[Erhedun] Temple de Lathandre

[Galathée]

Sanctuaire principal de la Butte Céleste d'Eredhun, le Temple de Lathandre domine la cité tout entière de sa silhouette lumineuse. Son dôme doré scintille dès le lever du soleil et un jeu de miroirs et de vitraux fait en sorte que l'ombre n'y règne jamais complètement.

***

S’il avait eu l’esprit plus clair, Albérich se serait sans doute inquiété de la réaction de ses anciens coreligionnaires en le voyant débarquer dans leur sanctuaire sans s’annoncer. Mais dans les circonstances présentes, se retrouver face à d’anciens clercs, même l’aubemestre, était son dernier souci. Il franchit l’entrée du temple comme n’importe quel fidèle en visite et s’engagea sur le marbre clair du grand hall. Les vitraux colorés dessinaient leurs taches de lumière sur le sol et les murs, sur les quelques clercs et visiteurs présents, et le soleil d’hiver prenait une dimension chaleureuse inconnue de ceux qui restaient au dehors. L’ancien clerc erra quelques minutes dans la salle, dépassa l’autel de granit rose, et marcha jusqu’à la baie qui ouvrait sur l’est. On avait refermé l’une des deux grandes toiles qui la masquaient pendant la mauvaise saison, signe qu’il ne faisait pas encore assez chaud pour inviter complètement le jour à l’intérieur. Des alcôves arrondies accueillaient quelques personnes qui recherchaient un peu de solitude ou d’intimité pour prier ou se confier. Deux couloirs s’enfonçaient dans les profondeurs du temple, illuminés par un jeu de fenêtres et de miroirs. L’un desservait les zones communes, réfectoire, cuisines, salles d’entraînement, de réunion, de classe. L’autre menait aux zones privées, dortoirs des novices et appartements des clercs confirmés. Albérich connaissait chaque dalle du temple par cœur. Une porte massive, fermée, s’ouvrait sur la cour et son figuier. Les jardins étaient encore vert tendre et boueux, touchés timidement par le printemps. Il resta immobile dans l’embrasure de l’arche, regardant la ville qui se déployait au pied de la butte, jusqu’aux murailles, jusqu’à l’horizon. Il avait contemplé ce spectacle maintes fois, à l’aube, plus tard dans la journée, l’avait salué, chanté, admiré, simplement. Le paysage recelait encore le même potentiel d’émerveillement et il s’y laissa prendre un instant. Il avait conscience des battements de son cœur, du rythme de sa respiration, de la température ambiante, fraîche mais pas désagréable, de la tension dans son ventre, du trouble en son esprit. Il était présent en lui-même, mais l’environnement était distant. Comme s’il marchait dans un rêve, dans les replis de sa mémoire. A l’intérieur du temple et à mille lieues. Il posa une main sur le marbre clair, se réappropriant l’espace, frissonna. Il ne fallait pas qu’il se laisse aller. S’il n’y prenait pas garde, il resterait piégé pendant des heures dans une sorte de torpeur assassine. Il lui suffisait de fermer les yeux pour retrouver des images, fragments révolus, présences tranquilles, visions fantastiques. Hier. Le temple semblait immuable. Le murmure qui y régnait n’avait pas changé. Des oiseaux se perchaient toujours dans les arches de la voûte, emplissant le ciel de leur chant. Un hymne s’échappait d’une des annexes réservées à la méditation. Albérich sentit la nostalgie s’insinuer dans toutes les fibres de son corps, chargée d’une tristesse qu’il savait n’avoir pas l’énergie d’affronter.
Il se força à marcher vers un novice qui semblait désoeuvré, deux livres sous le bras et la mine interdite. Il avait peut-être treize ou quatorze ans, les joues rosies par le froid et l’aube froissée sur les épaules.
« Excusez-moi. Je voudrais voir Graham, si c’est possible. »

[Taliesin]

Le novice parut des plus embarrassés. Manifestement, il n'avait pas l'habitude de répondre aux laïcs.
-Heu,... messire Graham reçoit rarement les fidèles... balbutia-t-il. Faudrait que vous demandiez à un prêtre si vous pouvez avoir un rendez-vous... Enfin, sauf si vous le connaissez, ou sauf si vous en avez déjà un, de rendez-vous...

[Galathée]

Albérich se morigéna mentalement. En optant pour un individu peu susceptible de l'identifier, il allait attirer l'attention.
" Je le connais bien, oui. Pouvez-vous lui dire qu'Albérich voudrait le voir ? S'il est occupé, je reviendrai plus tard."

[Taliesin]

-Albérich ?
L'adolescent le dévisagea un instant, perplexe et de plus en plus embarrassé. Le nom lui disait manifestement quelque chose : sans doute avait-il souvent résonné dans les couloirs du sanctuaire. Y compris, probablement, ces derniers jours...
S'il fit le rapprochement, s'il parvint à la bonne conclusion, sa certitude ne fut pas assez grande pour qu'il se fende d'une remarque. Mais son attitude devint d'emblée plus respectueuse. A tout hasard, peut-être.
-Il est dans ses appartements, il me semble. Je vais vous y conduire...
Il aurait pu s'en dispenser : Graham résidait à l'endroit où il avait toujours résidé, dans les mêmes pièces confortables quoique presque austères en comparaison du faste sunite.
Le vieil homme l'y accueillit aussitôt. Tandis que le novice se retirait, il dévisagea son visiteur, la mine inquiète.
-Albérich... Je n'aurais pas pensé que tu viendrais si vite : j'ai envoyé la lettre il y a moins d'une heure... Et je m'attendais à recevoir une réponse me disant de venir au Silure, pas...
Il secoua la tête.
-Mais ne va pas croire que tu me gênes, bien au contraire ! Je suis heureux de te voir ici. Installe-toi donc... Et.. .Un petit remontant ne serait pas inutile, ais-je l'impression.

[Galathée]

« Je ne sais pas si c’est sage. » fit le Luménien en s’asseyant. « Je ne sais pas comment je vais le supporter. »
Il passa les paumes sur son visage.
« Et je n’ai pas eu votre message. Je viens du Temple de Sunie, je ne suis pas retourné au Silure depuis. »

[Taliesin]

Graham acquiesça.
-Je m'en doutais un peu. Les nouvelles n'avaient pu manquer de te parvenir, et il était probable que tu ailles trouver Thibault. Après tout, comme nous tous, et comme lui sans doute, tu pensais que nous nous dirigions vers l'apaisement. Mais j'ai quand même essayé de te contacter, au cas où... tu veuilles en parler.
Il sourit.
-Par remontant, je ne voulais pas forcément dire quelque chose d'alcolisé, bien que le flacon que tu tiens à la main soit très tentant. Je peux demander à ce qu'on t'apporte un thé, une infusion... Ce que tu voudras. Quelque chose, en tout cas.

[Galathée]

Albérich réalisa qu'il tenait toujours la bouteille d'absinthe. Il ne s'en était pas rendu compte. Il fut surpris de ne pas l'avoir brisée contre un mur en chemin. Il la déposa sur la table basse, frissonna et posa un regard un peu hagard sur Graham.
" Quelque chose pour les nerfs. J'ai à moitié envie de vous demander de me trouver un endroit pour dormir. Je ne me sens pas très bien, non."
Ensuite, il sombra dans le mutisme.

[Taliesin]

-Attends-moi, j'en ai pour une minute...
Graham se faufila à l'extérieur. Albérich l'entendit s'éloigner... Puis revenir.
-On t'apportera ça avant peu... dit-il en s'asseyant en face de son invité.
Il le dévisagea longuement, anxieux, puis finit par reprendre la parole, d'une voix douce.
-Que se passe-t-il, Albérich ? Thibault t'a-t-il révélé quelque chose de particulier ? Parce que... Certes, ce qui s'est passé hier soir est aussi désagréable qu'inattendu, mais au final, la révolution n'a pas été lancée, il n'y a eu aucun mort... Et si ton ami est pour l'heure dans une mauvaise passe, nul doute que l'enquête l'innoncentera rapidement. Les soupçons se tournent déjà vers ce barde en fuite...

[Galathée]

Albérich poussa un profond soupir et dévisagea son mentor, les lèvres serrées.
" Je ne peux rien vous dire. Je me suis engagé à respecter la confidentialité de l'enquête." finit-il par lâcher, d'une voix sourde. " Je n'aurais jamais dû me mêler de cette affaire. Je n'aurais jamais dû reprendre contact avec Thibault. Je n'ai plus qu'une envie, partir d'ici au plus vite, mais je ne peux pas partir avant la fin de l'enquête... même si on ne me l'a pas formellement interdit."
Il se tut à nouveau, combattant ses larmes en se massant les yeux du bout des doigts.
" Je suis fatigué." lâcha-t-il simplement. " Les choses ne tournent décidément jamais comme prévu."

[Taliesin]

Graham gardait les yeux rivés sur lui, attentif, inquiet. Il aurait visiblement aimé lui poser des questions, insister, mais il s'en abstint et finit par secouer la tête.
-Interdiction des autorités ou non, je ne t'aurais de toute façon pas laisser filer dans cet état là, Albérich...
On toqua à la porte. L'instant suivant, le clerc lui mettait un bol dans les mains.
-Cela devrait t'aider à t'apaiser... dit-il. Et si tu veux, je peux y ajouter de quoi te faire dormir... Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée...

[Galathée]

" Merci, mais pas tout de suite... Je ne peux pas laisser cette histoire m'affecter comme elle le fait. Ce n'est pas juste, c'est... Je ne peux pas."
Il secoua la tête et prit une gorgée du thé brûlant. Il reconnut le goût fort du trèfle cornu, atténué par une pointe de valériane et un peu de miel. Le breuvage le détendit avant même de faire réellement effet.
" Parlez-moi plutôt de ces clercs reconvertis. Pouvez-vous m'indiquer où les trouver ?"

[Taliesin]

-Non, malheureusement, je ne peux pas encore... répondit Graham, qui se débattait manifestement avec l'envie furieuse de discuter d'un autre sujet. J'ai envoyé des lettres à plusieurs d'entre eux, et je dois attendre leur réponse avant de t'en dire plus. Ils ont refait leur vie, sont passé à autre chose, je ne peux garantir qu'ils accepteront de reparler de ces moments douloureux. J'ai bon espoir poru certains, cependant.

[Galathée]

" Bon sang, je suis encore coincé ici pour des semaines... Comment vais-je faire ?" souffla-t-il, désemparé.
Il trouva un peu de réconfort dans son bol d'infusion, puis ferma les yeux et prit une profonde inspiration.
" Tout ira mieux demain quand ils auront extirpé ses secrets à Thibault. Au moins, les choses seront limpides, à défaut d'être exactement ce qu'on voudrait qu'elles soient."
Il secoua la tête.
" Je suis désolé de ne pas pouvoir vous en dire davantage, je sais que ce que je raconte n'en est que plus décousu... Mais merci de m'offrir un asile un moment..."

[Taliesin]

Graham acquiesça, sombre.
-J'ai surtout envie de dire deux mots à celui qui t'a contraint au silence. Je ne suis même pas sûr que cette personne en ait le droit, légalement... Et voilà qu'elle t'a imposé un poids dont du ne peux même pas te libérer par la parole...
Il grimaça, à la fois inquiet et tendu.
-Mais... De tes silences, je crois pouvoir deviner certaines choses. Certaines choses qui ne me plaisent pas du tout... Enfin, comme tu le disais, toute la vérité sera connue demain : être sondé est quelque chose d'éprouvant, de très éprouvant parfois... Mais le Conseil est pressé et veut des réponses. Je plaindrais Thibault, si... Si je ne commençais pas, en te voyant, en t'écoutant, à soupçonner certaines choses.

[Galathée]

Albérich hésita une seconde. C'était surtout Thibault qui ne devait pas apprendre ce dont les gardes lui avaient parlé. D'un autre côté, Graham appartenait à la faction adverse, et si le Luménien aurait juré pouvoir lui faire confiance quelques heures plus tôt, ce qui lui était arrivé au Temple de Sunie remettait tout en question. En même temps, la trahison de Thibault n'était pas réellement une surprise. Celle de Graham tiendrait de l'impossible.
" Apparemment..." commença le Luménien. " Apparemment Thibault m'a menti. Sur des aspects graves de l'affaire."
Il soupira.
" Peu importe sur quoi précisément. Ça n'a finalement pas vraiment d'importance. C'est le seul fait... qu'il m'ait raconté n'importe quoi... qui me met hors de moi. Je pensais... je pensais qu'il restait quelque chose de ce que nous avions partagé autrefois. Mais il s'avère que je suis juste bon à être manipulé. Je comprends qu'il ne me dise pas la vérité, vu ce qu'il s'est produit. Mais je ne comprends pas pourquoi il a tenu à m'en parler, si c'était pour me mentir..."

[Taliesin]

Cette fois, Graham ne put réprimer un léger, très léger geste d'humeur. Mais un geste d'humeur indéniable.
-Qu'il nous ait menti, à nous, c'est... compréhensible, s'il est coupable dans cette affaire; Mais qu'il t'ai menti à toi... Qu'il ait voulu, ou accepté de prendre le risque de te faire du mal alors qu'il savait ce qui t'était arrivé... Cela me laisse augurer d'un bien sombre personnage. Cela me laisse craindre des tromperies bien plus grandes encore. Si l'on a pas le mal chevillé au corps, comment pourrait-on te...
Il se leva, alla se poster face à la fenêtre qui éclairait son bureau.
-Mais... Attendons qu'il ait été sondé. Se perdre en conjectures, essayer de comprendre l'incompréhensible, cela ne nous fera aucun bien. D'autant que certaines choses nous échappent peut-être encore... Je comprends ton trouble, Albérich. Je comprends que cette trahison t'affecte au plus haut point. C'est... on ne peut plus normal. Mais... Oui, attendons. Avant peu, nous saurons.

[Galathée]

Albérich resta silencieux de longues minutes, lorgnant son thé, les lèvres pincées.
" Peut-être..." commença-t-il. " Peut-être l'ai-je forcé à me mentir... La première fois que nous nous sommes vus, il m'a parlé de cette pièce... J'ai été tout de suite très hostile. J'ai condamné l'initiative, mis ses intentions en doute... J'étais peu convaincu par la manière... Ensuite... S'il campait sur ses positions, c'était le conflit assuré... Peut-être a-t-il simplement voulu préserver notre... affabilité, au détriment de la vérité ? N'est-ce pas quelque chose qu'un Sunite pourrait faire ?"
Il secoua la tête.
" Mais il n'était pas obligé de revenir me voir... En même temps, il a répété qu'il ne voulait pas m'impliquer... Je ne sais pas... Peut-être est-ce de ma faute, au final. J'aurais dû rester en dehors de tout ça."

[Taliesin]

Le clerc lui refit face aussitôt.
-Quand je disais que des choses nous échappaient peut-être, je ne songeais certainement pas à te renvoyer une part de responsabilité, Albérich. Comment pourrais-tu te juger coupable de son attitude ? De ses mensonges ? Aussi superficiels qu'ont la réputation d'être les Sunites, ils n'en restent pas moins des adultes, responsables de leurs actes et conscients de leurs conséquences. Je ne sais pas ce qu'il t'a caché, je ne sais pas ce qui te fait tant de mal... Mais je sais une chose : toi, tu n'y es pour rien.
Il revint s'assoir, plongea son regard dans celui de son ancien élève.
-Tu as déjà assez culpabilisé, pour bien assez de choses. Tu dois... Arrêter de chercher en quoi tu es responsable, si les événements tournent mal, si les gens agissent complètement à l'inverse de ce que tu espérais, ou envisageais.

[Galathée]

Il eut un sourire désolé.
" J'essaie juste de faire sens de ce qui se passe. Je n'y parviens pas. La seule personne que je maîtrise quelque peu, c'est moi."
Il but une gorgée de thé.
" Et encore."
Graham ne le laisserait pas revenir sur le sujet, mais Albérich trouvait l'hypothèse plausible. Peut-être Thibault s'était-il laissé emporter par ses mensonges, désireux de placer leurs retrouvailles sous un signe d'apaisement.
Tu lui cherches des excuses.
" Je suis fatigué." répéta le Luménien.
Il ne parvenait plus à se remémorer clairement leurs échanges, ce que le Sunite avait dit, sous-entendu, la manière dont il avait cherché à l'écarter de l'affaire. Tout était troublé, sale désormais.

[Taliesin]

-Je le vois bien...
Fixant toujours l'ancien aubemestre, Graham posa son menton dans ses main et demeura un long moment silencieux, la mine froncée.
-Est-tu certain de ne pas vouloir... dormir ? Je peux te loger ici sans aucun problème, sans que cela pique la curiosité des autres ou m'attire des questions. En plus, peut-être aurons-nous toutes les réponses, lorsque tu émergeras...

[Galathée]

Albérich sourit et resta songeur quelques secondes.
" Je ne pense pas que je vais dormir jusqu'à demain soir non plus. Mais si je pouvais me reposer un petit peu... Oui... J'ai l'impression qu'il serait moins hasardeux... que j'aie quelqu'un de bienveillant à proximité, au cas où."
Il regarda son thé.
" Je ne pense pas avoir besoin d'un coup de pouce... juste d'un endroit où m'étendre."
Le trèfle cornu avait déjà bien travaillé.

[Taliesin]

-Les réponses interviendront bien avant demain soir, j'en suis certain... dit Graham.
Puis il se leva.
-Suis-moi...
L'une des trois portes donnant sur le bureau ouvrait sur une petite chambre, simple mais agréable. Un lit, une commode, une petite table, une haute fenêtre dominant le jardin... Chambre d'ami ? Propre repère de son hôte ? Impossible à dire.
-Tu es ici chez toi... dit Graham en tirant les rideaux. Je resterai dans la pièce à côté, et si je dois m'absenter, je ferai en sorte que cela prenne le moins de temps possible.

[Galathée]

Albérich ne se posa pas davantage de questions. Il avait vraiment besoin de se retirer un instant hors du monde réel, de glisser ailleurs, dans un endroit où il pourrait ne plus penser à rien. Il remercia Graham, le salua, puis retira ses bottes et son manteau. Il se coucha tout habillé sur le lit, fut parcouru de quelques tremblements nerveux, puis bascula dans le sommeil en l'espace de deux respirations. Peut-être était-ce le trèfle cornu. Ou l'atmosphère tellement familière du temple. Il n'y résista en tout cas pas un instant.

[Taliesin]

Lorsqu'Albérich ouvrit les yeux, il comprit qu'il avait dormi longtemps. Plus longtemps qu'il ne l'aurait imaginé, peut-être. D'entre les rideaux tirés ne filtrait plus la moindre lumière : il faisait nuit noire, au dehors. Mais impossible de savoir si c'était le soir... ou le petit matin.
Graham ne dormait pas, en tout cas. L'ancien aubemestre pouvait entendre, dans son bureau, le crissement ténu de sa plume sur le parchemin.

[Galathée]

L'ancien clerc se redressa sur le lit, tentant d'identifier le moment du jour aux bruits qui peuplaient l'obscurité, et notamment au chant des oiseaux. Il se leva lentement, vaseux, se frotta le visage d'une main distraite, puis étouffa un bâillement. Les événements de la veille, ou du jour-même, lui apparaissaient encore distants, mais il savait que plus il émergerait et plus tout lui reviendrait. Il n'était pas particulièrement pressé.
Il ouvrit doucement la porte pour rejoindre Graham, espérant ne pas le déranger au milieu d'une tâche cruciale.

[Taliesin]

Graham abandonna sa plume sitôt qu'il l'aperçut.
-Et bien, tu étais vraiment très fatigué... dit-il, souriant. N'empêche : je n'allais pas tarder à te réveiller... Mais assieds-toi. Tu veux quelque chose à boire ? A manger ?
Lui-même s'était levé. Il paraissait particulièrement nerveux. Ou impatient. Difficile de juger.

[Galathée]

Albérich perçut la nervosité de son interlocuteur et sentit la tension reprendre corps en lui.
" Non, merci." souffla-t-il. " Que se passe-t-il ? Vous avez l'air... fébrile."
C'étaient fatalement des mauvaises nouvelles, le Luménien ne se faisait pas d'illusions.

[Taliesin]

Graham parut embarrassé.
-Suis-je devenu aussi transparent, avec le temps ?
Il sourit à nouveau.
-Disons juste que j'ai des nouvelles, depuis de longues heures déjà, et que... Je voulais t'en faire part sans oser te déranger. Alors, je ne vais pas tourner autour du pot, pardonne-moi... Thibault a été sondé, longuement et de manière répétée. Les conclusions ne laissent aucun doute à son sujet : il est innocent. Il n'a jamais cherché à influencer le barde, ni au début, ni à la fin de l'affaire. Il était de bonne fois, s'est fait manipuler. Comme nous.
Il grimaça.
-Bien plus que nous, en réalité.

[Galathée]

Albérich se laissa tomber lourdement sur la chaise qui faisait face au clerc et poussa un profond soupir. Il resta silencieux quelques secondes, tentant de mettre de l'ordre dans ses pensées. Il avait été si prompt à condamner Thibault, si prompt à remettre en cause sa sincérité. Il n'était pas fier, pas fier du tout.
" A-t-il pu fournir des informations intéressantes ? En plus de ce qu'il avait déjà déclaré ?"
Il avait fatalement révélé aux enquêteurs le lien de parenté entre le barde et Albérich, probablement l'endroit où il se terrait. Mais c'était de bonne guerre, finalement, et Aubin ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même.

[Taliesin]

Graham secoua la tête.
-Non. Thibault avait dit, d'emblée, la vérité. Toute la vérité. Malheureusement, cela n'a pas joué en sa faveur : les éléments nouveaux découverts lors de l'enquête, le journal du barde, notamment, paraissaient le désigner comme coupable, de manière irréfutable. Semblaient donc désigner ses propos comme de purs mensonges. Que les gardes et les clercs chargés de l'interroger, de le sonder, ont a tout prix tenté de mette au jour.
Le Lathandrite soupira.
-Ils l'ont sondé une première fois, sans lui parler du journal. Puis une deuxième, après avoir évoqué cette découverte : le résultat a été exactement le même, alors que cette révélation avait complètement dévasté Thibault. C'est un prêtre puissant, de haut rang, mais vu son état de fatigue, vu son choc, vu la... la force avec laquelle on l'a sondé, il n'aurait pu continuer à mentir, c'est une certitude. Une certitude à laquelle les enquêteurs ne se sont rendus qu'à regret, tant les preuves l'incriminant semblaient tangibles, indéniables... Il a même fallu en venir aux mains pour que l'un des deux clercs chargés de fouiller son esprit, un membre du culte de Tyr, accepte d'arrêter la chose.
Graham consentit enfin à s'assoir, en face de son ancien élève.
-Par acquis de conscience, ils ont réexaminé le journal. En ne s'en tenant plus seulement aux mots qu'il contenait. Et, de fait... Il aurait été écrit en une ou deux fois, non tenu au jour le jour. Quant au fait qu'il ait résisté au feu... Le barde aurait juste roussi quelques pages, brûlé certaines d'entre elles, avant de le déposer dans un coin de la cheminée suffisamment éloigné des flammes pour que celles-ci ne puissent l'atteindre. Pour que les enquêteurs puissent le retrouver quasiment intact. Il avait bien préparé son coup. Diaboliquement bien préparé son coup.