[Lieu] La ferme Desmoulins

[Galathée]

A travers les lattes du plancher, il perçut l'habituelle effervescence de la salle à manger des Merlus, où les premiers levés devaient se mettre à table. Des bribes de conversation lui parvenaient, incompréhensibles, voix fluettes d'enfants, plus graves d'adultes, et le timbre bien reconnaissable d'une Mathilde qui peinait à mettre de l'ordre dans le capharnaüm quotidien. L'aube était tardive, encore, en ce début de printemps, et la bonne marche d'une ferme exigeait, sévère, que l'on se lève à la nuit.

[Taliesin]

Autant pour porter secours à la jeune femme que pour s'occuper l'esprit - lequel était peu à peu envahi par le souvenir de ce qui s'était produit la veille, phénomène toujours désagréable lorsqu'il succédait brutalement à la prime quiétude du réveil -, Taliesin se leva, s'habilla et, après s'être copieusement étiré, il quitta sa chambre pour gagner le tumultueux rez-de-chaussée, bien décidé à se joindre aux préparatifs du petit-déjeuner.

[Galathée]

Quand Taliesin survint, Antoine, Félix et le petit Mathieu étaient à table. L'état de certaines assiettes indiquait que trois personnes avaient déjà mangé et avaient, depuis, disparu. Mathilde était debout à la porte de la cuisine, les yeux plissés, comptant apparemment quelque chose. Des pas s'immobilisèrent dans le dos du barde et Valaellyn lui prit le bras.
" Je dois te parler." souffla-t-elle.
L'entraînant un peu à l'écart de la table, elle se pencha vers lui. Elle avait l'air très fatiguée, mais esquissa un sourire avant de prendre la parole.
" Mathieu ne vient pas. Il pense que sa place est auprès de son frère. Tu peux essayer de lui parler, mais je ne crois pas qu'il changera d'avis."

[Taliesin]

Le barde demeura muet une seconde.
Un allié de moins pour cette périlleuse aventure, songea-t-il, abattu. Et une chance de moins d'en sortir victorieux...
Mais il se ressaisit presque aussitôt. Esquissa un franc sourire.
Au fond, cette décision le rassurait.
-J'irai lui parler, oui... Mais pas pour le convaincre de venir : pour lui dire que sa décision est la bonne. Avec le danger latent que font courir les Kanter sur votre famille, il vaut mieux que Mathieu soit là. Grâce à ses accointances avec les animaux, il pourra éventer toute tentative d'intrusion... Je serai plus tranquille en le sachant ici : je redoute par dessus tout qu'il arrive quelque chose à Guilhem ou aux enfants.
Il hésita... Puis continua sur sa lancée.
-Et si toi aussi tu préfères rester, je le comprendrais tout à fait. D'autant que comme Victor demeure à la ferme... Si la chose venait à se savoir, on pourrait tenter de s'en prendre à lui, et donc à vous. Mieux vaut, dès lors, être plus prudent que pas assez. Moi, je saurais très bien me débrouiller, à Mélandis. Je connais la ville, après tout. Et je sais jouer la comédie, passer pour ce que je ne suis pas...

[Galathée]

" Il n'en est pas question." fit Valaellyn avec véhémence. " J'ai pris ma décision : je ne te laisserai pas y aller seul. Mathieu n'a pas besoin de moi pour protéger la ferme. Toi, tu auras besoin de moi."
Elle secoua la tête.
" Mes affaires sont prêtes. Nous partons quand tu le désires."

[Taliesin]

Il faillit insister. Mais renonça : il n'allait pas se priver du soutien que pourrait lui apporter la prêtresse. Elle n'accepterait pas, de toute façon, elle l'avait bien montré.
-Nous partirons aujourd'hui, c'est certain, mais je ne sais pas quand exactement... dit-il. Je dois rédiger une lettre pour les autorités luméniennes, et essayer de dire un dernier mot à Victor : nous ne nous sommes pas séparés en très bons termes, hier soir... Ah, et il faut aussi réfléchir aux moyens de nous procurer l'argent nécessaire à la traversée. Peut-être le pipeau nous le procurera-t-il, qui sait. Sinon, je pourrais essayer de m'infiltrer chez nous, à Luménis, pour y récupérer quelques affaires que je pourrais vendre...

[Galathée]

Valaellyn parut soulagée qu'il passe tout de suite aux choses sérieuses et elle l'entraîna vers la table.
" Tu ferais mieux de petit-déjeuner avant de te lancer dans tout ce programme..." dit-elle avec un léger sourire.
Elle s'installa près de lui, à l'écart des enfants qui bavardaient tranquillement (quand ils ne provoquaient pas Mathilde en lançant de la nourriture).
" J'ai réfléchi, moi aussi... Comment imagines-tu faire la traversée ? Je pense que depuis les événements à Luménis, pratiquement plus personne ne part vers Mélandis. Crois-tu que nous devrons passer par Manost ? Ou par un port de la côte dorrandine ? Je n'y connais pas grand chose... Hautépine était tout mon univers..."

[Taliesin]

-Mon idée était de tenter d'embarquer sur l'un de ces navires esclavagistes... expliqua Taliesin. Mais s'ils refusent de nous prendre à leur bord, ou si nous n'arrivons même pas à nouer le contact, oui, il faudra gagner Dorrandin, puis tenter de rejoindre Mélandis par voie de terre ou voie de mer. J'aimerais autant que la première solution marche : ce serait de loin la plus rapide.
Il se voyait mal traverser à nouveau le Désert du Basilic. Mais s'ils n'avaient pas le choix... Ils le feraient.

[Galathée]

" Embarquer sur un navire esclavagiste ?" s'exclama Valaellyn, les yeux écarquillés." Taliesin, avec nos mines... Ils auront tôt fait de nous mettre aux fers et de nous vendre avec le reste de leur marchandise ! A moins que tu n'imagines nous faufiler à bord comme passagers clandestins ? La traversée est longue, non ?"
Elle frissonna.
" Nous devrions peut-être nous renseigner... Il n'est pas impossible que d'autres navires effectuent le voyage... des navires avec des objectifs un peu moins horribles..."

[Taliesin]

Le barde haussa les épaules. Qu'on essaie de le capturer, et on verrait bien... Mais Valaellyn avait peut-être raison, malgré tout.
-Et bien,, si tu préfères, nous nous renseignerons... De toute façon, nos pas nous mèneront jusqu'à Pend-les-Phoques, puisque c'est la seule piste que nous ayons. J'essaierai d'avoir des informations sur Gal, et si je n'en ai pas, ce qui est malheureusement très probable, je poserai des questions sur les moyens de gagner Mélandis. De nombreux prétextes peuvent nous pousser à tenter un tel voyage, et à vouloir qu'il passe inaperçu.

[Galathée]

" Bien sûr."
Elle s'efforça de sourire.
" C'est toi le chef de l'expédition ! Pend-les-Phoques ce sera."
Elle se leva précipitamment.
" Je vais te chercher de quoi écrire."
Et elle s'esquiva.

[Taliesin]

Le barde la regarda s'éloigner, se demandant si l'emmener avec lui était réellement une bonne idée. Valaellyn ne manquait pas de compétences, c'était certain, mais comme elle l'avait dit, Hautépine avait longtemps été son seul horizon. Elle ne pouvait imaginer ce qu'était Mélandis...
Il soupira, puis se concentra sur son petit déjeuner. Quant à la lettre... Il avait les mots précis en tête. Ne restait plus qu'à les écrire.

[Galathée]

Valaellyn revint peu après avec le parchemin et l'encre, qu'elle lui déposa sur la table, à côté de son bol de gruau. Jehan et Benoît avaient fait leur apparition, mais il n'y avait toujours aucune trace de Victor. Les gamins saluèrent Taliesin sans qu'il ne détecte quoi que ce soit d'étrange dans leur attitude, cependant. Ni Guillhem, ni Mathieu n'apparurent mais ils étaient probablement parmi les premiers levés et sans doute dehors depuis longtemps. Mathilde encouragea les derniers arrivés à finir rapidement leur repas, que la première vaisselle de la journée puisse être entamée sans traîner.

[Taliesin]

Le barde se hâta de finir de manger, puis rapporta ses couverts à la cuisine, avant de revenir s'installer à table. Il demeura un instant à contempler le parchemin vierge puis, avec un soupir, il trempa sa plume dans l'encrier et commença la rédaction de cette fameuse lettre.

Messire,

Je suis bien conscient que ce message va vous surprendre, et j'aurais préféré, croyez-le bien, venir vous parler de vive voix. Mais les circonstances étant ce qu'elles sont, je ne peux me le permettre. Je ne voulais pourtant pas quitter Hélonna sans vous faire part des raisons de ma disparition brutale... et de bien d'autres choses encore.

Je vous écris car vous me semblez la seule personne en qui je peux avoir confiance : vous m’avez témoigné de la bienveillance malgré l’attitude détestable dont j’ai fait preuve lors de la réunion qui constitua notre seule et unique rencontre.

Comme vous le savez, au retour de l'expédition à laquelle le Conseil m'avait demandé de participer, j'ai devancé le gros des troupes, constituant l'avant-garde en compagnie d'Arya Du Varden et de quelques cavaliers. Peut-être aurais-je dû venir me présenter à vous immédiatement, comme l'ont sans doute fait les autres, mais j'ai préféré rentrer chez moi où j'espérais retrouver ma famille. Elle ne s'y trouvait pas, cependant : un mot de Galathée, ma compagne, m'informait qu'elle et son fils adoptif, Victor Desmoulins, étaient partis chez les Merlus, nos amis installés dans la ferme familiale de l'enfant. C'est donc là que je me suis rendu. Nous y sommes demeurés quelques jours, avant de prendre le chemin du retour... Et d'être enlevés. Enlevés par un certain Gabriel Kanter qui m'accusait du massacre de son oncle, juge fidèle à Nwalk, et de toute sa famille.

Qui m'accusait à juste titre. Car, je l'avoue, j'ai été celui qu'on surnomma le Monstre. Il est probable que vous aviez déjà des soupçons à ce sujet, bien que vous ayez malgré tout choisi de me faire confiance, de croire à ma bonne volonté et à mes bonnes intentions, ce dont je vous suis infiniment redevable.

Il n'en reste pas moins que je suis coupable de ce crime sans nom. Je ne chercherai pas à me trouver d'excuses – je n'en ai pas –, mais je voudrais tout de même vous décrire la manière dont les choses se sont déroulées pour moi durant la guerre civile.

Lors du coup d'État, j'ai été capturé par Nwalk, enfermé de longs mois au Grand Fort, puis transféré dans les caves du Palais Présidentiel. Le Tyran me portait un intérêt particulier : d'abord à cause des tentatives que j'ai pu faire pour m'opposer à lui, lors de notre voyage depuis Mélandis ou alors qu'il essayait de rendre les réfugiés hostiles à Luménis, puis de les soulever. Mais, surtout, parce qu'il avait besoin de moi pour les expériences auxquelles il se livrait. Il m'a rendu de nombreuses visites durant mon emprisonnement au Fort, puis fait amener à plusieurs reprises dans son laboratoire, à l’Université de la Magie. La conclusion desdites expériences devait avoir lieu sous le Palais. Etait présente une jeune femme du nom de Rhéa, amie fidèle qui m'accompagnait et me soutenait avant même que ne débute la révolte des esclaves, à Mélandis. Il avait l'intention de la torturer, bien évidemment. Pourtant, les choses n'ont pas exactement tourné comme il le voulait. Du moins, pas au début : je ne sais ce qui s'est produit après le combat qui nous opposa, qui me mena à l'inconscience. Aurait dû me mener au trépas.

Il n'en fut rien, cependant. Je ne sais pas pourquoi : peut-être le soldat que Nwalk, me croyant mort, chargea de jeter mon corps dans un charnier du port me fit-il boire une potion de soins. Peut-être. Toujours est-il que je me réveillais dans ce charnier, que je le quittais, animé par la haine, brûlant du désir de me venger, de faire payer le Tyran. J'ai commencé par tuer des Morfénes isolés. Puis j'ai libéré quelques esclaves afin qu'ils m'aident dans mes opérations. J'ai bientôt entendu parler de la légende qu'avaient fait naître mon réveil, mes actions, et j'ai décidé d'en jouer. C'est ce qui explique la mascarade que j'ai mise en œuvre, lors de la bataille des quais militaires.

Puis j'ai commis l'irréparable. J'ai appris que Nwalk avait offert Rhéa au juge Kanter, l'un de ses plus proches soutiens, lequel infligea à la malheureuse mille sévices avant de la tuer. J'ai appris cela, et j'ai décidé d'agir, de frapper un grand coup. Je me voilais la face en me disant que je voulais faire douter le Tyran en assassinant l'un de ses partisans, en terrifiant tous ceux qui le soutenaient par l'atrocité de ce que j'envisageais comme une juste punition. Peut-être y avait-il là une infime once de conviction réelle. Mais j'étais surtout animé par la haine, par l'envie de me venger, de venger mon amie défunte. Et, enfin, par une inextinguible soif de sang. J'étais fou, soyons francs, et je me raccrochais volontiers à cette folie sans bornes, m'y plongeais tout entier pour mener à bien les desseins personnels que je me plaisais à ériger en quête légitime pour sauver Luménis.

Les horreurs que j'ai commises cette nuit-là, vous les connaissez. Si encore je m'étais contenté de tuer Kanter... Mais non, il a fallu que je n'épargne ni ses serviteurs, ni sa femme, ni ses enfants, qui n'étaient pourtant en rien coupables des agissements du juge. Pire : j'ai contraint mes hommes, que je considérais comme de simples pions, à me seconder dans ces actes impardonnables, les avilissant comme je m'avilissais. Pour les décider, j'avais joué sans vergogne sur leurs points sensibles, Kanter étant l'instigateur du rétablissement de l'esclavage à Luménis. Etant, par conséquent, la cause de l'asservissement auquel je les avais soustraits, non par bonté d'âme, mais par pur intérêt.

J'aurais probablement commis à nouveau semblables atrocités. Certainement, même, tant ma folie était grande. Mais j'ai été capturé par Galathée, laquelle croyait pouvoir retrouver celui que j'étais autrefois derrière les oripeaux du Monstre. Elle a tué celui-ci, en quelque sorte, car lorsque je me réveillais pieds et poings liés au cœur du Parc Verdoyant, je n'étais plus qu'une coquille vide. Une coquille vide consciente de ce qu'elle avait fait, et désireuse de rejoindre le néant qui l’habitait. Galathée ne me l'a pas permis, a voulu m'offrir une chance... Et, peu à peu, alors que je voyageais avec elle et le petit Victor sur les routes, que nous nous installions dans la Vallée du Nirvana, à la lisière de la Lorien, j'ai réappris à vivre.

En rentrant à Luménis, à l’automne dernier, j’étais redevenu moi-même. Et, surtout, j’avais trouvé une famille. C’est par crainte de perdre tout cela que je n’ai pas avoué mes fautes aux autorités, que je n’ai répondu que de mon rôle quant à l’arrivée de Nwalk et des anciens esclaves mélandiens. En cela aussi, je suis coupable. J’espérais pouvoir reprendre une existence normale, laisser derrière moi ce passé douloureux. Il m’a rattrapé, pourtant.

Gabriel Kanter n’a pas voulu me traduire devant les tribunaux luméniens, craignant une trop grande mansuétude à mon égard. Il a préféré appliquer sa propre justice. Après notre enlèvement, je n’ai rien su du sort de Galathée ou de Victor. J’ai moi-même été envoyé à la Mine pénitentiaire de Gargouille, près d’Ithilion. Il m’a fallu longtemps pour trouver un moyen de m’évader, et lorsque j’ai pu tenter la chose, j’ai retrouvé l’enfant, échappé du temple d’Oghma, à Ithilion, et venu me rejoindre par ses propres moyens. Puis ce fut la fuite… Aujourd’hui encore, je me demande comment nous avons pu regagner vivants les abords de Luménis. C’est sans doute un miracle, surtout si l’on considère notre affrontement, dans la Trouée des Chevaux, avec un groupe de mercenaires mandatés par Kanter pour nous capturer.

Mais nous avons survécu, et sitôt arrivés à bon port, j’ai pu entamer des recherches pour tenter de retrouver Galathée. A la mine, l’un de mes anciens hommes de mains, Lars, emprisonné tout comme moi – en plus de s’être fait crever les yeux – , m’avait appris qu’elle avait été laissée à la sœur de Gabriel, Faustine, vivant dans un manoir aux abords du petit village de Fernell dont elle a épousa le bourgmestre. J’ai réussi à la rencontrer en empruntant les traits de son frère, et à lui soutirer quelques informations : Galathée a été vendue comme esclave à des marchands traitant avec Mélandis. Elle m’a également fourni un moyen de les contacter : il faut se rendre à Pend-les-Phoques, dans la Taverne du Court Bouillon, commander deux whiskys… et attendre. Si un intermédiaire est présent, il viendra. Il s’agirait là de l’un des derniers vestiges du système mis en place par Nwalk afin de se débarrasser de certains opposants gênants.

C’est en tout cas là que je vais diriger mes pas, pour tenter d’en apprendre davantage. Que j’y arrive ou non, j’embarquerai ensuite pour Mélandis.

Si d’aventure je reviens de ce périple, je me rendrai à la justice luménienne. Les miens n’ont que trop souffert à cause de mes crimes passés, et je refuse de leur imposer plus longtemps une vie de fugitifs traqués. Galathée et Victor ont le droit à une existence normale, exempte des dangers qu’ils n’ont déjà que trop connus. Je me rendrai, afin que cette sinistre affaire puisse être réglée devant la justice, et j’accepterai le verdict, quel qu’il soit. Si je ne me suis pas présenté à vous dès aujourd’hui, c’est simplement par crainte qu’on m’emprisonne dans l’instant, ce qui m’aurait empêché d’entreprendre ce périple vers Dorrandin, et par conséquent, de secourir ma compagne. Or, je ne pouvais supporter l’idée de la laisser aux mains de ses tourmenteurs, de l’abandonner à une vie d’esclave dont j’ai malheureusement pu observer l’effroyable teneur.

Je sais que je suis très mal placé pour vous demander quoi que ce soit, mais la requête que je voudrais vous soumettre à présent ne me concerne pas directement. Elle concerne les Merlus, mes amis, cette famille qui n’a en rien, jamais, trempé dans mes crimes, et que la vie n’a pas épargnée – vous avez dû entendre parler des agissements du comte de Montcerf et des Gardes Rouges renégats qu’il employait.

N’ébruitez pas ce que je viens de vous révéler : ils en paieraient les conséquences. Faustine Kanter me l’a dit elle-même : elle a des contacts, des appuis à Luménis, ce qui lui a notamment permis d’indiquer à son frère où et quand nous capturer. Elle connait l’existence des Merlus, le lien qui nous unit, et elle n’hésitera pas, je le crains, à s’en prendre à eux, le cas échéant. Sous les traits de son frère, j’ai réussi à la convaincre de ne pas bouger, de ne rien tenter. Mais si le vrai Gabriel venait à la retrouver, et que ma supercherie était éventée… J’ai peur de ce qui pourrait leur arriver, peur qu’à nouveaux, des innocents souffrent par ma faute. Alors, s’il ne vous est pas possible de garder secret le contenu de cette lettre, je vous en prie : protégez-les.

Je vous remercie pour l’attention que vous aurez bien voulu porter à ce message, et j’espère pouvoir, d’ici quelques mois, me remettre entre les mains de la justice luménienne, afin que toute cette histoire se termine enfin.

Taliesin

L’elfe posa sa plume. Relut la lettre. Puis, dès que l’encre eut séché, la replia.
Il n’avait pas mentionné le fait que Victor resterait auprès des Merlus. Mais Longuehune pourrait le savoir sans mal, s’il le voulait. Et il préférait ne pas coucher cela par écrit : qui sait dans quelles mains pourrait tomber la missive ?

[Galathée]

Il ne restait plus à Taliesin qu'à trouver quelqu'un pour porter son pli à Luménis. La salle à manger s'était vidée pendant qu'il écrivait, la table était désormais débarrassée, la cuisine silencieuse. Même Valaellyn était invisible. Le feu craquait, tranquille, comme le dernier vestige d'une civilisation endormie. La pluie tombait à verses, toujours, il pouvait l'entendre frapper les volets qu'on n'avait pas ouverts. Des pas étouffés provenaient des étages. Dehors, un chien aboyait.

[Taliesin]

Le barde grimaça, comme il était saisi d'un brusque sentiment de solitude, comme l'ampleur de la tâche à accomplir s'abattait brutalement sur ses épaules.
Mélandis...
IL resta assis un long moment, le regard perdu dans le vague.
Un périple sans commune mesure avec celui qu'il venait de vivre. Et les dieux savaient, pourtant, que les choses n'avaient pas été simples. Mais là...
Mélandis.
Et quand bien même en reviendrait-il avec Galathée. Vu la lettre qu'il venait d'écrire, vu les aveux qu'il avait couché sur le papier... Pour lui, ce serait la prison, au mieux. Et au pire...
Il se leva tout d'un coup. Jeta un regard à la missive, songea à la brûler... Puis, d'un pas rapide, il se dirigea vers les étages, pour y quérir son sac.
Et, qui sait, croiser Victor...

[Galathée]

Mais si le barde voulait voir le petit garçon, il lui faudrait se montrer plus pro-actif. En allant chercher ses affaires, il ne croisa pas l'ombre d'un enfant, même si des murmures étouffés lui parvenaient, indiquant que la ribambelle de gamins s'était probablement réfugiée dans l'une des chambres pour y passer le temps, long, contraints par la pluie torrentielle.

[Taliesin]

Il hésita à aller les déranger... puis renonça.
Victor savait le départ proche. S'il voulait le voir avant qu'il ne quitte la ferme, il viendrait. Sinon... Sinon, c'est qu'il était trop remonté pour accepter de lui parler, et qu'aller le trouver n'arrangerait rien. Empirerait même peut-être les choses.
Autant lui éviter, leur éviter, un nouvel affrontement.
Son sac sur l'épaule, ses armes sous le bras, il redescendit. Déposa son barda sur la table, puis tira le pipeau magique de la poche de son manteau. Il fallait qu'il sache si "Les demoiselles d'Eauprofonde" pouvaient lui fournir de l'argent. Sans quoi, il faudrait trouver un autre moyen. Personne ne les mènerai à Mélandis par simple bonté d'âme.

[Galathée]

Il joua le petit air, lequel résonna dans la pièce déserte, curieusement décalé pour qui en connaissait les paroles. Mais personne ne s'en offusqua, puisqu'il n'y avait personne. Jusqu'à ce que la porte s'ouvre derrière lui.
Il eut à peine le temps de faire volte-face que Victor était contre lui, l'enserrant de ses bras.
" Je suis désolé." souffla le petit garçon. " Je sais que tu fais ce qu'il faut. Mais j'ai tellement peur que tu ne reviennes pas, toi non plus. Je sais que les Merlus m'accueilleront... Mathilde me crie déjà dessus comme si j'étais l'un d'entre eux..."
Il sourit au travers de ses larmes, levant les yeux vers le barde.
" Puis je pensais qu'un barbare avec des boules de feu... ça pourrait t'être utile... Mais je comprends."
Il recula un instant, pour essuyer ses larmes d'un revers de manche.
" J'essaierai de rester courageux jusqu'à ce que vous soyez rentrés."

[Taliesin]

Si le barde avait éprouvé une cuisante déception en constatant que rien ne s'était produit, qu'ils n'auraient pas d'or pour leur voyage, celle-ci fut balayée par l'arrivée de Victor, et il demeura silencieux, à l'écouter, se sentant gagné par une émotion qu'il ne put, ne voulut contenir.
Quand l'enfant se tut, il tenta de parler, ne trouva pas les mots. Se contenta de tendre la main, de l'attira doucement contre lui.
Oui, Victor aurait pu lui être utile. Ne serait-ce que par la force que lui conférait sa simple présence, son courage infaillible, sa foi inébranlable... Avec lui à ses côtés, il devait tenir bon, ne pouvait pas être moins vaillant qu'il ne l'était... S'il s'était évadé seul de la mine, aurait-il été si loin ? Aurait-il survécu ?
Sans doute que non...
Et puis, avait-il le droit d'obliger l'enfant à attendre ? De le laisser derrière, des mois durant, sans aucune nouvelle ? S'il ne revenait pas, si Galathée ne revenait pas, Victor s'en remettrait-il ? Pourrait-il tout recommencer, à nouveau ?
Un instant, il fallait changer d'avis. Lui dire qu'ils partiraient ensemble.
Mais ç'aurait été mener le gosse à un trépas certain. Ou à de bien rudes épreuves...
Pires que l'attente ? Pires que le doute ?
Mélandis...
Non, il ne pouvait pas l'amener là-bas.
Il n'avait pas pu le préserver de simples mercenaires : il n'aurait pas le pouvoir de le protéger contre tous les dangers que recelait la cité du Chaos.
Victor devait rester ici. Il n'y avait pas d'autre choix.
-C'est moi qui suis désolé, murmura-t-il enfin. Je n'ai pas la moindre envie que nous nous séparions, tu sais. Pas la moindre Au contraire, j'aimerais que nous partions ensemble. Mais... Je ne peux pas t'emmener à Mélandis. J'aurais l'impression de te condamner d'avance. J'aurais trop peur pour toi, tout le temps... Je t'aime, bonhomme. Et je ne peux supporter l'idée qu'on te fasse à nouveau du mal.
Il soupira.
-Je ne te fais pas de promesse, mais... J'ai déjà survécu à tant de choses, à tant d'ennemis... A Nwalk, au désert... A Mélandis... Alors, vraiment, je ne vois pas ce qui pourrait m'abattre... Surtout à présent que je vous ai, toi et Gal. Que j'ai l'espoir que nous puissions enfin être tous les trois réunis, et vivre sans plus craindre de dangers...

[Galathée]

Victor opina du chef, gardant la joue contre le pourpoint du barde.
" Moi aussi." souffla l'enfant. " Je l'espère et je le crois. Le contraire serait trop injuste, et je crois que tout ne peut pas être tout le temps injuste."
Il s'arracha à l'étreinte du barde, et lui sourit courageusement.
" Je vais rester ici et je peux peut-être préparer votre retour ? Je vais essayer de réapprivoiser Plume, ce sera ma mission..."
Il ouvrit sa chemise, en sortit le petit renard d'étoffe acheté à Loth Imharil.
" Tu dois prendre ça, pour le bébé... Maintenant il porte bien mon odeur, alors comme ça, le bébé me connaîtra avant de me rencontrer. Et tu peux garder le pipeau. Je sais qu'il te sera utile. Et tu me le rendras après."

[Taliesin]

Taliesin prit le petit renard d'une main tremblante.
Le bébé... Que ce soit volontaire ou non, il l'avait presque oublié.
Le bébé... A Mélandis...
Il frémit. Fit effort pour se reprendre.
-D'accord, murmura-t-il. Je le lui donnerai.
Il sourit à son tour.
-Et tu as bien raison : les choses ne peuvent pas toujours être injustes, et nous en avons eu la preuve. Alors, pour me donner au courage, je vais penser à toutes les belles choses que nous pourrons faire à notre retour... Notamment les moments où Gal et moi te mettront le bébé dans les bras, la nuit, quand il ne voudra pas dormir... avant d'aller nous recoucher bien tranquillement.
Il cherchait désespérément ce qu'il aurait pu donner à l'enfant, en retour. Mais il n'avait rien...

[Galathée]

Victor essaya de sourire à la plaisanterie du barde, mais le coeur n'y était pas.
" Tu ne devrais plus traîner, à présent." murmura-t-il. " J'imagine que la route est longue jusqu'à Mélandis."
Il étreignit le barde.
" Courage et bonne chance. Je vous attendrai."

[Taliesin]

Le barde lui rendit son étreinte.
-Merci. Et courage à toi, mon grand : je sais comme attendre est difficile.
Il le relâcha, récupéra ses affaires, puis regarda autour de lui.
-Bon, il faut que je retrouve Valaellyn, maintenant... Je pense qu'elle me surveillera bien et m'empêchera de faire des bêtises. Autre bonne raison d'avoir confiance en l'avenir !

[Galathée]

Victor se fendit d'un dernier petit sourire, puis fit quelques pas en arrière et regagna la porte qui menait aux étages. Sans rien ajouter, il fit volte-face et cavala dans les escaliers.
Le barde trouva Valaellyn à l'extérieur, dans l'écurie, en train de parler à Guillhem et Mathieu. Les deux hommes semblaient tendus, mais ils accueillirent Taliesin avec l'affabilité dont ils étaient coutumiers.

[Taliesin]

Le barde les dévisagea tour à tour, soudain mal à l'aise, trop conscient de leur tension. Mathieu craignait-il sa réaction, suite à la décision qu'il avait prise de rester ? Avaient-ils tenté de dissuader Valaellyn de l'accompagner - ce dont il n'aurait pu les blâmer - ?
Il aurait pu faire comme si de rien n'était, mais ne l'envisagea pas un seul instant. Il avait réussi à ne pas se séparer de Victor en mauvais termes : il espérait qu'il en irait de même avec les Merlus.
-Quelque chose ne va pas ? dit-il finalement, l'air inquiet, sans chercher à tourner autour du pot.

[Galathée]

Valaellyn et les deux frères se dévisagèrent, embarrassés, probablement surpris de la manière directe dont Taliesin avait abordé la chose.
" Rien de spécifique." dit finalement Guillhem. " N'est-il pas normal de s'inquiéter du périple que vous vous apprêtez à entreprendre ?"

[Taliesin]

L'elfe acquiesça.
-Bien sûr... fit-il. Le contraire serait inquiétant. Mais je ne voudrais pas que vous gardiez quelque chose sur le cœur avant le départ, que vous taisiez questions ou remarques. Alors, vraiment, n'hésitez pas un seul instant : je peux tout entendre,
Il sourit, embarrassé.
-Désolé, je ne veux pas non plus vous forcer à parler, et je sais que nous nous connaissons assez pour que rien d'important ne soit passé sous silence. Mais... Enfin, c'est mieux si... Bref, vous me comprenez.

[Galathée]

Mais si Taliesin espérait de grandes déclarations, il en fut pour ses frais. A nouveau, les Merlus se dévisagèrent d'un air embarrassé, puis Valaellyn rabattit son capuchon sur ses oreilles et se dirigea vers la sortie.
" Il va pleuvoir toute la journée." commenta Guillhem. " Vous feriez mieux de vous mettre en route."

[Taliesin]

Taliesin acquiesça. Qu'il le veuille ou non, il ne saurait jamais le fin mot de cette histoire.
-J'ai écrit la lettre pour le conseiller Longuehune, dit-il. Elle est sur la table, dans la salle à manger. Il faudrait que vous trouviez quelqu'un pour la faire porter à la Capitainerie du Port... Dedans, je lui explique de quoi il retourne, lui demande de ne rien tenter, de garder le secret, et s'il ne le peut pas, de vous protéger. J'ai bon espoir qu'il le fasse : de ce que j'en ai vu, c'est un homme bienveillant. IL est probable qu'il gardera ça pour lui, ou qu'il fera en sorte que vous ne pâtissiez pas de cette affaire.
Il recula d'un pas.
-Bon, et bien.... Je vous dis à bientôt. Merci pour tout.
Et, sur un signe de la main, il se détourna, gagna l'extérieur.