[Lieu] La ferme Desmoulins

[Galathée]

Les Merlus étaient manifestement impatients d'en apprendre davantage, mais ils respectèrent le désir de Taliesin de n'en rien dire pour l'heure. Emeraude, cependant, était consciente que c'était sa présence qui l'empêchait de parler. Elle finit donc par se relever.
" Mathilde, je vais juste emporter de quoi me sustenter. Si tu peux me trouver quelque chose ?"
La jeune fille opina du chef et accompagna la vieille femme dans la cuisine. Le chat se lova sur les genoux de Mathieu, à défaut de ceux de sa nièce, et se mit à ronronner.
" Les autorités luméniennes n'ont pas eu plus de chance que nous, à dire vrai." ajouta finalement le fermier. " Et en sous effectifs comme ils le sont pour l'instant, ils n'ont probablement pas pu travailler comme il l'aurait fallu."
" C'est surtout qu'ils ne nous ont pas pris au sérieux. Des gens disparaissent tous les jours, disaient-ils. Nous n'avions aucune preuve réelle de votre enlèvement. Sauf la chouette. Mais là encore, va t'en expliquer à un soldat qu'un rôdeur ne laisserait pas son familier derrière..." grinça Mathieu.

[Taliesin]

Taliesin se tendit brusquement.
-Plume ? lâcha-t-il.
Il se mordit la lèvre inférieure. Il n'était pas sûr de vouloir savoir... Pas sûr du tout qu'il aimerait la réponse à sa question. Mais il se devait de la poser. C'était important...
Et Méli l'avait dit : Galathée était vivante. Le destin de la chouette, aussi funeste fut-il, n'était pas l'exacte reflet de celui de sa maîtresse...
-Que lui est-il arrivé ? s'enquit-il enfin, d'une voix à peu près maîtrisée.

[Galathée]

" On l'a retrouvée clouée à un arbre." fit Mathieu, sans y mettre de pincettes. " Pauvre bestiole, elle avait les ailes brisées et les yeux crevés."
Valaellyn posa une main sur le bras de Taliesin.
" Mais je l'ai soignée. Elle n'était pas morte. Elle va bien maintenant."
" Elle est devenue très farouche. Elle a même attaqué l'un des enfants, une fois." fit Guillhem avec une grimace.
" Il faut dire que j'avais prévenu ce crétin de ne pas la chercher." grogna Mathieu.
" Quand même. C'est quelque chose que Plume n'aurait pas fait auparavant." ajouta le fermier.

[Taliesin]

Le barde frémit, alors qu'un frisson le parcourait de la tête aux pieds, secouant sa mince carcasse.
-Ils auront voulu empêcher Gal de s'en servir... murmura-t-il. La priver d'un messager, d'un espion... L'affaiblir, peut-être, à travers son familier...
Les images du dernier moment où tous les trois avaient été réunis, au milieu du campement des hommes de Kanter, lui revinrent à l'esprit avec brutalité, et il lui fallut faire un immense effort pour les repousser.
Et encore n'y parvint-il qu'à moitié...
-Mais elle est vivante... reprit-il. On me l'a assuré, il y a quelques veilles...
Il tenta de se reprendre.
-As-tu essayé... Je ne sais pas... De la sonder ? demanda-t-il à Mathieu.

[Galathée]

Le rôdeur secoua la tête, la mine sombre.
" Il m'a fallu un bon bout de temps pour parvenir à l'approcher, même moi. Elle se dérobait sans cesse, j'ai même cru un moment que je me trompai de chouette, que ce n'était pas celle de Galathée mais... à force de patience, j'ai fini par regagner un peu de sa confiance, petit à petit... Bien sûr, l'amener à m'ouvrir son esprit a pris encore un peu plus de temps... Et je n'ai rien vu, Taliesin. Le lien a l'air comme effacé ou rompu... Je pense qu'il y a un vide en Plume, mais je ne suis pas certain. Je n'avais encore jamais ressenti ça chez un animal."
Guillhem pinça les lèvres. Emeraude avait reparu, un baluchon sous le bras.
" Je vais m'en aller. La pluie s'est calmée et j'ai une bonne route à faire. Je suis heureuse d'avoir pu vous être utile."

[Taliesin]

Taliesin grimaça. La pensée de la vieille femme rentrant seule, par les chemins boueux, sous un temps incertain, ne le réjouissait guère. Il n'avait pas peur pour elle, Cependant. La chose lui semblait juste assez discourtoise, surtout après les inestimables services qu'elles leur avait rendus.
Mais sa décision semblait prise, et il ne voulait pas l'insulter, la contraindre à rester. Alors, il se leva, se rapprocha.
-Merci pour tout ce que vous avez fait... dit-il. Nous ne serions jamais arrivés ici sans votre aide. Et Victor n'aurait...
Il secoua la tête.
-Je vous promets de vous donner des nouvelles, si d'aventure tout ceci se termine bien.
Une idée lui traversa soudain l'esprit.
-Si vous voulez, je peux convoquer un coursier magique. Vous amener tout près de Luménis, puis rebrousser chemin... Ce genre de créature a le pied sûr, file comme le vent, paraît inépuisable. L'aller-retour ne me prendrait guère de temps.

[Galathée]

" Ne vous inquiétez donc pas pour moi, Taliesin, vous allez finir par m'insulter." fit-elle avec un sourire. " Je vais passer mes prochains jours, que dis-je, mes prochaines veilles, à cheminer à l'intérieur d'un coche inconfortable. La promenade me fera du bien. J'ai tellement peu souvent l'occasion d'admirer la campagne luménienne. Même en hiver, elle est tellement plus accueillante que les steppes de la Trouée."
Elle posa la main sur l'épaule du barde.
" Portez-vous bien. Donnez-moi des nouvelles, oui. Et ne faites pas des choses inconsidérées. Profitez des mains que l'on vous tend."
Elle gratifia l'assemblée d'un dernier salut, puis sortit au dehors.

[Taliesin]

Le barde ne put s'empêcher de gagner le seuil. De la regarder s'éloigner.
-Bonne route... souffla-t-il.
Elle avait été loyale, en avait plus fait qu'elle ne l'aurait dû pour un inconnu... A l'image d'autres, ailleurs, elle lui avait sauvé la mise. C'était sur ceux-là qu'il devait se concentrer. Pas sur les traîtres. Seulement sur ceux qui lui avaient porté secours.
Il y avait de l'espoir. Toujours.
A pas lents, il regagna la table. Reprit sa place.
-Nous lui devons une fière chandelle... fit-il. Je ne mentais pas, tout à l'heure, en disant que sans elle...
Il secoua la tête. Fit mine de s'intéresser à la soupe.

[Galathée]

Valaellyn sourit doucement.
" Je ne suis pas surprise que tu puisses inspirer ce genre de loyauté." lui murmura-t-elle.
" Surtout aux femmes." grommela Mathieu, à moitié amusé.
La soupe était délicieuse, épicée, à la fois consistante et raffinée. La ferme était tranquille, le chat ronronnait. Mathilde revint s'asseoir parmi eux et Taliesin constata, si ce n'était fait, que la jeune fille avait été acceptée en tant qu'adulte à la table des Merlus.
" Que s'est-il passé ?" demanda alors simplement Guillhem.

[Taliesin]

Le barde releva la tête.
-C'est une très longue histoire... murmura-t-il.
Revivre ces terribles événements, depuis l'enlèvement sur la route jusqu'à l'attaque des mercenaires, allait être une épreuve, il le savait. Mais il savait aussi que ce n'était pas la plus rude partie du récit. Il s'agissait juste des conséquences de ses actes passés. Pas des actes eux-mêmes.
Et ce sujet... Viendrait forcément le moment de l'aborder. Il regretterait, alors, de ne plus en être simplement à narrer leurs épreuves, aussi douloureuses fussent-elles.
-Mais je vais essayer de faire court... reprit-il.
Il essaya, allant à l'essentiel sans pourtant omettre de péripéties. L'embuscade, sur la route, le trajet en caisse, la sinistre mine pénitencière de Gargouille, les retrouvailles inespérées avec Victor, puis leur évasion. Ce fut ensuite la fuite, la mort de leur compagnon, l'attaque du lion et le désastreux séjour chez Ava, où il s'était laissé prendre, une énième fois. Vint le tour de la traversée des montagnes, la rencontre avec le Peuple du Griffon et surtout la petite Méli, aux si étranges prophéties... Il aborda leur trajet aérien jusqu'au Val aux Mille Campanules, se montra évasif quant aux épreuves qu'il y avait subies, narra la descente vers la Lorien et le séjour à Loth Imarhil.
Il conclut en évoquant la duperie de Brune et ses conséquences, sa désastreuse intervention et l'aide que lui avaient apportée, à point nommé, Emeraude et ses compagnons, qui avaient sauvé la vie de Victor. Qui leur avaient permis de parvenir jusqu'ici en un seul morceau.
Enfin, il se tut. Garda un moment le regard rivé sur son assiette vide. Puis releva la tête.

[Galathée]

Son auditoire était pour le moins paralysé. Valaellyn avait toujours la main sur son avant-bras. Mathilde était blême. Mathieu avait les yeux écarquillés, Guillhem la mine froncée. Le silence était tombé sur la pièce, personne ne semblait savoir quoi dire. Sans doute avaient-ils du mal à croire à une aussi terrible succession d'événements, même s'il savaient, à l'expression du barde, que tout était vrai, du début à la fin. Les doigts de la prêtresse se refermèrent deux fois, presque convulsivement, sur la manche du barde. Elle avait l'air au bord des larmes.
" Mais enfin, pourquoi ?" lâcha alors Guillhem, verbalisant ce que chacun, sans doute, se demandait.
A cet instant, cependant, les enfants surgirent en troupeau, trempés, excités, exultants, portant Victor comme un héros sur leurs épaules.
" Victor, il a voyagé avec un Griffon !" annonça le petit Mathieu, qui menait le cortège.
Son oncle le regarda sans le voir, lui ébouriffa les cheveux.
" Je l'ai entendu dire, gamin. Je l'ai entendu dire." lâcha-t-il d'une voix altérée.
" Un âne ?" souffla alors Mathilde, ébahie. " Un vrai âne ?"
Valaellyn se contenta de sourire au travers de son trouble.
" Mais vous êtes vivants, n'est-ce pas ? Vous êtes vivants." murmura-t-elle à voix basse.

[Taliesin]

L'arrivée de la marmaille, joyeuse et turbulente, avait tiré Taliesin d'un bien mauvais pas.
La question de Guilhem, celle que tous se posaient, l'avait pétrifié, plongé dans un état proche de la panique. Déjà, il essayait de maîtrises ses pensées confuses, de trouver les premiers mots d'une explication élusive qui lui permettrait de gagner du temps, d'obtenir un répit...
Ce répit, il l'avait, à présent. Mais s'il s'était bercé d'illusions jusqu'ici, elles étaient balayées pour de bon : quoi qu'il advienne, il lui faudrait fournir aux Merlus les raisons de ces épreuves, de cet acharnement.
Il devrait y réfléchir, et vite. Pour l'heure, cependant, il pouvait se détendre un peu, reprendre des forces, les puiser dans ces moments joyeux, légers, qui s'annonçaient...
-Oh oui, nous sommes vivants... répondit-il, un peu tremblant, à la prêtresse. C'est assez incroyable, plutôt miraculeux, mais... Oui, nous sommes vivants.

[Galathée]

Les enfants prirent place à table dans un joyeux brouhaha. Certains saluèrent Taliesin, mais la plupart semblaient trouver sa présence des plus naturelles. Les yeux de Valaellyn s'attardèrent évidemment sur le visage de Victor tandis qu'il s'approchait du barde, l'air légèrement renfrogné. Mathilde et Antoine servirent de la soupe à tous les nouveaux arrivants tandis que Guillhem gagnait la cuisine pour vérifier l'état de ce qui y mitonnait. La prêtresse étreignit une seconde le petit garçon avant de le laisser parler. A l'autre bout de la table, Benoît, Jehan et Mathieu le réclamaient déjà à grands cris.
" Ils sont bêtes." lâcha Victor, bougon. " Ils me demandent pourquoi j'ai la tête à moitié brûlée, alors que c'était déjà comme ça avant. Je leur dis qu'ils ont mauvaise mémoire, mais ils ne me croient pas."
Il haussa les épaules, se para d'un sourire, puis retourna à ses compagnons. Valaellyn jeta un regard interrogatif à son congénère.

[Taliesin]

-C'est à cause de la fumée qu'il a respirée quand j'ai attaqué le camp des mercenaires... expliqua-t-il à mi voix, comptant sur les exclamations des gamins pour couvrir ses paroles. La prêtresse qui l'a soigné m'avait prévenu que ça pourrait avoir des conséquences passagères sur sa mémoire. De fait, quand il est revenu à lui, Victor était complètement perdu, mélangeait tout... C'est rentré dans l'ordre au fil des jours et aujourd'hui, c'est la seule chose qui cloche encore : il ne se souvient pas de cet incident, pense qu'il a récolté ses brûlures durant l'incendie du port de Luménis... Je n'ai pas trouvé l'occasion de lui dire la vérité : je ne voulais pas, non plus, le troubler alors qu'il se rétablissait à peine. Mais, de toute façon, on les fera bientôt disparaître, ces brûlures : la prêtresse aurait pu s'en charger tout de suite, elle a cependant préféré attendre, pour qu'il récupère par lui-même et pas seulement à grands renforts d'énergie divine. Elle disait que cela pourrait le perturber... En faire une sorte d'illuminé...

[Galathée]

" Et elle a eu raison..." murmura Valaellyn en contemplant Victor alors qu'il allait s'asseoir parmi ses pairs. " Cependant les brûlures ne disparaissent pas d'elles-mêmes. Il faudra s'en charger tôt ou tard si tu ne veux... s'il ne veut pas en conserver les cicatrices. Mais tant qu'il est encore affaibli... Surtout psychologiquement... C'est risqué."
Elle fronça les sourcils.
" Il a l'air changé. Plus que toi. Je ne saurais dire en quoi." ajouta-t-elle.

[Taliesin]

Il grimaça. Valaellyn était diablement perspicace... Mais elle l'avait toujours été, depuis qu'il la connaissait.
-Oui, il est changé... murmura-t-il. Ce n'est guère étonnant compte tenu de tout ce qu'il a vécu, subi, mais... Les formes que cela a pris sont assez déroutantes. Je m'en suis vite rendu compte, un mage de Loth Imarhil l'a remarqué, aussi, et maintenant toi... Je t'en parlerai quand nous serons un peu plus tranquilles.
Il ne voyait aucune raison de ne pas s'ouvrir de ce phénomène à l'elfe. Il savait pouvoir lui faie confiance. Et elle, au moins, ne voudrait pas tenter d'expériences...

[Galathée]

" Bien sûr. Faisons honneur au repas." murmura-t-elle.
Les Merlus avaient mis les petits plats dans les grands pour fêter le retour de Taliesin et Victor. Mathilde et Guillhem apportèrent des volailles rôties, des plats de choux et de pommes de terre, le tout agrémenté d'une sauce aux fruits rouges. Ce n'était pas le grand luxe, mais ça avait été cuisiné avec amour. On servit du vin aux adultes, Antoine eut droit au sien coupé à l'eau, et les enfants reçurent du jus de pommes.
Si les plus jeunes étaient joyeux, Victor y compris, la tension des plus âgés était palpable, bien que personne ne ramena la conversation dans des eaux dangereuses.

[Taliesin]

Le barde s'efforça de se montrer joyeux, sans trop forcer non plus sa comédie. Il fit honneur au repas - celui qu'il appréciait le plus depuis leur départ du "Rendez-Vous-des-Moins-que-Rien", à n'en pas douter, et au vin, ne refusant nullement qu'on remplisse son verre lorsqu'il l'eut vidé une première fois. C'était un jeu précaire auquel il s'adonnait, un équilibre difficile entre les soucis qui hantaient son esprit, la conscience de la tension ambiante et l'envie de profiter encore un peu de la chaleur qui persistait néanmoins, de cette compagnie nombreuse et amie à laquelle il n'avait pu goûter depuis longtemps. Il appréhendait néanmoins les suites du repas, se demandant quand viendrait l'heure des prochaines discussions, s'il y aurait, auparavant, un répit, un moment de détente...
Il verrait bien, cependant. Autant ne pas se mettre martel en tête pour cela.
Il essayait de son mieux.

[Galathée]

Après le repas, Mathilde embaucha une partie de la fratrie pour l'aider à la vaisselle. L'autre moitié du groupe emporta Victor vers les étages. Guillhem, Valaellyn et Mathieu rejoignirent Taliesin près du feu.
" Il faut que nous nous mettions rapidement en quête de Galathée." commença le rôdeur. " Cela fait plus de trois mois que vous avez disparu, elle pourrait être n'importe où."
Il ne verbalisa pas ce qu'ils devaient sans doute tous craindre, qu'en dépit de ce qu'avait dit la petite Méli, demi-dragonne qu'aucun d'entre eux n'avait rencontrée, la jeune femme était peut-être morte depuis longtemps. Ou depuis. Qui pouvait le savoir ?
" Nous devons aller jusqu'à cette maison où vous avez été enfermés. S'il y reste du monde, nous pourrons les interroger." continua-t-il.

[Taliesin]

Taliesin acquiesça. De répit, point : mais c'était sans doute pour le mieux. D'autant qu'ils parlaient des recherches à mener, et non pas des causes profondes de ce drame. Il avait cependant l'impression diffuse qu'on allait y revenir sous peu.
-C'est effectivement la chose à faire. Et à faire au plus vite... répondit-il. Je pense que la maison sera vide : mon ennemi n'aura pas pris le risque d'y laisser sa sœur... Nous pourrons tout de même y découvrir des indices, qui sait. Et s'il y reste quelqu'un...
Il hésita.
-Il faudra déterminer ce que nous en ferons une fois mené l'interrogatoire. Si nous nous dévoilons, on ne pourra pas laisser un éventuel témoin courir la campagne. Il pourrait vous dénoncer, vous, dire que vous m'aidez...

[Galathée]

Les regards de ses trois interlocuteurs se figèrent.
" Quoi ?" souffla alors Guillhem.
" Taliesin, je pense que tu t'emballes." murmura alors Valaellyn d'un ton très doux. " Quel que soit le tort qui vous a été fait... et nous savons qu'il est grand... Nous ne devons pas aller vers l'escalade."
" Je peux le faire." grommela Mathieu.
" Non." dit Valaellyn. " Nous ne devons pas envisager ce genre de choses. Pas froidement comme ça. Ce n'est pas nous. Ce n'est pas toi."
Elle ajouta cette dernière phrase en regardant le barde droit dans les yeux.

[Taliesin]

Il soutint son regard.
-Je refuse de vous faire courir le moindre risque, dit-il avec aplomb. Or, ce sera le cas si l'on apprend que vous m'aidez. Galathée a été punie parce qu'elle m'aimait, simplement. Et si Victor a eu un sort plus... clément, c'est uniquement parce qu'on le considérait assez jeune pour pouvoir se racheter, se détacher de nous.
Il soupira.
-Mais je me suis mal exprimé, pardonnez-moi. Je n'envisageais pas, d'emblée, quelque chose de sanglant et d'irréparable. Je voulais juste que vous soyez conscient qu'on ne pourrait laisser partir aucun témoin, et savoir si tu possédais, Valaellyn, quelque sort pour faire oublier notre venue, les questions que nous pourrions poser...

[Galathée]

Guillhem s'était carré dans son siège. Les enfants avaient quitté la cuisine et ils grimpèrent les escaliers à la suite des premiers. Mathilde ne reparut pas.
" Si vous nous disiez pourquoi quelqu'un vous en veut au point de vous kidnapper et de vouloir punir ceux qui vous sont chers ?" fit le fermier, d'une voix calme.
Valaellyn pinça les lèvres mais opina du chef.
" Nous perdons du temps." grogna Mathieu.
" Je ne crois pas." ajouta son frère.

[Taliesin]

Taliesin demeura stoïque. Il ne s'était pas trompé... Mais, encore une fois, c'était mieux ainsi. Ils méritaient de savoir. C'était absolument nécessaire avant qu'ils ne songent à s'engager dans une si périlleuse aventure qui pourrait mettre en péril plus que ceux qui le suivraient.
Il jeta un regard à son sac, posé dans un coin. Il pourrait partir sitôt son récit terminé, le cas échéant. En leur laissant Victor.
Il se leva de sa chaise, alla fermer la porte de la salle à manger, puis revint s'assoir. Il avait la désagréable impression de se retrouver face à un tribunal.
Qu'ils le jugent donc. Il ne voulait plus être un imposteur.
Restait juste à procéder de la bonne manière. Pour qu'ils acceptent d'aider la rôdeuse. Ou, au moins, de veiller sur le petit garçon pendant qu'il se lancerait à sa recherche.
-Très bien... fit-il. En préambule, je tiens à vous dire que Galathée et Victor sont au courant. Ils l'étaient déjà avant ces événements. L'ont toujours été depuis que nous vivons ensemble.
Il se tourna vers Valaellyn.
-Connais-tu ce sort qui permet de s'assurer de la nature profonde des gens ? De savoir s'ils sont bons ou s'ils ont le mal ancré en eux ? Le conseiller Albérich Megrall me l'a lancé quand nous sommes rentrés à Luménis, après votre installation ici. Si tu le connais, j'aimerais que tu me le lances... et que tu dises ce que tu en déduis.

[Galathée]

Valaellyn hocha la tête.
" Je le connais oui, c'est un sortilège très simple." murmura-t-elle. " Mais j'ai confiance en toi, je n'ai pas besoin..."
Elle grimaça.
" Bon d'accord."
L'elfe se mit à incanter, esquissant des arabesques complexes du bout des doigts, lesquelles se teintèrent d'une lumière verte, irradiante, qui finit par entourer le barde tout entier, avant de s'éteindre. Valaellyn sourit.
" Tu es bon. Et loyal envers ceux que tu aimes. Voilà ce que me dit ce sortilège."

[Taliesin]

-De ceux là, vous faites partie... dit le barde, sans ambages. Et si je t'ai demandé de lancer ce sort, c'est pour vous prouver que je n'ai jamais joué la comédie avec vous, depuis que nous nous connaissons. Que j'ai été égal à moi-même. Du moins, égal à ce que j'étais autrefois, à ce que Galathée et Victor m'ont aidé à redevenir après les événements dont je vais parler à présent.
Il se massa les tempes, tenta de maîtriser son angoisse croissante. Ah, il le regrettait déjà, le moment où il en était seulement à raconter leur périple de retour depuis la mine de Gargouille...
-Je suis désolé de tourner ainsi autour du pot, reprit-il. Mais si ce que j'ai fait peut se résumer en quelques mots, les causes, le contexte, eux, sont très longs à décrire. Alors, pour résumer au mieux... J'aurais besoin de savoir ce que vous connaissez de l'arrivée de Nwalk à Luménis. Des forces qui ont pu s'opposer à lui, durant la guerre civile.

[Galathée]

Ses interlocuteurs s'entre-dévisagèrent.
" Pas grand chose, pour ma part." murmura Guillhem.
" Pas mieux. Ce sont des Mélandiens qui ont renversé le gouvernement."
" Ils se faisaient passer pour des réfugiés, c'est ça, je pense ?"
" Et Nwalk était leur chef. Ensuite, les forces luméniennes ont mené une contre-offensive."
" Avec des Manostiens, il me semble."
" Une sorte de force rassemblant un peu toutes sortes de bonnes volontés."

[Taliesin]

Taliesin soupira. S'ils avaient entendu parler du Monstre et de ses agissements, les choses auraient été tellement plus simples ! Il lui aurait suffi de dire que c'était lui...
Mais il allait falloir raconter tout. Depuis le début. Sans rien omettre.
Il les dévisagea, un à un. Quand il en aurait terminé, aucun d'entre eux ne serait plus son ami. Leurs traits ne témoigneraient que de l'horreur, de la répulsion, sinon de la haine. Alors, il puisa du courage dans la sympathie qu'il pouvait encore y lire.
Il leur devait la vérité. La leur donnerait.
-Les Mélandiens qui ont gagné Luménis étaient bel et bien des réfugiés, d'anciens esclaves révoltés, et Nwalk, malgré l'influence qu'il pouvait avoir, n'était que l'un d'entre eux. Je le sais de source sure : leur chef, si tant est qu'on puisse employer ce mot, c'était moi.
Puis il se lança, résuma cette interminable succession d'événements comme il l'avait fait pour son enlèvement, son évasion, son retour, en essayant de ne pas donner de détails inutiles, d'aller à l'essentiel sans prendre trop de raccourcis. Il se montra bref sur la période mélandienne, sur la traversée du désert et celle du détroit. Se fit davantage précis quant aux premiers jours dans la capitale hélonnienne, aux négociations avec le gouvernement, aux agissements de Nwalk, derrière son dos. Parla du jour où s'était déclenchée la révolte, de son combat contre le futur Tyran... et des mois d'emprisonnement qui avaient suivis, ponctués des visites de ce dernier, d'abord au Grand Fort, puis dans les caves du Palais.
Il narra ce moment où on l'avait traîné dans une salle sinistre, surchauffée, de la croix sur laquelle on comptait torturer Rhéa, de la manière dont il avait tenté d'empêcher les plans sinistres du sombre seigneur de la cité. Du lamentable échec qui s'en était suivi.
Puis ce fut le plus terrible, le plus éprouvant. Ce fut la brève mais effroyable existence du Monstre, de son réveil au milieu d'un charnier à la libération d'une poignée d'esclaves, des meurtres de gardes à cette brève rencontre avec Galathée et Victor - dont il cacha certaines choses -, de sa grandiloquente imposture lors de la bataille des quais militaires à la nuit du massacre de la famille du juge Kanter, ce dignitaire morféen auquel on avait offert Rhéa... et qui l'avait martyrisée, tuée.
De cette nuit sans nom, il s'abstint de décrire tous les détails, sans pour autant chercher à se dédouaner, à minimiser sa responsabilité et l'horreur de ses crimes.
Il aurait pu s'arrêter là. Ne le fit pas. Poursuivit, d'une voix de plus en plus altérée, jusqu'à cette fameuse nuit où Galathée avait tué le Monstre, Jusqu'à cette fameuse aube où ce qu'il restait de l'ancien Taliesin s'était éveillé...
Il conclut en quelque mots, sur sa volonté de mourir. Sur la promesse que la rôdeuse lui avait arrachée. Sur leur départ.
Puis se tut.
L'elfe tremblait de tous ses membres. Ses ongles était si profondément enfoncés dans ses paumes qu'il sentait le sang dégoutter. Et surtout, surtout, il gardait ses yeux embués rivés sur la table, incapable de relever la tête, incapable d'affronter le regard de ses anciens amis.
Il songea à fuir, là, tout de suite, sans se retourner, sans affronter leur jugement, leur verdict...
Il songea à fuir... mais ne le fit pas.
Il ne serait pas un lâche.

[Galathée]

Plongé dans son récit, dans ses réminiscences, Taliesin n'avait pas vraiment mesuré ce qui s'était succédé sur le visage de ses amis. La surprise, l'horreur, la pitié, sans doute. Lorsqu'il en eut terminé, le silence succéda à ses paroles. Un silence pesant, troublé seulement par le crépitement des flammes derrière lui, par le pas des enfants au-dessus de leurs têtes. Puis Valaellyn bougea et lui entoura les épaules d'un bras, simplement, et l'attira contre elle.
" Toute cette souffrance..." souffla-t-elle simplement.
Ces simples mots suffirent à rompre le charme. Guillhem repoussa sa chaise et se leva.
" J'ai besoin d'un verre." fit-il.
Seul Mathieu ne dit rien.

[Taliesin]

Le barde, encore sous le coup de son propre récit, les entendit à peine. C'était la deuxième fois qu'il racontait tout cela, et sa réaction était aussi violente que la première. Il se haïssait, ne comprenait pas la compassion que lui témoignait Valaellyn, ne comprenait pas pourquoi on ne l'avait pas déjà chassé...
Il demeura un moment immobile, hébété, sa maigre carcasse parcourue de frissons. Puis, tout à coup, le goût de bile dans sa gorge fut par trop insupportable, comme fut insupportable son impression d'étouffement, la conscience aiguë qu'il était sur le point de craquer...
-Puis-je sortir un instant ? souffla-t-il d'une voix rauque, méconnaissable.