[Lieu] Les Rocheuses du Dragon

[Taliesin]

Taliesin se passa une main lasse sur le front. Il avait écouté avec attention, noté autant de choses que possible. Mais, à présent, il se retrouvait devant un cruel dilemme. Devant un choix qui ne tenait plus seulement à l'alternative entre vitesse et prudence. On lui laissait entrevoir une nouvelle possibilité de sauver Victor. Plus proche. Mais ô combien hasardeuse... Or, il s'était promis de ne plus jamais s'en remettre à la chance.
Toute cette aventure, pourtant, était une question de chance. Celle-ci entrerait en compte quelle que soit le chemin qu'il choisirait... Ainsi, avait-il la moindre certitude que les mages elfes l'aideraient davantage que les druides fées ?
Il lorgna la carte. Jeta un regard à l'ânon. Se massa les tempes.
-Si je devais emprunter l'itinéraire le plus court... dit-il finalement à Geldan. Ais-je réellement des chances de survie ? Et si, au contraire, je passe par le Val aux Mille Campanules, de combien de jours mon trajet serait-il rallongé ? Je ne veux pas m'en remettre à un trop grand hasard... Malheureusement, les choses pressent...

[Galathée]

" Hum. Le plus prudent serait de prendre l'itinéraire le plus long, sans vous frotter aux druides, à vrai dire."
" La prudence !" s'exclama le vieil elfe, en haussant les épaules.
" Disons que... la chance interviendra pour beaucoup en passant par la route la plus courte... Vous pouvez tomber sur trente trolls, ou sur aucun. Sur une bande de yétis, ou ne voir que leurs traces. Ils ne campent pas en bordure de la route... qui est invisible et pratiquement déserte en cette saison. Mais s'ils vous voient... Je ne sais pas bien comment vous pourriez défendre deux... enfin, comment vous pourriez protéger le petit âne et la mule... Un troll des glaces est coriace... Et ils se déplacent en bandes... En même temps, vous pourriez ruser, vous déplacer de nuit... Le souci, ce sont toujours les animaux... Ils sont moins souples, moins discrets..."
Il grimaça.
" Vous perdrez près d'une veille en passant par le vallon. Vous devriez aviser en fonction du temps que vous avez mis à atteindre la bifurcation..."
" Et en fonction de ce qu'il reste du gosse dans votre âne."

[Taliesin]

Le barde demeura muet. Il ne savait vraiment que choisir. Et l'avis tranché de ses deux interlocuteurs ne l'y aidait pas, le faisant tantôt pencher pour une option, tantôt pour l'autre... Les deux étaient cependant d'accord sur un point : la route la plus rapide serait terriblement risquée. Ce serait un miracle s'il survivait... Seul, peut-être y serait-il parvenu. Mais il y avait Victor et le mulet. Et de ce dernier, ils ne pouvaient se départir...
La route la plus longue, cependant, était tout aussi dangereuse, avec sa veille supplémentaire...
Et ses druides fées.
La chance, encore. Qui ne lui avait pas beaucoup souri, jusqu'ici.
Mais quand elle l'a fait, ce n'était pas à moitié. Songe à Gal...
Il ferma les yeux. Se passa à nouveau une main sur le visage.
-Merci pour vos conseils... dit-il finalement. Je dois réfléchir à tout cela... Et en "discuter" avec mon gamin. Il est concerné au premier chef, après tout.

[Galathée]

" Bien sûr." dit Geldan.
Il entreprit ensuite de lui expliquer les derniers écueils du parcours, jusqu'au lac qui constituait la source de la rivière. Là, il retrouverait aisément des elfes qui le guideraient à travers la Lorien, jusqu'à Loth Imharil. La route était fréquentée et protégée même en hiver, ce serait une formalité. L'éclaireur prit enfin congé et l'invita à les rejoindre dans la tente voisine, où ils dormaient. Il le laissa cependant retourner vers l'ânon, qui somnolait non loin du feu. Il ne restait plus que trois elfes qui rassemblaient la vaisselle et semblaient préparer le repas du lendemain. Les autres étaient sortis, les uns pour se reposer, les autres pour veiller, sans doute. A des petits signes, Taliesin avait pu deviner que le groupe campait là depuis un certain temps et n'avait pas l'intention de partir dans l'immédiat.

[Taliesin]

L'elfe s'assit près de l'ânon, lui caressa doucement l'encolure, attendant qu'il émerge de sa somnolence.
-Je ne sais pas si tu as entendu tout ce que nous avons dit... murmura-t-il après quelques instants. Mais nous devons choisir entre deux routes. La plus courte traverse le territoire de trolls des glaces et de yétis que nous n'avons que peu de chances d'éviter. La plus longue rajoute une veille de trajet, mais est moins dangereuse... Sans être totalement sûre, évidemment. De plus, elle passe par un lieu appelé le Val des Mille Campanules... Un endroit abrité qui reste fleuri même au plus dur de l'hiver. Si j'en crois nos hôtes, il y vivrait des druides fées... Qui ont des connaissances en matière de métamorphose.
Il se tut, laissant à l'enfant le temps d'assimiler les informations.
-Je voudrais savoir ce que tu en penses, toi. Préfères-tu opter pour la vitesse, les trolls et les yétis, ou pour la prudence, les campanules... et les druides fées qui pourraient nous jouer des tours pendables ou nous aider, c'est selon ?
Il tira de sa poche le pipeau et le parchemin sur lequel il avait inscrit ses notes.
-Le parchemin, c'est la rapidité et les joyeuses créatures sur lesquelles j'ai rassemblé autant d'informations que possible. Le pipeau... Et bien, vu ce dont il est capable, il me paraît représenter aux mieux les druides fées... Alors, qu'en penses-tu, bonhomme ?

[Galathée]

L'ânon leva la tête, secouant les oreilles, puis posa ses grands yeux noirs sur l'elfe, comme pour y quêter une réponse. Comme Taliesin s'efforçait de rester neutre, il rebaissa les yeux sur les deux objets, puis finit par poser un petit sabot noir et rond devant le pipeau. Il releva à nouveau les yeux vers l'elfe, inclina la tête et souffla.

[Taliesin]

L'elfe acquiesça doucement. Sans doute était-ce là le choix le plus raisonnable. Ils éviteraient les pires dangers des Rocheuses. Du moins, une partie. Et, qui sait, le Val aux Mille Campanules leur serait peut-être bénéfique. il préférait cependant ne pas trop se raccrocher à cet espoir. Même avec une veille de trajet supplémentaire pour la rejoindre, Loth Imarhil semblait pouvoir offrir une aide bien plus sûre...
-Bien, les fées, alors... murmura-t-il.
Il se leva.
-Suis-moi... Il est grand temps de dormir, je crois. Nous partirons tôt, demain matin...
Il ne savait pas si l'invitation dans la tente voisine concernait également Victor. Mais si la présence de l'ânon dérangeait par trop leurs hôtes, il reviendrait dormir ici, avec lui. Jamais, en tout cas, il n'accepterait un traitement différent de celui de l'enfant.

[Galathée]

Mais les elfes ne s'offusquèrent en rien de la présence de l'ânon dans la vaste tente dortoir. Les gardes qui croisaient dans le campement ne levèrent pas l'ombre d'un sourcil, et le barde put sans difficulté trouver un endroit pour s'installer, et installer son compagnon, dans la douce tiédeur de l'abri, qui semblait alimentée par des pierres qui luisaient doucement, vertes et rouges, au centre de la structure. Quelques conversations murmurées s'élevaient dans l'ombre, mais la plupart des elfes semblaient endormis.

Taliesin finit lui aussi par glisser dans le sommeil,a bercé par le souffle de ses semblables et la quiétude qui régnait sous la toile. Aucun incident, aucun cauchemar, ne vint émailler sa nuit. Au contraire, il s'éveilla dispos, alors qu'on ouvrait grand les pans de la tente, pour l'aérer au petit matin. Un soleil blanc régnait à la base du ciel bleu azur.
L'elfe qui relevait l'entrée lui décocha un petit sourire désolé, alors qu'il croisait son regard encore ensommeillé.

De Victor, nulle trace.

[Taliesin]

Le barde se redressa d'un coup. Des images se bousculaient déjà dans son esprit engourdi, images d'une expérience douloureuse et bien trop récente... Il s'efforça cependant de se calmer. De prendre une profonde inspiration, d'expirer longuement. Il ne pouvait en aller ainsi à chaque réveil. Victor avait pu vouloir sortir pour nombre de raisons on ne peut plus naturelles...
-Pouvez-vous me dire où est passé l'ânon ? s'enquit-il poliment après avoir salué l'elfe qui l'avait réveillé en ouvrant la tente.

[Galathée]

La jeune femme lui sourit tranquillement.
" Il est sorti jouer avec Méli. Vous les trouverez sur les bords du lac, je pense." lui annonça-t-elle avant de continuer son travail.
Derrière lui, la tente était déserte, et lorsqu'il pénétra dans l'enceinte du petit campement, il le trouva déjà en effervescence. Mais c'était une activité tranquille, quotidienne, les mille et une petites tâches qui occupent la vie d'une communauté installée au milieu de nulle part. Une bonne odeur s'échappait du réfectoire et plusieurs elfes devisaient autour d'un grand feu de camp central, tout en sirotant une tasse de thé. Ils saluèrent le barde et ne firent aucun commentaire lorsqu'il se glissa entre les tentes, jusqu'au bord du lac tout proche.
Taliesin ne tarda pas à repérer l'ânon, sur le lac : il galopait à toute vitesse sur la surface de glace, une petite silhouette perchée sur son dos, puis effectuait de longues glissades qui soulevaient des gerbes de cristaux blancs, les entourant d'une sorte de halo translucide avant de retomber. Il repartait ensuite en sens inverse, sans se donner le temps de récupérer. Son cavalier, à la voix très aigüe, hurlait de rire et de terreur à la fois. Deux elfes les regardaient depuis la rive, le vieux Rhamnus et une jeune femme que Taliesin n'avait pas encore rencontrée, les bras croisés.

[Taliesin]

Il s'approcha d'eux. Les salua courtoisement.
-J'aimerais avoir leur énergie, si tôt matin... fit-il en reportant son regard sur l'ânon et sa cavalière.
Voir quelqu'un sur le dos de Victor ne manqua pas de le rendre mal à l'aise. Mais c'était là un simple jeu, dans la lignée de ceux auxquels s'était adonné le petit garçon, lors de leurs derniers jours de voyage. Il ne devait y voir aucun signe. En dehors de celui que Victor était toujours le même. Toujours un enfant.
-Pourrez-vous lui dire de me rejoindre, quand il aura terminé ?
Lui-même devait aller déjeuner. S'acquitter du peu de préparatifs qu'il avait à faire. Et ce serait ensuite l'heure du départ. L'endroit était paisible, leurs hôtes dénués, apparemment, de toute mauvaise attention à leur égard. Pourtant, il ne fallait pas s'attarder. Le calme était trompeur. Le temps pressait toujours. Plus que jamais.

[Galathée]

" Si vous ne les arrêtez pas, ils ne le feront pas d'eux-mêmes." ricana Rhamnus.
Mais à cet instant, le petit âne incurva sa trajectoire pour venir rejoindre les adultes sur la berge du lac. Il bondissait avec une énergie qui semblait inépuisable mais lorsqu'il pila dans la neige près d'eux, Taliesin vit qu'il était couvert de sueur. Très prévoyant, le gamin s'était épuisé avant même le début de leur marche du jour. Sur son dos, l'enfant avait peut-être cinq ou six ans. C'était une petite fille aux yeux mordorés et aux cheveux presque blancs. Elle plongea son regard étrange dans celui de Taliesin et lui sourit doucement, toujours cramponnée à la crinière hirsute de sa monture.
" N'allez pas tancer Victor !" s'exclama-t-elle avant que le barde n'ait pu ouvrir la bouche. " De toute façon, vous ne devrez pas marcher."
Puis elle sourit à nouveau et s'engagea, toujours perchée sur l'animal, vers le campement.

[Taliesin]

Le barde fronça les sourcils. Tancer Victor, il en avait pourtant bien l'intention. Leur trajet du jour serait long et pénible. Gaspiller ses forces dès le matin n'était pas à proprement parler une attitude responsable...
Il a huit ans... songea-t-il par devers lui.
N'empêche. Du haut de ses huit ans, le gamin était pourtant conscient de leur situation.
Quant à cette histoire de ne pas devoir marcher... Il n'y comprenait goutte. Mais sans doute n'y avait-il là pas grand chose à comprendre, en définitive.
-Non, nous ne devrons pas marcher... fit-il en souriant aux deux elfes, comme une boutade lui traversait la tête. Nous devrons grimper, crapahuter et escalader, je le crains !

[Galathée]

Mais les deux elfes avaient l'air étrangement mal à l'aise, ou peut-être perdus dans leurs pensées. Rhamnus avait froncé les sourcils, observant la direction dans laquelle s'étaient éloignés les deux enfants, comme perplexe. La jeune femme dévisagea Taliesin, songeuse, puis son visage se fendit d'un sourire.
" Venez." fit-elle en le prenant par la manche, puis elle l'entraîna vers le centre du campement.
Rhamnus les suivit sans rien ajouter.
Ils parvinrent au centre de la petite esplanade, où la petite fille était en train de démonter, soulevée par l'un des elfes qui la déposa doucement sur le sol. Elle se précipita dans la tente dortoir, abandonnant l'ânon haletant derrière elle. Taliesin réalisa que c'était le seul enfant qu'il avait vu depuis son arrivée. Les elfes semblaient attendre quelque chose, mais rien ne vint, la dénommée Méli ne reparut pas.
La jeune femme qui flanquait Taliesin lui décocha un nouveau sourire.
" Allons manger." murmura-t-elle et elle l'attira vers la tente.

[Taliesin]

Le barde résista. Avec douceur mais fermeté. A nouveau, l'inquiétude s'était éveillée en lui. La méfiance, aussi. La petite fille avait-elle fait une gaffe ? Leur réservait-on une mauvaise surprise, encore une fois ?
Et, bien sûr, trop inquiet de voir ce qu'il en était de Victor, il n'avait pas pris ses armes avec lui en sortant du dortoir...
Aurait-ce changé quoi que ce soit, s'il les avait eues ?
-Je ne voudrais pas paraître mal élevé... dit-il d'une voix des plus polies, à défaut d'être tout à fait tranquille. Mais... Me serait-il permis de savoir ce qu'a voulu dire la petite ? Nous devons partir sitôt après le petit déjeuner, et notre situation ne peut souffrir le moindre retard...

[Galathée]

Rhamnus pinça les lèvres avant de lui décocher un sourire désolé, tandis que les autres elfes s'écartaient.
" Je crains que nous n'en sachions pas plus que vous. Mais si Méli dit que vous ne marcherez pas, je crois que vous ne marcherez pas. Ne vous inquiétez pas, cependant. C'est une âme pure, et elle aime manifestement votre garçon."
Il fit un pas vers la tente réfectoire.
" Venez manger. Ou allez lui parler, si votre inquiétude vous ronge. Mais Méli est parfois cryptique, quand le moment ne lui semble pas venu. Mon seul conseil est de lui faire confiance. Elle ne trahit pas la confiance."

[Taliesin]

Taliesin songea à fuir dans l'instant. A se soustraire à ce qu'il sentait se dessiner sans comprendre, encore, de quoi il s'agissait. L'enfant ne lui avait pas paru menaçante. Pas davantage que le reste de la communauté. Pourtant, il ne se sentait pas la force d'affronter un nouveau contretemps, une nouvelle épreuve, quelle qu'elle fût. Il fallait partir, se remettre en route. Aller vers ce Val aux Mille Campanules où, peut-être, Victor retrouverait sa forme humaine. Aller jusqu'à Loth Imarhil, le cas échéant. Mais attendre... C'était prendre le risque de voir à jamais se dissiper ces ultimes chances de rompre le maléfice.
Agir sur un coup de tête n'était cependant pas une solution. Au mieux, cela provoquerait le mécontentement des elfes. Au pire, leur ire. Il ferma donc les yeux, tenta de faire le vide. Posa une main sur l'encolure humide de l'ânon.
-Viens, allons manger... souffla-t-il d'un ton las. J'irai parler à ton amie tout à l'heure.

[Galathée]

On les accueillit dans la tente réfectoire et ils furent installés devant un plantureux petit déjeuner. Victor semblait particulièrement heureux des carottes sauvages et des poireaux qu'on lui proposa. Taliesin reconnut l'infusion de lichen et lierre qu'on lui avait déjà servi la veille, et reçut du pain noir, presque gras, ainsi qu'une demi-douzaine de marmelades et confitures différentes. Il nota que les elfes ne pouvaient s'empêcher de les observer, échangeant des paroles à voix basse, mais personne ne vint les importuner, et ils mangèrent en silence.
Cependant, petit à petit, dans les yeux de leurs hôtes, Taliesin discerna de la révérence plus que de l'inquiétude. De la curiosité, sans nul doute. Peut-être un peu d'envie, mais sans hostilité.
Puis ils ressortirent, et la petite Méli était là. Elle s'avança vers le barde et le prit par la main, l'entraînant vers l'extérieur du campement. Quand l'ânon fit mine de les suivre, elle se retourna et leva un index.
" Pas toi, Victor." déclara-t-elle. " Juste Taliesin."
Si le barde avait espéré que son véritable nom reste un secret, c'était un échec. Mais aucun des elfes présents ne sembla relever.

[Taliesin]

Il ne put réprimer un frisson. Fit cependant signe à l'ânon de l'attendre, et suivit, tendu, la petite fille.
L'attitude des elfes ne l'avait en rien rassuré. Tout juste l'avait-elle poussé à se poser davantage de question sur Méli. Les enfants étaient-ils si rares, dans leur communauté, qu'ils en acquerraient une place privilégiée, primordiale, au point qu'on se soumette à leur volonté ? Ou bien cette apparence juvénile n'était-elle qu'un masque, comme celle de Victor ? S'agissait-il là de quelque prêtresse réincarnée, métamorpohosée ? Sa connaissance de son nom véritable pouvait le laisser supposer... Quoi qu'il était toujours possible que quelqu'un fut venu lire les mots gravés sur son collier, durant la nuit. Elle, par exemple. Discrète, prudente, elle avait très bien pu ne pas le réveiller...
Quoi qu'il en soit, il était bien décidé à ne pas demeurer dans l'expectative.
-Que me voulez-vous ? dit-il, sans réellement prendre conscience qu'il la vouvoyait. Sans doute était-il trop occupé à donner à son ton une allure polie et détendue...

[Galathée]

La petite fille lui sourit sans lui répondre, puis l'entraîna jusqu'à une grande pierre plate, à une cinquantaine de mètres du campement, et l'invita à s'y asseoir. Aucun elfe n'était en vue, pas le moindre archer aux aguets. Elle s'installa en face de lui, puis lui prit les mains.
Elle avait de minuscules petites paumes blanches, presque bleutées, des doigts graciles, et pourtant elle dégageait une chaleur intense, comme si elle avait de la fièvre. Elle n'en avait manifestement pas.
A nouveau, elle lui sourit.
" Votre corps est fort mais votre esprit va vous trahir." dit-elle. " Une âme qui doute gaspille plus d'énergie qu'une tempête de neige. La montagne n'est que plaine, quand on l'affronte dans la sérénité."
Elle inclina la tête.
" Mais vous ne l'avez pas. Vous ne l'avez pas, nulle part. Comment la trouveriez-vous ?"
Un petit soupir s'échappa de sa poitrine.
" Un don de bonté. Tout juste. Ce n'est qu'un ferment."
Son rire cristallin s'éleva et ses yeux mordorés agrippèrent ceux du barde.
" A quoi aspires-tu, Taliesin ? Quelle est ta quête ?"

[Taliesin]

Il demeura silencieux. Comme il s'y était attendu, la petite fille était bien plus qu'il n'y paraissait au premier regard. Mais n'en allait-il pas ainsi de toutes choses, de tous êtres ? A commencer par lui-même, et sans parler d'Ava ?
Il ferma les yeux. Pourquoi lui mentir ? Elle lisait déjà en lui comme dans un livre ouvert. Au moins, elle ne pourrait pas lui reprocher d'être malhonnête... Et la réponse n'était pas difficile à donner. Il savait ce qu'il voulait. C'était la seule chose à laquelle il pouvait se raccrocher.
-Je veux que tout redevienne comme il y a quelques mois, souffla-t-il. Que Victor retrouve sa forme humaine. Que ma compagne soit libre. Que nous puissions vivre tous les trois réunis. Heureux.
Il ne mentionna pas le bébé. Il n'avait pas la force d'y songer.

[Galathée]

Méli acquiesça, sans sourire, ni grimacer, les yeux toujours plongés dans les siens.
" La route sera longue. Tu seras surpris, en bien comme en mal. Tu seras tenté. Mais ton plus grand ennemi sera toujours le découragement, jamais ce qui rôde au dehors."
Elle frissonna et son regard se troubla.
" Elle est vivante mais elle ne t'attend plus. Je ne sais pas pourquoi." fit-elle soudain d'une voix un peu gémissante. " Tu ne dois pas la laisser comme ça, tu ne dois pas !"
Elle poussa un profond soupir et ferma les yeux.
" Elle est perdue, beaucoup plus que ton fils. Mais toi seul peux la retrouver. Tu ne peux pas l'abandonner, sinon l'équilibre sera rompu, et ton âme... ton âme..."
Elle rouvrit les yeux, brûlants.
" Tu verras les druides et les elfes. Donne aux premiers ce qu'ils veulent, même si tu saignes, car le bonheur coûte, immanquablement. Méfie-toi de l'amour des seconds, car l'amour nous fragilise, toujours."
Puis elle se pencha brusquement en avant, et lui donna un petit baiser tiède sur le front.
" Je peux encore galoper avec Victor ? C'est gai !" s'exclama-t-elle en sautant du rocher.

[Taliesin]

Il se contenta d'un vague geste d'acquiescement; Sans réellement en avoir conscience.
Il n'aurait pu décrire ce qu'il ressentait. Ni même s'il ressentait quoi que ce soit, en réalité. Il était au milieu d'un tourbillon de pensées confuses, d'émotions contradictoires, antinomiques, d'images troubles et fugitives.
Il ressassait les mots prononcés par l'enfant, y cherchait un sens, vainement. Trop de choses, en trop peu de temps. Galathée, perdue. Qui ne l'attendait plus. Qu'il était le seul à pouvoir sauver. Les druides fées et leurs demandes douloureuses... Le prix du bonheur. Les elfes et leur amour aussi doux que dangereux...
Son esprit qui le trahirait.
Mais comment pourrait-il en être autrement ? Il était las. La sérénité, ce n'était pour lui qu'un mot. L'espoir, une vague flammèche malmenée par la moindre brise. Le découragement, une réalité aussi dure que la pierre sur laquelle il était assise.
Pourquoi Méli lui avait-elle parlé ? Pour le mettre en garde, sans doute. En garde contre lui-même. Mais cette mise en garde n'avait-elle pas l'effet inverse ? Il se sentait vide, creux, désorienté. Incapable de faire quoi que ce soit.
Il se leva pourtant. Au fond, rien n'était changé. Il y avait juste des mots à mettre sur le néant, désormais. Des dangers révélés par un semblant de lumière, leurs contours encore flous, indistincts. L'espoir n'était pas mort. N'avait guère diminué - il ne l'aurait pas vraiment pu, au risque de disparaître. Au moins, à présent, était-il prévenu...
Il faudrait qu'il continue sans rien changer. Les dents serrées, déterminé faute d'être convaincu de ce qu'il faisait. Il donnerait ce que les druides voudraient qu'il donne, ne séjournerait parmi les elfes pas plus que nécessaire, partirait en quête de Galathée. Pas pour sauver une âme dont il n'avait que faire, mais parce qu'il l'aimait. Parce qu'il n'avait pas le droit de l'abandonner. N'y avait même jamais songé.
Non, rien n'était changé. Il avait juste besoin de se reposer. De se raccrocher à l'espoir qu'on lui avait laissé entrevoir. De manière tangible quoi qu'étrange.

[Galathée]

Mais Méli ne s'était pas vraiment éloignée, et elle le prit par la main, sa petite main étrangement chaude, pour le ramener au campement.
" Victor a plus de foi que toi, même en âne. Tu ne peux pas laisser ça comme ça." lui dit-elle, d'un ton enjoué. " Prends ta lassitude, fais-en un petit fagot, et mets-y le feu. Elle brûlera, tu verras."
Puis ils pénétrèrent entre les tentes. Les elfes attendaient et ils scrutèrent à la fois Taliesin et la petite fille. Cette dernière s'approcha de Victor, l'enfourcha, et une seconde plus tard, ils étaient repartis vers le lac, au grand galop.
Ombeline s'approcha doucement de Taliesin.
" Est-ce que ça va ?" lui demanda-t-elle, un souci sincère dans le ton.

[Taliesin]

L'elfe se gratta la tête.
-Hum, à franchement parler... Je n'en ai pas la moindre idée. fit-il avec un sourire un peu distrait, un peu absent.
Faire un fagot de sa lassitude et y mettre le feu. Il aurait aimé pouvoir, ô combien ! Et jeter d'autres choses dans le brasier, aussi. Malheureusement, ce n'était pas aussi simple.
Il étira ses muscles engourdis, comme s'il émergeait de quelque songe étrange.
-Qui est-elle ? demanda-t-il finalement, regardant en direction du lac gelé.

[Galathée]

Ombeline sourit.
" Elle s'appelle Al'Myrinal'Meliss'tanssya. Mais nous l'appelons Méli. C'est le don du dragon de ces montagnes au Peuple du Griffon. Elle a l'âge qu'elle semble avoir, mais le sang de sa mère est puissant dans ses veines. Elle accompagne rarement les protecteurs des passes, mais cette fois, elle a tenu à venir avec nous. Nous ne savions pas pourquoi. Sans doute le savons-nous désormais." dit-elle, souriante, lorgnant les abords du lac.
Rhamnus était monté à leur hauteur.
" Elle a encore un tour dans son sac, j'en suis certain. Vous devriez préparer votre mule et vos affaires." dit-il.

[Taliesin]

Taliesin les dévisagea, un peu perdu. Il avait encore du mal à rassembler ses pensées. Ce qui émergeait peu à peu du marasme brumeux qui stagnait sous son crâne, c'était une vague conviction selon laquelle cette aventure imprévue, cette halte parmi le peuple du Griffon n'avait pas été néfaste. Quant à savoir si elle avait été bénéfique, c'était une autre affaire. Il en jugerai quand il aurait les idées plus claires. Au moins aurait-il pu profiter d'une nuit de sommeil réparateur... Et Victor s'amuser. Il avait la foi, selon Méli. C'était une bonne nouvelle en soi.
-D'accord... dit-il finalement, se fendant d'un nouveau sourire un peu flou.
Il ne se sentait pas encore la force de reprendre les choses en main. Et comme, en l'instant, on semblait vouloir les guider... Pourquoi se priver ? La méfiance ne semblait plus vraiment de mise.

[Galathée]

Taliesin terminait de charger la mule lorsqu'il entendit des exclamations en provenance du campement. Plusieurs ombres gigantesques se dessinèrent sur le sol, passant en un éclair au-dessus de lui, et il ne put qu'entrevoir leurs silhouettes noires qui filaient vers le lac.
" Venez !" lui lança un elfe, et il vit que l'ensemble du groupe se dirigeait en courant vers les berges.
Il n'y avait cependant aucune panique en eux, juste une surprise manifeste.
Lorsqu'il déboucha hors du campement, il vit que ce qui l'avait survolé s'était désormais posé sur la glace. Contrairement à ce qu'on aurait pu penser, il ne s'agissait pas là de dragons, mais bien de trois rapaces hirsutes et gigantesques. A mieux y regarder, il n'était pas question d'oiseaux mais bien de griffons. Tous trois avaient l'avant-main de l'aigle, bec acéré et yeux noirs, serres posées sur le miroir du lac. Ils déployaient leurs ailes dans le vent piquant qui s'était levé. Le premier avait le plumage noir irisé de bleu, comme certaines corneilles, le second était rouge et orangé, flamboyant, le plus petit des trois avait les rémiges blanches d'une colombe. Ils avaient l'arrière-train du lion, la queue mobile et les pattes puissantes. Chacun était haut comme trois chevaux et ils faisaient face à la petite fille, qui flattait l'énorme tête du plus sombre. Victor était réfugié dans son ombre, tremblant.
" Allez préparer la mule." lança Ombeline, quelque part sur la droite de Taliesin, et deux elfes repartirent entre les tentes.
Rhamnus gloussa, juste à sa gauche.
" Oh non, vous ne marcherez pas. J'espère que vous ne souffrez pas du vertige, cependant."
Plus bas, sur le lac, la petite fille lui fit un signe de la main.

[Taliesin]

Le barde en demeura pantois.
Évidemment, il avait connaissance de semblables créatures. Mais il en avait rarement approché... Et jamais chevauché, ça, c'était une certitude.
Un instant, l'idée folle que la scène n'était pas ce qu'elle paraissait être, qu'on les vouait, lui, la mule et l'enfant à servir de pâture aux griffons lui traversa l'esprit. Il la chassa bien vite, cependant. Même paranoïaque comme il l'était devenu, elle lui apparaissait comme complètement ridicule. Le don du dragon, la petite Méli, avait choisi de les aider. Et pas à moitié. Avec de telles montures... Le temps qu'ils gagneraient, même s'ils les déposaient au coucher du soleil et s'en repartaient, était gigantesque.
Un peu décontenancé, tant par le spectacle qui s'offrait à ses yeux que par ce soutien inattendu, injustifié, presque, tant il lui semblait étrange qu'on puisse vouloir lui porter secours, il s'avança à pas lents en direction du lac. Et de ses étranges occupants...

[Galathée]

Méli l'accueillit avec un sourire et le prit par la main. Elle l'amena jusqu'au griffon noir qui le regarda de ses yeux perçants alors qu'il avançait vers eux. La bête était encore plus gigantesque de près, et semblait encore plus sauvage, comme un avatar personnifiant la rudesse de la montagne.
La demi-dragonne émit un étrange borborygme en s'adressant à Taliesin, puis s'interrompit et pouffa.
" Je suis bête, j'oublie toujours..." fit-elle. " Ce n'est pas facile à prononcer pour toi. Appelons-la Vive-Bourrasque. Elle et ses soeurs vont vous mener au Val des Campanules. Il faudra bien s'accrocher, car le vent siffle et il fait froid dans les hauteurs. Vous serez là-bas à l'aube, dans le soleil et les fleurs. Rappelle-toi ce que je t'ai dit. Ne crains pas les rencontres. C'est toi le risque, personne d'autre."
Elle sourit, puis se tourna vers Victor et le serra contre son épaule.
" Mais Victor va te surveiller, il a promis !"
Elle se mit à glousser, tandis que deux elfes s'approchaient, tenant la mule par la bride. On lui avait bandé les yeux et l'animal montrait des signes d'inquiétude. Ombeline les suivait.
" Si vous êtes prêt à partir, nous pouvons entraver la mule, et préparer son harnais."
Elle dévisagea ensuite l'elfe.
" Nous devrons harnacher Victor aussi."