[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

[Galathée]

Et ils arrivèrent, effectivement, à une petite chaumière perchée dans les rochers, nichée dans une crevasse, un toit couvert de neige, une étable entrouverte dans laquelle se glissa la mule, et de la lumière aux fenêtres.
Mais la route avait été longue et Taliesin tombait de fatigue, littéralement. La vieille le soutint pour franchir les derniers mètres, poussa la porte et Victor se porta à leur aide. Dans la brume de son épuisement, l'elfe découvrit un intérieur cossu, minuscule, une table et des bancs, un feu flamboyant, une marmite bouillonnante, même un gros fauteuil d'aspect accueillant, un chat roux roulé en boule devant la cheminée, à moins qu'il ne s'agisse d'un renard, quelques pots de fer rutilants, une odeur délicate, un peu poivrée, qui flottait dans l'air, de la chaleur aussi, irradiante, contraste total avec une nuit glaciale.
" J'vais chercher les sacs !" lança la gnome en ressortant, tandis que Victor aidait Taliesin à retrouver une certaine stabilité, assis sur un des bancs.
" Ça va ?" demanda le petit garçon.

[Taliesin]

Le barde, que l'épuisement et la douce chaleur de la maison faisaient insidieusement basculer dans le sommeil, parvint cependant à concentrer son attention sur l'enfant.
-Oui... fit-il d'une voix un peu absente. Le changement de décor est un peu déconcertant, mais... Je ne sais pas, j'ai dans l'idée que je ne regretterai pas vraiment notre caverne...
Il lui sourit.
-J'imagine que je dois te féliciter pour nous avoir déniché un abri et une bienfaitrice... En même temps, j'hésite quand même à te punir pour m'avoir désobéi et causé une nouvelle frayeur. Tu sais que je t'ai attendu tout l'après-midi ? Que j'ai failli avoir une attaque lorsque cette dame est arrivée ?
Il se traita intérieurement de peau de vache. Toutefois, s'il lâchait totalement la bride à Victor, s'il renonçait à la moindre once d'autorité, le gamin multiplierait les initiatives... Et toutes n'auraient pas une conclusion aussi heureuse.

HRP : Fini ! Finiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

[Galathée]

A ces mots, Victor pâlit.
« Me punir ? » fit-il d’une toute petite voix, à la fois ébahi, scandalisé et effrayé. « Mais je n’ai rien… Je n’ai pas fait exprès… Puis elle avait déjà vu la fumée, alors j’ai pensé… Je ne voulais pas… »
Son visage se durcit.
« Tu allais pas bien ! Tu aurais pu aller très mal ! Pire ! Ton bras, tu as vu sa couleur ? Y’avait pas d’autre solution ! Je ne l’ai pas cherchée, tu sais, mais une fois que c’était trop tard… Je savais qu’elle allait te trouver… Puis je m’étais perdu… »
Ses sourcils se contractèrent.
« Tu vas me punir comment ? » souffla-t-il.

[Taliesin]

Taliesin faillit répondre par quelque imbécilité, cent coups de fouet ou un million de ligne à écrire, mais il se retint.
Il n'aurait pas dû dire punir, évidemment. Gronder, à la rigueur. Et encore. Il ne devait pas oublier ce qu'il avait été, ce que des mots apparemment anodins pouvaient signifier pour un enfant qui avait traversé tant de choses... et à qui on en avait raconté beaucoup sur son compte. Pas en bien, de surcroît.
Mal à l'aise, l'elfe chercha un moyen de détendre l'atmosphère. Tout en ne noyant pas le poisson. Il fallait que le gamin comprenne certaines choses.
-Désolé. J'ai dit ça comme ça. En réalité, je voulais simplement dire... te disputer. Parce que...
Il soupira.
-Victor, nous avons besoin de nous faire entièrement confiance. Pour affronter ce que nous vivons aujourd'hui et ce qui nous attend demain. Moi, je te fais confiance. Mais comment pourrais-je continuer à le faire si je sais que tu ne tiens pas compte de ce que je te dis ? Si tu ne respecte pas ta parole ? Si tu étais resté plus près de la grotte, tu ne te serais pas perdu... Aujourd'hui, ton initiative a bien tourné. Elle m'a juste valu une attente pénible et une grosse frayeur. Au final, cela valait la peine, je l'admets. Plutôt deux fois qu'une, d'ailleurs. Mais demain ? Tout ne pourra pas toujours aussi bien tourner.
L'elfe grimaça. Il ne se sentait pas légitime pour dire de telles choses. Il n'avait d'autre autorité sur le petit garçon que celle qu'il voulait bien lui reconnaître. Pourtant... Il devait comprendre.
-Je sais que tu croyais bien faire. Que tu as bien fait, en l'occurrence. Que tu t'inquiétais pour moi... Et j'en suis touché, vraiment. Il n'en reste pas moins que j'ai besoin de savoir que je peux compter sur toi. Que tu n'en feras pas qu'à ta tête et que lorsque nous conviendrons de quelque chose, tu t'y tiendras.

[Galathée]

Victor acquiesça au fur et à mesure que Taliesin parlait, mais son expression devint de plus en plus butée.
" Je te fais confiance." grommela-t-il. " Mais comment puis-je être certain que tu as toujours raison ?"
A ce moment précis, la porte se rouvrit sur la vieille, interrompant leur conversation. Elle sembla ne pas remarquer qu'ils étaient dans un échange quelque peu tendu. Elle se pencha sur le barde et lui sourit.
" Et bien... Je vous pensais épuisé, bon à mettre au lit, mais vous m'avez l'air presque frétillant, à bavarder avec votre comparse. J'allais vous proposer la soupe ou le plumard, mais vous avez assez d'énergie pour manger, je vous garde..."
Elle déposa les sacs sur la table.
" Va me chercher les bols, Coeur-de-Lion. Ça mijote depuis bien longtemps, en vérité, bien longtemps."
Puis elle gloussa.

[Taliesin]

Taliesin sourit à la vieille femme, s'efforça d'arborer une mine détendue malgré le profond malaise qu'il éprouvait.
Il aurait aimé poursuivre la discussion avec Victor. Aimé que les choses n'en restent pas là.
Mais qu'aurait-il dit, si la gnome n'était pas arrivée ? "Je n'ai pas toujours raison, mais je reste l'adulte" ? Vous parlez d'un non-argument... D'un recours désuet à une autorité inexistante qui n'aurait fait que braquer davantage le gamin...
L'elfe sentait les germes de problèmes à venir. De conflits. Voir de catastrophes, s'il se laissait aller à son pessimisme coutumier. Bien sûr, la fatigue n'était pas bonne conseillère... Mais tout de même. Victor gagnait de l'assurance, devenait sûr de lui. De fait, ses initiatives récentes s'étaient toutes vues couronnées de succès : il avait réussi à s'introduire dans le pénitencier. Avait tué un fauve, trouvé du bois. Et, à présent, du secours et un toit. Pourquoi, dès lors, aurait-il douté de ses capacités ? Se voir appeler Cœur-de-Lion n'allait en tout cas pas inverser la tendance.
Pire : comment aurait-il pu, dans ces circonstances, lui demander d'obéir à ses consignes ? Alors que le gosse avait assisté aux conséquences dramatiques du moindre de ses actes ? Savait à quel point il avait chuté ?
Il n'avait pas de réponse.
Pourtant, il ne pouvait laisser les choses aller ainsi. Laisser Victor n'en faire qu'à sa tête, prendre la direction des opérations. Peut-être était-ce de l'orgueil mal placé...Mais il ne le croyait pas. Aussi heureuses qu'aient été ses démarches jusqu'ici, il n'en irait pas toujours de même. L'enfant était faillible, comme tout un chacun. Et, tôt ou tard, quelque chose tournerait mal. Restait à le lui faire comprendre, admettre... Malheureusement, le barde ne se sentait pas le mieux placé pour le faire.
Pas le mieux placé, c'était un euphémisme.
Une fois encore, il songea que le petit garçon n'aurait jamais dû être séparé de Galathée. Il avait son caractère mais, en dernière ressort, il se serait rallié à son avis. Parce que c'était sa mère, qu'il avait accepté de se placer sous son autorité. Lui... Il n'était rien, lui. Ni son père, ni son tuteur. Rien de rien.

[Galathée]

Ni Victor, ni la vieille ne furent sensibles au trouble de l'elfe, que le premier choisit sans doute d'ignorer, en proie à ses propres ruminations, que la seconde mit sans doute sur le dos de la fatigue : après tout, Taliesin s'était traîné comme un zombie jusqu'à la chaumière.
L'enfant disposa des bols de grès sur la table, puis dénicha les couverts dans le tiroir d'une commode gigantesque à l'échelle de la gnome, plus modeste pour ses invités. La vieille de son côté, apporta la grosse marmite et leur servit à chacun une portion généreuse de soupe. Il y flottait pois, pommes de terre, carottes et morceaux de viande bouillie, le tout dans une sauce épaisse, goûteuse, à mille lieues des repas frugaux qu'ils étaient parvenus à se mitonner les derniers jours, quand le plateau prodigue de Belenn était épuisé. Mais plus que la nourriture, c'était l'atmosphère qui tranchait avec leur situation passée : il faisait chaud, l'atmosphère était détendue, l'hiver était presque oublié.

[Taliesin]

Le barde ne manqua pas d'être sensible à cette atmosphère paisible et chaleureuse. Il s'y serait même abandonné avec plaisir, s'il n'y avait eu ce début d'esclandre, ces promesses de tensions, de conflits à venir. Il mangea cependant avec appétit, sourit d'un air un peu embarrassé chaque fois qu'il croisait le regard de la vieille gnome. Il n'était pas question de jouer les invités ingrats. Et on pouvait lui faire tous les reproches, mais ingrat, il ne l'était pas.
L'épuisement, toutefois, l'empêcha de faire autre chose que manger, sourire. Et d'ailleurs, lorsqu'il eut terminé son bol, il était évident qu'il ne pourrait bien longtemps garder les yeux ouverts.
-Je suis désolé de mon manque flagrant de conversation... dit-il enfin à leur hôtesse. La fatigue me rend taiseux, et je vous promets que je ferai un effort, demain, pour me montrer plus convivial... Pour l'heure, par contre, je crois que... je vais accepter avec gratitude votre proposition de gagner un lit...
Dormir. C'était la chose la plus importante à ses yeux. Dormir... Pour reprendre des forces. Et chasser un moment dans l'oubli du sommeil les noires pensées qui, elles, semblaient au meilleur de leur forme.

[Galathée]

" Bien sûr, petit manchot." fit la vieille avec un sourire, et elle se leva. " Par ici, par ici..."
Victor demeura assis, les yeux dans son assiette. La réconciliation n'aurait pas lieu avant le lendemain.
La chaumière était petite, et Taliesin dut se baisser pour rentrer dans un premier couloir, qui courait derrière la cheminée, et menait à un escalier étroit. La gnome s'y engagea, précéda ensuite l'elfe dans un petit corridor un peu poussiéreux, et gagna une petite chambre en bout de couloir. Elle posa une lampe à huile sur la petite table qui jouxtait un lit relativement large mais assez court, dans lequel le barde tiendrait tout juste.
" Herbert était grand pour un gnome, mais ce n'était pas encore exactement votre format..." dit-elle en gloussant.
Elle s'effaça ensuite pour le laisser y entrer.
" Voici votre sac. J'ai mis du linge de rechange sur l'oreiller, si vous avez besoin d'une tunique. Une chemise de nuit gnome devrait vous arriver juste sous les genoux, hihi."
Elle regagna la porte, parvenant tout juste à se glisser entre l'elfe et le mur de la petite pièce.
" Je vais aller vous chercher une petite infusion, ça vous nettoiera l'organisme, vous en avez besoin."
Puis elle lui adressa un autre sourire, attendant son signal pour s'esquiver.

[Taliesin]

L'elfe jeta un coup d'œil au lit. Lui-même était sale comme un pou et rechignait à se glisser entre les draps dans un tel état. Pourtant, il était bien trop épuisé pour procéder à des ablutions aussi légères fussent-elles Tant pis, il proposerait de faire la lessive, pour se rattraper.
-Merci, madame... dit-il. Tout est parfait, vraiment. Je n'aurais pas imaginé jouir d'un tel confort avant bien longtemps... Et la tentation est grande de m'endormir sur le champ ! Je ferai toutefois en sorte d'être encore éveillé à votre retour.
Alors que la vieille gnome s'esquivait, il demeura debout. Se coucher ou même s'assoir était hors de question : il aurait sombré aussitôt. Il en profita donc pour observer la chance, encore à demi incrédule. Oui, quelques heures plus tôt, il était à mille lieues de penser qu'il se retrouverait dans un tel endroit. Encore un bon point pour Victor.
Même si sa témérité aurait pu les conduire dans une pièce bien moins charmante. Aux murs de pierre glacés... Avec des barreaux aux fenêtre, si fenêtres il y avait. Dans une geôle, pour dire les choses simplement.
Mais bien sûr, le môme n'avait pas pensé à ça en partant à l'aventure...

[Galathée]

La vieille femme revint peu après et déposa un plateau sur la table de chevet, sur lequel se trouvait un bol fumant, aux effluves de citron et de bergamote, ainsi que quelques petits gâteaux aux fruits confits. Elle sourit au barde.
" Ne faites pas cette grimace et couchez-vous, maintenant. Vous faites le bravache, mais nous avons bien marché deux lieues dans la neige, vous devez être plus qu'épuisé. Nous bavarderons demain. J'ai des cartes qui pourraient vous intéresser..."
Elle sourit.
" J'ai fermé les volets par précaution, le vent souffle parfois dru sur les fenêtres, et comme ça, vous pourrez dormir plus tard demain matin... Besoin d'autre chose ?"

[Taliesin]

Il secoua la tête.
-Non non, j'ai tout ce qu'il me faut. Merci beaucoup. Mais n'hésitez tout de même pas à venir me réveiller, demain. Sans intervention extérieure, je crois que je ronflerai encore que l'hiver sera passé et le printemps éclos.
Tandis que la vieille gnome fermait les volets, il avala l'infusion, grignota un gâteau. Puis, quand elle se fut esquivée, il se changea rapidement, avec des gestes d'automate, et se glissa entre les draps. Il n'était pas sitôt couché que le sommeil l'emportait déjà, balayant conscience et tracas dans un néant magnanime.

[Galathée]

Taliesin s'éveilla dans la pénombre, tiré de ses songes aveugles par le doux murmure d'une flûte. Lorsqu'il ouvrit les yeux, l'odeur délicate d'une infusion lui caressa les narines, et il sentit la chaleur bienfaisante des draps autour de lui. Il avait cependant les jambes pliées à un angle bizarre et ouvrant un oeil, il réalisa que c'était parce que Victor l'avait poussé pour pouvoir s'asseoir (au moins d'une fesse) en bout de lit. A la lueur d'une grosse bougie jaune, il semblait en train de composer sa première symphonie pour pipeau, alignant des notes disparates avec un enthousiasme non feint.
Lorsqu'il réalisa que l'elfe s'était éveillé, il lui décocha un sourire radieux.
" Ça va, sire de la marmotte ?" demanda-t-il, avec ironie.

[Taliesin]

-Je pense que oui, messire barde... fit-il d'une voix encore enrouée. Mais laissez à toutes les parties de mon cerveau le temps de s'éveiller, afin que je vous donne une réponse plus assurée...
Il se sentait plutôt bien, en réalité. Même s'il avait un peu de mal à se rappeler où il était, ce qu'il s'était passé la veille. Peu à peu, pourtant, la mémoire lui revint. Pas sûr que ce soit une bénédiction...
-Quelle heure est-il ? demanda l'elfe en se redressant et en s'emparant du bol déposé sur la table de chevet. Peut-être l'infusion lui clarifierait-elle les pensées...

[Galathée]

S'il se sentait bien, Taliesin réalisa qu'il se sentait cependant faible. Son bras droit était toujours engourdi, bien qu'il ait été pansé de bandes propres. L'infusion était à la fois vivifiante et amère, sans doute médicinale. En se redressant, son flanc tuméfié le fit grimacer. Victor lui sourit.
" Et bien... Disons qu'il est plus ou moins la même heure qu'au moment où tu es monté te coucher. Mais deux jours plus tard." annonça-t-il, radieux, savourant déjà l'effet qu'aurait son annonce sur son compagnon de route.

[Taliesin]

-Ah oui, quand même... souffla-t-il, pantois. Sa mine dut combler toutes les espérances du petit garçon.
Deux jours. Deux jours entiers. C'était sans doute la première fois qu'il prenait la mesure de son épuisement, de sa faiblesse passés. Atténués, du moins. La boutade qu'il avait lancée à la vieille gnome avant de s'endormir avait eu un fond de vérité : ne l'aurait-on pas réveillé qu'il dériverait encore... Et aurait dormi jusqu'au printemps, peut-être.
Il balança les jambes hors du lit. Tressaillit en entendant le bruit de la chaîne tombant sur le parquet.
-Je plains la vieille dame... fit-il en se passant une main sur le front. Elle n'avait sans doute pas imaginé devoir jouer les tenancières d'auberge si longtemps...

[Galathée]

" Oh si, elle s'y attendait. Elle m'a dit que si tu étais raisonnable, tu resterais alité encore au moins une veille, plus une autre pour reprendre les forces nécessaires au voyage... Mais je lui ai dit que je ne te croyais pas raisonnable..." ajouta-t-il, guilleret.
Il sourit et se leva à son tour.
" Il y a du chapon au miel, ce soir ! Ava... Elle s'appelle Ava, elle cuisine super bien, tu vas voir."
Il se pourlécha les babines.
" Mais viens, on n'attendait que toi."
Il s'immobilisa cependant pour voir si Taliesin parviendrait à se déplacer sans trop de difficultés.

[Taliesin]

Taliesin se leva précautionneusement. Tendit une main pour s'appuyer contre le mur lorsqu'un vertige fit tournoyer le monde, un instant. Mais il s'estompa rapidement et l'elfe, circonspect, s'essaya à quelques pas. L'expérience était concluante.
-Et bien, selon toute apparence, je crois que je suis en état de me joindre à vous pour le souper...
Le gamin s'empressa de filer, il entendit son pas allègre dans le couloir, puis dans l'escalier.
Encore à demi dans les brumes du sommeil, il aurait aimé disposer de longues minutes pour pouvoir émerger à son aise. Mais il avait dormi deux jours. L'oisiveté n'était plus de mise... Alors, il se hâta de se vêtir, de se chausser puis, à pas prudents, sans présumer, il quitta la petite chambre et entreprit de gagner le rez-de-chaussée.

[Galathée]

La table était mise pour trois, et la gnome sourit lorsque l'elfe fit son entrée. Les odeurs étaient enivrantes, chargées de miel, comme l'avait promis Victor, et plusieurs plats attendaient de les rassasier : le chapon dodu, sous sa croûte dorée, des pommes de terre en chemise dans un plat de céramique, deux purées de légumes colorées, du pain, du vin, un cruchon d'eau claire. Taliesin sentit son estomac couiner.
" Asseyez-vous, petit manchot !" fit-elle en lui désignant sa place. " Vous avez toujours une mine à faire peur. Avez-vous bien dormi ?"
Victor s'était déjà attelé au service, emplissant les assiettes de franches cuillerées sans qu'on lui ait rien demandé.

[Taliesin]

Il faudra que je lui demande sa technique pour rendre Victor aussi docile... songea l'elfe avant de se tancer sévèrement pour cette marque de mauvais esprit. Le repas avait l'air délicieux, l'humeur enjouée, il n'allait tout de même pas être bête au point de se gâcher tout seul le plaisir ?
-Dormi comme un charme, madame... dit-il en prenant place sur son siège. Je suis un peu désolé d'avoir sombré si longtemps mais, comme on dit, tant qu'on dort, c'est qu'on en a besoin... A franchement parler, je ne me souviens pas d'avoir si bien dormi depuis des semaines.
Il baissa les yeux sur l'assiette que venait de déposer Victor.
-Ni aussi bien mangé... souffla-t-il, à nouveau saisi par un étrange sentiment d'irréalité. Tout cela était tellement loin de ce qu'il avait vécu depuis son évasion du bagne ! De ce qu'il avait subi là-bas...

[Galathée]

" C'est le contrecoup." fit la vieille, pensive. " Vous êtes dans un sale état, pardonnez-moi de vous le dire. Je pensais, quand je vous ai trouvé, qu'il y avait juste ce bras, ce flanc, cette blessure à la tête, mais vous étiez à bout de forces pour bien d'autres raisons. Même si le lion ne vous avait pas charcuté de ses délicieuses griffes, je ne suis pas certaine que vous auriez encore tenu longtemps. L'énergie du désespoir, l'urgence, la nécessité, sont des sources d'énergie efficaces... Mais elles ne durent qu'un temps, et elles vous rongent le corps à votre insu. Vous avez besoin de repos. De beaucoup plus de repos que ce que vous croyez. Ou vous ferez encore quelques lieues, peut-être dix, puis vous vous coucherez un soir, et au petit matin, votre jeune ami trouvera un corps durci par le gel, que la vie aura quitté en douce, en catimini, avant le lever du soleil."
Victor mangeait, le nez dans son assiette, comme s'il refusait d'écouter leur échange.

[Taliesin]

Taliesin se figea, sa cuiller suspendue dans les airs, à mi hauteur entre son assiette et ses lèvres crispées sur une grimace douloureuse.
Alors, les choses en étaient à ce point ?
Depuis qu'ils s'étaient enfuis de la mine, il n'avait songé qu'à avancer, qu'à mettre le plus de distance possible entre eux et leurs poursuivants. Il avait pensé à Victor, aussi, qu'il fallait soigner... A Galathée, enfin, surtout, qui subissait une punition qu'elle ne méritait pas, coupable d'un unique crime : l'avoir aimé.
Il songea à demander à la vieille gnome si elle était sûre de son fait, si elle n'exagérait pas. Mais il se teint coi. Elle avait l'air plutôt compétente, en la matière. Et pourquoi aurait-elle menti ? Pour le simple plaisir d'avoir des jours durant de la compagnie ? Il en doutait.
Alors, il mourrait, s'il repartait le lendemain, comme il l'avait envisagé. Laisserait Victor seul au milieu des montagnes. Et la rôdeuse à son sinistre destin...
Pourtant, il n'arrivait pas à se faire à la possibilité de passer des veilles ici, à se requinquer tranquillement. Il ne pouvait pas abandonner Galathée. Il ne savait même pas ce qu'on lui faisait subir, à l'heure actuelle, pendant qu'il s'apprêtait à déguster un somptueux repas !
Mais partir, c'était l'abandonner aussi. Définitivement...
-Je n'aime pas l'idée de rester ici des veilles durant... souffla-t-il. Nous avons quelqu'un à secourir, et chaque seconde que nous perdons est une seconde de souffrance, pour elle... Et puis, je rechigne à abuser de votre hospitalité, madame. Je suis un hôte encombrant, je suis recherché, et j'ai une fâcheuse tendance à traîner le malheur dans mes pas... Je ne voudrais pas qu'il puisse vous arriver quoi que ce soit par ma faute. Mais... S'il n'y a pas le choix... Si vous pensez vraiment que...
Il soupira. Ferma les yeux. C'était cela, être responsable. Ne pas se ruer en avant, téméraire, en présumant de ses forces. Ne pas tout gâcher par excès d'impatience, de confiance, d'angoisse...
-Si les choses sont telles que vous le dites, je m'en remettrai à votre jugement... fit-il, la mort dans l'âme. Je ne partirai que lorsque vous le jugerez raisonnable. Ou possible, du moins, sans que je trépasse à coup sûr.
C'était cela, être responsable. Préserver l'avenir.
Mais les choses n'en étaient pas rendues moins douloureuses.

[Galathée]

La vieille acquiesça doucement.
" Je comprends votre désarroi. Mais vous verrez que lorsque vous vous sentirez mieux, vous avancerez plus vite, vous rattraperez peut-être une partie du retard que vous pensez prendre en vous reposant." commença-t-elle, puis elle s'interrompit, bien consciente que ses paroles n'étaient qu'un baume imparfait.
" Surtout, tranquillisez-vous. Ressourcez-vous. Demain, nous jetterons un oeil à ce bras, mais il m'a l'air en bonne voie de guérison. Vous pourrez nous jouer quelque chose pour égayer les longues soirées d'hiver avant la fin de la veille. Et je vous débarrasserai de la chaîne qui vous ralentit. J'ai bien peur, cependant, que le collier soit hors de ma portée. Cet objet est pétri d'enchantements divers, et je n'y connais pas grand chose en la matière. Je ne voudrais pas que vous y perdiez la tête."
Elle sourit doucement, lui fit signe de manger.
" Quant aux gardes de Gargouille, j'en fais mon affaire. Ce n'est pas la première fois, et j'imagine pas la dernière, que je trouve un évadé sur ma route. Jusqu'ici, aucun n'a été repris chez moi."

[Taliesin]

Taliesin acquiesça.
-Merci. dit-il simplement.
Il aurait bien ajouté qu'il jouerait tout ce qu'elle voudrait, qu'il contribuerait aux tâches ménagères sitôt remis, qu'il l'aiderait pour tout ce dont elle aurait besoin. Mais il n'en fit rien. Ce seul mot exprimait déjà toute sa gratitude.
Il était rassuré qu'elle les héberge en toute connaissance de cause. Bien sûr, elle avait vu la chaîne, le collier, signes indéniables de son évasion. Toutefois, il aurait pu s'agir, pour elle, d'un élan de générosité spontanée, inconscient des risques. Il en allait autrement, puisqu'elle n'était pas à son premier sauvetage...
Son cœur se serra en pensant à Mélégorn. Trépassé si près d'un havre de paix. Mort injuste et cruelle.
Il fit la grimace en évoquant Lars. Désormais enchaîné à Krik-Krak, voué à un long calvaire. Condamné par sa faute...
Et il pensa à Galathée, son émotion menaçant aussitôt de déborder. Il essaya de se contenir, pourtant, de se raisonner. Elle ne voudrait pas qu'il expose Victor, qu'il trépasse en l'abandonnant dans un désert gelé, hostile. Qu'il brûle les étapes et menace leurs vies à tous les deux. Elle était forte, volontaire. Elle tiendrait bon une veille de plus. De toute façon, c'était ça... Ou ne jamais la revoir.
Les yeux rivés sur son assiette, il entreprit de manger, tenta de faire honneur à la cuisine de la vieille gnome. Y parvint, d'ailleurs, même s'il ne profita sans doute pas à plein de son goût raffiné. Il avait un goût de cendre, au fond de la gorge. Pas de cendre, non : de charbon. La mine l'avait usé de l'intérieur, il s'en rendait bien compte à présent, sapant des forces que seule la nécessité avait un temps restaurées.
S'il ne s'était pas enfui cette nuit là...
Mais il l'avait fait.

[Galathée]

Après le repas, qui était des plus plantureux, Victor offrit d'aider la vieille gnome à la vaisselle, mais celle-ci, sentant que ses deux invités avaient peut-être quelque chose à échanger, déclina sa proposition, celle de l'elfe, et emporta elle-même les reliefs de leur repas dans une petite pièce voisine. Là, elle se mit à fredonner à mi-voix, comme pour les assurer encore d'une plus grande intimité.
Victor demeura immobile sur son banc, lorgnant vers l'elfe sans pourtant prononcer le moindre mot. Puis il se déplaça, vint s'asseoir près de lui, et posa simplement la tête contre son épaule. Rien de plus.

[Taliesin]

Le barde ne put réprimer un sourire. C'était là un signe de réconciliation, ou il ne s'y connaissait pas... Bien sûr, ils auraient encore des disputes, et autrement plus tonitruantes que leur petit échange tendu, deux soirs plus tôt. Mais Victor avait indéniablement bon cœur, ce qui ne pouvait que faciliter les choses.
Il entoura l'enfant de son bras valide et, brièvement, presque timidement, le serra contre lui.
-Est-ce que ça te va, comme plan ? demanda-t-il à mi-voix. Un peu de repos avant d'affronter les montagnes ?
Aussi agréable que soit leur halte, le gamin ne pouvait manquer de penser à sa mère. De ressentir douloureusement les heures perdues. Au moins autant que lui-même.

[Galathée]

Victor acquiesça doucement.
" On n'a pas d'autre choix, hein... Mais Ava, elle a dit qu'elle m'aiderait à bien préparer les provisions, comme ça, on sera tranquilles pour un moment, on pourra avancer plus vite, j'espère..."
Il se tut. Il était manifeste qu'il essayait de se convaincre lui-même. Il soupira.
" Pour l'autre soir... Tu sais..." commença-t-il. " Je ne voulais pas dire que... Mais... Moi aussi, je veux vite retrouver Galathée... Et je ne veux pas retourner au Temple, mais... Mais c'est mieux si on arrive tous les deux entiers, non ?"

[Taliesin]

Taliesin lui ébouriffa les cheveux.
-Ne t'en fais pas pour l'autre soir, bonhomme. Ce ne sera pas la dernière fois où nous aurons des prises de bec;.. Mais ces choses là sont normales. Nous ne nous connaissons pas tant que ça, au final. Nous avons chacun notre caractère... Et la situation n'est pas faite pour apaiser les esprits. On se disputera encore. Le tout est que toi comme moi ayons conscience que, dans le fond, ça ne remet rien en cause.
Il soupira.
-Je n'ai pas envie de mourir, tu sais. Ni de me sacrifier en vain. Je voudrais que nous nous retrouvions tous les trois sains et saufs, et que tout redevienne comme avant. J'ai bon espoir que cela arrive. Mais... Si les choses doivent mal tourner, c'est à moi de courir les risques. C'est à cause de moi que nous en sommes là, c'est donc normal que... je me mette en avant.

[Galathée]

Victor acquiesça.
" Mais tu sais... Galathée, elle serait plus la même si tu ne revenais pas... Elle sait bien ce que tu as fait. Elle l'a toujours su. Ça n'a jamais rien changé pour elle. Moi j'oserais pas la retrouver sans toi. J'oserais pas lui dire que je t'ai perdu quelque part."
Il soupira doucement, mais Taliesin n'y entendit aucune lassitude.
" Elle voulait qu'on soit bien, nous trois, et le bébé."

[Taliesin]

Taliesin crut qu'il allait défaillir.
-Le...
Il eut brusquement l'impression d'étouffer. L'agréable tiédeur de la pièce lui parut soudain canicule oppressante. Sa gorge s'était asséchée, la sueur mise à perler, sur son front, dans son dos... Il songea sortir en courant, gagner le froid de l'hiver. Essaya même de se lever. Mais retomba sans force sur le banc. Dû crisper ses mains moites sur le rebord de la table pour ne pas perdre l'équilibre.
Un bébé.
En d'autres circonstances, ç'aurait pu être une merveilleuse nouvelle. Une joie sans limite. La plus belle chose qui lui soit jamais arrivée.
Aujourd'hui, c'était un drame. Une horreur sans nom.
Galathée. Attendant un enfant. Alors qu'elle était prisonnière...
Qu'allait-on lui faire, par tous les dieux ? La forcer à s'en débarrasser, à interrompre l'existence du fruit de ses amours criminelles avec un Monstre ? Lui l'arracher à la naissance, s'ils n'étaient pas venus à son secours d'ici là ?
Et si le petit vivait... Comment l'elfe pouvait-il, aujourd'hui, assumer d'être père ? Alors qu'il était un forçat, un bagnard, un bourreau aux crimes notoirement connus ?
Il jeta un regard à Victor. Eprouva tout à coup un brusque élan de colère. Pourquoi avait-il parlé de ça ? Pourquoi maintenant ? N'aurait-il pu se taire ?
Avait-il voulu le faire souffrir ?
Taliesin ferma les yeux. Il ne devait, ne pouvait penser choses pareilles. Le petit garçon avait parlé parce qu'il en avait ressenti le besoin. Parce qu'il souffrait, lui aussi. Il ne pouvait lui en tenir rigueur. Devait l'aider de son mieux, le rassurer...
Il n'en avait pourtant pas la force, en l'instant.
-Corellon nous protège... gémit-il, alors qu'un horrible sentiment de détresse s'emparait de lui, le laissant sans force, incapable de contrôler ses émotions.