[Lieu] Combeloup

[Galathée]

Sa première impulsion fut de résister. Il détourna la tête. Il n’avait aucune envie de reprendre pied dans la réalité, la fuite était plus douce, une nécessité pour son esprit meurtri. Rien ne pouvait lui faire du bien. Certainement pas quelque chose qui allait encore retarder l’inévitable. Mais il n’avait plus de forces et sa volonté était vacillante. Il finit par obtempérer.

[Taliesin]

Avec douceur, avec précautions, la halfeline fit couler dans son gosier un liquide corsé, aux arômes de terre humide et de racines, de mousse et d'écorce, de fleurs et d'herbes séchées qui, d'abord glacé, ne tarda pas à lui brûler la gorge, les entrailles, comme il s'y déversait.
-C'est un remède de cheval, je le sais bien... murmura Ada. Mais... Ce n'est pas comme si nous pouvions prendre notre temps. En tout cas, ça va vous donner un coup de fouet, vous verrez...

[Galathée]

Il se raccrocha au bras de la halfeline alors qu’elle le faisait boire. Il sentait son corps réagir à sa potion, la brume se dissiper, les forces lui revenir, mais la terreur demeurait entière, et les odeurs de sa détention se faisaient plus prégnantes, accusatrices. Il pourrait sans doute bientôt se lever, mais pour quoi faire ? Il aurait voulu lui dire de le laisser ou de le tuer. Pourquoi s’acharner encore ? Mais Ada ne lui avait pas administré de poison. Pas de pitié, de miséricorde. Il allait falloir lutter à nouveau.
« Je ne l’ai pas tué… » souffla-t-il à mi-voix. « Mais c’est de ma faute… »

[Taliesin]

-Je sais que vous ne l'avez pas tué... répondit la vieille halfeline en rangeant la fiole vide dans son sac. Je ne vous ai pas soupçonné un seul instant. Et l'aurais-je fait qu'un bref examen m'aurait détrompée : le poison était mal dosé, très peu efficace. Un mélange d'amateur dont ne saurait certainement pas se rendre coupable un connaisseurs des plantes tel que vous.
Elle lui toucha le bras.
-Et ne vous culpabilisez donc pas tant. Je sais que c'est facile à dire, moins à faire, mais... Cela serait arrivé, tôt ou tard, aussi vigilant ayez-vous pu être. Au moins, en la circonstance, j'ai pu intervenir à temps, et, à présent, nos ennemis se sont découverts, la situation est débloquée... Nous allons enfin pouvoir agir.

[Galathée]

Il ne put s’empêcher de pleurer un instant contre elle, comme ils évoquaient les événements récents. Puis soudain, certains mots s’imprimèrent dans son esprit qui reprenait pied malgré lui. Un mélange peu efficace ? Elle était intervenue à temps ? Voulait-elle dire que…
« Il est vivant ? » murmura-t-il alors, interloqué.

[Taliesin]

-Bien sûr qu'il est vivant... fit-elle, tranquille, sans le relâcher. Je n'ai pas pour habitude de perdre mes patients. Cela arrive, mais c'est rare...
Elle lui sourit, un peu embarrassée.
-Vous allez me haïr pour ça, j'en suis consciente. Mais je vous prie de croire que je n'avais pas le choix. Si je ne m'étais servi de ce procédé, il serait réellement mort, à l'heure actuelle. Trop près du réveil pour qu'ils acceptent de le laisser passer encore une nuit. Là... Ils croient en être débarrassés, et avoir le champ libre.

[Galathée]

Albérich comprenait parfaitement les raisons du subterfuge. Bastien était désormais en sécurité, à l’abri dans les appartements d’Ada, et César devait certainement le savoir. Mais la révélation était amère : Eudes aurait très bien pu décider de l’abattre sur place, et ce qui s’était produit était encore pire. En même temps, il ne pouvait pas leur en vouloir. Les enjeux dépassaient l’existence d’un individu, sans doute surtout la sienne. Il ne leur était rien, Bastien était parmi eux depuis toujours. Et il avait plus d’une fois souhaité pouvoir échanger sa place avec celle du garçon, donner sa vie pour la sienne, il leur avait dit n’avoir rien à perdre. Il s’était porté volontaire. Il ne pouvait rien leur reprocher. Qu’ils aient décidé de venir le libérer était déjà inespéré, et il devait se montrer reconnaissant. Sauf qu’il aurait mille fois préféré qu’il n’en fut rien. Se relever, risquer à nouveau, il n’en avait aucune envie. Il lui semblait avoir joué son rôle. Il ne répondit rien à la halfeline, se contenta de se redresser. Il vacilla quelques secondes sur ses jambes, mais Ada était aussi bonne guérisseuse qu’elle le prétendait. Ses vêtements, sa personne, étaient dans un état épouvantable, mais il était physiquement valide. Et le gosse était vivant. C’était le principal. Le reste n'avait pas d'importance.

[Taliesin]

-Venez... dit la vieille halefline. N'hésitez pas à vous appuyer sur moi, au besoin...Elle le précéda hors de la cellule. En franchissant les portes, le visage de l'ancien clerc fut frôlé par un infime courant d'air. Infime, certes, mais c'était un changement de plus agréables, en comparaison de l'atmosphère confinée de sa geôle.
Dans le couloir se trouvaient deux hommes. Le premier, étendu au sol, inconscient, portait l'uniforme des gardes du donjon. Le second, debout non loin de lui, aux aguets, l'épée sur le pommeau de son épée, n'était autre que le vieux César.
-Allons-y... murmura Ada. Nous n'avons pas beaucoup de temps.

[Galathée]

L’ancien clerc parvint cependant à tenir sur ses jambes. Elles étaient ankylosées mais la potion d’Ada leur avait rendu une vitalité suffisante pour faire quelques pas. Il s’appuya une fois au mur, déboucha dans le couloir, et croisa une seconde le regard de César. La honte le brûla comme une ondée subite, honte d’avoir manqué à sa parole, honte de l’état dans lequel il se trouvait. Honte parce que le vieil homme était vraisemblablement son père. Il fallait qu’il n’en sache jamais rien, il ne méritait pas une telle progéniture. Il regarda à peine le garde effondré. Il s’était douté qu’il serait désormais un fugitif. Il ne savait pas où Ada comptait l’emmener ni comment elle entendait le cacher. Ce dont il était certain, c’est qu’il ne se laisserait pas reprendre vivant. La simple pensée du cachot qu’il venait de quitter lui donna un haut-le-cœur et il reprit appui contre le mur. Des larmes se massèrent derrière ses paupières, il lutta une seconde contre son trouble, s’immobilisa, puis reprit sa marche, se laissant guider par ses sauveteurs providentiels.

[Taliesin]

Après avoir tiré le garde à l'intérieur de la geôle... et l'y avoir enfermé, ils se mirent en route. Attentifs à ne pas distancer Albérich, à le soutenir au cas où ses jambes se déroberaient, Ada et César le conduisirent à travers une série de couloirs étroits, au plafond vouté, qui serpentaient dans les profondeurs du château. De part et d'autre s'ouvraient quelques portes : celles de cellules, d'abord, une poignée, puis des réserves, des caves...
Enfin, ils parvinrent devant un pan de mur nu. Ada s'avança, appuya sur une pierre, et, dans un grondement sourd, la paroi bascula, révélant une étroite ouverture. Un tunnel, encore.
-J'espère qu'elle a pu tout rassembler... soupira Ada en s'avançant.

[Galathée]

Plus ils avançaient, plus Albérich se sentait accablé. La rapidité avec laquelle il avait sombré une fois prisonnier des ténèbres l’affligeait d’autant plus qu’il savait qu’il ne serait jamais à l’abri d’une rechute. La décoction d’Ada lui avait rendu une énergie fébrile, qu’il craignait de voir s’épuiser trop vite, mais n’avait pas chassé les pensées assassines qui avaient rythmé son délire. Il avait le sentiment de s’être à nouveau rompu, de n’avoir pas d’autres repères que ceux que voudraient bien lui dresser ses compagnons, qu’il ne restait rien de sa volonté. Suivre. Il allait suivre tant qu’il n’y avait pas d’autre solution. Ada et César n’avaient pas besoin d’un cadavre sur les bras, et il s’efforcerait de leur être utile tant que c’était possible ou nécessaire. Ensuite…
Il releva les yeux comme Ada découvrait le couloir caché. Elle venait de dire quelque chose, mais il ne l’avait pas compris. Cela ne semblait pas crucial, elle s'était déjà remise en marche, et il l'imita donc, sans broncher.

[Taliesin]

A peine avaient-ils fait quelques pas que la paroi basculait à nouveau, derrière eux. Sans s'en émouvoir le moins du monde, ils continuèrent leur toute, dans un boyau dont les parois de maçonnerie cédèrent bientôt la place à des murs de roc nu. Le sol demeurait relativement égal, ne montant ni ne descendant beaucoup. En revanche, la température se mit à baisser progressivement, leur arrachant parfois un frisson.
Enfin, ils débouchèrent dans une petite salle carrée, haute de plafond, éclairée par une torche unique. Quelques ballots étaient entassés dans un coin. Tout près, son frère dans les bras, Elisa était assise.
Elle se redressa à leur approche.
-J'ai tout, dit-elle d'emblée. Les manteaux, les couvertures, les sacs, un peu de nourriture...
-C'est parfait, répondit Ada. Merci. Ils en auront grand besoin, surtout avec la tempête qui s'annonce.

[Galathée]

Il aurait dû s’y attendre. Il demeura cependant impassible, un peu sonné, garda les yeux baissés. Ce n’était pas exactement dans ces circonstances qu’il avait espéré revoir Elisa, mais comme le reste, ce n’était finalement pas très important. Il l’avait soupçonnée du pire, alors qu’évidemment, elle était très attachée à son petit frère, et que César et Ada ne lui avaient jamais retiré leur confiance. Mais pourquoi ne lui avaient-ils pas dit qui était à craindre et qui était à croire ? Il se sentait exclus de leur connivence. On l’avait laissé dans le noir, et il s’y trouvait toujours. Et maintenant, il était à demi-vivant. Cela lui arracha un sourire sinistre. Peut-être était-il le mort-vivant de la fable. Il avait l’impression de l’être, en tout cas. Il faisait terriblement froid et ses vêtements étaient humides. Il n’y aurait pas de grand feu de joie, mais il fallait qu’il s’en débarrasse rapidement. Pour le reste, il troquait une prison contre une autre, plus lumineuse, et avec un peu de compagnie. Il doutait cependant que le corbeau blanc parvienne à se glisser dans cette grotte glaciale.

[Taliesin]

Ada se pencha, ramassa un sac et vint le lui mettre dans les bras, d'autorité. C'était évidemment le sien.
-Vous devez vous changer, Albérich. Passer quelque chose de sec. Et de chaud. Il fait nuit noire, dehors, la neige ne va pas tarder à tomber, et vous aller devoir marcher longtemps avant de trouver un abri. Si tant est que vous en trouviez un digne de ce nom...

[Galathée]

Il lui fallut un temps pour comprendre ce qu’Ada lui racontait. Se changer, oui. Mais sortir ? Sortir où ? Il n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient, d’où il était supposé aller, dans quel but. Il secoua la tête, croisa son regard, comprit qu’elle ne plaisantait pas. Il prit son sac, recula jusqu’à l’une des parois, se retourna et se déshabilla sans fausse pudeur. Son pourpoint était déchiré aux épaules et empestait, comme ses chausses, et il les roula en boule sur le sol. Puisqu’il devait sortir, il les emporterait : ça permettrait de soulager ceux qui resteraient à l’intérieur. Il ne lui restait qu’une tenue convenable, froissée et sans doute d’une fraîcheur relative, mais il s’en revêtit sans attendre, avant de revenir auprès des trois autres, pour recevoir leurs directives. Il avait l'impression de ne plus s'appartenir, d'être un pion qu'on déplace au gré d'une partie dont il ne savait plus grand chose. Il était empli d'une énergie factice, paradoxale, alors que son esprit réclamait le silence à grands cris muets.

[Taliesin]

Pendant qu'il se changeait, César avait enfilé son épais manteau, chargé un sac sur ses épaules et, après l'avoir entouré dans une couverture supplémentaire, pris Bastien dans ses bras.
Lorsqu'Albérich revint, Ada l'aida à passer sa propre pelisse, a endosser son sac, lui serrant le bras au passage.
-Il est temps que je vous dise au-revoir... murmura-t-elle. Elisa et moi devons retourner en haut. César vous conduira. J'espère que tout se passera bien mais... J'ai l'impression qu'il y a plus de mal niché entre les murs de ce donjon que dans la nature alentours. Ce qui me donne bon espoir quant à vos chances de succès.

[Galathée]

Albérich ne lui répondit rien. La nuit, la neige, la nature, rien de tout cela ne lui semblait agréable. Il ne comprenait pas pourquoi ils ne pouvaient pas rester à l’abri dans la grotte, au moins quelques heures, le temps de… de quelque chose. Il eut envie de pleurer, mais il resta immobile, simplement.
Maîtrise-toi.
Il fallait qu’il mette un terme à cet enfer. Peut-être les loups seraient-ils magnanimes, là où les hommes en étaient incapables. Tout le monde semblait croire que l’urgence était suffisante. L’urgence n’était pas suffisante. Elle était insoutenable. L’angoisse le rongeait à nouveau, caustique, colonisant petit à petit son être comme une infection impossible à juguler.
Il devait se raccrocher aux jalons à venir. Bastien s’éveillant parmi ses sœurs les bêtes. César n’aurait alors plus besoin de lui, s’il y avait un quelconque sens à sa présence au départ, et les brumes seraient si proches… Il se tourna vers le vieil homme, sans réellement le regarder, prêt à le suivre.

[Taliesin]

Une dernière pression sur son bras, appuyée, un ultime sourire, encourageant, et Ada se détournait, gagnant le couloir, suivie par une Elisa silencieuse, embarrassée. qui avait à peine osé regarder l'ancien aubemestre.
César les observa jusqu'à ce qu'elles aient disparu. Ses traits se crispèrent un instant, il resserra ses bras autour de Bastien, puis se dirigea vers l'une des parois. L'instant d'après, un nouveau passage faisait son apparition.
-Je suis désolé de vous presser ainsi... dit-il enfin. Mais Ada ne sait pas combien de temps il faudra avant qu'ils se rendent compte de notre disparition.
Se libérant une main, il désigna deux bâtons de marche appuyés contre le roc.
-Si vous voulez bien les prendre... Il se peut que nous en ayons besoin.

[Galathée]

Albérich obéit sans attendre, puis rejoignit César devant la nouvelle ouverture.
« Voulez-vous que je le porte ? » demanda-t-il alors, d’une voix un peu cassée.
Autant profiter des forces qu’Ada lui avait données. Le vieil homme ouvrirait peut-être plus aisément la marche, qui promettait d’être difficile, s’il avait les mains libres. En même temps, ce n’était qu’une humble proposition. Il comprendrait parfaitement que César rechigne à confier son petit-fils à l’homme qui avait failli causer sa perte.

[Taliesin]

César le dévisagea un instant, comme s'il voulait jauger ses forces - ou ses intentions-, puis acquiesça.
-Oui, prenez-le. Mais n'hésitez pas à me dire si vous voulez que je le porte à nouveau. Vous n'avez pas l'air très fringuant, à juste titre, et il ne faudrait pas que vous vous épuisiez...
Il lui remit Bastien, s'assura qu'il le tenait bien, puis, à pas prudents, s'engagea dans le tunnel. Le courant d'air qui le parcourait était glacial, humide. L'extérieur ne devait pas être bien loin et, de fait, ils y débouchèrent une poignée de minutes plus tard, à flanc de colline.
Devant eux, sous un ciel où les étoiles étaient avalées une à une par un grand banc de nuages sombres, s'étendait la campagne combelupine.
Et résonnaient les hurlements des loups.

[Galathée]

Albérich rejoignit le vieil homme. Le vent les cinglait avec violence, ululant déjà dans les arbres. La tempête rendrait leur progression périlleuse, mais elle dissimulerait leurs traces et garderait d’éventuels poursuivants à distance. Un instant, l’ancien clerc se demanda pourquoi Bastien et César quittaient le donjon. L’enfant prétendument mort, il y aurait été en parfaite sécurité. En sortant en pleine nuit, par gros temps, ils prenaient des risques inconsidérés, sans aucune raison apparente. Il était le seul à devoir s’enfuir. Il aurait aimé poser la question à son compagnon, mais ce dernier s’était déjà engagé dans la neige, traçant une piste incertaine à flanc de colline. La nuit semblait irréelle, menaçante. Albérich songea qu’il mourrait peut-être même avant l’aube. Mais que les crocs des loups seraient moins agréables que le tranchant d’une épée.

[Taliesin]

Lorsqu'ils arrivèrent en bas de la pente, les dernières étoiles venaient de disparaître dans un ciel désormais uniformément nuageux, menaçant. Le vent avait forci, s'était encore refroidi, si c'était possible, et ses brusques bourrasques se chargeaient de cristaux de glace, leurs hurlements rivalisant avec ceux des fauves, non loin de là.
Albérich avait du mal à reconnaître le paysage. Mais, de ce qu'il en voyait, ils se trouvaient à l'intérieur du cercle protecteur de collines qui entourait le village. A l'intérieur des frontières, donc. Là où les forces de la nature n'avaient pas encore pénétré.
-Albérich... dit finalement César, en se rapprochant de lui. Vous n'êtes pas obligé de me suivre là où je vais. Vous... Vous avez déjà eu votre compte de souffrances pour des affaires qui, somme toute, vous sont étrangères. Alors, si vous préférez, je peux vous conduire en lieu sûr. Un endroit, dans le village, où on n'ira pas vous chercher. Il suffira que vous y attendiez que la situation s'apaise, sans risquer à nouveau votre vie.

[Galathée]

Albérich dévisagea César une seconde, pris au dépourvu par sa subite proposition. Aller croupir quelque part. C’était exactement ce qu’il avait envie de faire. Croupir, pourrir, périr. En détachant son destin de celui de l’enfant et de son grand-père, il pourrait disposer de lui-même, sans plus aucune responsabilité dans la suite des choses. La liberté de se retirer…
Mais il ne ferait jamais une chose pareille, bien sûr. Il lui était viscéralement impossible d’abandonner César et Bastien dans la tourmente, de se dérober alors qu’ils allaient au devant du danger. Cela n’avait rien à voir avec leurs liens de parenté, c’était une obligation morale irrépressible, et son degré d’épuisement tant physique que spirituel n’y changeait rien.
La bise hurlait, soulevant les flocons autour d’eux. Plus loin, le chant sinistre des loups semblait les défier d’approcher sans frémir.
Peut-être pourrait-il se racheter dans un sacrifice ultime ? La mort rôdait, il pouvait presque entendre son pas sur la neige, crissant, décrivant des cercles autour de lui. Qu’elle le trouve entre les murs d’une maison ou sous le couvert de la forêt n’avait que peu d’importance. Et il n’avait pas envie d’être seul, pas même une minute.
Il n’y avait pas de véritable justification. Il n’était pas capable de penser droit et ils n’en avaient pas le temps. Mais croiser ce regard et faire volte-face... Il n’avait pas la force d’être faible.
Il se fendit d’un sourire las puis secoua la tête.
« Il n’en est pas question. » murmura-t-il.

[Taliesin]

César le dévisagea, grave, presque solennel.
-Vous avez du courage... dit-il. Beaucoup d'autres auraient saisi l'occasion de se mettre à l'abri. Moi-même, à votre place, je ne sais pas ce que j'aurais fait...
Il avança la main. Lui serra l'épaule, un instant.
-Mais, si Ada ne se trompe pas - et elle se trompe rarement - la présence de Bastien nous servira de sauf-conduit. Nous ne devrions rien avoir à craindre des bêtes.
L'évocation de la vieille halfeline lui arracha une grimace, comme un voile passait dans son regard sombre.
-Marchez dans mes pas... reprit-il. Ne vous laissez pas distancer. Criez, si vous sentez que je vous perds : en aucun cas, nous ne devons être séparés.
Autour d'eux, la tempête envahissait le monde, estompant, avalant les contours du terrain, ajoutant au blanc de la neige celui du brouillard nébuleux. Bientôt, ils ne verraient plus rien.
-Vous êtes prêt ? souffla le vieillard.

[Galathée]

Il hocha la tête et se coula dans les pas du vieil homme. Il aurait voulu lui expliquer que sa démarche n’avait rien à voir avec le courage, bien au contraire, mais il n’était plus temps de palabrer et de toute façon, la vérité n’était ni claire, ni cruciale. Il frissonna tout en avançant plus loin dans la brume. L’environnement, dans toute sa sauvagerie, avait quelque chose de reposant. Ce néant autour d’eux… Ne plus rien voir, ni entendre, rien à craindre car rien à anticiper. Albérich sentit qu’il perdait sa prise sur le temps. Il faisait glacial, le ululement du vent avalait le bruit de leurs pas, de leur souffle, de leur cœur… Il restait concentré sur le dos de l’homme qui le précédait, et pourtant son esprit dérivait dans le brouillard. Ils franchiraient bientôt les limites protectrices du village. Ils l’avaient peut-être déjà fait. Tout allait s’enchaîner, désormais. Il avait posé un choix, il s’y tiendrait, c’était si simple, tout compte fait.

[Taliesin]

Ils progressèrent lentement, courbés contre la virulence des éléments, entourés par les hurlements de la tempête, ceux des loups, qui s'entremêlaient si étroitement qu'il devint vite impossible de les distinguer. César, attentif, aux aguets, usait de son bâton comme l'aurait fait un aveugle, pour sonder le terrain. Celui-ci ne tarda guère à s'élever à nouveau, raide, traître. Le vieil homme faisait son possible pour choisir la voie la moins ardue, pour prévenir son compagnon de route des dangers qui se dissimulaient sous l'épaisse couche de neige. L'exercice n'en demeurait pas moins délicat pour l'ancien clerc épuisé, chargé d'un fardeau qui lui paraissait sans cesse plus lourd.
Le sol devint plat, un moment. Puis descendit.
César s'immobilisa.
-Nous avons franchi la frontière, cria-t-il pour se faire entendre par dessus le vacarme ambiant.
Comme pour lui répondre, des cris sauvages éclatèrent tout près d'eux. Et, dans la brume, des ombres mouvantes firent leur apparition.
Les loups.

[Galathée]

Albérich ne fit rien de particulier : il ne savait pas où ils se rendaient, ni pourquoi. Il n’était pas armé et de toute façon, avec Bastien dans les bras, il n’aurait pu se servir de rien. Sans compter que la multitude de fauves les déborderait immanquablement. Il fallait donc, oui, qu’Ada ait vu juste. Il l’espérait surtout pour le môme et son grand-père. Lui-même voyait la chose avec une certaine indifférence. Le froid l’avait engourdi, ses émotions semblaient distantes, comme masquées par le brouillard qui les environnait. Il devinait que les effets de la potion d’Ada se retiraient, qu’il serait bientôt incapable d’aller de l’avant, d’autant qu’il était toujours à jeun. Mais la certitude de mourir était tranquillisante. Il se contenta donc de rejoindre César pour voir comment il entendait procéder.

[Taliesin]

Le vieil homme ne bougeait plus, le regard scrutant les brumes alentours, où les ombres de la meute se détachaient à peine sur celles de la nuit. Il avait ramené son bâton contre lui, ôtant ainsi de son attitude toute marque de menace, de défi. Comme Albérich, il savait qu'un affrontement se solderait par leur trépas.
Les loups s'approchèrent, grondants, hargneux. Les marcheurs purent bientôt distinguer leur silhouette, sentir, presque, leur haleine fétide, nuages tièdes au milieu des nuées glaciales. Puis ce furent des frôlement. On les poussa de la patte, du museau.
On ne les mordit point, pourtant.
Les fauves finirent par s'écarter. Un tout petit peu. César reprit alors sa marche, veillant plus que jamais à ce qu'Albérich demeure dans ses pas. Ils avancèrent ainsi, parfois grimpant, parfois descendant, entourés de leur escorte vigilante, prête à fondre sur eux à tout instant. Si les humains leur en donnaient un motif. Ou si la fantaisie les en prenait, simplement. Comment savoir ?
Le temps passa, sans qu'Albérich put le mesurer. De longues minutes, au moins. Des heures, peut-être.
Tout à coup, César s'immobilisa. Sa haute carcasse fut parcourut d'un frisson puis se courba en deux, comme il était secoué par une violente quinte de toux.
Les fauves, alentours, semblaient prêts à bondir.

[Galathée]

Albérich était épuisé. Il avait eu peine à suivre le train imposé par César, mais l’avait fait, sans se plaindre, poussant son organisme éprouvé au bout de ses limites. Il avait découvert qu’au-delà de la fatigue se trouvait une source d’énergie imprévue, peut-être l’ultime sursaut avant de s’écrouler. En dépit des crampes qui secouaient ses épaules et ses jambes, il avait tenu bon. Mais l’arrêt subi de son compagnon et son apparent malaise le prirent par surprise. Il réagit cependant avec mesure, presque lentement, pour ne pas inquiéter les créatures avides qui les encerclaient, nerveuses. Il s’immobilisa à côté de César.
« Vous allez bien ? » demanda-t-il d'une voix sourde, tentant de percer l’obscurité pour comprendre ce qui se passait.

[Taliesin]

Le vieil homme ne put d'abord répondre, se contentant de poser une main sur son épaule, peut-être pour conserver un semblant d'équilibre. Bientôt, ses spasmes se raréfièrent, se firent plus ténus, et il parvint à se redresser, à grand peine.
-Allons-y... croassa-t-il. Nous ne sommes plus très loin...
Ils reprirent leur marche, plus lentement que jamais, encerclés par les loups dont l'excitation allait croissante. Enfin, sans que rien ne put les en prévenir, une voix tonna, profonde, vibrante, couvrant un instant le fracas de la tempête.
-Halte !
Une nouvelle ombre parmi les ombres. Grande. En partie humanoïde. En partie seulement...
-S'il n'en tenait qu'à moi, je vous tuerai dans l'instant, maigre compensation pour les crimes dont votre race s'est rendue coupable. Mais on vous attend, et je dois être votre guide, plutôt que votre bourreau. A mon grand désespoir.
La créature s'avança davantage. Mi homme, mi bouc, put bientôt découvrir Albérich, dans la pénombre.
-Laissez ici toutes vos affaires. Toutes. Le cuir, dépouille honteuse d'animaux sacrifiés. Le fer, arraché des plaies béantes de la mère nourricière. La laine, tondue sur le dos d'esclaves injustement asservis. Ce sont là les preuves de votre arrogance, de l'infamie qui marque chacun de vos actes. Vous n'en profanerez pas le sanctuaire.