[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

[Galathée]

Même en rationalisant au maximum le paquetage, Taliesin fut forcé de faire des choix. La vieille possédait de quoi tenir plusieurs années, et il lui fallut trier entre l’utile et l’accessoire, même avec une mule stoïque en renfort. Il n’emporta donc que deux tenues de rechange pour chacun, trois couvertures, une trentaine de flèches, de quoi tenir une veille en nourriture, ainsi que les cartes, parchemins et livres, les herbes qu’il avait réussi à identifier ainsi que de la corde.
Ensuite, il s’installa devant l’âtre pour lire. Parmi la douzaine de livres traitant de métamorphose qu’il avait trouvés, seulement la moitié n’étaient pas en svirnefbelin et il entama l’un des plus basiques. Mais la complexité des arcanes le laissa rapidement perplexe. La magie semblait malléable, en mouvement perpétuel, échappant à la Toile pour y replonger dans un ballet que certains élus parvenaient à dompter, mais l’elfe réalisa que c’était là quelque chose qui nécessitait de longues années de maîtrise et d’apprentissage. S’il voulait parvenir à quelque chose avant que l’âne ne soit blanc et grabataire, il allait lui falloir l’aide de quelqu’un… ou espérer que le sort s’arrête de lui-même, pour une raison ou une autre.
Avant l’aube, il sortit et trouva l’animal de bât dans la grange, au milieu du reste de la ménagerie qu’entretenait la vieille. C’était une bête relativement jeune, un mâle, qui le regarda approcher d’un air placide et ne se déroba pas lorsqu’il l’harnacha pour le voyage. Le mulet serait chargé, mais ces créatures avaient le pied sûr en montagne, plus sûr que celui des bipèdes, et il avancerait probablement à un rythme acceptable en dépit de la neige et du poids à transporter.
Puis les premiers rayons du soleil bourgeonnèrent à l’horizon, timides, annonçant une journée propice au voyage, comme l’avait promis la vieille…

[Taliesin]

Les épaules basses, se sentant transi jusqu'à la moelle, sans que le froid en soit le seul responsable, le barde regagna à pas lents l'intérieur de la ferme. Ne restait plus qu'à partir, désormais, qu'à se mettre en route pour traverser les montagnes. "Plus qu"à"... Peut-être. Mais, en l'instant, il se sentait si épuisé, si découragé qu'il doutait même de pouvoir entreprendre la première foulée vers les hauteurs enneigées.
Bien sûr, il n'avait pas imaginé pouvoir maîtriser les secrets des arcanes en un instant. Il n'était pas si naïf... Mais il s'était retrouvé face à une telle complexité, à une telle inaccessibilité du savoir propre à sauver Victor que son maigre espoir avait été soufflé comme la flamme d'une chandelle...
Serrer les dents. Ne pas penser. Devenir aussi froid que l'hiver.
Il interrogerait la sorcière, une dernière fois. Réveillerait l'enfant. Déciderait avec lui quel sort réserver, en définitive, à la première. Puis ils partiraient. Direction les montagnes, puis la forêt, la cité elfique nichée en son sein. Il devait y avoir des mages puissants, entre ses murs. Peut-être accepteraient-ils de les aider...
Mais les peut-être, il avait de plus en plus de mal à s'en accommoder. Surtout qu'à celui-là il fallait ajouter le lent mais inéluctable d temps.
Dans un mois, il ne se souviendra même pas de ce qu'il était auparavant.
Resterait à espérer que le voyage serait moins long...
Espérer. Quel mot étrange. Etranger, même...

[Galathée]

Lorsqu'il pénétra dans la chaumière, l'âne remua sur sa couche de terre battue, mais sans ouvrir l'oeil. Son état de quadrupède ne semblait pas avoir entamé sa propension à la grasse matinée et il était vrai que le contraste de température entre l'extérieur glacial et la douce chaleur de la petite salle était des plus agréables.
La vieille gisait toujours saucissonnée sur le sol, inerte, la respiration lourde. Mais elle semblait plus endormie qu'inconsciente. Taliesin n'eut donc aucun mal à la réveiller, et elle ouvrit péniblement un oeil rouge, trouble, sur la pénombre.

[Taliesin]

-Bien dormi ? lui lança-t-il, presque badin, avant de s'assoir sur le banc voisin.
Jouer la comédie lui demandait un tel effort que cela chassait presque toute autre pensée. Une bénédiction, en l'occurrence...
-Bon, pendant que vous jouiez les marmottes, j'ai vaqué, pour ma part, et soyez ravie, madame, nous sommes prêts au départ. Bientôt, vous serez libérée de notre présence... Toutefois, et je vous prie de pardonner mon insistance, je reviens à la charge concernant ce passionnant sujet des métamorphoses. J'aimerais savoir si vous aviez, d'aventure, des choses à rajouter, suite à notre conversation d'hier.

[Galathée]

La vieille croassa, mélange de rire ou de cri, difficile à dire. Son oeil chercha celui du barde, mais manifestement, elle n'y voyait plus grand chose.
" Que peux-tu m'offrir en échange, mon tendre ?" finit-elle par articuler. " Pourquoi t'aiderais-je ?"
La vieille n'était manifestement pas coopérative et semblait ne se faire aucune illusion sur les heures à venir.

[Taliesin]

Rester de marbre.
Ne pas se laisser atteindre. Ne pas redonner place à un espoir fou... sans fermer complètement la porte. Se montrer pragmatique, simplement.
-La vie ? dit-il d'un ton tranquille. Vous offrir la vie, ce n'est pas si mal, non ? Et une vie libre, de surcroît : je ne perdrai pas de temps à vous dénoncer. Chacun ses... loisirs. Si vous m'aidiez, si les choses revenaient à la normale... Aurais-je encore des griefs contre vous ? J'en doute. Sentirais-je le besoin de vous punir ? J'en dote encore. Je ne suis pas exactement un agneau, moi-même... Donc assez mal placé pour juger du bien et du mal.

[Galathée]

La vieille gloussa à nouveau.
" Hihi, mais je ne t'ai pas menti, mon tendre. Je ne peux pas rendre sa forme à ton gamin." commença-t-elle, avant de tousser comme si elle allait cracher ses poumons. " Pour te dire la vérité, je n'y connais rien, en arcanes. J'étais l'assistante de Herbert, que son âme pourrisse en enfer, et il ne m'a enseigné que le nécessaire... pour me garder du besoin... disait-il, ce gros crétin de gnome."
Elle prit une profonde inspiration sifflante.
" Je ne comprends rien à ces parchemins. Je peux tout juste les lancer. Je ne comprends rien à la transmutation ou à la métamorphose. Je n'ai rien à te donner. L'âne est un âne, il restera un âne. A moins que tu ne sois un grand magicien versé dans ces choses..."
Elle caqueta à nouveau.
" Mais j'imagine que si c'était le cas, tu ne serais plus là à harceler une vieille mourante."

[Taliesin]

Il conserva une mine impassible. Bien sûr, qu'il y avait cru, un instant. Qu'il s'était dit que la résistance de la sorcière baissait, que la souffrance la poussait à se montrer plus raisonnable. Évidemment, ça n'avait pas été le cas. Ou, du moins, si ça l'avait été, elle n'avait rien à révéler.
-Peut-être juste que j'aime ça ? fit-il, en manière de pitoyable bravade.
Il se releva, alla récupérer les parchemins. Puis rejoignit Victor qui s'éveillait peu à peu.
-Salut, bonhomme... murmura-t-il en lui caressant le chanfrein. Bien dormi ? Prêt pour la Grande Décision du matin ?
Et il disposa les parchemins devant l'ânon. Énumérant, un à un, les animaux auxquels ils correspondaient.
-Fais ton choix. conclut-il.

[Galathée]

L'ânon sembla hésiter, dodelinant de la tête, puis porta son choix, finalement, sur la poule. C'était le dernier parchemin de la sorte, sans doute parce qu'Ava l'avait utilisé plus que tout autre. Il restait de nombreux chiens et chats, plusieurs ânes et vaches, chèvres et moutons. Taliesin n'avait cependant trouvé aucun lapin. Au vu de la colonie qu'abritaient les clapiers de la grange, la vieille avait dû les brûler tous dès le début. Ensuite, la nature avait pris le dessus.
La vieille gloussait derrière eux, soubresauts d'agonie ou rire nerveux, impossible de le dire. Il n'était pas impossible que les coups qu'elle avait pris sur la tête ne l'ait rendue folle, si elle ne l'était pas déjà depuis longtemps.
Taliesin revint donc à son chevet et tenta de décrypter le parchemin. Il lui fallut plusieurs longues minutes de concentration silencieuse avant de parvenir à en articuler mentalement les différentes syllabes, sans pour autant en comprendre le quart du tiers : le sortilège était long et obscur, manifestement la création d'un arcaniste d'expérience. L'ânon s'était posté derrière son épaule, tendu et attentif. Si l'elfe avait eu le moindre doute sur la survivance de l'esprit de l'enfant, il pouvait être rassuré : l'animal attendait, revanchard.
Le barde finit par tenter sa chance, concentré. Le parchemin se flétrit au fur et à mesure qu'il parlait, éructant dans un dialecte laid et rocheux, abrupt, cruel, il avait la sensation que sa langue devenait poussiéreuse à chaque mot supplémentaire qui franchissait la barrière de ses lèvres. Quand le parchemin fut complètement consumé, une lueur rouge s'en échappa, presque sanglante, et vint frapper la gnome. Celle-ci se tordit en tout sens, ses gémissements s'intensifièrent, puis il y eut un éclair aveuglant, et à la place de la vieille femme apparut une vieille poule grise boiteuse et borgne, à moitié déplumée, couverte de plaies et de contusions. Les cordes s'étaient évidemment relâchées, mais l'oiseau semblait mal en point.

[Taliesin]

L'elfe se pencha, Débarrassa le volatile du fatras de ficelle et de frusques dans lequel il était emmêle. Puis, reculant, prêt à se fendre d'un coup de pied si la poule tentait de venir le picorer, il incanta.

Taliesin --> Soins légers --> Ava

C'était un gaspillage d'énergie assez flagrant... Mais tant pis, il n'était plus à ça près.
-Tu vois Victor, comme ça... Elle profitera de son nouvel état un bon moment... Tout en ne pouvant plus jamais nuire à personne.
Il soupira. Avoir changé la sorcière en animal, l'avoir prise à son propre jeu ne lui apportait aucun réconfort. Il se demandait s'il n'aurait pas dû la tuer, au final, ne serait-ce que pour vérifier si sa mort n'entraînait pas la fin de la magie dont elle avait usé. Mais il ne pouvait la tuer de sang froid, aussi vile fut-elle. S'il l'avait fait, il aurait risqué de chuter. La violence entraînait la violence. Céder un peu... Et tout se serait effondré sous la colère et la haine.
Il ne la tuerait pas. Et si, un jour, on lui révélait que ç'aurait été là le plus sûr moyen de sauver l'enfant...
Non, ne pas penser à ça. Il n'était pas en état.
-Allez, viens, bonhomme. Nous n'avons plus rien à faire ici.
Il s'empara d'un sac, gagna l'extérieur et s'en alla charger le mulet. Il lui fallut pour ce faire plusieurs allers-retours, mais il vint à bout de la tâche. Il entreprit alors de visiter les dépendances, vidant dans les mangeoires et autres contenants toutes les provisions disponibles, afin que les occupants des lieux ne meurent pas de fin. Il ouvrit les cages, les enclos, laissa même entrebâillés la porte des bâtiments. C'était dangereux : un prédateur pouvait entrer. Mais il fallait bien que les animaux puissent partir, au cas ou, jamais, personne ne vienne visiter cette ferme maudite...
Enfin, il retourna dans la maison. Chargea son sac sur son dos, ceignit son épée, sa dague, passa l'arc sur son épaule. Avec un sourire feint, il chargea Victor de son bagage personnel. Ce qu'il aurait porté s'il avait eu sa forme normale. Rien de plus.
-Et bien, je crois que nous sommes parés...
Il avait l'intention de suivre l'itinéraire établi avec Ava. Il avait pu vérifier, au moins en partie, la véracité de ses propos sur les cartes de la région. Il serait toujours temps de se raviser s'il découvrait que le chemin était par trop ardu... Mais il doutait que la vieille leur ait menti sur ce point. En disant vrai, elle avait contribué à endormir leur méfiance, à préserver les dehors d'une aide sincère...

[Galathée]

Au moment où ils partaient, ils entendirent le bruit d'un objet qui casse, puis le fracas d'une courte lutte, provenant de la chaumière. Une seconde plus tard, le gros chat roux d'Ava sortit par la porte, tranquille, transportant une poule grise à la nuque brisée entre ses crocs. Il ne leur jeta pas même un regard et emporta sa proie vers un bosquet voisin, bien décidé à faire bombance en toute tranquillité. Victor, cependant, demeura un âne. Un espoir et une crainte s'envolaient de concert, et la vieille gnome n'avait pu profiter de sa première ponte. L'ânon regarda le chat s'éloigner sans broncher, puis s'engagea sur le chemin désigné par Taliesin, d'un pas régulier.