrante. Que dire ? Que faire ? Il n'avait aucune idée des conséquences que l'accès de folie du semi-drow pouvait avoir, ni dans un sens ni dans l'autre. Les causes... peut-être cette peur soudaine et violente qu'il avait ressentie en le voyant. Il s'imagina un instant à sa place, le voyant choir au sol après une agression semblable, et il sentait qu'il aurait probablement réagi de façon inattendue. Mais, au point de désintégrer un malheureux guerrier...

Pour toute réponse, il s'assit à côté de Lothringen et lui passa le bras autour des épaules, fraternellement. Le silence se faisait entre eux, mais cela n'avait plus, comme avant, la sale tendance à le mettre mal à l'aise. Il précisa cependant :

"Pour l'heure, je me soucie de ton état. Les traquenards à venir, c'est pour plus tard... j'aimerais pouvoir t'aider, mais hormis te conter par le menu ce qui s'est passé au jardin... il y a autre chose que je puisse faire ?"

[Lothringen]

Lothringen hésitait à briser le silence qui s'était installé. C'était peut-être le premier moment de réelle paix qu'ils pouvaient partager depuis son arrivée à Melandis, et il s'était passé tant de choses qu'il ne savait plus vraiment que penser de leur relation.

"Et bien... ce serait déjà bien ; c'est plutôt dérangeant de ne pas connaître son passé. Et puis... si tu te souviens, tu m'avais fait promettre de t'emmener loin de tout ça, quand ce serait fini. Je ressens plus que jamais le besoin de faire cette coupure, de m'éloigner de Melandis, de la politique, du meurtre. Si tu pouvais régler rapidement ce que tu as à régler envers le Conseil, le sort de Dargor notamment... j'ai hâte de partir."

De te retrouver.

[Mornagest]

Oui, il lui avait fait cette promesse, et il comptait bien dessus. Oh, oui... rester ici ne leur apporterait rien de bon. Tout s'était passé tellement vite, ces derniers jours... ils avaient besoin d'un peu de répit.

"Je me hâterai de régler son sort... bien que je ne sache pas encore ce que je dois faire de lui. Entretemps, je postposerai ma prise de fonction officielle... inutile de me déclarer chancelier pour de bon si c'est pour disparaître quelques jours ensuite. Pour l'heure, seule la nouvelle de la mort de Terenas doit être connue, je pense. Mais... et Dargor ? Que me conseilles-tu ?"

Il n'avait pas vraiment idée de quoi en faire. Le faire réintégrer le conseil ne lui paraissait pas approprié, vu ses antécédents mystiques... trop instable. Du reste, avec sa ridicule secte, il avait le meurtre d'au moins une jeune fille sur la conscience, et ce à des fins des plus pendables.

[Lothringen]

Lothringen renifla sans cacher le mépris que lui inspirait le personnage.

"Je ne suis pas certain de bien me rendre compte, mais il me semble que tu n'as pas besoin de lui, finalement ? Un amateur de sacrifices humains et d'invocations démoniaques, en plus incompétent, je ne pense pas que ce soit ce que tu peux espérer de mieux parmi tes pairs. Sans compter qu'il nous aurait volontiers tués ou pire..."

En bref, Dargor devenait encombrant. Dans le feu du combat, Lothringen n'aurait eu aucun scrupule à l'occire. Mais de sang froid, c'était plus difficile...

"Tu es en mesure d'exiger sa démission. Exile-le si tu le penses dangereux pour toi. Sinon... qu'il retourne à l'anonymat d'où il n'aurait jamais dû sortir."

[Mornagest]

Il ne put qu'opiner du chef tandis que Lothringen lui donnait son avis.

"En effet... m'encombrer de sa personne ne pourrait que m'apporter des ennuis. Cela dit, le faire exécuter... disons que ça éviterait une éventuelle vengeance. Avec des individus pareils, il faut s'attendre à tout. Et... ce n'est pas comme s'il était innocent comme l'agneau qui vient de naître, n'est-ce pas ? Mais si cela te rebute trop, je peux m'arranger pour le faire exiler sur Féerune."

Innocent ? Il n'en connaissait aucun. Qui, dans les gens qu'il connaissait, n'avait commis aucun crime, aucun meurtre ? Il se rayait déjà de la liste, déjà. Lothringen également. Invoquer la justice était toujours commode lorsqu'on assassinait quelqu'un pour parvenir à ses fins, comme ils l'avaient fait avec les sbires de Dargor, de Terenas, et ce dernier également. Et quand c'étaient eux qui agissaient de la sorte, ils étaient des meurtriers... tout était si subjectif...

[Lothringen]

Lothringen ferma les yeux. Les propos de Mornagest ne pouvaient manquer de le renvoyer au sang dont il venait de se souiller ce jour-là. Il était responsable de nombreuses morts... Il avait tué dès le temps de son esclavage, ce garde drow avec lequel son maître s'était plu à les regarder s'entretuer. Puis il avait tué à la guerre, ceux qu'on lui désignait pour ennemis, sans plus se poser de questions. Puis encore dans sa vie d'aventurier, parfois à bon escient, parfois pour sauver sa vie, et quelquefois par accident. Certaines morts pesaient sur sa conscience. Il n'oublierait jamais la paladine... Non plus que ces deux gardes. Il était devenu une machine à tuer, et sa vie ne valait pas toujours plus lourd que celle de ses victimes. Mais il croyait en la justice, et à ses yeux toutes ces morts n'étaient pas à placer sur le même plan. Certainement pas.

Il n'avait pas de regret pour ce qui concernait Terenas et consorts : c'étaient eux qui étaient venus les chercher les premiers, après tout, en tentant d'assassiner Mornagest alors même qu'ils n'avaient aucun réel grief contre lui. Ils avaient lancé la partie et devaient en assumer les risques... Avec Dargor, les choses étaient un peu moins claires : ils étaient venus les premiers sur son terrain. Mais il revoyait cette fille égorgée sur l'autel, qu'il aurait voulu sauver, et qu'il avait laissé mourir parce qu'il préférait protéger Mornagest... Quand on commence à prendre ce genre de décisions, à préférer une vie à une autre, où s'arrêter ? Il avait en revanche laissé partir un enfant qu'il soupçonnait de les trahir et cet enfant avait bien failli les faire tuer. Où était la bonne ligne de conduite, quelle était la décision juste... Il ne voulait pas perdre son sens de la justice. Mais il ne voulait pas non plus être dupe, et dans ce pays-ci, ils n'étaient pas suffisamment forts pour se permettre d'être magnanimes...

A la réflexion, Lothringen décida que cela ne le dérangeait pas vraiment de se salir les mains pour que son compagnon puisse vivre. Ce n'était pas comme s'il faisait cela pour soi. L'important, l'essentiel, ce qui primait sur tout, c'était qu'il vive.

"C'est un assassin à moitié fou. Comme moi, peut-être, et peut-être que je ne mérite pas mieux. Mais, je... Tu as raison, après ce qu'il s'est passé il serait inconsidéré de courir le moindre risque inutile. Je ne veux pas d'un autre Terenas rêvant de t'assassiner. "

Il balbutiait, incertain de prendre la bonne décision. Il avait suivi la voix de son coeur, qui lui parlait de la terreur, de la douleur insupportable qu'il avait ressentie en croyant Mornagest mort. Dans le même temps, il se demandait s'il ne rendait pas un mauvais service à ce dernier. Il se souvenait de la réaction du guerrier, après avoir tué le fossoyeur... Mornagest avait besoin de repères, et si lui-même les perdait ? ...

"Oh, je... je suis désolé. La vérité est que je ne suis pas en état de décider froidement de la vie ou de la mort d'un homme. Je n'ai pas les idées claires, et j'en ai trop fait pour aujourd'hui... Essaie... essaie de faire au mieux. J'approuverai ta décision, quelle qu'elle soit."

[Mornagest]

Quelque part, il s'attendait à une réponse dans ce sens. Il aurait bien été incapable de dire clairement lui-même ce qui lui semblait le plus approprié, sinon le plus juste - le terme de justice était tellement mésusé à Melandis... Cela dit, il ne pourrait éternellement garder Dargor dans les prisons de l'ambassade manostienne...

"Je... je ne sais pas. Écoute, le plus sage serait d'attendre quelques jours... se laisser le temps de la réflexion, du repos. De l'évasion !" Il serra un peu plus Lothringen en prononçant ce dernier mot, tout en poursuivant : "Partons... et oublions tout cela, ne serait-ce qu'un instant. J'en ai assez de tous ces complots, ces tricheries, ces tentatives dans tous les sens...".

"Tu es le seul en qui j'ai confiance, entièrement confiance", voulut-il lui dire avec les yeux. Dans ceux de son compagnon, il lisait une tristesse insondable, et il ne voyait d'autre solution pour l'en ôter que de tirer un trait sur ces évènements, et de passer à autre chose... de penser à leur avenir.

"Ce qui est fait ne peut être défait. Misons sur le futur." Plus facile à dire qu'à faire...

[Lothringen]

Le futur ? Mais en quoi ce dernier devrait-il être plus réjouissant que leur passé immédiat ? Mornagest venait d'être nommé chancelier de Melandis, il ne risquait pas de l'oublier ; et cela signifiait que leur histoire était encore un peu plus compromise que deux mois plus tôt... Quelle chance, à supposer que Mornagest échappe à toutes les intrigues, qu'ils puissent avoir le moindre moment à eux, sans être exposés aux regards du public ou des espions ? Quelle chance que Mornagest ne se laisse pas peu à peu transformer par sa charge en un nouveau Terenas ou un nouveau Dargor, rongé par l'ambition et la paranoïa ? Mais le guerrier paraissait vouloir y croire, et cela lui arracha un sourire. Car il en avait douté. Comme il doutait de tout, ces derniers temps.

"Soit. Si tu as encore à faire, fais-le maintenant, et j'en profiterai pour refaire mon sac. Et puis après... si rien d'autre ne te retient... je t'enlève. Loin."

Il ne précisa pas où. Du reste, quelle importance ? Loin.

[Mornagest]

L'expression de Lothringen ne pouvait être prise pour autre chose que de la tristesse. Que faire ? Il était trop tard pour reculer. Nommé chancelier, "ressuscité" d'une mort presque inéluctable, il ne pourrait s'en aller sans se faire repérer, sans être recherché et retrouvé, inexorablement. Tout au plus pouvaient-ils s'offrir quelques jours de repos, de recul. Cela leur ferait un bien immense, ils le savaient tous les deux. Et l'impatience de voir arriver ce moment se faisait ressentir, à mesure que les images du carnage qu'ils venaient de perpétrer laissaient la place aux espoirs qu'ils bâtissaient sur leur relation pourtant en équilibre très instable.

"Rien... je suis prêt à partir dès maintenant."

Autant laisser la tension dans l'administration mélandienne retomber pendant quelques jours ; il serait toujours temps d'informer les autres conseillers des faits produits en ville.

[Lothringen]

"Entendu. J'en ai pour quelques minutes", répliqua le semi-drow en se levant.

Car Lothringen, pour sa part, avait certaines choses à régler. Il ne pouvait se contenter de vérifier sa paire de haches ! Il griffonna quelques lignes à destination d'Ortéguy, fourra pêle-mêle dans son sac de voyage tous les effets personnels qu'il avait pu laisser traîner sur la commode, et, passant la tête dans le couloir, confia au premier garde qu'il croisa et la lettre et la mission de lui rapporter de l'office quelques vivres en prévision du voyage.

Une fois ceux-ci gracieusement rapportés, il referma la porte avant de les engouffrer de même dans son havresac, décidément plus accueillant que ne le permettait la simple nature, et d'en placer la bandoulière en travers de son torse. Il adressa alors un sourire fatigué à Mornagest, qui n'avait pas bougé. Enfin prêt.

Ne restait plus qu'à incanter. Il avait bien quelque appréhension à pratiquer la magie de nouveau, mais tout semblait fonctionner normalement.

Lothringen = = > téléportation : Lothringen + Mornagest = = > ...

"Attention... Le voyage sera long cette fois."

Suite

[phoeunix]

Draion s'était levé de bon matin et avait quitté très tôt la Taverne de la Gorgée d'Orge pour se rendre à l'ambassade Manostienne en suivant scrupuleusement les indications du tavernier Werit.

Il arriva au pied d'un bâtiment qui se détachait du reste par le choix des couleurs des matériaux de construction et l'entretien des murs. Il semblait tout droit sorti des plans célestes.
C'est avec une précipitation non dissimulée qu'il se précipita en haut des marches, rentra dans l'ambassade et claqua la porte derrière lui avec grand bruit. La tension était palpable sur son visage depuis qu'il avait compris dans quelle ville il avait atterri. La jeune fille inconnue était là, avec lui, et semblait pour la première fois plus détendue que le petit homme.

Peut-être était-ce dû à l'heure très matinale mais le hall de l'ambassade était désert. L'angoisse du moment lui fit outrepasser ses règles de politesse les plus élémentaires et il se mit à crier à tue-tête :

"Y a quelqu'un ? S'il vous plaît..."

[Lothringen]

Un préposé sortit de son bureau en laissant son lorgnon ballotter sous sa chaîne. Sa secrétaire l'accompagnait.

"Je vais appeler la sécurité..." commença le fonctionnaire, suffoqué, en louchant vers la paire de gardes que le petit homme avait dépassés à trop grande vitesse pour la remarquer, à l'entrée.

"Pas besoin. Rentrez donc. Je me charge de tout."

Sans se le faire dire deux fois, l'homme redisparut dans son bureau, et la secrétaire – une humaine en robe beige dont le visiteur devinait surtout les jambes, longues, longues, longues sous les plis, sembla seule vouloir s'intéresser plus longtemps à leur cas. Tout en se penchant sur eux, elle prit un petit ton maternaliste particulièrement agaçant.

"Que puis-je pour vous, mes chéris ? Vous êtes perdus ?"

[phoeunix]

Draion n'aimait guère être materné, d'autant plus par une femme qui lui faisait monter le feu aux joues. Mais comment en vouloir à une si jolie jeune femme ?... Il dut se tordre le cou pour détourner son regard de ces jambes interminables et de ces hanches si généreuses pour tomber sur une poitrine tout aussi attrayante. Un gros effort de plus et son regard se plongea dans les prunelles attendries de la secrétaire.

"Je... je..." bafouilla-t-il.

Secouant la tête pour reprendre ses esprits et ravaler le filet de bave coulant à la commissure de ses lèvres ahuries, il retenta sa chance :

"Hum... Bonjour, heu... vous allez trouver ça bête, mais je croyais être à Manost. Enfin non, pas exactement. Je pensais que Melandis était Manost et Manost était Melandis. Enfin bref, j'ai découvert seulement hier soir que j'étais pas là où je pensais être et on m'a conseillé de venir ici. Voyez, je voulais aller au temple de Helm. Et il faut absolument que je trouve une solution pour partir d'ici et rejoindre Manost mais je ne peux pas partir tout seul. Est-ce que vous organisez des convois entre les deux villes ? Holala, je ne peux plus rester dans cette ville, il faut que je m'en aille au plus vite. Et il y a cette enfant aussi qui semblait perdue et que j'ai pris sous mon aile. C'est une enfant des rues, je ne connais pas son prénom et quant à ses parents... je crains le pire. Et je ne peux pas l'emmener avec moi en voyage, vous vous rendez compte ? Ce serait bien trop dangereux ! Je... J'ai besoin d'aide !"

Il avait parlé d'une seule traite, à toute vitesse en regardant ses pieds. C'était le seul moyen qu'il avait trouvé pour ne pas bafouiller à nouveau. L'émotion se sentait dans sa voix, un mélange de panique et d'excitation ponctué de petits rires nerveux incontrôlables.

[Lothringen]

La secrétaire fit de son mieux pour ne pas réagir aux propos décousus qu'elle venait d'entendre. Décidément, on voyait défiler toutes sortes d'hurluberlus, dans ce métier...

"Hum, vous aviez donc confondu Melandis avec Manost... Evidemment, c'est plutôt mauvais pour la santé, ce genre de bévues. Mais rassurez-vous, cela doit pouvoir s'arranger. Il y a effectivement des convois marchands sous escorte qui rallient Melandis à Aghoralis, puis Manost. Si vous voulez en rejoindre un, vous feriez bien de faire vite, la situation politique se dégrade rapidement et je ne suis pas certaine que les Accords d'Ysté résistent très longtemps à l'ascension des Cyriciens... Enfin, vous n'avez pas besoin de savoir tout ça, se reprit-elle. Il y a, attendez voir... Oui, il y a un convoi qui part dans deux jours à l'aube, aux portes de la ville. Des marchands accepteront peut-être de vous prendre dans leur carriole. Surtout si vous payez, bien sûr."

Elle reporta son attention sur la petite fille. Enfant des rues, d'accord, mais l'ambassade n'avait pas les moyens d'ouvrir un orphelinat dans ses locaux, les consignes à ce sujet étaient plus que claires : Asile politique, oui. Boat people de la misère, non ! Elle voulut néanmoins faire de son mieux pour aider les deux réfugiés.

"Quant à toi, mignonne, je te conseille de partir avec ton protecteur... Aucun voyage n'est plus dangereux qu'un séjour dans les rues de cette ville. L'ambassade a quelques chambres pour dépanner les voyageurs, vous pourrez dormir ici une nuit ou deux. Mais pas plus, je le crains."

[phoeunix]

"Deux jours ? C'est beaucoup trop long ! Je ne pourrai pas attendre tout ce temps ! Cet endroit est bien trop affreux ! Je... je vais devoir trouver une autre solution..."

Il avait du mal à retrouver son calme. Il sentit la fillette lui tirer un pan de la cape pour attirer son attention. Elle semblait vouloir lui montrer quelque chose. Ses vêtements ? Il se souvenait lui avoir promis de passer chez un marchand pour changer ces guenilles en quelque chose d'un peu plus présentable. Mais cela impliquait de devoir arpenter les rues de ce lieu immonde. Il faisait jour et ils feraient une courte escapade dans les quartiers marchands. A cette heure-là, les risques d'ennuis étaient moindres étant donné la fréquentation des places de marché. C'était un risque qu'il était prêt à prendre et puis ça lui ferait prendre l'air...

"Je vous remercie de nous avoir accordé un peu de votre temps...", remercia-t-il la secrétaire, "nous allons faire un petit tour en ville. Nous reviendrons ici pour la nuit si nous ne trouvons pas d'endroit sûr où se loger. En espérant que nous soyons toujours en vie d'ici ce soir. J'avais une dernière question : comment faites-vous pour ne pas perdre votre gentillesse et votre optimisme dans une ville aussi lugubre ?"