[Erhedun] Temple de Sunie

[Galathée]

Situé dans un quartier à forte concentration de temples (bien sûr) mais aussi d'institutions artistiques ou culturelles, le Temple de Sunie d'Eredhun est aussi tape à l'oeil que ses semblables de Luménis ou d'Antelucas, mais dans des proportions plus modestes. Ses allures de palais

***

La douce chaleur du temple de Sunie était traître pour qui avait les réflexes émoussés et venait de la nuit glaciale. Albérich dut rassembler toute sa volonté pour ne pas s'endormir en chemin. La tentation de fermer les yeux devenait de plus en plus grande mais il se fit un devoir de garder le rythme de Thibault jusqu'au bout. Lorsqu'ils débouchèrent dans ses appartements, il se sentit encore plus sale et trempé que quelques minutes auparavant, et demeura immobile dans l'entrée, incapable de savoir quoi faire de sa carcasse misérable.

[Taliesin]

Thibault, lui, ne s'embarrassait pas de tant de précautions. Il avait déjà retiré ses bottes, laissé négligemment choir son manteau trempé sur le sol et entrepris de se dépêtrer de son aube à la coupe impeccable. Il finit cependant par se rendre compte de l'immobilité de son ami, et s'interrompit donc.
-Hé, mon vieux, reste pas planté comme ça ! Fais comme chez toi... Et t'inquiète pas pour les tâches, les flaques ou autres dommages collatéraux de notre petite virée : avant que tu ne sois réveillé, ça aura disparu !
Il dévisagea son comparse.
-Tu as vraiment l'air de dormir sur pieds, toi... Je te filerais bien un coup de main, mais tu serais capable de mal interpréter mes intentions.

[Galathée]

Albérich dévisagea son ami, un peu assommé, puis reprit pied dans le réel et retira son manteau trempé. Il hésita cependant avant de le lâcher sur le sol, ne put s'empêcher de le plier plus ou moins, puis entreprit de retirer ses bottes.
" Heu... Est-ce que tu as... Quelque chose à me prêter... Je veux dire..." murmura-t-il, embarrassé. " Pour me changer..."
Il devinait que Thibault devait avoir un demi-million de tenues dans ses armoires, mais il espérait qu'il y en avait au moins une qui ne soit pas tape à l'oeil, et relativement à sa taille.

[Taliesin]

Thibault haussa les sourcils.
-Quoi ? Dormir habillé ? Mais c'est un sacrilège ! A moins que tu n'imagines te changer et repartir aussitôt, ce qui est bien évidemment hors de question.
La situation paraissait grandement l'amuser.
-Donne-moi une minute.
Il disparut dans l'une des pièces voisines, et Albérich l'entendit farfouiller, sans doute dans une penderie. Il reparut bientôt, portant une tunique, un pourpoint et des chausses soigneusement pliés. Il avait dû piocher parmi les plus sobres de ses tenues, mais celle-ci n'en restait pas moins beaucoup plus raffinée que les vêtements qu'arborait d'ordinaire l'ancien aubemestre. Côté positif : les tons, bleus sombres rehaussés de broderies dorées, restaient relativement passe-partout. Relativement.
-Désolé, je n'ai pas de chemise de nuit à te prêter : ce genre de chose n'existe pas, ici, on préfère s'en remettre à la qualité de nos couvertures ! dit-il en lui les tendant. La chambre d'amis est ici. Et là, c'est la salle d'eau, au cas où tu veuilles te rafraichir. Ce n'est pas une demande cachée, hein : les draps sont changés tous les jours, de toute façon. Alors c'est vraiment comme tu le sens.

[Galathée]

" Bon, et bien... Merci..." murmura-t-il, toujours embarrassé. " Je vais aller me coucher. Je suis désolé de m'incruster dans ton repaire. Mais je suis un lève-tôt, je ne te dérangerai pas longtemps."
Il tenta de sourire.
" Bonne nuit, alors."
Puis, sans épiloguer, il alla se réfugier dans la chambre d'amis, espérant qu'il parviendrait à se déshabiller avant de s'écrouler sur le lit.

[Taliesin]

Spacieuse, richement meublée, il valait mieux ne pas songer au prix que coûterait une telle chambre dans une auberge. Ni imaginer ce que devait donner la tanière personnelle du maître des lieux, vu le soin apporté à aménager cette pièce-ci, laquelle devait rarement servir...
Mais tout ce qui semblait importer, pour l'heure, c'était le lit, confortable à souhait, doté comme il se devait de draps frais et d'épaisses couvertures. Albérich parvint même à se défaire de ses vêtements trempés avant de s'y glisser. Un petit miracle, à n'en pas douter.

[Galathée]

Il grelotta quelques secondes puis la fatigue reprit ses droits et il sombra dans un sommeil profond et sans rêves. Il s'éveilla au coeur de la nuit, en proie à une quinte de toux caverneuse de mauvaise augure, mais se rendormit presque aussitôt. Si le Temple de Sunie résonnait de chants, de rires ou de cris, il n'en entendit rien.
Bien réglé, son organisme l'arracha à sa torpeur peu après l'aube. Il se sentait encore tout ankylosé, mais il avait rendez-vous avec Graham au Silure, et il se força à quitter le confort du lit pour retrouver la pile de vêtements secs que lui avait trouvés Thibault. Il allait s'habiller lorsqu'il réalisa qu'il dégageait une vague odeur de vomi. Avec un soupir, il entrebâilla la porte de la chambre d'ami, constata que les appartements du Sunite étaient silencieux, et se glissa jusqu'à la salle d'eau. En bon hédoniste, il était peu probable que son camarade émerge avant la mi-journée.
Le Luménien se lava rapidement, passa le pourpoint beaucoup trop voyant de Thibault avec une grimace, puis se prépara à partir. Il espérait qu'il parviendrait à trouver la sortie sans devoir demander son chemin trois fois.

[Taliesin]

Trois fois, peut-être pas. Mais au moins une. La veille, il n'avait guère prêté attention à l'itinéraire qu'ils avaient suivi, et, alors qu'il se tenait à la porte des appartements, il n'aurait pas su dire s'il devait aller à droite, à gauche, ou emprunter le passage qui s'ouvrait juste en face de lui.
Le pire, c'est que cette partie du sanctuaire était déserte. Et totalement silencieuse.

[Galathée]

Il demeura immobile une seconde, guettant les bruits, n'importe quel bruit, qui pourrait le renseigner sur la direction à suivre. Mais Thibault dormait et il résidait apparemment dans un coin reculé du sanctuaire. On n'entendait même pas les clameurs de la rue. Il tenta de se remémorer son parcours de la veille. Il se souvenait d'avoir enlevé son manteau... Où était ce fichu manteau, d'ailleurs ? Tant pis, Thibault trouverait bien un moyen de le lui rendre, à moins qu'il ne l'estime trop pouilleux et ne décide de le jeter, dans un acte autoritaire de clémence. Le Luménien grommela à cette seule pensée. Puis il s'engagea dans le couloir. Il y avait eu des corridors et des escaliers. Cet endroit ne pouvait pas être infini. Il finirait bien par trouver la sortie. Il s'élança donc au hasard, un peu grognon mais pas franchement nerveux. Les Sunites étaient dissolus mais serviables, a priori.

[Taliesin]

Pendant longtemps, Albérich évolua dans une section du temple parfaitement silencieuse, en dehors, parfois, des ronflements sonores de quelque dormeur bienheureux. Il devait se trouver dans les quartiers des dignitaires et des clercs confirmés, experts en libations et en soirées prolongées...
Il finit cependant par trouver un escalier et, après avoir longé un couloir, par entendre le bruit de couverts et les voix claires qui ne pouvaient qu'appartenir aux plus jeunes novices. Probablement étaient-ils les seuls, avec le personnel s'occupant du ménage et du petit-déjeuner, à se réveiller à des heures qu'en d'autres lieux on jugerait normales. Quoi que l'aube n'arrivait encore pas bien tôt, en cette saison, et que le reste de la ville devait être sur pied depuis déjà un bon moment.

[Galathée]

Débarquer dans le réfectoire des novices n'était pas exactement une perspective heureuse, mais Albérich espérait qu'il n'aurait pas à en arriver là. Avec un peu de chance, ou de patience, l'un ou l'autre finirait par sortir de la pièce pour arpenter le couloir, aller chercher quelque chose en cuisine, filer aux toilettes, retourner à ses études (on pouvait toujours rêver). Il décida donc de s'attarder quelques minutes dans les environs.

[Taliesin]

A entendre le bruit qui émanait du réfectoire, les Sunites n'éprouvaient aucun problème de recrutement, eux. Ce n'était guère étonnant : leur religion était des plus plaisantes, ils encourageaient les hommes a profiter des plaisirs de la vie, soutenaient les arts, organisaient de grandes fêtes ouvertes à tout un chacun... Oui, Sunie avait bien des attraits.
La chance finit par sourire à Albérich : après qu'il eut patienté une petite dizaine de minutes, un gamin émergea de la salle. Mal fagoté, les cheveux en bataille, le devant de son aube témoignant de l'abondance de son repas et ses yeux rougis de son manque de sommeil, il manqua même percuter Albérich, se fendit d'excuses polies mais pas très claires, et fit mine de continuer son chemin sans s'arrêter.

[Galathée]

" Heu... Une seconde, mon garçon..." fit Albérich en essayant de le retenir. " Je cherche la sortie... Est-ce que tu pourrais me l'indiquer ?"
L'ancien clerc ne manqua pas de noter la mine bouffie du gosse et ne put s'empêcher de s'interroger sur les causes de cet état, chez un enfant si jeune. Il refusa de creuser la question plus avant.

[Taliesin]

Le gamin s'immobilisa, battit des paupières comme s'il revenait à la réalité, puis observa Albérich sans manifester de réelle surprise.
-Heu, la sortie, alors... Vous suivez le couloir, ensuite vous prenez à... oui, à gauche, et après c'est le deuxième... Non, le troisième couloir sur...
Il grimaça.
-Bon, suivez moi, m'sieur, ça sera plus simple j'crois...
Le trajet s'avéra relativement bref, en réalité, et même plutôt simple, bien qu'il leur fallut rebrousser chemin en une occasion. Enfin, ils parvinrent dans le grand hall.
-Voilà, vous y êtes ! s'exclama le gosse, fier de lui.

[Galathée]

Albérich remercia le gamin puis traversa le hall et s'empressa de sortir. Comme il l'avait craint, les vêtements prêtés par Thibault, s'ils étaient des plus élégants, n'étaient pas vraiment taillés pour les frimas et il fut transpercé par une petite bise que n'aurait pas renié le coeur de l'hiver. Ce manque d'adéquation entre son accoutrement et la température ne rendit sa promenade matinale que plus rapide : il ne s'attarda pas pour jeter un dernier coup d'oeil à la façade resplendissante de son havre de la nuit et fila vers le Silure.
En poussant la porte, heureusement ouverte, de l'auberge, il se prépara mentalement au regard inquisiteur de son hôte : non seulement il avait encore découché, mais en plus, il revenait habillé complètement différemment. Anticiper n'avait pas beaucoup de sens. Il fallait espérer que la visite de Graham restaurerait un peu de sa réputation.

[Taliesin]

A l'extérieur, la température s'était sensiblement élevée, mais cela n'avait pas suffi à réchauffer l'atmosphère ambiante. Peut-être le changement serait-il passé inaperçu pour un étranger. Mais pour Albérich, qui connaissait bien la ville et l'avait arpentée ces derniers jours, il était manifeste. Les passants étaient moins nombreux, marchant d'un pas rapide, seuls ou à deux ; il n'y avait aucun attroupement devant les boutiques ou les étals en plein air ; des groupes de gardes sillonnaient les rues, attentifs, vigilants ; de-ci, de-là, des crieurs déclamaient la déclaration du conseil, laquelle avait été également placardée sur nombre de murs... Le client du Silure en avait fait un compte rendu fidèle, les propos rassurants en moins.
L'ancien aubemestre ne fut inquiété par aucune patrouille, interpellé par aucun badaud, même quand il gagna les beaux quartiers où la sécurité était particulièrement renforcée. Devant les temples, notamment, où des clercs montaient la garde. C'est donc sans embûches qu'il parvint devant le sanctuaire de Sunie.
En revanche, sitôt qu'il s'en fut approché suffisamment pour que l'on sache que c'était sa destination, un prêtre vêtu d'une pimpante aube rouge s'avança, le scrutant de la tête aux pieds.
-Puis-je m'enquérir des raisons de votre visite ? demanda-t-il, faussement détendu.

[Galathée]

Albérich espéra que son allure clairement laïque ne le desservirait pas.
" Je voudrais voir Thibault, si c’est possible. C’est un de mes amis. " annonça-t-il simplement.
Evidemment, si les Sunites étaient en conflit avec lui, ça ne plaiderait pas pour sa cause.
" Je suis Albérich Megrall. " ajouta-t-il.

[Taliesin]

La surprise se peignit un instant sur le visage du clerc. Mais il acquiesça.
-Thibault est ici : il a été assigné à résidence, sans doute le savez-vous. Il a le droit de recevoir de la visite, pas celui de quitter ses quartiers. Je peux vous y faire conduire, et s'il est en état, nul doute qu'il vous recevra. En revanche, votre venue sera consignée, et il n'est pas impossible que la garde veuille, par la suite, vous interroger. Cela fait partie des mesures décrétées par le Conseil.

[Galathée]

S’il est en état ? Il ne posa cependant pas la question. Il verrait Thibault bien assez tôt et pourrait juger par lui-même de ce qu’il en était.
" Très bien, je voudrais le voir, oui. "
Nul doute que sa présence en ces lieux serait bientôt connue de tout un tas de personnes qu’il n’avait aucune intention de voir. Mais il n’avait pas envie de se cacher. Ce genre de secret finissait toujours par s’ébruiter et les choses n’en étaient que plus compliquées. Molwen ressentirait peut-être comme une trahison qu’il aille s’enquérir du Sunite, mais au moins ne pourrait-il pas prétendre qu’Albérich avait cherché à agir dans l’ombre.

[Taliesin]

Le clerc acquiesça derechef, puis héla l'un de ses confrère, lequel invita courtoisement Albérich à le suivre à l'intérieur du temple. Ils empruntèrent un itinéraire familier et, comme la fois précédente, Albérich nota le silence presque total qui régnait en ces lieux. Pourtant, vu l'heure, la majorité des Sunites devaient être éveillés...
Un autre clerc était de faction devant la porte de Thibault. Après avoir échangé quelques mots avec le guide de l'ancien aubemestre, il toqua à l'huis, se faufila à l'intérieur reparut quelques instants plus tard.
-Il vous attend, dit-il simplement.
Le salon était aussi impeccable que lors de sa dernière visite Son ami, cependant, présentait un visage bien différent. Affalé dans un fauteuil, vêtu d'une aube légèrement froissée - chose pour le moins inhabituelle, quand on connaissait le personnage -, ses cheveux détachés lui tombaient sur les épaules en mèches aussi charmantes que négligées. Plus marquant encore : une imposante ecchymose s'épanouissait sur sa pommette droite, et sa lèvre inférieure était fendue. Pour finir, le parfum entêtant qui émanait de lui n'avait rien d'habituel : plutôt que les fragrances raffinées dont il se parait d'ordinaire, c'était là les vapeurs de l'alcool. Sans doute celui autrefois contenu dans les flasques vides renversées sur la table basse.
-Bon, autant expédier ça vite... grommela Thibault d'une voix légèrement pâteuse. Oui, tu m'avais prévenu, oui, tu avais raison. Voilà, c'est fait. Maintenant...
Il grimaça.
-Ah, mais tu es peut-être venu pour une autre raison... Tu veux me rendre mon manteau, c'est ça ? Très sage, évidemment. Porter mon manteau par les temps qui courent, c'est chercher les ennuis. Et puis, il doit être désagréablement étriqué...

[Galathée]

Albérich ne répondit pas tout de suite. Il retira son manteau qu’il plia et posa sur le dossier d’un fauteuil, puis s’assit face à Thibault et le dévisagea avec un souci sincère. Il n’espérait pas vraiment que le Sunite s’en rende compte dans son état, cependant.
" Je suis venu prendre de tes nouvelles. Pas te faire la morale. " dit simplement Albérich.
Toute velléité d’affrontement s’était momentanément tue en lui. Même si Thibault n’était pas gravement blessé, même si sa mise n’était que défraîchie, pas répugnante, il y avait quelque chose d’effrayant dans ce laisser-aller. Le Sunite avait été un adepte de la débauche esthétique, mais on en était loin.

[Taliesin]

Thibault plissa les yeux.
-Prendre de mes nouvelles ? Seulement ?
Il sourit. Mais son sourire n'avait rien de joyeux.
-Ben merde... T'es le premier à venir justeprendre de mes nouvelles... Et pas seulement parce que c'est rudement dangereux.. Enfin, puisque tu es là...
Il se leva, chancela dangereusement, se rattrapa à l'accoudoir de son fauteuil.
-Tu veux boire, manger quelque chose ? Boire, je suis à peu près sûr d'avoir. Manger aussi. Enfin je crois.
Il tenta de rajuster le col de son aube, machinal, sans que le résultat soit guère probant.

[Galathée]

Albérich se leva, vint à sa hauteur et l'aida à se rasseoir. Si Thibault était d'ordinaire plus leste, le Luménien avait l'avantage de la force pour l'y obliger.
" Je pense que tu seras mieux là. Je n'ai pas faim et je pense que toi, en tout cas, tu ferais mieux de ne pas boire."
Un peu machinalement, il rassembla les bouteilles vides qui trônaient sur la table et alla les poser dans un coin. Il revint ensuite s'asseoir devant le Sunite et poussa un bref soupir.
" Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?"

[Taliesin]

Le Sunite fronça les sourcils dans une mimique de réflexion intense en total décalage avec la situation. Si celle-ci avait été différente, il y aurait eu de quoi sourire...
-Ben, je t'aurais bien dit de me filer le flacon d'absinthe qui se cache dans le buffet, derrière toi, mais j'ai dans l'idée que tu ne voudras pas... Alors tant pis, il attendra.
Il se frotta machinalement la joue.
-En dehors de ça... Je ne vois pas. C'est gentil d'être passé, déjà. j'espère juste que ça va pas te causer trop de tracas. Un peu, forcément, mais si ça se trouve, ça ne durera pas. Vu tout le monde qu'ils ont mis sur l'enquête, et du beau monde, en plus, ils auront bientôt toutes les réponses qu'ils cherchent. Et plus encore, qui sait.

[Galathée]

Albérich grimaça une seconde.
" Est-ce que tu veux... me raconter ce qu’il s’est passé ? " demanda-t-il finalement. " Tu n’es pas obligé, mais je dois avouer que... j’aimerais avoir la version de quelqu’un à qui je peux faire entièrement confiance. "
Il n’était en réalité pas complètement certain que Thibault soit un témoin fiable, mais il espérait qu’en le valorisant de la sorte, il l’amènerait à se montrer honnête avec lui. Même si le Sunite avait des côtés insupportables, Albérich ne pouvait pas croire qu’il soit subitement devenu retors.

[Taliesin]

Thibault gloussa.
-Entièrement confiance ? Allez, Alby, essaie pas de me brosser dans le sens du poil. Tu m'as toujours trouvé vain, superficiel et égoïste. Comment pourrais tu faire entièrement confiance à quelqu'un de si opposé à ce que tu es, toi ? Sans parler du fait qu'en dehors de nos deux petites soirées, on ne s'était pas vus depuis... oulà...
Il secoua la tête.
-Je ne suis même pas sûr que tu aies vraiment envie de savoir. Combien de fois as-tu parlé de la futilité de cette histoire ? Mais bon, c'est vrai que je t'en ai tellement rebattu les oreilles...
Le clerc releva sur son ami des yeux troubles, fiévreux, ou couvait une lueur sourde, contenue.
-Je peux te raconter... Je l'ai déjà fait. Je ne sais plus à combien de reprises. Et j'ai même réussi à rester calme. Un vrai exploit. Là, par contre, je suis à peu près certain de m'emporter, à peu près certain que tu n'as pas vraiment envie d'assister à ça.

[Galathée]

" Si ma présence t’indispose, je peux m’en aller, Thibault. " dit simplement le Luménien. " Je ne veux pas retourner le couteau dans une plaie encore à vif. Et il est vrai que je ne peux probablement rien faire pour t’aider. Sinon t’écouter... Mais si tu as dû déjà raconter ton histoire dix fois et que la onzième va te mettre hors de toi... C’est que ce n’est pas très porteur, comme méthode. "
Il secoua la tête.
" Pourquoi ne t’es-tu pas soigné ? "

[Taliesin]

-Pièces à conviction ! s'exclama-t-il, presque joyeux, en touchant sa lèvre fendue du bout des doigts. Un clerc de Tempus m'est tombé dessus, et ça frappe fort, ces bêtes là. Mais comme, en riposte, je lui ai cassé toutes les dents - mon poing me fait encore mal -, vaut mieux garder les traces. Légitime défense, torts partagés, enfin, tu vois, des trucs du genre.
Son sourire disparut, et il s'affala un peu plus dans son fauteuil.
-Et ta présence ne m'indispose pas, Alby. Pardon si je suis un peu... Enfin... Mais je n'ai juste pas envie de te causer du tracas. Tu m'avais prévenu, je n'ai pas écouté, évidemment, il n'y a pas de raison que tu sois affecté par ma propre bêtise...
Il ferma les yeux.
-Il faut juste que je te dise une chose... murmura-t-il. Tu le sais peut-être déjà. Tu l'apprendras bientôt, si ce n'est pas le cas. Mais c'est peut-être mieux que tu l'entendes de ma bouche, vu tout ce que j'ai pu en dire avant...
Ses traits se contractèrent, ses doigts se crispèrent sur les accoudoirs.
-Soit ce n'est pas ton frère, soit il a hérité de tous les mauvais côtés, et toi des bons. Mais... Aubin est une ordure. Une pourriture comme je n'en avais...
Il s'interrompit. Fut parcouru d'un spasme.
Demeura silencieux, tendu comme la corde d'un arc.

[Galathée]

Ainsi Thibault s’était fait manipuler. Albérich ne put s’empêcher de relâcher sa respiration. Soudain tout s’expliquait beaucoup plus clairement, l’éthylisme et la négligence, la mine défaite du Sunite. Ce dernier avait anticipé la guerre civile, mais pas de se faire doubler par un homme auquel il faisait confiance. Pour dire le moins.
" Je suis désolé. " souffla simplement le Luménien, conscient de l’inutilité de ses mots.
Il s’était attendu à ce que Thibault lui rapporte une histoire différente de ce que les crieurs colportaient, bien sûr. Mais il n’en était manifestement rien. Aubin avait semé la haine et le Sunite s’était retrouvé piégé. Albérich se leva et vint s’asseoir à côté de Thibault, hésitant un peu sur la distance à respecter pour que son interlocuteur se sente à l’aise.
" Si tu veux ... si tu as besoin... d'extérioriser... Ce n’est pas mon frère. Mais tu es mon ami. "

[Taliesin]

Thibault se redressa.
-Ça va aller... dit-il d'un ton léger. C'est juste... La fatigue, l'alcool...
Le mensonge était énorme, mais il semblait vouloir s'y raccrocher à toute force. Lui, d'ordinaire si flamboyant, ne devait pas avoir l'habitude d'être vu dans une telle position de faiblesse. D'ailleurs, il tentait déjà d'y remédier, déployant maints efforts pour se composer une mine sereine, détendue. Il y parvint presque.
Presque.
Et le masque commença à se fissurer sitôt qu'il reprit la parole, dans un souffle.
-Il les a tous insultés. Il avait dit qu'il réécrirait les textes pour qu'ils ne vexent plus personne. Marchedru ne le lui aurait pas demandé, par orgueil : il aurait eu l'impression de s'aplatir. Mais qu'Aubin le propose de lui-même... C'était une aubaine qu'il s'est bien gardé de refuser. Il a même invité les membres du Conseil à la représentation, histoire de dire "Voyez comme nous sommes conciliants, comparé à vous". Et, au lieu d'édulcorer... Aubin les a tous insultés. Tous les dieux, tous les cultes. Tous. Sauf Sunie...
Ses yeux s'embuèrent.
-Il y a quelques jours, j'aurais vu ça comme une marque d'attention maladroite mais charmante. Aujourd'hui...
Il fut parcouru d'un violent frisson.
-Aujourd'hui... Comprends-tu ce que cela signifie, Albérich ? Comprends-tu ce que cela va signifier, pour tout le monde ?