[Lieu] Edhoras

[Galathée]

Le nouveau venu s'approcha de Taliesin, la mine froncée, et le regarda droit dans les yeux.
" Et qu'allez-vous faire ? Le maintenir en vie pendant combien de temps, parce que vous êtes incapable de regarder les choses en face ? Il est inconscient, mais êtes-vous certain qu'il ne souffre pas ?" grommela-t-il. " Vous voudriez qu'on le trimballe à travers tout le pays, alors que les chances sont infimes qu'il survive à un seul déplacement... Qu'est-ce ? De la haine ou de l'amour ?"
" Hugo..."
" Tais-toi, Galen."

[Taliesin]

Il accusa le coup tant bien que mal.
Plutôt mal que bien, en réalité.
L'autre avait peut-être raison. Ce n'était pas la haine qui l'animait, non. Mais n'était-ce pas de l'égoïsme ? La volonté de se sauver, lui, en sauvant le gamin ? La conscience aiguë que s'il succombait, il n'aurait pas la force de faire face, la force de ne pas basculer à nouveau, celle de voler, encore, au secours de Galathée ?
Qu'aurait préféré Victor, s'il avait pu poser un choix ? Des jours d'atroces souffrances sans certitude de rémission ? Et si rémission il y avait, une existence chaotique aux côtés d'un individu qui n'était pas son père, qui causait le malheur de tous ceux qu'il aimait, dont le moindre acte se terminait en catastrophe, en bain de sang ? N'aurait-il pas préféré la paix, plutôt, la paix auprès de son père, de sa mère défunts ? La fin de ses tourments, de toutes les épreuves qu'il avait traversées, alors qu'il n'avait que huit ans, qu'on l'avait privé de son enfance ?
Il n'avait pas le droit de lui imposer cela. Pas le droit de choisir à sa place.
Mais... On avait bien choisi pour lui-même...
-J'aurais dû mourir à plusieurs reprises... murmura-t-il. J'ai voulu mourir, aussi, parfois. Mais on ne me l'a pas permis. J'ai haï cette existence qu'on m'imposait, haï ceux qui me refusaient la paix à laquelle j'aspirais, me condamnant à la souffrance, aux affres, aux remords... Je n'ai pas eu le choix, pourtant. J'ai dû vivre. J'ai réappris à vivre, aussi, redécouvert ce que la vie avait de bon. Et lorsqu'on m'a enfin laissé libre de disposer de moi-même, je ne me suis pas tué. J'ai hésité, mais je ne l'ai pas fait. Et, depuis, je ne l'ai jamais regretté.
Mensonge... souffla une petite voix, dans sa tête. Tu as regretté, souvent, de ne pas être mort. A cause de ce que ta présence avait causé aux autres. Si tu étais mort à Mélandis, Nwalk n'aurait jamais conquis Luménis, les parents de Victor n'auraient pas succombé. Si tu étais mort dans les geôles du Tyran, ou dans cette impasse, Galathée et le petit seraient ensemble, aujourd'hui. Heureux... Tu te l'es dit ce matin, te l'es dit cette nuit. Oseras-tu le nier ?
Il frissonna. Tenta de faire taire la voix assassine. Non, il ne le niait pas. Mais... Il avait su ne pas sombrer, ne pas succomber à l'envie de s'éliminer. Avait su garder l'espoir. L'espoir qu'un jour, les choses s'amélioreraient. Qu'ils vivraient tous les trois, ensemble, sans plus de tourments...
Mais la vie n'est que cela, n'est que tourments. Tiens-tu vraiment à infliger cela à Victor ? Tu prétends l'aimer. Tu te plais même, parfois, sans oser le dire ni te l'avouer, tu te plais même à le considérer comme ton fils. Alors, regarde la vérité en face ! Qu'est-ce qui est le mieux, pour lui ?
Il se mordit les lèvres. Ferma les yeux.
-Le mieux, c'est la vie. Toujours, souffla-t-il comme pour lui-même. Parce qu'on ne sait rien de l'avenir. Parce qu'il y a toujours, quelque part, même un instant, des rayons de lumière. Alors je ne laisserai pas mourir cet enfant, pas tant qu'il y aura un espoir infime de le sauver. Il a des années devant lui, des années qu'il doit pouvoir traverser, découvrir. Il n'a jamais renoncé quelles que soient les épreuves. Il a toujours eu foi dans les lendemains, alors que, moi, je flanchais. Il est venu me tirer d'un lieu que je ne pensais jamais pouvoir quitter. Et avant cela... Il.. Il fait partie de ceux qui m'ont réappris que l'existance n'était pas que ténèbres, pas que douleur...
Il releva la tête, défia du regard le soldat qui se tenait devant lui.
-Alors non, je ne le laisserai pas mourir. Je ne laisserai pas s'éteindre cet espoir. Si vous refusez d'en partager la responsabilité, coupez mes liens, laissez-moi aller. Adjoignez-moi des gardes, si vous craignez que je disparaisse. Prenez mon nom, ma déposition, sinon, et attendez que je revienne. De toute façon, je ne passe pas facilement inaperçu, je l'ai appris à mes dépens.

[Galathée]

Le discours de Taliesin parut porter ses fruits. Son vis-à-vis le dévisagea une seconde, toujours sévère, puis haussa les épaules.
" Très bien. Nous l'emmenons." fit-il. " Nous verrons si votre rage défie la raison. Enfin... Ce sera surtout à lui de faire le boulot, en l'occurrence."
Il se tourna vers les deux autres soldats qui semblaient avoir envie d'être tout à fait ailleurs.
" Galen, tu t'occupes du gosse. On va tendre une toile entre vos deux bêtes, ça lui fera un lit de fortune. Tu t'en charges, Will."
Les deux hommes agirent sans attendre.
" Quant à vous, vous suivrez à pied. Vous m'avez l'air suffisamment vaillant. Mais pas de geste déplacé, où je vous colle une flèche entre les omoplates, et je vise bien même sous la pluie."
Puis il détacha les poignets de Taliesin et lui fit signe de sortir.

[Taliesin]

L'elfe le dévisagea un instant, incrédule. Comment pouvait-il imaginer un seul instant qu'il tenterait quelque chose, au vu des circonstance ?
Il acquiesça, cependant, puis sortit à pas mesurés, veillant toujours à garder les mains bien en évidence. Tout cela n'avait aucune importance, tant qu'il acceptait de transporter Victor.
Restait à espérer que le petit garçon tiendrait le coup...

[Galathée]

La petite troupe se mit en marche peu de temps après. Il pleuvait toujours, mais c'était désormais un crachin léger, presque imperceptible, qui humidifiait capes et chevaux. Le dénommé Will lança une couverture à Taliesin, qu'il avait prise dans ses fontes, puis Galen coucha précautionneusement Victor, sur son flanc gauche, sur la toile qu'ils avaient attachée entre les chevaux. Ils ne remontèrent pas en selle, préférant guider leurs animaux pour plus de précision. Seul le dernier arrivé, Hugo, enfourcha son étalon nerveux avant de renvoyer son faucon vers le ciel. Il resta cependant à l'arrière, calquant son allure sur celle des marcheurs.
La prairie fangeuse ralentissait leur progression, mais ils remontèrent le courant du ruisseau pendant un certain temps, avant de le traverser à gué, à un endroit que Taliesin avait dû dépasser sans le repérer vraiment, pendant sa fuite de la veille. Il faisait un peu moins froid mais à peine. Au nord, de gros nuages noirs s'amoncelaient dans le ciel, signe d'un orage à venir. Le printemps arrivait à sa manière dans la Trouée.
La plaine semblait déserte, jusqu'à ce qu'ils arrivent à proximité des rochers où c'était déroulé le drame. Sans hésiter, les trois soldats bifurquèrent dans cette direction, toujours lentement. Victor respirait. Il gémissait de temps à autres. Bientôt l'odeur de fumée vint frapper les narines du barde, malgré l'abondance de l'eau tout autour d'eux. Il découvrit ensuite un bivouac nouvellement érigé, ainsi qu'une demi-douzaine d'hommes qui allaient et venaient. A leur approche, plusieurs d'entre eux s'approchèrent, dont celui qui devait être leur chef, plus âgé, la moustache fournie et les galons visibles sur sa cape verte.
" Alors ?"
" On a ramené le gosse. Il est moribond, mais l'elfe ne voulait pas le lâcher." dit Hugo en démontant.

[Taliesin]

L'elfe demeura immobile et silencieux, préférant attendre qu'on lui adresse la parole ou qu'on lui donne des consignes avant de dire ou faire quoi que ce soit. Il ne se faisait pas d'illusions sur son statut : il était sans doute considéré comme un prisonnier, à l'instar des "autres témoins" qu'on avait déjà mentionnés.
Pour l'heure, il s'en moquait. Ses craintes quant au peu de poids de ses paroles n'avaient pas disparu, elles étaient juste reléguées au second plan, derrière son inquiétude pour Victor. Au second plan, comme le malaise qu'il éprouvait à voir à nouveau ce lieu sinistre. Comme la fatigue, la faim, la fièvre qu'il sentait poindre.
Qu'on prenne soin de Victor. Peu importait le reste.

[Galathée]

Les deux soldats qui avaient conduit Victor jusque là soulevèrent la toile sans le toucher et le menèrent jusqu'à l'une des tentes. Hugo suivit. A cet instant, une femme rejoignit les nouveaux arrivés. Taliesin mit une seconde à la reconnaître : c'était Emeraude. Ou presque. Elle avait environ vingt ans de moins que dans son souvenir. Son épaule était bandée et son visage pale. Elle ne portait plus aucun de ses colifichets, ni même de robe, juste une tunique et des chausses de toile épaisse, sous un manteau vert.
" Tymora soit louée, vous êtes vivant." murmura-t-elle en le rejoignant. " Je suis vraiment désolée pour ce qui s'est passé... Venez avec moi."
Aucun des soldats présents ne s'interposa lorsqu'elle lui tendit la main.

[Taliesin]

Le barde la prit, machinal, prêt à se laisser conduire là où elle le voudrait.
Il avait complètement oublié la voyante. Il avait espéré qu'elle s'en soit sorti, bien sûr, mais sans réellement y croire, surtout après avoir vu le mercenaire rentrer seul. Et à présent qu'il l'avait en face de lui, sous son vrai visage... Il éprouvait comme un sentiment diffus d'irréalité. Mais tout ou presque lui paraissait irréel. Trop d'émotions, trop de fatigue...
Il ne comprit pas pourquoi elle était désolée. Peut-être à cause du déguisement qu'elle avait porté ? Mais pourquoi s'excuser d'une chose qu'il avait lui-même envisagé de faire ? Quant à l'agression dont ils avaient été victimes, elle n'y était pour rien...
Bah, il saurait assez tôt ce qu'elle voulait dire. Il s'en moquait, comme il se moquait de presque tout. Il l'écouterait, cependant. Que faire d'autre ? On n'allait pas le laisser se ruer au chevet de Victor...

[Galathée]

Emeraude le mena jusqu'à une tente voisine et le fit entrer. Plusieurs peaux de bête hirsutes protégeaient le sol et un petit brasero flambait en son centre.
" Asseyez-vous, je vais vous dégoter quelque chose pour vous changer." fit-elle. " Et à manger, aussi."
Elle se retourna, fouilla dans plusieurs sacs, tant bien que mal, vu son bras en écharpe, puis revint vers l'elfe et lui tendit des vêtements, apparemment une tenue similaire à la sienne, presque un uniforme.
" Vous allez attraper la mort. Et ça n'aidera pas Victor." dit-elle avec une grimace.

[Taliesin]

Il acquiesça, presque par réflexe. Qu'il soit malade ou non ne changerait rien pour le petit garçon : l'aider était hors de sa portée. Ce n'était pas une raison, cependant, pour aggraver son cas en gardant ses fripes mouillées sur le dos, et il entreprit donc de se changer, sans fausse pudeur.
La chaleur qui émanait du braséro était presque douloureuse, après le froid qui l'avait habité depuis de trop longues heures. Et la mention d'un possible repas poussa son estomac à se manifester sur le champ. La fatigue, aussi, revenait au grand galop : la marche avait épuisé le peu de forces récupérées au cours de son sommeil agité. Nul doute qu'il ne tarderait pas à sombrer... Ce serait mieux, sans doute.
A moins que Victor ne trépasse pendant ce temps...
Il frémit.

[Galathée]

Emeraude l'avait observé, une moue grave sur les traits. Elle finit par pousser un léger soupir et esquisser l'ombre d'un sourire.
" Hugo va s'occuper de Victor. Nous ne repartirons pas tant qu'il ne l'estime pas en état de voyager. Je suis certaine qu'avec le coche, nous parviendrons à le transporter au mieux. Laissez-vous aller..." murmura-t-elle. " Vous pouvez dormir ici, nous vous appellerons s'il y a du neuf. Mais pour l'instant, vous ne lui êtes pas d'un grand secours. Reposé, vous penserez plus droit. A moins que vous ne préfériez parler avant... Ou vous restaurer... Quand vous serez un peu retapé, nous retournerons le voir."

[Taliesin]

-Je ne lui ai pas été d'un grand secours avant non plus... laissa-t-il échapper, malgré lui. Enfin si, peut-être : en convainquant Hugo de ne pas le laisser mourir sur place...
Il grimaça, s'arracha un sourire las.
-Pardonnez-moi, reprit-il. Je suis aussi fatigué que j'en ai l'air. Je mangerais bien un morceau, oui. Et s'il y avait quelque chose à boire... Bon, il est probable que je m'endorme dans mon écuelle mais enfin, en attendant...
Quant à se laissera aller... Il ne se sentait pas prêt. Avait peur de ce qui se produirait s'il le faisait.
Ils soigneraient l'enfant : il devait se raccrocher à cela. Oublier tout le reste.
Pour l'instant.

[Galathée]

" Je vais vous chercher ça. Attendez-moi."
Emeraude se leva, le gratifia d'une pression amicale sur l'épaule, puis se glissa hors de la tente. Elle ne lui laissa cependant pas le temps de s'endormir car elle réapparut quelques minutes plus tard, avec un bol de soupe fumant, un morceau de pain, et une outre d'eau claire. Elle lui tendit le tout et sourit à nouveau, contrite.
" Nous trouverons de l'aide à Rohan, au Temple de Lathandre. Victor va tenir le coup, vous le savez en votre for intérieur, n'est-ce pas..."

[Taliesin]

L'elfe releva la tête du repas dont il était décidé à avaler jusqu'à la dernière miette.
-Disons que je tente de m'en persuader... fit-il, sincère. Et les chances me paraissent plus grandes à présent, quoi qu'en dise Hugo. De plus, vu tout ce qu'il a déjà traversé, cela ne m'étonnerait pas que Victor triomphe de cette nouvelle épreuve. Il n'est pas du genre à s'avouer vaincu... J'essaie de prendre exemple sur lui.

[Galathée]

Elle lui sourit doucement, hochant la tête.
" C'est la meilleure attitude." murmura-t-elle. " S'il tient jusqu'à Rohan, tout ceci ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir. J'aurais dû revenir en arrière mais je n'ai pas pensé que les choses dégénéreraient aussi rapidement... Et avec un carreau dans l'épaule, ma foi, j'étais de toute façon peu efficace."
Elle se leva pour rajouter du charbon dans le brasero.
" Vous avez des ennemis prêts à payer cher, apparemment."

[Taliesin]

S'il tient jusqu'à Rohan...
Il soupira.
-Prêts à payer cher... et ne reculant devant rien, oui, murmura-t-il. J'espérais qu'ils auraient perdu ma trace, qu'ils me croiraient mort, que je ne serais pas repéré avant d'atteindre des zones plus fréquentées. J'espérais avoir un peu de temps devant moi, mais je me suis trompé. J'aurais dû prendre des mesures sitôt parti de Loth Imarhil...
Il se frotta le visage, machinal.
-Si les choses tournent bien... Je crois que je vous demanderai des conseils en matière de déguisent. Je suis en tout cas heureux que vous ayez pu vous en tirer... J'ai été pris de court, alors que j'aurais dû me préparer. Les choses auraient pu se passer différemment;.. J'ai attendu autant que possible avant d'attaquer. Je les ai même laissés malmener Victor. Est venu un moment, cependant, où... Je n'ai pas eu d'autre choix que de passer à l'action. Avec les résultats qu'on connaît.

[Galathée]

" Ne soyez pas trop dur avec vous-même. Vous ne savez pas ce qui se serait produit si vous n'aviez pas bougé. Et de toute façon, c'est sur le futur qu'il faut désormais compter. On ne revient jamais en arrière."
Elle eut une légère grimace.
" Les chasseurs de primes restant ne vous ont pas incriminé dans leurs affaires. Ils prétendent que vous êtes responsables de l'incendie et que vous êtes dotés de pouvoirs, cependant, ce qui n'est pas extrêmement surprenant de la part d'un barde."
Elle croisa les bras.
" Cependant, il y a de fortes chances qu'ils n'aient pas été engagés personnellement. A mon avis, d'autres vous guettent. Je parierais que vos ennemis ont placardé des avis dans certaines des villes orientales de l'île."

[Taliesin]

-Je me doute... soupira-t-il. Et je sais très bien qui est à l'origine de tout cela...
Il était trop fatigué pour réfléchir posément à ce qu'il conviendrait de faire, une fois Victor remis. Gagner Luménis seul avec l'enfant, même déguisés, même préparés, serait terriblement périlleux. Il commençait à se demander si le mieux ne serait pas de réclamer la protection des autorités : les instances luméniennes le jugeraient équitablement, ne s'en prendraient pas à Victor... Les conséquences pouvaient être grandes, mais peut-être le temps était-il venu d'assumer ses crimes.
Il repoussa l'idée. Pour l'heure, il avait d'autres préoccupations.

[Galathée]

Emeraude se leva.
" Je vais vous laisser vous reposer et aller voir comment va Victor. A mon avis, nous partirons en début de soirée." fit-elle. " La bonne nouvelle est que plus nous gagnerons l'ouest, et moins vous serez en danger. Les Ithiliens savent que leurs pratiques et leur autorité n'ont pas cours à Luménis. Bien sûr, il en sera toujours pour essayer de se faire un peu d'argent en vous poursuivant, mais la route devient de plus en plus longue à parcourir."
Elle lui pressa à nouveau amicalement l'épaule, puis sourit et s'esquiva.

[Taliesin]

Le barde choisit de prendre pour argent comptant les paroles rassurantes d'Emeraude. Au moins dans l'immédiat. C'était le mieux à faire : se raccrocher à l'espoir, en toutes choses, se parer d'un optimisme aussi inébranlable que le permettait la conviction profonde qu'il s'agissait là d'un sentiment factice, au moins en partie. C'était ça ou succomber à l'angoisse, flancher.
Il termina son repas, puis s'étendit sur les peaux de bêtes, à côté du brasero. Il se dit qu'il allait sombrer avant peu... Espéra, vaguement, que son réveil ne serait pas marqué par une sinistre nouvelle...

[Galathée]

On le secoua doucement pour l'arracher à ses rêves sombres. Emeraude lui sourit.
" Nous allons partir. Hugo pense que Victor est stabilisé, mais il dit aussi que puisque vous savez lancer des sorts de soins, vous devrez en user. Venez, il veut vous parler. Ne vous laissez pas ébranler par ses manières. Ces hommes de la broussaille ne sont pas toujours très doués quand il s'agit de leurs frères humains, mais dans le fond, le coeur est bon."
Elle l'attendit ensuite, debout dans l'entrée de la tente. Au dehors, il faisait nuit, mais des torches, sinistre image peut-être, éclairaient le petit campement.

[Taliesin]

Le barbe ne s'attarda pas à les contempler, ne s'attarda pas non plus sur les sombres réminiscences qu'elles faisaient naître en lui. Il concentra son attention sur Emeraude, sur les paroles, somme toute encourageantes, qu'elle avait prononcées. Victor était vivant, avait des chances de survivre au voyage. Qu'aurait-il pu espérer de plus ?
Alors, il rejoignit la voyante - celle qui avait prétendu l'être, du moins - lui adressa un sourire encore ensommeillé, puis lui emboîta le pas, rassemblant ses forces et ses pensées éparses pour affronter la discussion avec le dénommé Hugo...

[Galathée]

Le rôdeur les attendait dans une tente voisine. On avait installé Victor sur un lit de fortune, une sorte de hamac en fait, où il gisait toujours inconscient. Ses plaies étaient couvertes de bandages propres, suintants, et il était emmailloté dans une couverture d'apparence très douce. Hugo leva son regard noir sur Emeraude et Taliesin lorsqu'ils entrèrent.
" Vous voyagerez dans le coche avec lui." fit-il en guise de préambule. " Tous les deux. Il ne doit pas tomber, pas se heurter à quoi que ce soit. Nous ne nous arrêterons pas pour la nuit, il faudra vous relayer. Vous, venez ici."
Il désigna Taliesin et lui indiqua un petit carré de tissu au coeur du bandage qui emmaillotait le torse de Victor.
" Vous devez soulever ce morceau toutes les heures, environ."
Ce qu'il fit, révélant à nouveau les chairs pourpres et noircies du gamin.
" Regardez bien la couleur et la forme, mémorisez-la. Si jamais, lorsque vous l'exposez, elle a tourné au brun ou au jaune, vous devez lancer un sort de soins. C'est votre signe. Sinon, rien. Donnez-lui à boire du bouillon froid."
Il croisa les bras.
" Des questions ?"

[Taliesin]

Le barde secoua la tête : tout lui semblait clair.
Voir Victor dans cet état l'avait presque rendu malade, mais il ne s'était pas laissé aller, avait observé avec toute l'attention possible la plaie révélée, essayant de graver dans son esprit sa conformation, sa teinte, pour n'avoir aucun doute le moment venu.
Des soins si nécessaire. Du bouillon froid. L'empêcher de faire la moindre chute, de heurter quoi que ce soit... Cela allait réclamer une vigilance sans faille, mais il comptait bien ne pas ménager ses efforts.
Un long voyage. Périlleux. Au bout, le temple, les clercs. Victor tiré d'affaire. L'équation était simple. Ne permettait pas la moindre erreur.
Mais... il serait à la hauteur.
Espérait qu'il le serait, du moins.

[Galathée]

" En route, dans ce cas." fit Hugo. " Les gars ont préparé le coche, vous n'avez plus qu'à vous y installer, ils vous le porter à l'intérieur."

Effectivement, le coche était à nouveau attelé, et ses portes ouvertes révélèrent quelques aménagements. On avait étendu des couvertures sur le siège dos à la route de manière à lui donner l'allure d'un petit lit moelleux, mais des sangles de cuir pendaient aux extrémités. Sinon, on avait disposé une marmite bien scellée sur le sol, quelques victuailles, des couvertures empilées pour les voyageurs. Emeraude entra la première puis l'elfe, et quelques minutes plus tard, deux soldats apparurent, transportant l'enfant. Ils le tendirent aux deux voyageurs qui s'efforcèrent de le saisir et de l'installer sans lui faire de mal. Il gémit cependant, d'un petit filet de voix à peine perceptible.
" Sanglez lui les jambes et la taille, ce sera toujours ça qui ne bougera pas. Pour le reste, soyez vigilants." fit Hugo avait de fermer la porte du véhicule.

[Taliesin]

Le barde aida Emeraude à sangler Victor, puis s'installa, toute son attention rivée sur l'enfant. Il songea bien, un instant, à s'enquérir de ses bagages, mais la pensée le fuit sitôt éclose. S'ils avaient trouvé quelque chose, ils n'allaient certainement pas le laisser derrière eux. Et s'ils n'avaient rien trouvé, ce n'était pas exactement le moment de se mettre en quête de sacs égarés. Il fallait partir, vite, en espérant que rien ne viendrait perturber le trajet.
C'était leur affaire, cependant. Lui avait son propre rôle, déjà bien assez prenant, bien assez angoissant. Vérifier l'état des plaies. S'assurer que le petit garçon ne bougerait pas, ne percuterait rien, aussi légèrement que ce soit, lorsque le coche serait secoué de cahots...

[Galathée]

Après quelques instants de tumulte, éclats de voix au dehors, piétinements des chevaux, le coche se mit en branle. Une fois les quelques premiers pas franchis, son mouvement sembla étonnamment doux, même s'il butait de temps à autres sur une pierre. Rouler de nuit n'était pas sans écueils, mais si Hugo avait décidé de ne plus retarder le départ, c'est qu'il avait sans doute ses raisons, impérieuses.
" Vous devriez commencer par vous reposer encore un peu. Il a été soigné il y a peu, il n'aura sans doute pas besoin de vos soins avant un certain temps." fit Emeraude au bout d'un moment.

[Taliesin]

L'elfe hésita.
-Il m'a demandé de vérifier toutes les heures... murmura-t-il.
Il observa l'enfant. Soupira.
-Mais vous avez raison : il vient d'être soigné, il faut que je prenne autant de fores que possible... Merci pour votre aide, vraiment. Et... ne me laissez pas dormir trop longtemps.
Il s'installa plus confortablement sur sa banquette. Ferma les yeux. Un instant, il se demanda s'il allait pouvoir se rendormir. Mais la fatigue était toujours là, bien présente...

[Galathée]

L'angoisse de l'elfe le garda éveillé de longues minutes mais il finit par s'assoupir, bercé par le rythme tranquille du coche et la main amicale d'Emeraude, posée sur son genou. Une seconde plus tard, ou peut-être une heure, elle le secoua doucement pour qu'il puisse vérifier les plaies de Victor. Elle lui tint une lanterne à proximité, mais la blessure n'avait pas changé de couleur et il put souffler pour cette fois.
Histoire de meubler le temps qui passait, lentement, sinistre, sans que le petit garçon donne le moindre signe de vie, elle lui raconta qu'elle était au service de la Garde de la Trouée, une organisation officielle qui tentait de maintenir l'ordre dans la vallée, de Lunaros à Rohan. Ils avaient de graves problèmes de brigandage depuis quelques mois et essayaient de reprendre le contrôle des plaines à de trop nombreuses troupes de bandits, voleurs de chevaux et dépouilleurs de caravanes. Un certain nombre d'agents incognitos accompagnaient les différentes expéditions, au petit bonheur la chance, et restaient en liaison via des chemins arcaniques, avec les troupes stationnées dans les cités. Emeraude était l'une d'entre eux et avait espéré rencontrer de tels malandrins. C'était la raison de sa présence : écouter les rumeurs de tavernes et surprendre une bande en flagrant délit. Mais elle n'avait jamais imaginé tomber sur des chasseurs de primes meurtriers. Ils étaient apparemment bien plus violents que les brigands classiques qu'ils pourchassaient, qu'elle décrivait comme de jeunes éleveurs ruinés ou frustrés par les épidémies, les caprices du temps ou la rudesse du métier.
Lors de la vérification suivante, la chair de Victor avait pris une mauvaise teinte et Taliesin dut lancer son premier sort de soin.
Il faisait toujours nuit.

[Taliesin]

Le barde avait écouté Emeraude avec attention, sans pour autant quitter Victor des yeux, ni perdre la notion du temps qui passait, à la fois traître et terriblement lent. Lorsqu'elle lui parla de sa vraie identité, il ne manqua pas de lui dire que le petit garçon, perspicace, avait percé à jour son déguisement, ce que lui-même s'était avéré incapable de faire. Elle était une excellente comédienne, c'était le moins que l'on puisse dire.
Quand il fallut soigner Victor, il le fit sans trop de mal, sans avoir besoin de s'y reprendre plusieurs fois pour terminer son incantation. Mais le fait qu'il ait dû intervenir si vite ne fit qu'accroître son angoisse : peu de temps s'était écoulé, trop peu... S'il fallait recourir à des sortilèges toutes les deux heures, il serait à court bien avant qu'ils ne gagnent Rohan. Ce qui impliquait...
Rien. Il refusait d'envisager la chose. Il se reposerait entre les vérifications. Trouverait un moyen d'incanter plus souvent qu'à l'ordinaire. Avec de la volonté, on devait bien y parvenir, non ? Ces foutus sorts, il les connaissait par cœur...