[Erhedun] Temple de Sunie

[Galathée]

" Ne t'en fais pas. Je ne pense pas être en danger. Ton barde m'a l'air retors, mais je crains qu'il ne soit pas exactement taillé pour me plaire..."
Evidemment, restait le problème du beau désastre qu'un conflit avec lui causerait à ses relations combelupines.
" Et, maintenant... Honnêtement... Je suis heureux que tu sois venu me voir. C'est beaucoup plus important pour moi que toute cette histoire... Peut-être en rirons-nous dans dix ans, qui sait."
Il lui sourit et lui pressa doucement l'épaule.
" Je vais te laisser. Veux-tu que je te dessine un plan pour rejoindre Combeloup le plus facilement possible ?"

[Taliesin]

Il acquiesça.
-C'est une bonne idée... Mais attends quand même que je sois fixé sur mon sort. Si je suis de corvée de latrines à Antelucas pour les dix prochaines années, regarder cet itinéraire que je ne pourrais emprunter serait... des plus douloureux.
Il s'arracha un sourire.
-Merci d'être passé, en tout cas : te voir m'a fait du bien.

[Galathée]

" Très bien. Dans ce cas, je repasserai te voir demain. Si les choses évoluent d'ici là... et que tu sais me faire parvenir un message... Fais-le. Il ne faut pas que je tarde à quitter la ville, mais je peux t'attendre quelques jours... Au pire, je laisserai le plan au patron du Silure et tu pourras passer le chercher."
Il se leva, sourit doucement au Sunite.
" Essaie de rester... Non, laisse. Je suis désolé pour tout ça. Mais tu t'en sortiras."
Il se dirigea ensuite vers la porte.
" J'allais oublier..."
Il se retourna, marcha jusqu'au buffet qu'avait lorgné Thibault pendant toute leur conversation, l'ouvrit et en sortit la bouteille convoitée.
" Désolé, j'embarque ça." ajouta-t-il, puis il regagna la sortie.

[Taliesin]

-Faux frère ! glapit Thibault, à la fois outré et, peut-être, un peu... amusé.
Si Albérich avait escompté quitter le temple dans l'instant, il en fut pour ses frais. Dans le couloir, outre le clerc de faction, se tenait une accorte prêtresse.
Visiblement, elle l'attendait.
-Messire... fit-elle en s'inclinant. Des officiers de la garde se sont présentés au temple peu après vous, afin de discuter avec notre grand prêtre. Apprenant votre présence en ces lieux, ils ont... manifesté le plaisir qu'ils auraient à vous rencontrer. On m'a demandé, si bien sûr vous en êtes d'accord, de vous conduire jusqu'à eux.

[Galathée]

En réalité, Albérich ne fut pas vraiment surpris. Il ne s'était pas attendu à pouvoir aller bien loin avant qu'on ne lui demande des comptes sur sa visite, et c'était finalement mieux que cela se produise à l'extérieur du Silure. Il fit donc signe à la prêtresse qu'il était prêt à l'accompagner et ne put s'empêcher de sourire à l'idée qu'il allait être interrogé une bouteille d'absinthe à la main. Si on ne la lui confisquait pas de crainte qu'il s'en serve comme masse à la première occasion.

[Taliesin]

La prêtresse le conduisit à l'étage supérieur, puis jusqu'à une porte à laquelle elle toqua avant de l'inviter à la franchir.
Celle-ci donnait sur un confortable salon, aussi luxueux que celui des appartements personnels de Thibault. Sur une table basse entourée de fauteuils, tout près d'une cheminée allumée, on avait disposé une bouteille de vin, des coupes, et un plateau chargé de friandises diverses.
A côté, deux soldats se tenaient debout.
Le premier, un homme d'une cinquantaine d'années, le cheveux ras et la mine embarrassée, fit un pas dans sa direction.
-Monseigneur... dit-il en s'inclinant. Je suis Alatar Fremkyn, capitaine de la garde d'Erhedun. Et voici mon adjointe, Eliana Sand.
L'intéressée, une jeune femme à l'allure martiale, se fendit d'un salut des plus militaires.
-Je suis désolé de vous avoir dérangé de la sorte, reprit son supérieur. Mais l'affaire qui nous occupe est fort complexe, et toute information, même minime, peut nous être d'une grande utilité. Cependant, nous n'avons aucun mandat particulier pour vous interroger, et... Compte tenu de votre statut, rien ne vous oblige, légalement, à nous répondre. Je peux néanmoins vous assurer que, au cas où vous vouliez bien nous aider, cette discussion informelle ne prendra que quelques minutes.

[Galathée]

Mon statut ? Quel statut ? se demanda Albérich, mais il se garda bien de parler à voix haute.
Si ses interlocuteurs avaient décidé de le traiter avec déférence, ce n'était finalement pas plus mal.
" Il n'y a pas de problèmes. J'aimerais moi aussi que les choses soient tirées au clair au plus vite."
Il ne savait pas s'il était supposé s'asseoir, et attendit donc que les militaires initient le mouvement.

[Taliesin]

Ceux-ci l'invitèrent à prendre place dans l'un des fauteuils, s'y installèrent eux-même, et le capitaine entreprit de remplir les coupes.-Je vous promets que nous ne vous retiendrons pas longtemps... dit-il en faisant glisser l'une d'entre elles devant Albérich.
Il but une gorgée de vin, acquiesça, comme pour lui même : le breuvage était visiblement à son goût.
-D'après notre hôte, vous êtes ami d'enfance avec le sieur des Rosières. Vous ne vous êtes pas beaucoup vus au cours des dernières années, ce qui est bien compréhensible au regard de votre carrière. Mais... Vos retrouvailles interviennent à un moment bien particulier, vous en conviendrez. Me permettrez-vous, dès lors, de vous demander si le sieur des Rosières vous a invité à venir le trouver, ou s'il s'agit là d'une simple coïncidence ?

[Galathée]

Albérich ne pensait pas avoir jamais entendu le patronyme de Thibault et se demanda si cela signifiait qu'il appartenait à la noblesse erhedine. Pas que ce soit très surprenant, en soi.
" Thibault est un ami de jeunesse, oui. Je n'étais plus venu à Erhedun depuis six ans. C'est moi qui ai pris contact avec lui et je n'avais d'autre objectif que de renouer avec un ancien camarade."
Il but un peu de vin et ne put s'empêcher de sourire. Les Sunites avait le goût sûr.
" Si vous vouliez parler d'aujourd'hui, c'est également moi qui ai pris l'initiative de lui rendre visite."

[Taliesin]

Fremkyn acquiesça.
-Oui, ça, nous le savons. Pour des raisons évidentes de sécurité, et pour le bon déroulement de l'enquête, il ne lui était pas permis de contacter qui que ce soit. Il ne l'a pas tenté, d'ailleurs...
L'officier échangea un regard avec son adjointe.
-Avant aujourd'hui, vous l'avez rencontré au temple, à une reprise. Vous avez même logé dans ses appartements. Peut-être n'est-ce pas votre seule rencontre au cours des derniers jours... Vous aurait-il, d'aventure, parlé de la pièce ? De ce qu'il en attendait ? Vous a-t-il fait part de son opinion sur la situation, à ces moments-là ? De l'évolution qu'il espérait ?

[Galathée]

" Nous nous sommes vus à deux reprises à l'auberge où je logeais." dit Albérich. " Et oui, nous avons parlé de cette pièce. Je lui ai dit que j'avais des craintes quant au bien-fondé d'une telle initiative, mais ses motivations m'ont paru louables. Thibault était convaincu que la seconde mouture de la pièce permettrait à l'auteur de faire passer son message tout en respectant les sensibilités du Conseil."

[Taliesin]

-C'est ce qu'il nous a dit aussi. Pourtant...
Il se tourna vers sa subordonnée, puis refit face à Albérich.
-Ce que nous allons vous dire à présent doit rester confidentiel. Nous en informerons le sieur des Rosières en temps utile mais, pour l'heure, nous désirons l'interroger sans qu'il ait connaissance de nos découvertes récentes.
-Aubin d'Aprecœur a quitté le Gardon alors que la rixe battait encore son plein, enchaîna Eliana Sand sitôt qu'Albérich eut acquiescé. Il n'a rien laissé derrière lui... ou presque. Il a jeté un certain nombre de documents dans la cheminée de sa chambre, afin de les détruire. Mais il n'a pas pris le temps de vérifier qu'ils brûlaient bien, et, de fait, nous avons pu les récupérer quasiment intacts. Parmi des notes diverses sur la traduction qu'il a effectuée, nous avons découvert son journal.
Elle se tut, observant l'ancien aubemestre sans chercher à se montrer discrète.
-Ce journal, nos hommes ont passé la nuit à l'étudier. Il en ressort un certain nombre de choses intéressantes... Le barde écrit que le sieur des Rosières l'a convaincu d'acidifier sa traduction, qu'il trouvait trop fade. Il aurait accepté pour lui faire plaisir. Il écrit également qu'au moment où il s'apprêtait à retoucher son texte en vue de la représentation donnée au Gardon, afin de revenir à une version plus proche du texte d'origine, qui n'avait rien d'insultant ou de violent, selon lui, le sieur des Rosières aurait exigé qu'il en fasse au contraire un véritable pamphlet, un brûlot, un appel à la rébellion. Celui-ci n'aurait pas digéré la réaction des cultes, aurait voulu leur donner, je cite "une bonne leçon, une leçon hilarante, de surcroît". Face aux réticences d'Aprecœur, il aurait usé de maints arguments, parlant de ce qu'il pourrait lui offrir lorsque le culte de Sunie aurait imposé son hégémonie sur Erhedun, lui promettant monts et merveilles, richesses et pouvoir... Aprecœur, par amour, dit-il, aurait fini par céder, tout en craignant les conséquences de ses actes.
-Trois prêtres d'Oghma se sont penchés sur le texte original de la pièce, conclut Fremkyn. Et leurs travaux rejoignent les dires du barde : Stepleton n'y avait mis aucune insulte, aucune pique. Il ne parlait que d'œcuménisme, se montrait respectueux envers tous les dieux, tous les cultes. Si elle avait été traduite telle qu'elle, elle aurait été très bien accueillie. N'aurait pas provoqué le moindre heurt.

[Galathée]

La stupéfaction qui se peignit sur les traits de l'ancien clerc valut tous les discours. Il resta pétrifié dans son siège, fixant ses interlocuteurs les yeux écarquillés. Une partie de lui avait envie de se lever pour aller casser la figure de Thibault à l'instant même. Mais il était trop choqué pour parvenir à se mobiliser. Les pensées se succédaient tellement vite dans son esprit, le déroulement de leur dernière conversation, comment avait-il pu se laisser berner de la sorte par quelqu'un qu'il avait considéré comme un ami. Il sentit une émotion douloureuse prendre corps en lui, mais il la repoussa de toutes ces forces. Cela n'en valait pas la peine. En même temps, était-ce si surprenant ? Pourquoi Thibault aurait-il placé une importance particulière sur leur amitié ? Une amitié qui n'existait même pas.
" Que voulez-vous que je vous dise ?" murmura simplement Albérich, au prix d'un effort surhumain. " Je n'en savais rien."
Une chose était certaine, il savait exactement ce qu'il ferait en quittant cet endroit.

[Taliesin]

L'officier grimaça, gêné, tandis que son adjointe demeurait impassible.
-Je pensais que, peut-être, vous pourriez nous dire... quel crédit vous attachez à cette version.
Il reprit son verre, en but quelques gorgées.
-Mais au regard de votre réaction, je crois pouvoir mesurer votre trouble, et je ne veux certainement pas vous forcer à parler si cela vous est par trop douloureux. De toute façon, la vérité éclatera sous peu : le sieur des Rosière va être sondé par un clerc diligenté par le Conseil. Le Grand Prêtre de Sunie a accepté, à condition que l'un des siens participe à l'opération. Ne nous reste plus qu'à obtenir l'aval du Conseil. Si la chose pouvait se dérouler ainsi, avec un Sunite et un autre représentant du clergé d'Erhedun, personne ne pourra douter de la véracité des informations découvertes, et des conditions équitables dans lesquelles se sera déroulée ladite découverte.

[Galathée]

Albérich s'éclaircit la gorge dans son poing.
" Dans ce cas, mon sentiment ne vous est pas très utile, j'imagine..." souffla-t-il.
Etait-il possible qu'Aubin ait contrefait un journal pour impliquer Thibault ? N'était-ce pas complètement tiré par les cheveux ? Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? Avait-il des raisons de haïr le Sunite ? Ou espérait-il se refaire une virginité ? Mais pourquoi brûler le document, dans ce cas ? Ça n'avait aucun sens. L'explication la plus simple, la plus plausible, c'était que Thibault avait pensé jouer un bon tour à ses collègues, un tour stupide et méchant, mais était-ce vraiment surprenant, compte tenu du personnage ? Il ne s'était jamais montré particulièrement tendre et bienveillant, adolescent. C'était un être imbu de lui-même, sûr de sa supériorité et de sa superbe.
Pourquoi me manipule-t-il ?, songea Albérich. Quel est son intérêt ?
Il regretta d'être jamais venu à Erhedun. Beshaba l'avait plongé dans une affaire qui dépassait sa compréhension et éprouvait les limites de ce qu'il était prêt à supporter.
Tout ça ne me regarde plus, désormais.
Il n'avait même pas besoin de rester jusqu'à ce que Thibault avoue. Il n'avait qu'une envie, être seul, rester seul, le plus loin possible de tout être susceptible de lui faire du mal.

[Taliesin]

-Comme je l'ai dit, je ne veux pas vous forcer à parler... fit Fremkyn. J'aurais juste une dernière question à vous poser, cependant, si vous êtes d'accord... Que saviez-vous des relations entre ces deux hommes ? Qu'est-ce que le sieur des Rosières vous a dit de son amant ?

[Galathée]

" Ce qu'il m'a dit de son amant ? Qu'il était très épris, simplement. Ils se ressemblaient, d'après ce que j'ai compris. Qu'Aubin était fantasque, flamboyant, doué. Ce genre de choses. Il ne m'a pas parlé de son intimité, non. Mais je connais Thibault... Enfin, je pensais le connaître."
Il eut un sourire contrit.
" Je ne sais pas ce que vous cherchez à me faire dire."

[Taliesin]

-Mais, je ne cherche rien à vous faire dire de particulier... protesta l'officier. Nous fouillons toutes les pistes, voilà tout...
Un nouveau regard à son adjointe. Un acquiescement.
-Je n'ai plus rien à vous demander, reprit-il. Je suis encore une fois désolé de vous avoir imposé cet entretien... Si d'aventure quelque chose, n'importe quoi, vous venait à l'esprit, n'hésitez pas à nous contacter. Pour le reste, vous pouvez être rassuré : sauf en cas de force majeure, nous ne vous ennuierons plus.

[Galathée]

Albérich acquiesça, un peu assommé, puis il se leva. Il fut surpris d'y parvenir sans difficultés. Il avait la vague impression d'être ivre.
" Heu... Ai-je le droit de quitter la ville, ou dois-je y rester jusqu'à ce que cette affaire soit réglée ?" demanda-t-il soudain, pressentant la mauvaise nouvelle.

[Taliesin]

Les deux officiers s'entreregardèrent.
-Vous êtes libre de vos mouvements, monseigneur... dit doucement Fremkyn. Il est certain qu'il serait plus pratique pour nous, au cas où nous ayons d'autres questions à vous poser, que vous demeuriez à Erhedun. Toutefois, c'est là chose peu probable, alors n'hésitez pas si vos affaires vous appellent ailleurs. Vous pouvez toujours nous laisser une adresse à laquelle vous joindre. Mais, là encore, vous êtes seul juge.

[Galathée]

Contrairement aux Lathandrites, les Sunites n’étaient pas des lève-tôt, et les deux compagnons demeurèrent un moment devant l’imposant édifice, ne sachant pas s’ils devaient oser entrer. Il n’y avait aucun bruit, aucun signe de vie, et les portes étaient closes.
« On devrait revenir dans l’après-midi. » dit Hubert.
Albérich lui jeta un coup d’œil en coin. Le paladin était nerveux et ce n’était pas à cause de tout ce qu’il avait pu raconter sur Thibault ou leur séparation prochaine. Il craignait de voir Giovanni, de réaliser que les Enfers l’avaient détruit, et il savait qu’Hubert se sentait responsable. Le barde n’avait pas voulu les accompagner, ils l’y avaient contraint, et même si c’était nécessaire, pour la sauvegarde de la communauté toute entière, et de l’île au-delà, on ne pouvait pas exiger d’un barde qu’il se comporte en paladin. Ce que ressentait Hubert, Albérich le comprenait bien, c’était la culpabilité du survivant. Il l’avait vécu la même chose lorsque le commando envoyé par le conseil luménien l’avait arraché à la Tour, alors qu’Euryale, Erwan et Hector étaient morts par sa faute. Mais ici, le sacrifice du barde avait été nécessaire. Il était moins bien équipé pour faire face à ce qu’ils avaient traversé, cependant, et c’était ce qui l’avait foudroyé. Le prêtre posa la main sur l’épaule d’Hubert et la serra doucement.
« Tout ira bien, dit-il.
— Je sais, répondit Hubert.Ah misère. »
Ils montèrent les marches et frappèrent à la porte de bois rose. Pendant un long moment, il ne se passa rien, puis ils entendirent des pas et l’huis s’ouvrit sur un adolescent en toge rouge, qui bâilla aux corneilles.
« Pfff, foutus lathandrites… » grommela-t-il en s’effaçant pour les laisser entrer.
Hubert et Albérich s’entreregardèrent, curieux de savoir comment le novice les avait identifiés, mais profitèrent de l’ouverture pour se glisser à l’intérieur. L’odeur d’encens et de patchouli était terrible et Hubert manqua s’étouffer tandis qu’Albérich portait les mains à son visage.
« Par ici.
— On n’a rien dit, encore, fit Hubert.
— Y’a qu’une seule personne debout, rétorqua l’adolescent. On se lève pas avec les poules, nous.
— Les coqs aussi se lèvent le matin, pourtant. » répondit Hubert.
L’adolescent lui jeta un regard d’incompréhension mais le paladin fit l’innocent. Albérich dissimula son rire derrière sa main protectrice. Comment quiconque pouvait vivre dans une atmosphère aussi capiteuse lui échappait complètement.
Ils remontèrent des couloirs plongés dans une ombre violacée, le soleil se frayant difficilement un passage au travers des draperies qui couvraient les fenêtres. A la faveur d’une arche ouverte, ils aperçurent les jardins, magnifiques, et furent un instant soulagés par le parfum de vraies fleurs. L’adolescent s’était arrêté devant une porte et il frappa.
« Y’a des gens ! » répondit-il à une question que ni Albérich, ni Hubert n’entendirent.
La porte s’ouvrit et le novice s’effaça pour les laisser entrer. L’opulence de la pièce ne surprit en rien Albérich : il avait, après tout, dormi dans les appartements de Thibault et il savait que les Sunites d’Eredhun ne manquaient de rien. Tout était de velours et de soie, tapis, fauteuils, tentures, dans un cramoisi qui piquait les yeux. Couchée sur une méridienne, à moitié nue, se trouvait une femme superbe, rousse comme la flamme, en train de petit déjeuner. Elle devait avoir une bonne cinquantaine d’années, à bien la regarder, mais elle prenait manifestement grand soin d’elle-même et pas un seul cheveu gris ne striait son opulente chevelure. Elle posa ses grands yeux bleus sur les nouveaux venus et sourit.
« Asseyez-vous, messieurs. Thibault m’a prévenue que vous viendriez tôt ou tard. »
Elle se redressa tandis qu’ils s’installaient. Peut-être savait-elle qu’ils étaient insensibles à ses charmes, en tout cas, elle n’essaya pas d’en jouer. Elle ne se couvrit pas pour autant.
« Vous savez qui nous sommes…
— Albérich Megrall et Hubert de Maleval, oui. Mon nom est Ella. Je suis la Belle Amoureuse de ce Temple.
— Oh… Mes respects, Dame.
— Vous êtes décontenancé.
— J’ai le souvenir… de quelqu’un d’autre.
— Bien sûr… mais nous autres Sunites ne restons jamais grands maîtres très longtemps. C’est une position… qui n’est pas très courue, dirons-nous, du moins à Erhedun. Trop de responsabilités. »
Elle haussa les épaules.
« Mais peu importe. Je sais ce qui vous amène. Et je crains de devoir vous décevoir : Thibault et Giovanni sont partis depuis un moment, déjà. Pour Antelucas. »
Albérich resta muet de surprise.
« Antelucas ? »
Il n’en avait rien su. Thibault n’avait rien dit. Ou s’il l’avait dit à quelqu’un, pas à lui.
« Après les événements de l’année dernière, il ne se sentait plus bien à Erhedun. »
Albérich acquiesça avec une grimace. Il était responsable, indirectement, des malheurs qui avaient frappé le Sunite. Mais la manière dont son Temple l’avait trahi, doutant de ses motivations, de son innocence, l’abandonnant à ses juges et au viol de ses secrets intimes, ça, il n’y était pour rien.
« Dès que Giovanni a été en état de voyager, ils sont partis. Je ne pense pas qu’ils reviendront. Pas de sitôt, en tout cas.
— Giovanni va mieux, alors ? » intervint Hubert, la voix un peu tendue.
La Belle Amoureuse acquiesça, mais sa mine était chagrine.
« Mieux, oui. Il a repris connaissance mais il est resté très désorienté. Ce qui n’est pas étonnant, vu ce qu’il lui est arrivé.
— Désorienté à quel point ?
— Il a perdu la mémoire des événements.
— Que voulez-vous dire ?
— Il ne se souvient pas d’avoir participé à l’expédition vers Clairétoile. »
Hubert en demeura bouche bée. Albérich posa une main consolatrice sur son genou.
« De rien du tout ? demanda doucement le prêtre.
— Pas au moment de son départ, non. Mais c’est pour ça que Thibault l’a emmené vers Antelucas : il pensait qu’en le ramenant chez lui, il l’aiderait à retrouver ses souvenirs. »
C’était peu probable : si Giovanni avait oublié Clairétoile, c’était là qu’il fallait le ramener, pas dans une cité éloignée, la plus éloignée en fait, du théâtre de ses tourments.
Mais peut-être était-ce pour le mieux, en réalité. L’hiver avait été traumatisant pour nombre d’entre eux, et le barde en particulier. Son esprit se protégeait sans doute, comme celui d'Albérich l’avait fait en son temps. Il reviendrait sans doute un jour, quand il serait prêt. Ce n’était pas à eux, ni à personne d’autre, de lui dicter quand.
« Ils sont au Temple de Sunie, là-bas. Ce n’est pas très difficile à trouver. »
Hubert ne répondit rien. Il avait été très proche du barde, imaginer que leur relation avait été complètement oblitérée n’était sûrement pas facile à assimiler.
« Nous en venons, en fait. Si nous avions su, nous nous serions arrêtés. »
Mais Thibault n’avait pas voulu qu’ils sachent. Ils devaient respecter cet état de fait. Et Giovanni, de toute façon, ne les aurait sans doute pas reconnus.
« C’est dommage, dit Ella.
— Ce n’est que partie remise. » murmura Albérich, une phrase creuse, mais il n’y avait rien à ajouter.
Il savait qu’elle savait qu’ils avaient brisé le cœur de Thibault, eux aussi. Il sentit un poids lui oppresser la poitrine. Cet endroit, débordant d’amour, était déprimant.
« Merci, Belle Amoureuse. Nous n’allons pas abuser davantage de votre temps.
— C’était un plaisir. » répondit-elle.
Ils s’inclinèrent devant elle puis sortirent. L’adolescent avait disparu et ils durent retracer leur chemin seuls. Hubert était nerveux, il finit par s’immobiliser.
« Tu es censé être un maître guérisseur ! s’exclama-t-il. Est-ce que tu ne peux pas… faire quelque chose ?
— La blessure de Giovanni n’est pas physique, Hubert. Nous en avons déjà parlé. C’est quelque chose d’autre, qui touche à son élan vital, à son désir de revenir au monde. Je ne peux rien faire pour lui. Toi non plus. C’est lui qui doit trouver cette force. Il a repris connaissance, c’est déjà un excellent signe. »
Le paladin secoua la tête.
« Je ne sais pas… Je me sens…
— Impuissant et responsable. Je le suis aussi. C’est normal. Mais stérile. Il est avec Thibault… à Antelucas. Je suis certain qu’un jour, il se souviendra de toi. Et je suis certain qu’un jour, vous vous reverrez. Mais ce n’est pas aujourd’hui, et en perdre le sommeil ne le fera pas venir plus vite. »
Hubert eut un geste d’humeur et fit quelques pas.
« Je sais que tu as raison mais ça ne rend pas les choses plus faciles.
— Je suis désolé. Je n’aurais pas dû le dire comme ça. »
Ils profitèrent de la pénombre et de leur isolement pour s’étreindre une seconde.
« J’aurais voulu le voir… savoir… »
Il soupira.
« Thibault l’a fait exprès. »
Albérich se détacha du paladin.
« Ils nous ont beaucoup donné, tous les deux. Nous devons respecter leur besoin de s’éloigner.
— Je sais. »
Il s’écarta et soupira à nouveau, les mains contre les reins, puis marcha jusqu’à l’arche qui donnait sur les jardins et s’y arrêta une seconde. Albérich l’observa dans la lumière et quelque chose se crispa dans son ventre. Comment allait-il pouvoir vivre sans lui ? Comment pouvait-il même imaginer mener un Temple avec ce vide à venir ?

[Galathée]

Il fut arraché à ses réflexions grises par une exclamation.
« Hubert de Maleval ! »
Le paladin se figea avec une grimace.
« Je connais cette voix. » souffla-t-il, brusquement tendu.
Les deux amis se retournèrent. Un homme venait dans leur direction, depuis le cœur du Temple. Grand, châtain, d’une beauté ensorcelante, il était aussi complètement nu. Il leur adressa un sourire chaleureux.
« Sunie soit bénie, tu es encore plus beau qu’autrefois ! Sans vouloir vous offenser, Maître Megrall. »
Le prêtre s’inclina légèrement.
« Pas de souci, Maître Soren. »
Hubert grimaça. Le sculpteur le dévorait des yeux.
« Qu’est-ce qu’il y a sous cette cape ridicule ? Des ailes, n’est-ce pas ? »
Le paladin se déroba avant que le sculpteur ne puisse l’atteindre.
« Qu’est-ce que vous racontez ?
— Je le sais. Giovanni me l’a dit.
— Il est amnésique !
— Un peintre, même amnésique, peint. Viens voir. »
Sans attendre leur réponse, il se retourna. Hubert resta figé. Albérich ne bougea pas davantage. Soren fit volte-face.
« Je vais faire un esclandre. Je ne crois pas que vous ayez envie de voir à quoi ça ressemble. Surtout à cette heure-ci.
— Ils doivent avoir l’habitude, non ? » dit Albérich d’un ton badin.
Soren poussa un cri de dépit et revint en arrière.
« Ha vous êtes durs ! Hubert ?
— J’ai déjà posé pour vous, autrefois.
— J’étais alors un piètre apprenti sculpteur minable avec deux mains gauches et toi, un post-adolescent encore imberbe ! Aujourd’hui, je suis au faîte de mon art ! Et toi au faîte de ta magnificence ! Des ailes, bon sang, Hubert ! Tu ne peux pas me refuser ça ! J’ai besoin de toi, tu m’entends, BESOIN ! »
Le paladin haussa les sourcils.
« Enfin, besoin, on s’entend. Je ne voudrais pas m’immiscer dans votre lit. »
Ce fut au tour d’Albérich de s’empourprer.
« Ce genre de choses n’est jamais secrète dans un Temple de Sunie, qu’est-ce que vous espériez au juste ? De la discrétion ? Ah la la, vous êtes mal tombés. Mais je peux promettre de ne pas en parler à absolument tout le monde hors du temple, si vous venez voir ce que j’ai à vous montrer. »
Hubert soupira, Albérich haussa les épaules, et ils emboîtèrent le pas du sculpteur nu, qui les perdit dans les méandres du sanctuaire. Ils ne croisèrent pas âme qui vive et arrivèrent finalement dans son atelier, une pièce magnifique, ronde, coiffée d’un puits de lumière. Plusieurs statues, à divers stades d’achèvement, trônaient sur le sol dallé de rose. Une grande arche menait directement sur l’extérieur et un jardin clos où attendaient d’autres statues. Albérich fut fasciné par tant de beauté et de maîtrise. Soren n’avait pas menti, il était au faîte de son art. Ce n’était pas la première fois que le Luménien avait la possibilité d’admirer ses œuvres, bien sûr, la capitale en était truffée, notamment dans les temples. Mais rassemblées en un même endroit, dans un cadre somptueux, c’était tout simplement magnifique. L’artiste, lui, s’était replié vers une antichambre. Albérich baissa les yeux vers Hubert, toujours nerveux, et devina que le sculpteur avait cherché à les impressionner. Le paladin était touché, mais inquiet, immensément.
Soren revint avec une liasse de papiers, qu’il brandit sous leur nez.
« Il était amnésique, oui, mais dans ses moments d’éveil, il dessinait beaucoup… Ce genre de choses… »
Il leur montra un croquis au fusain.
« C’est indéniablement toi, et ce sont indéniablement des ailes. »
D’un geste vif, il écarta la toile de la cape avant qu’Hubert ait pu bouger. Le paladin se retourna brusquement mais Soren avait bondit hors d’atteinte.
« Allez, ne sois pas furieux, je le savais, de toute façon. »
Il y avait plusieurs dessins d’Hubert, et sur tous, ces ailes étaient présentes.
« Elles n’avaient même pas poussé quand nous nous sommes vus la dernière fois… » grommela le paladin.
Soren haussa les épaules.
« Mais c’est ce qu’il savait de toi, non ? Demi-céleste ? Je dois avouer que peut-être… je l’ai entendu par d’autres sources. »
Thibault avait parlé, bien sûr. Albérich n’était pas complètement surpris.
« Donne ton prix. Je suis prêt à le payer, quel qu’il soit.
— Nu, je suppose ? demanda Hubert d’une toute petite voix.
— Evidemment, nu. Mais tu l’as fait pour Giovanni, pas vrai ?
— Giovanni est mon ami.
— Et je peux être ton ami aussi, pas de problèmes. »
Il recula de quelques pas, jaugeant le paladin d’un air concentré, puis leva le pouce et l’index de la main droite, comme pour prendre des mesures.
« Hubert n’avait pas l’intention que la chose s’ébruite, intervint alors Albérich.
— Mais la chose s’ébruitera tôt ou tard, vous le savez, non ? Et les gens, jusque-là, y verront une allégorie, rien d’autre. Un Céleste dans toute sa splendeur, une force de la lumière. »
Il eut un léger sourire, calculateur.
« Ensuite, je l’offre évidemment au Temple de Lathandre. »
Albérich eut un hoquet. Hubert gémit.
« Je ne suis pas sûr qu’être représenté, tout nu, dans le Temple, soit excellent pour ma réputation.
— Mais je replierai une aile devant les zones sensibles… et puis mes œuvres ne sont jamais complètement réalistes… Ce sera magnifique ! Vous n’êtes pas obligés de l’exposer dans la nef, non plus ! Enfin, moi, c’est là que je le mettrais, mais soit… S’il te plait, Hubert ! S’il te plait ! »
Le paladin s’était paré d’une grimace désespérée.
« Je n’avais pas l’intention de m’attarder à Eredhun.
— Raison de plus pour prendre rendez-vous. Maintenant. Pourquoi pas maintenant ? J’ai du temps. La lumière est excellente. Tout est simplement… parfait ! »
Hubert fit un pas en arrière.
« Je dois y réfléchir.
— Quoi ? Mais l’art ne réfléchit pas ! L’art…. vit ! Exige ! L’art commande ! Hubert, tu ne voudrais pas rester pour la postérité ce paladin mal dégrossi qui fait le guet au Belvédère…
— On ne me reconnaît pas vraiment… »
Soren se tourna vers Albérich.
« Je suis prêt à faire autre chose. Albérich… Je ne sais pas… Un Lathandre gratuit ? Deux ? Je les expédie dans votre ville en ruines ? »
Le prêtre rit.
« Hubert n’est pas à vendre.
— Espèces d’égoïstes. On voit que vous n’êtes pas des Sunites.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que vous pourriez partager !
— Je vais y réfléchir. » reprit Hubert.
Soren eut un petit sourire.
« Je savais que tu étais du genre généreux. »
Il s’était rapproché.
« Je peux les voir ? »
Hubert grimaça.
« Je tiendrai ma langue. »
Albérich leva les yeux au ciel.
« Promis. »
Le paladin soupira et retira sa cape.
« Magnifique. » souffla le sculpteur.
Il tendit la main, Hubert recula, puis le laissa toucher. La mine que fit alors Soren, les yeux fermés et le sourire extatique, le mit mal à l’aise et il replia les ailes. Le sculpteur sourit.
« C’est ce que j’appelle toucher au divin. »
Il s’écarta.
« J’attends ta réponse. Positive. Je peux venir faire mes croquis préliminaires où tu veux mais la lumière est meilleure ici. Sans compter que tu peux t’y balader tout nu sans déranger personne. Je suis disponible à toute heure. »
Hubert remit sa cape.
« J’ai dit que je réfléchirais.
— Oui oui. »
Il les raccompagna vers la porte sans quitter Hubert d’un air concupiscent si bien que ce dernier franchit les derniers pas avec une célérité qui traduisait tout son malaise. Ils détalèrent ensuite dans le couloir, trouvèrent aisément la nef et déboulèrent à l’extérieur où ils furent pris d’un rire incontrôlable.
« Tu vas le faire ? demanda Albérich, tandis qu’ils s’éloignaient.
— Je pense, oui. Ça te fera un souvenir de moi quand je serai loin. »
Albérich rit.
« Je vais me languir devant une statue… voilà qui est formidable…
— Et puis… Giovanni se rappelle de moi, en fait.
— Bien sûr qu’il se rappelle de toi. Il faut juste qu’il s’en souvienne. »

Vers là...