[Lieu] Belles-Vagues

[Taliesin]

Pourtant, rien ne semblait devoir se produire. Rien de nouveau, en tout cas. la tempête sévissait, le feu crépitait, patiemment alimenté par Alaric. Tallad poursuivait ses rondes minutieuses, veillant au moindre détail, attentif au moindre indice de menace. Il n'en perçut aucun, sembla-t-il.
Les minutes se transformèrent en heures. La minuit devait s'approcher. A moins qu'il ne soit bien plus tôt, que l'attente, que l'angoisse d'une catastrophe a venir ne ralentisse le cours du temps, le rendant usant, insupportable.
Les user. Peut-être était-ce là l'objectif de leur ennemi. Attendre qu'ils soient somnolents, qu'ils baissent leur garde pour frapper, dur, rapide, précis.
Sauf s'il s'était enfui. S'il avait compris qu'il avait à faire à trop forte partie...

[Galathée]

La tension retombait, insensiblement, comme la torpeur les gagnait. Albérich reprit sa plume, fixa le papier et finit par poser la pointe de l’instrument sur l’infinie blancheur, première tache sombre, et laissa les mots venir.

Chers collègues,

Suite aux événements qui ont assombri le mois de Nuiteuse dernier, je voudrais par la présente vous présenter ma démission du conseil luménien. Elle est déjà effective, en réalité, puisque le général Maelwedd siège à ma place depuis près d’un mois, avec l’efficacité que l’on sait. Je suis désolé d’abandonner ainsi une position dans laquelle j’espérais servir la cité et l’aider à cicatriser des blessures infligées par la dictature morféenne. Je ne suis plus, aujourd’hui, en l’état de remplir ce devoir avec efficacité et je préfère me retirer que de prendre le risque de miner un travail qui s’annonce difficile et qui nécessite une implication totale de chacun.

Il s’interrompit, relut ces quelques lignes, en proie à une émotion vive. La tentation était grande de jeter la feuille au feu, de repousser encore l’inévitable.
Tout ça ne servira peut-être à rien, tu seras peut-être mort demain.
Mais au moins, comme il l’avait dit à Alaric, pouvait-il s’occuper l’esprit, à défaut d’autre chose.

Je pars me retire cependant le cœur léger…

Pouvait-on mentir davantage ?

…car je sais que Luménis est, avec vous, entre de bonnes mains.

A Marcus, il faudrait parler, et cette seule pensée lui arracha un petit soupir.

[Taliesin]

Le bruit d'une bûche qui s'effondre dans la cheminée. Celui, ténu, d'un pas sur le plancher, au-dessus de leurs têtes : Tallad qui poursuit ses rondes, inlassablement. Il a dû vérifier la moindre porte, la moindre fenêtre. S'assurer que tout était fermé à clef, barré, barricadé, empêchant l'intrusion de leur ennemi.
Un gémissement, presque humain. Le vent qui s'amuse à imiter les voix de ceux qu'il tourmente, qu'il oblige à se cacher loin de sa fureur.
Le son ténu d'une tasse délicatement posée sur une table. Alaric en est à la troisième, au moins. Il a sorti les cartes, les dés. Lorsque son comparse reviendra, comme lors de sa précédente pause, ils commenceront une partie. La poursuivront après la ronde suivante. La termineront, enfin... Pour en reprendre une autre. Manière de se garder éveillé, d'échapper à la torpeur qui les gagne, insidieuse, discrète.
Un rond de fumée, parfait, qui s'élève paisiblement, gagne les poutres, reste en suspens. Le colosse a retrouvé le coup. Il ne lui a pas fallu longtemps.
Rien d'autre. La nuit, la tempête, les signes de leur éveil.
C'est tout.

[Galathée]

Albérich finit par se lever, son ébauche de courrier réduit en une boulette, et le jeta dans le feu. Il revint s’asseoir. Une troisième nuit, déjà. Combien y en aurait-il encore ? C’était l’hiver, une saison peu propice aux voyages, et il était possible qu’ils restent coincés des semaines à Belles-Vagues.
L’inactivité finirait par peser à ses compagnons. Lui-même n’avait plus rien fait depuis longtemps, mais jamais il n’avait aligné autant d’heures de veille, à trouver des prétextes pour échapper aux décisions et aux souvenirs. Une partie de lui-même avait envie de se rouler en boule dans un coin, comme un petit animal qui a peur de l’orage, et d’attendre l’accalmie. Une autre partie voulait ouvrir cette porte et filer dans la nuit, courir à perdre à haleine, se perdre. Tout son être lui semblait inconnu, incompréhensible et sauvage. Il était à nouveau épuisé et fébrile, presque à jeun, le corps fragile.
« Je pense que je vais aller me coucher. » murmura-t-il finalement en se relevant à nouveau.

[Taliesin]

-D'accord,fit Alaric. Laissez-moi un instant et je vous suis...
Il rassembla deux tasses, le thé encore chaud, les cartes et les dés, posa le tout sur un plateau.
-Hum... Je vous promet de ne pas faire le moindre bruit. Et ça, et bien... C'est histoire de s'occuper un peu, de se maintenir éveillé. De faire travailler nos esprits. La veille est usante... On fera en sorte de ne pas vous réveiller, quitte à aller jouer dans le couloir. Enfin... Si ces accommodements vous conviennent, bien sûr/

[Galathée]

L’aubemestre précéda l’ours dans les escaliers et ils gagnèrent rapidement sa chambre. L’idée de dormir avec un chaperon était des plus saugrenues, mais il ne doutait pas de parvenir à fermer l’œil. Il tira les rideaux en jetant un regard distrait sur le village et la tempête, puis se coucha sous les couvertures sans prendre la peine de se changer. Un instant, il songea ajouter quelque chose pour Alaric, lui suggérer de prendre un peu de repos lui aussi, mais il savait que cela ne servirait à rien et préféra se retourner vers le mur. Le vent soufflait toujours, même fureur, même lutte contre les maisons humaines qui se dressaient sur sa route sauvage. Il se laissa doucement dériver. Il n’était pas réellement fatigué, il était surtout faible. La faim qu’il ne parvenait pas à assouvir lui trouait les entrailles, et il se focalisa sur cette douleur sourde qui le détournait d’autres tourments. De sa peur infinie.
« Alaric… » dit-il finalement.

[Taliesin]

Le colosse avait déposé son plateau près de sa chaise. Vérifié l'objet enroulées dans son manteau. S'était préparé à la veille, en somme. Lorsqu'Albérich l'appela, il se contenta d'un hochement de tête et s'approcha, ses pas faisant bruyamment craquer le parquet. Même s'il se montrait discret, sa stature l'empêchait de passer inaperçu dans une bâtisse...
-Oui ? fit-il, à mi voix.

[Galathée]

Il avait repoussé ces mots toute la journée, toute la soirée. Avait repoussé l’idée, même, mais il lui semblait nécessaire de s’en ouvrir.
« Alaric, si… Si quelque chose se produisait… »
Il s’interrompit un instant.
« Shar essaie de me faire tomber, je ne veux pas qu’elle y arrive, et je lui résiste, mais si elle… si il… si il parvenait à quelque chose, pour une raison ou une autre, que soudain vous aviez un doute… si je vous paraissais… Il ne faut pas me laisser chuter, Alaric. Les risques sont trop grands… Je pourrais m’échapper à moi-même et… Ce serait dangereux pour nous tous. Pour Luménis. Pour le Temple. Vous devez me dire que vous êtes prêt à agir si vous aviez… si vous aviez ce doute. J’ai besoin que vous me le disiez. »

[Taliesin]

L'Ours grimaça.
-Marcus vous dirait que même si vous chutiez, il y aurait toujours un espoir de guérison. Un espoir de retour. Des lendemains heureux sous une aube radieuse. Que vous faire cette promesse serait un crime. Moi...
Il regarda Albérich droit dans les yeux.
-Moi, je vous promets que si vous chutez, je vous fracasserai le crâne à coups de masse. Sans hésiter. Je ne laisserai pas cette déesse et ces servants vous pervertir. Jamais. J'ai déjà dû faire semblable chose alors que j'étais soldat. Je n'ai pas failli alors à mes serments. Je ne faillirai pas aujour'hui.

[Galathée]

L'Aubemestre sourit doucement, infiniment soulagé.
" Si vous pouviez régler ça en un seul coup, je vous en serais reconnaissant." fit-il, avec l'ombre d'un sourire.
Puis il leva la main pour serrer, une seconde, celle de l'Ours, cent fois plus forte et plus ferme que la sienne, et ferma les yeux.
" Merci." ajouta-t-il.
Il entendit Alaric reprendre sa place, de son pas tranquille, et se retourna dans son lit. Machinalement, ses doigts cherchèrent le relief funeste de sa blessure, un instant, il se demanda s'il pourrait l'arracher lui-même, se creuser l'épaule pour en extirper la marque avilissante, chasser à jamais cette infamie. Puis il soupira, fit le vide, une seconde, chercha le néant. Il ne se sentait pas sur le point de succomber, mais la promesse d'Alaric l'avait rasséréné. Le pire ne se produirait pas.

[Taliesin]

Le sommeil s'abattit sur lui sans crier gare, l'emportant dans un oubli total, absolu, comme si on venait de le recouvrir d'une épaisse tenture. Pas de lumière, même infime. Juste les ténèbres, presque tangible. Pas de poème, non plus, ni de voix basse, vibrante. Pas un son, en réalité. Pas même celui de la tempête.
Cette fois, ce ne furent pas les ténèbres qui cédèrent en premier. Ce fut le silence. Qui vola en éclats comme une vitre brisée.
Il y eu un claquement, semblable à celui d'une porte violemment repoussée. Puis un hurlement
Un hurlement de femme. Et, alors qu'Albérich se dressait dans son lit, en sursaut, il entendit des bruits de pas précipités, au rez-de-chaussée.
Alaric avait bondi sur ses pieds, brandi ce qu'il tenait caché sous son manteau.
Une masse. Aussi impressionnante qu'il l'était lui-même, dont l'acier poli luisait sinistrement à la lueur vacillante d'une chandelle.
Au dehors, la tempête hululait son chant de mort.

[Galathée]

Albérich se figea, son cœur battant la chamade. Son premier réflexe fut la fuite, mais Alaric était debout, imposant, et cela suffit à renvoyer toute initiative au plus profond de sa carcasse. L’ours ne bougerait pas, il avait promis de le protéger, mais Tallad devait se trouver en bas, non loin de l’aubergiste, et de ce qui s’en était pris à elle. De qui. Il se sentit défaillir, la terreur déferlant en lui comme un fleuve qu’on a trop longtemps détourné, chaque fibre de son corps succomber à un instinct purement animal.
Ne craque pas, se supplia-t-il intérieurement, tous les sens tendus vers les bruits provenant du rez de chaussée, sur un indice, n’importe lequel, de ce qui s’y déroulait.

[Taliesin]

Par delà le vacarme de la tempête, ils perçurent des bruits diffus. Sons de lutte. D'objets renversés. Cris de femme, encore. Un claquement violent, à nouveau.
Alaric était debout face à la porte, sa main ferme enserrant le manche de son arme, ses jambes puissantes campées sur le plancher. Il ne quittait pas l'huis des yeux, comme s'il cherchait à voir au travers.
En dessous, la lutte se poursuivit un moment. Combien de temps ? Ils n'auraient su le dire. De longues minutes, peut-être. Ou à peine quelques secondes. Dans la pénombre, au cœur de la tourmente, tout cela ne semblait plus guère avoir de signification.
Puis le silence revint. Presque brutal. A crever les tympans. Et pourtant aussitôt avalé par la sarabande du vent.
Alaric ne bougeait toujours pas.

[Galathée]

Ils n’avaient rien fait. Pas bougé. On s’était battu sous leurs pieds et ils n’étaient pas intervenus. Quelqu’un était peut-être mort, l’aubergiste chaleureuse qui leur avait ouvert ses portes en dépit de la saison, Tallad le silencieux qui prenait sa tâche à cœur. Et ils étaient resté à l’abri.
Tout ça était de sa faute, évidemment. S’il n’avait pas été aussi faible, aussi incapable de se défendre, ou même de faire face, simplement, Alaric aurait pu aller porter secours à ceux qui en avaient besoin.
Autrefois, tu aurais placé des sceaux sur ces portes et il aurait été pétrifié avant même de pouvoir franchir le seuil.
Le silence était peut-être le signe que l’intrus était parti, que leurs compagnons étaient vivants. Mais le silence était peut-être aussi l’indication qu’une fois ses victimes abattues, l’assassin était parti, ravi de laisser le massacre derrière lui, se repaissant déjà de l’effet que son passage aurait sur les rescapés… A moins qu’il ne soit en train de gravir les marches, chat errant, enragé, fauve près à les surprendre…
Une plainte sourde s’éleva et Albérich réalisa, après un instant de surprise horrifiée, qu’elle s’échappait de sa propre gorge. La violence du sang qui battait à ses tempes lui donnait l’impression que son crâne allait exploser. Il aurait voulu dire quelque chose mais toute sa carcasse n’aspirait qu’à se recroqueviller davantage sur le lit.

[Taliesin]

Par delà le bourdonnement du sang à ses oreilles, presque couvert par les mugissements de la tempête, Albérich crut entendre une voix, tout à coup.
-Elle nous appelle... grommela Alaric.
Et, de fait, en se concentrant, l'aubemestre parvint à entendre distinctement la tenancière. Qui paraissait d'ailleurs prendre de l'assurance. Son ton était décidé, quoi que tendu.
-Descendez, vous autres ! criait-elle. Tout de suite ! Ou je zigouille votre copine la fouine ! Descendez, bons dieux !

[Galathée]

Entendre la voix paralysa l’aubemestre davantage. Il était incapable de comprendre ce que celle-ci leur voulait, incapable de la relier à quelque chose de tangible ou de sensé dans la situation présente… La seule chose qu’il saisissait c’est qu’une vie était en danger, qu’il ne tenait qu’à eux d’agir pour la préserver. Il glissa à bas de son lit, se redressa, aux aguets, pétrifié comme un lièvre surpris par la lumière.
Elle avait dit la fouine.
Il s’était méfié d’elle dès l’instant où ils avaient passé le seuil de l’auberge.
Comment était-ce possible ?
A moins que Noir Dessein soit parvenu à semer le trouble dans son esprit, à répandre son fiel ?
Ou bien était-ce Tallad, le maillon vicié de leur équipée ?
« Nous devons… » commença-t-il.
Puis les mots se bloquèrent dans sa gorge. Il n’avait aucune idée de ce qu’ils devaient.

[Taliesin]

-Nous devons vous protéger, fit Alaric avec aplomb. Tallad savait à quoi il s'exposait en acceptant de venir. Et, comme moi, il est d'accord pour dire que sa vie a moins d'importance que la vôtre. C'est un point non négociable, désolé.
Il adressa un sourire encourageant à son supérieur.
-Mais cela ne veut pas dire que nous ne tenterons rien...
Il entrouvrit la porte, glissa prudemment la tête à l'extérieur. Puis s'y faufila tout entier. Albérich l'entendit incanter à mi voix, Aperçut la lueur d'un sortilège...
-Venez,dit finalement le colosse. La voie est libre. Nous allons descendre. Restez juste derrière moi.

[Galathée]

Albérich aurait voulu protester avec véhémence, sa vie ne valait plus rien, elle vaudrait encore moins lorsque deux personnes supplémentaires auraient perdu la leur à cause de lui. Mais Alaric était déjà sorti, l’attendait, et son aura de commandement, vestige d’une carrière dans l’armée, le rendait impérieux, surtout dans ces instants d’angoisse extrême où le clerc n’avait plus rien à quoi se raccrocher. Il le suivit donc, fébrile, s’abritant dans son ombre tout en craignant à chaque pas d’être emporté par le flux de sa terreur.

[Taliesin]

Ils avancèrent dans le couloir. Descendirent précautionneusement l'escalier. Débouchèrent dans la salle commune...
Elle les attendait.
Dans sa main, un long coutelas. Sa lame acérée pesant sur la gorge d'un Tallad parfaitement immobile. Lequel se fendit pourtant d'un sourire contrit en les découvrant.
-Vous pensiez m'avoir, n'est-ce pas ? s'exclama la tenancière sans leur laisser le temps de dire un mot. Avec vos mines de voyageurs sympathiques, inoffensifs, bons qu'à boire du thé et fumer la pipe devant la cheminée ! Voir à m'aider à préparer le repas... Oh, j'ai bien failli marcher... Mais je sais qui vous êtes, à présent. Mouette me l'a dit. Vous pensiez que la tuer la ferait taire ? Vous vous trompiez. lourdement.. L'ours, la fouine et le coquillage, ah !
En chemise de nuit, échevelée, son visage était pourtant bien réveillé, reflétant l'aplomb et la détermination qui marquaient aussi sa voix.

[Galathée]

Des mensonges.
La vieille mouette.
Partout où il irait, ce risque d’être exposé pour ce qu’il n’était pas.
Aucune possibilité de s’y soustraire tant que la menace ne serait pas écartée.
L’exil obligatoire. Ou la mort.
Elle était persuadée qu’ils étaient le mal. Quelques miracles ne la détromperaient pas.
La vieille mouette. Les clercs maléfiques fouinant dans les cadavres, trichant avec la mort, pour tourmenter les vivants.
Marcus avait tort et ils allaient tous payer le prix de cet aveuglement. Des hommes tels que Tallad et Alaric ne méritaient pas de risquer tant pour un être qui ne valait plus rien.
Je suis marqué, réalisa Albérich, je ne peux plus prétendre à rien.
Il l’avait su, toutes ces semaines, su. Il fallait fuir, partir, rompre.
Arrêter pour préserver ce qui pouvait l’être.
Qu’ils avaient été naïfs de penser que les choses s’étaient jouées dans ce vallon, au pied de cette tour.
Mais je ne suis qu’un être unique, ma mort n’a aucune importance, je n’ai pas de rôle, pas de mission. Je peux partir sans rien menacer.

[Taliesin]

-Allons, madame... fit Alaric, paisible. Vous avez juste fait un mauvais rêve...
-Un mauvais rêve ?s'exclama la femme, goguenarde. A d'autres ! Mouette m'a dit qui vous étiez. Qui vous serviez... M'a dit que cette fouine viendrait. Et lorsque je me suis éveillée, en sursaut, je l'ai trouvé au pied de mon lit... Ma fenêtre grande ouverte... Si je n'avais pas été prévoyante, si je n'avais pas gardé une arme, les dieux seuls savent ce que vous seriez en train de me faire...
Elle sourit, l'air mauvais. Reprit avant que le colosse ne puisse protester.
-Enfin, Mouette le savait, elle. Et je crois le deviner. Convalescent, votre ami, m'avez vous dit... Il doit se remplir, n'est-ce pas ? Se remplir en me vidant, moi. En me faisant subir ce qu'il a infligé à Mouette. Mais je ne suis pas née de la dernière pluie. Votre ami l'a appris à ses dépens. Et si vous faites le moindre geste, je le saigne à blanc. Comme on devrait saigner tous ceux de votre engeance.

[Galathée]

Le cœur d’Albérich battait à ses tympans, assourdissant, il ne parvenait plus à aligner deux pensées cohérentes. Son être entier brûlait de fuir, mais il n’y avait aucune issue. Le moindre geste risquait de précipiter la mort de Tallad. Mais l’aubemestre n’était plus certain de pouvoir réprimer ses propres élans.
Dire quelque chose. Tenter. Mais sans Lathandre, qu’avait-il à prouver ? Le poème avait raison, il était vide, complètement vide. Mais aucun d’entre eux ne le remplirait. Jamais.
A nouveau, il sentit le gémissement naître dans sa poitrine, le réprima, manqua défaillir.
« Que voulez-vous… » murmura-t-il alors, sans savoir s’il s’adressait à l’aubergiste ou à celui qui, dans son ombre, les avait sinistrement manipulés.

[Taliesin]

-Vous remettre aux autorités, lâcha la tenancière. Ce n'est pas à moi de rendre la justice, mais des gens comme vous doivent être punis. Pour le meurtre de Mouette. Pour ce que vous comptiez me faire. Les serviteurs de l'Ombre n'ont pas leur place sur Hélonna.
Alaric bougea. La femme se tendit, mais, déjà, le colosse extirpait de sous sa tunique le symbole de son ordre.
-C'est Lathandre que nous servons, madame. Lui et personne d'autre.
Elle grimaça.
-Oui, ça fait partie de vos personnages. Tout beaux, tout blancs, purs et bienveillants... Mais une breloque ne prouve rien. N'importe qui peut s'en procurer. En voler. Surtout les gens comme vous. Alors plus un geste, messire l'Ours. Ou je rends service au monde en éliminant celui-là.
Alaric secoua la tête.
-Allons, madame. Croyez-vous réellement que sa vie nous importerait, si nous étions ceux que vous décrivez ? Nous le laisserions mourire sans coup férir, puis nous nous jetterions sur vous...
-Ne me menacez pas !
-Je ne vous menace pas. Nous ne sommes pas des serviteurs de l'Ombre. Nous obéissons à Lathandre. Si vous avez trouvé Tallad près de votre lit, c'est qu'il venait vous protéger. Quel besoin aurait-il eu d'ouvrir la fenêtre ? Il était à l'intérieur, bien au chaud. C'est quelqu'un d'autre qui a voulu entrer, quelqu'un qui, lui, vous voulait du mal. Voulait que vous doutiez de nous. Y est parvenu, malheureusement.
La tenancière demeura silencieuse. Pour la première fois, elle paraissait ébranlée.

[Galathée]

Alors qu’Alaric parvenait peu à peu à instiller le doute chez la tenancière, à rétablir la vérité sur les braises brûlantes de la haine qu’avait répandue Noir Dessein, Albérich réalisa que le Sharite pourrait sans trop de problèmes créer la même suspicion, voire convaincre et tromper d’autres villageois qui n’avaient même pas côtoyé les trois hommes pendant ces quelques jours, qui auraient tôt fait de les acculer et de les pendre haut et court pour parer à toute éventualité. S’ils étaient renvoyés devant une quelconque justice, dépendant de l’autorité luménienne, Albérich savait qu’il pourrait revendiquer son identité et que le Temple à défaut du Conseil viendrait à leur secours. L’humiliation serait grande et il serait sans nul doute exposé, mais au moins, Alaric et Tallad seraient sortis d’affaire. Mais il doutait qu’au cœur d’une tempête, un groupe de pêcheurs terrifiés s’encombrent d’une loi absente, distante de plusieurs lieues dans la tourmente. Non.
Blizzard ou pas, il fallait qu’ils quittent Belles-Vagues avant d’être pris au piège. S'il n'était pas déjà trop tard...

[Taliesin]

La femme finit par secouer la tête.
-Des mensonges. Vous me servez un tissu de mensonges. Pourquoi Mouette m'aurait-elle menti ? Elle nous as toujours protégé, infailliblement.Ma mère était encore enfant qu'elle était déjà là, arpentant la plage, ramassant des coquillages...
Le colosse se fit grave.
-Et si ce n'était pas Mouette, ma dame ? S'il s'agissait d'une personne usurpant sa voix, salissant sa mémoire en se glissant dans vos songes, sous ses oripeaux ?
-Qui pourrait vouloir faire cela ? riposta-t-elle, presque véhémente. Qui pourrait me vouloir du mal ? Qui me prouve que ce n'est justement pas vous qui envahissez mes rêves ? Vous saviez qu'on m'avait qualifiée d'écueil...
Le sourire d'Alaric revint.
-Bien sûr que je le savais. J'ai fait des rêves semblables aux vôtres. Tallad aussi. Nous jouions tous un rôle dans le sinistre poème, même si les versions différaient quelque peu... L'ours, la fouine, l'écueil, le coquillage... Le coquillage qu'il faut remplir, qui nous videra... Celui qui tente de nous tromper voulait nous monter les uns contre les autres, essayait de nous faire douter de notre compagnon. Et de vous, aussi, il n'a pas manqué de nous raconter des choses... Qui est-il ? Un ennemi, à n'en pas douter. Qui rêve de mort et de sang.
La tenancière grimaça. Retomba un temps dans un mutisme profond. Puis soupira.
-Vous avez réponse à tout, n'est-ce pas ? Quoi que je dise, vous trouverez la parade... Mais cela n'est pas forcément en votre faveur, sachez-le. Les menteurs savent se donner les dehors de la vérité. Pourtant...
Elle hocha la tête, comme pour elle même.
-Pourtant, il y a quelque chose qui me permettra de savoir qui dit vrai, qui ment. La voix à parlé d'une marque infâme sur le corps de votre ami, signe de sa déchéance, de son allégeance infâme. Qu'il mette bas sa tunique, dans l'instant. Nous verrons bien ce qu'il en est.

[Galathée]

Albérich demeura figé un instant, peut-être une éternité, il eut l’impression que son souffle, son cœur, ses pensées, s’étaient suspendus, qu’il était emporté ailleurs, dans cette tourmente qui résonnait toujours autour d’eux, au creux de l’orage. Puis il saisit sa tunique par les côtés, la passa au-dessus de sa tête, sans se soucier de ce que pouvait faire ou dire son garde du corps, mû par la conviction intime qu’il n’y avait de toute façon pas d’autre solution, qu’il n’avait que des mots pour se défendre, lui qui n’était qu’un inconnu, alors que leur adversaire s’était servi de la Mouette et de preuves tangibles, pour avancer ces arguments.
« Il ne vous a pas menti. » dit-il simplement. « La marque est là, il le sait mieux que quiconque, il était présent lorsqu’elle m’a été gravée dans la chair. Je pourrais vous dire qu’elle m’a été imposée alors que j’étais impuissant à me défendre, exactement dans le but qu'une méprise telle que celle-ci se produire, mais je n’ai rien à vous offrir d’autre… »
Il dépassa Alaric.
« Venez constater. Et tuez-moi, si cela vous apaise. Cela m’apaisera moi, certainement. »
Puis il se mit à genoux sur le sol et attendit.

[Taliesin]

Alaric parut vouloir intervenir, le relever. Mais il se ravisa. La modestie et l'humilité de l'aubemestre étaient choses notoires, et, de surcroit, son discours et son attitude paraissaient avoir produit un certain effet.
La tenancière l'observait avec des yeux écarquillés, ne sachant visiblement comment réagir. Elle demeura immobile, la lame de son coutelas caressant toujours la gorge de Tallad.
Le silence s'installa dans la petite pièce. Havre de calme au milieu de la tempête. L'œil du cyclone, peut-être, tant la tension y était palpable.
Puis la femme poussa un profond soupir.
-Je ne comprends goutte à toute cette histoire... Si vous étiez réellement mauvais, vous n'auriez cure que j'abatte votre compagnon... Ou vous n'auriez pas hésité à me lancer quelque sort qui m'aurait instantanément désarmée...
Doucement, elle retira son coutelas, repoussa le clerc qui s'éloigna de quelques pas.
-Vous n'êtes sans doute pas mauvais. Je vous plains même, ci ce que vous dites est vrai. Mais il n'en demeure pas moins que vous avez amené le mal avec vous, que cet homme vous a suivi et a déjà perpétré des crimes qui endeuillent notre village. Je ne peux pas vous en vouloir de ne rien m'avoir dit. J'espère juste que vous ne nous avez pas fait courir de risque en toute connaissance de cause...
Elle se frotta les tempes, machinalement.
-Je vous dirai bien de partir dans l'instant, d'emporter ce mal avec vous, mais ça ne serait pas très humain de ma part. Vous pouvez donc demeurer tant que la tempête sévira. Et je ne dirai pas un mot de tout cela. Je vous engage juste à prendre les mesures nécessaires pour que ce criminel cesse de nous tourmenter.

[Galathée]

Dans un soupir, Albérich s’assit finalement sur le sol et releva des yeux épuisés sur la tenancière.
« Sachez que je n’ai jamais imaginé qu’il me suivrait jusqu’ici. Si je l’avais su, je ne serais jamais venu, je ne vous aurais jamais exposés à sa malveillance, ni vous, ni Tallad ou Alaric. J’ai été stupide et j’en suis désolé. Ce qui ne ramènera pas la vieille femme de la plage… En d’autres temps, moins funestes, j’aurais aimé que vous me parliez d’elle… Mais ce serait injure à sa mémoire que de deviser alors que je suis directement responsable de son trépas et que son meurtrier court toujours… »
Il passa une main tremblante et épuisée sur son visage, il avait l’impression d’avoir vieilli de dix ans en l’espace d’une minute. Pour l’instant, la tension lui donnait des forces, une lucidité, imprévues, mais il savait que la tourmente le rattraperait tôt ou tard, le renvoyant à l’état d’enfant effrayé et vulnérable.
« Je vous suis reconnaissant de votre offre mais… nous devrions partir. » dit-il. « Il nous suivra. Rester ici alors que nous ne savons pas où il se cache… Nous serons en sécurité à Luménis. Il n’osera jamais s’attaquer à nous au sein du Temple. Si nous restons, il ira investir le rêve des autres villageois, leur dira que vous êtes de mèche avec nous, vous risquez tous beaucoup trop, et je ne suis plus prêt à l’accepter. »

[Taliesin]

La tenancière grimaça, sans doute partagée entre le soulagement de les voir partir et l'immoralité de les laisser se risquer au dehors en pleine tourmente. Quant à Alaric et Tallad, ils échangèrent un long regard.
-Nous ne pouvons pas partir dans l'instant... dit finalement le colosse. La tempête est déchainée, il fait nuit. Nous nous égarerions à coup sûrs, nous serions à sa merci, surtout avec la fatigue accumulée. Je crois qu'il vaut mieux demeurer ici jusqu'à ce que le temps s'apaise. Jusqu'à ce qu'il fasse jour, au moins... Et puis, si nous ne devons pas le sous-estimer, il ne faut pas non plus tomber dans l'excès inverse. Il prendrait de gros risques à tenter de monter les villageois contre nous. S'il échoue, comme il a échoué ici, il aura du monde à ses trousses, beaucoup de monde. M'est avis, d'ailleurs, que ses échecs répétés ont pu l'échauder. Et que la prudence, comme elle nous guide, le conduit également.
La tenancière acquiesça.
-Les gens ici me connaissent depuis des années. Ils ne douteront pas facilement de moi, préférerons me croire que croire des rêves nébuleux. Je ne suis pas une étrangère dont on ne sait rien, contrairement à vous... Je pense que je pourrai les convaincre, en cas de besoin. Alors ne courrez pas la campagne sous le vent et la neige. Le jeu n'en vaut pas la chandelle.

[Galathée]

L’aubemestre sentait le contrecoup de l’angoisse gripper peu à peu son organisme. Il n’était pas certain d’être capable de se relever, n’avait pas la force d’essayer. D’une main tâtonnante, il prit sa chemise et la repassa sur son torse maigre, dissimulant sa peau blême et ses côtes saillantes. Tergiverser encore. Les choses auraient pu très mal tourner et il était indéniablement au cœur de ce cercle de haine. Bien sûr, même s’il se supprimait, Noir Dessein pourrait continuer sa besogne en massacrant les survivants : servant de Shar, il vivait pour détruire et désespérer. Albérich n’était qu’une étape sur son parcours, une étape alléchante parce qu’ambitieuse, mais le clerc de l’ombre changerait de cible dès que la précédente aurait rendu l’âme. Dans les circonstances actuelles, il ne pouvait rien faire pour protéger ni les habitants de Belles-Vagues, ni les prêtres qui l’accompagnaient. Il fallait rentrer à Luménis au plus tôt, c’était l’unique porte de sortie qui s’offrait à eux. Mais la nature se déchaînait au dehors, les cloîtrant, aveugle aux drames qui se jouaient. Si c’était cette violence qu’elle avait à offrir, et rien d’autre, la Mouette s’était irrémédiablement trompée : Albérich ne la laisserait pas le remplir.