[Erhedun] La demeure Des Rosières

[Taliesin]

Elle secoua la tête.
-Il ne m'a pas dit grand chose, vous savez... Il est arrivé il y a à peine plus d'une heure, avec son sac, disant que le temple lui paraissait trop oppressant, qu'il passerait quelques jours à la maison avant de partir se promener, comme avant, quand il allait de par les routes... Je ne sais rien de plus, et je n'ai pas voulu lui poser de questions. Il a déjà l'air assez ébranlé pour que sa vieille mère ne commence pas, en plus, à l'asticoter...

[Galathée]

« Je comprends. » fit Albérich. « Il vous parlera quand il en ressentira le besoin, j’imagine. »
Il sourit.
« Je vais prendre congé. Merci pour votre accueil. Je repasserai demain matin. J’espère qu’il ne sera pas encore parti. Je ne suis pas certain qu’il soit opportun de lui parler de mon intention de le suivre… Faites comme vous le sentez, en fonction de sa réceptivité, peut-être ? Si jamais il avait l’air de vouloir prendre l’air avant l’heure… Je loge au Silure. J’imagine que vous savez où ça se trouve. »

[Taliesin]

-Oui, je situe... Mais j'espère qu'il ne voudra pas partir dès demain. Je l'en dissuaderai si je peux. Ce serait vraiment trop tôt, trop précipité...
Elle le raccompagna jusqu'à la porte.
-Merci encore, messire Megrall... fit-elle. Je vois que les éloges que mon fils dressait autrefois de vous étaient fondés, et que vous n'avez pas changé depuis... C'est.. réconfortant, vraiment, dans notre situation.

[Galathée]

Sans doute était-elle proche de la vérité. Six mois plus tôt, il aurait ri à l'idée qu'on le compare à l'adolescent taciturne qu'il avait été. Mais les crises récentes l'avaient peut-être ramené à cet état d'avant la révélation, d'avant le pouvoir et la reconnaissance. Mais il avait du mal à croire que Thibault ait pu parler de lui à ses parents, à part pour raconter combien il était poussif et ennuyeux. Près de trente ans plus tard, sa mère mélangeait probablement bien des souvenirs. A moins qu'il ne s'agisse d'une convention langagière. Plus que le contenu de ce que le Sunite avait raconté à sa famille, c'était le simple fait qu'il avait eu l'occasion d'y revenir qui laissait le Luménien songeur. Dire qu'il n'avait jamais même su que Thibault était d'Erhedun. Un garçon comme lui, qui ne cachait rien, se vantait de tout, passait des jours entiers à parader. Lui découvrir un jardin secret était étrange. Comme s'il n'avait pas été exactement ce dont Albérich se souvenait. Un ado superficiel sans mystères. Les gens sont toujours plus complexes qu'on ne le croit.
" Je ferai mon possible, madame. J'espère que je ne décevrai pas vos espoirs."
Puis il se dirigea vers la sortie, et au delà, la rue, puis le Silure.

[Taliesin]

Ce fut la mère de Thibault qui lui ouvrit. Elle paraissait soucieuse, mais pas paniquée non plus. Signe indéniable que le Sunite ne s'était pas volatilisé.
De fait, il se trouvait dans le salon. La mise aussi sobre qu'impeccable, le teint aussi pâle que ses traits étaient tirés. Et le regard fiévreux, trouble.
-Albérich ? fit-il, surpris, comme sa mère, discrète, s'esquivait déjà.
Il referma le gros volume qu'il était en train de consulter. Un recueil de cartes, apparemment.
-Je... Je n'aurais pas pensé que tu reviendrais. Mais c'est une bonne nouvelle... Installe-toi...

[Galathée]

Albérich s'assit face au Sunite. Il avait mauvaise mine. Sans doute l'effet combiné de plantes mal dosées et d'une nuit difficile, en sus de ses soucis bien réels. A bien y réfléchir, le Luménien n'excluait pas de présenter le même genre de spectacle.
" Je suis plus coriace que tu ne le crois." dit-il en préambule, avec une légèreté feinte.
Il chercha son regard.
" J'ai promis à ta mère de t'accompagner."

[Taliesin]

Thibault en resta bouche bée.
-Quoi ? finit-il par lâcher.
Il jeta un regard vers le couloir, les pièces qui s'y ouvraient, dans la direction approximative où était partie sa mère.
-Alors je crois qu'il ne me reste plus qu'à t'assommer avec cet atlas puis à filer pendant ton inconscience. Parce qu'il est hors de question que tu viennes.
Et de saisir le livre, sans qu'il soit possible de déterminer s'il plaisantait ou non.

[Galathée]

Albérich ne se laissa pas décontenancer.
" Je ne le fais pas de gaieté de coeur, je te l'avoue, mais je pense que c'est la seule solution raisonnable. Tu ne t'en tireras pas tout seul et j'ai peur que tu fasses n'importe quoi. De plus, même si tu me sèmes maintenant, je serai à Combeloup avant toi. J'ai un cheval, je connais le chemin, les raccourcis, tu sais à peine dans quelle direction partir. Tu as intérêt à composer avec moi."
Il gardait cependant un oeil sur l'atlas menaçant.

[Taliesin]

Thibault prit une profonde inspiration.
-Je refuse que tu trahisses ton père pour moi...articula-t-il lentement. Nous sommes amis, d'accord, mais je n'ai jamais rien fait qui puisse justifier un tel acte de ta part. Te voir ici, aujourd'hui... c'est déjà plus que je n'oserai jamais te demander. Alors... Non, tu ne viendras pas, Albérich. Entre-toi bien ça dans le crâne. Je sais qu'il est dur, trop dur pour que j'abîme ce bouquin en tapant dessus avec... - Il reposa l'atlas - mais j'ai d'autres moyens de t'empêcher de me suivre. Ou je peux aussi te tromper, te laisser me conduire à Combeloup, puis, d'un sort, te mettre hors d'état de nuire assez longtemps pour aller récupérer mon colis et revenir te chercher.
Il soupira.
-L'idée de te faire ça me rend malade. Je préfèrerais un million de fois réussir à te convaincre. Mais, je le redis : je ne vaux pas la peine que tu trahisses ton père. Je ne te laisserai pas détruire ce que tu as. Et, pour ta gouverne, j'ai déjà rempli, sans casse, des missions bien plus périlleuses que récupérer vivant un fuyard. Pourquoi en serais-je incapable, aujourd'hui ?

[Galathée]

" Thibault, le simple fait que je sache ce que tu projettes et que je te laisse y aller sans rien faire détruit déjà ce que j'ai à Combeloup. Trahir mon père ? Je le fais déjà maintenant. Que je t'accompagne ou que je ne t'accompagne pas, je suis complice de ce que tu t'apprêtes à faire. La seule manière de ne pas l'être serait d'aller trouver la garde ou le Conseil pour leur raconter ce que je sais d'Aubin, de l'endroit où il se trouve, et de tes intentions. Tu me diras que ça ne changerait rien au destin de mon demi-frère, tu aurais raison, mais je ne veux pas m'opposer à une justice nécessaire."
Il secoua la tête, hésita.
" Et ta mère m'a dit que tu ne savais plus lancer de sorts."

[Taliesin]

-Elle t'a dit... ?!
Il s'empourpra, se leva brusquement, se mit à faire les cent pas.
-Ça va revenir. Je suis juste épuisé, secoué, et assommé par des plantes diverses et variées. C'est normal que je n'arrive pas à me concentrer ! D'ici un ou deux jours, ça reviendra. Je pourrai même t'enlever le souvenir de nos conversations, comme ça, tu ne trahirais personne !

[Galathée]

" Je ne doute pas... j'espère que l'énergie divine te reviendra." souffla Albérich. " Je ne souhaite à personne d'endurer ce silence... Surtout pas à toi. Mais tant que tu seras animé par la haine... Pourquoi la déesse de l'amour se pencherait-elle sur toi ? Tu es troublé, oui. Mais tu te laisses guider par des émotions... qui ne facilitent pas ton contrôle sur les pouvoirs de Sunie... Plantes ou pas plantes... Nous sommes supposés trouver du réconfort auprès de notre dieu dans l'épreuve... Pas nous en retrouver coupés. Sauf si nous n'avons plus foi en ce qui en fait le coeur... Tant que tu te sentiras incapable d'aimer à nouveau, tu ne retrouveras pas Sunie. Et quand bien même... Tu n'oserais pas effacer mes souvenirs. J'oublierai peut-être en surface, mais dans le fond, je saurai toujours ce que tu m'as fait."

[Taliesin]

-Bien sûr que je n'oserais jamais te faire un truc pareil ! grogna le Sunite, indigné. Je ne peux que t'en menacer, en espérant que tu me croies... Autrefois, j'étais doué en bluff. Mais c'est ce "autrefois" qui fait toute la différence, semble-t-il...
Il s'immobilisa devant une fenêtre, ne put demeurer longtemps immobile, recommença à marcher de long en large, plus agité que jamais.
-Et comment voudrais-tu que je ne cède pas à la haine, après ce que j'ai vécu ? Après ce qu'il m'a fait ? J'ai tout perdu, à cause de lui. Tout. Jusqu'à mes souvenirs... As-tu la moindre idée de l'impression que ça fait, de voir des étrangers fouiller dans tes pensées, dans les moindres replis de ta mémoire ? De les voir non pas chercher une réponse, mais s'y vautrer, s'en repaître, tout te voler, tout profaner, tout pervertir ? C'est un viol, Albérich. Un viol mental, mais un viol tout de même. Si je pouvais remettre la main sur ce clerc de Tyr...
Des mains s'ouvraient et se fermaient dans des gestes convulsifs qu'il ne maîtrisait plus guère.
-Et comment pourrais-je encore croire à l'amour, quand ceux que j'ai vraiment aimés m'ont trahi, ou ne m'ont pas rendu cet amour ? Ou ne s'en sont pas rendus compte ? L'amour, ce n'est pas ces passades, ces parties de jambe en l'air, ces jeux courtois aussi savoureux que vides... Je l'ai toujours su. Mais il m'a bien fallu m'en contenter. Et, quand j'ai cru enfin trouver...
Ses traits se crispèrent.
-Non, il n'y a que la haine. Je suis désolé, mille fois désolé que cela touche ton frère, que cela puisse avoir des conséquences sur ta famille, sur toi. Je suis sincère, Albérich : j'aimerais qu'il en soit autrement. J'aimerais vraiment... Mais... Je n'ai pas choisi.

[Galathée]

« Je sais… » murmura Albérich. « Et je suis mal placé pour te faire la morale à ce sujet. »
Il lorgna ses pieds, la table entre eux, grimaça.
« Je suis désolé de ce qu’il s’est produit. Et je sais beaucoup mieux ce dont il retourne que tu ne le crois. »
A la différence fondamentale qu’il avait cédé aux Sharites assez rapidement, qu’il avait essayé par tous les moyens possibles de faire cesser la torture. Il ne pouvait même pas se vanter d’avoir résisté. Son épaule lui fit subitement mal et il y porta une main réflexe, une grimace lui déformant un instant les traits.
Que fallait-il qu’il fasse ? Neutraliser Thibault semblait le plus logique. Il se souvint de la demande qu’il avait adressée à Alaric, de le tuer en cas de fléchissement, d’ombre. Peut-être qu’être l’ami de Thibault requérait ce genre de sacrifice. L’empêcher de devenir ce qu’il avait abhorré toute sa vie. Evidemment, cela voudrait dire… Mais Albérich n’avait rien à perdre. Et il ne pouvait pas laisser le Sunite se vendre à Shar. Et même si Thibault restait vide, s’il ne pouvait résister à sa haine, s’il se vengeait d’Aubin dans le sang, César et ses enfants risquaient de s’engager à leur tour dans ce cercle de violence. Ils retrouveraient le Sunite, peut-être iraient-ils jusqu’à s’en prendre à sa famille. Il fallait juguler le désastre à la racine.
Il releva les yeux sur son ami, s’attarda un instant sur sa mine pâle, son regard furieux, débordant d’émotions violentes, qu’il peinait à contenir. Trouverait-il la force de… de mettre un terme à son existence, au besoin ?
Il ne voulait pas se poser cette question. Pourtant, il fallait qu’il l’envisage. Thibault lui faisait confiance, il avait une position rêvée pour agir. Personne ne serait surpris d’apprendre son suicide…
« Mais je crois que tu te complais dans la haine parce qu’elle te permet d’entrevoir un cours d’action clair pour les jours à venir. Mais si tu n’étais vraiment plus que haine, sans espoir de retour, tu ne serais pas ici en train de t’excuser de me faire du mal. »

[Taliesin]

Thibault s'immobilisa un instant. Regarda Albérich en face.
-Ais-je dit que je n'avais aucun espoir de retour ? Qu'après la vengeance, il n'y aurait plus rien, aucun avenir ? J'ai une vengeance à mener, un honneur à retrouver, oui, mais je ne me laisserai pas détruire par Aubin, il n'en vaut pas la peine. Je suis juste trop fatigué, trop ébranlé pour envisager l'après. Alors, oui, je me raccroche au futur immédiat.
Il se fendit d'un soupire déchirant.
Mais je ne suis pas tout à fait assez à côté de la plaque pour faire du mal à mes amis. C'est Aubin que je hais. Lui et deux ou trois autres. Pas toi. Pas le reste du monde.

[Galathée]

Albérich demeura immobile et silencieux. Il sentait son coeur battre la chamade contre ses côtes. Il avait envie de se trouver n'importe où ailleurs, se demandait pourquoi il choisissait toujours le mauvais embranchement, pourquoi il était incapable de trouver un endroit qui lui soit vraiment bénéfique. Thibault avait raison. Il était bien plus solide que le Luménien ne le projetait. Il avait droit à sa vengeance. Ensuite les choses se tasseraient. Dans le sang et la fumée.
L'ancien clerc avait un goût de bile dans la bouche. Il se sentait comme une bête traquée, incapable de savoir vers où se tourner pour s'enfuir. En fermant les yeux, il avait l'impression d'entendre bouillonner le fleuve. Il avait du mal à respirer.
" Laisse-moi t'accompagner pour partir. Cela tranquillisera ta mère. Ensuite, je te laisserai aller et je m'en irai de mon côté."

[Taliesin]

Thibault l'observa longuement.
-Et où comptes-tu aller ? Graham t'a-t-il donné les adresses d'anciens clercs ?
Des doigts, il tambourina sur le dossier du fauteuil voisin.
-Parce que... Je ne sais pas, mais je ne te sens pas assez détaché pour faire un simple voyage d'agrément tandis que j'irai tenter d'enlever ton frère, dans la demeure de ton père, au milieu d'un village qui a été ton refuge au cours des derniers mois.

[Galathée]

Trop de ruminations empuantissaient l'esprit d'Albérich depuis deux jours et il perdit brusquement le contrôle de lui-même. Il se leva d'un bond.
" As-tu besoin de retourner le couteau dans la plaie, bon sang !? Ne peux-tu pas avoir pitié de moi une seconde ! On s'en fiche, où j'irai ! J'irai ailleurs ! Loin ! Je te foutrai la paix, c'est bien ce que tu cherches, non ? Je te laisserai à tes basses besognes sans m'en soucier !"
Il sentit que des larmes lui coulaient sur les joues, mais cela n'avait pas grande importance. Il reprit néanmoins moins vertement.
" Fais ce que tu as à faire. Fais ce qui te rendra à toi-même, Thibault, c'est tout ce que je te souhaite. Pour le reste, tu as raison. Tout est perdu, de toute façon."
Sans attendre de réponse de la part de son interlocuteur, il sortit de la pièce, remonta le vestibule sans s'attarder et regagna la rue.

[Taliesin]

Albérich ne sut pas si Thibault l'avait suivi dans le couloir, jusqu'au seuil de la maison, ou au-delà, peut-être. Il ne sut pas s'il l'avait observé s'éloigner, ou s'il était resté, immobile, à contempler le vide dans son salon déserté. Lui ne s'était pas retourné, et nul appel n'avait retenti, nulle main ne s'était refermée sur son bras, son épaule, pour le retenir.
Et maintenant, il était trop tard pour savoir. L'ancien clerc avait remonté la rue à grandes enjambées, avait replongé dans l'atmosphère animée, indifférente, de la cité aux mille temples.

[Galathée]

Il ne demeura pas longtemps dans les rues encombrées, mais bifurqua le long d'un des nombreux pontons qui partaient vers la rivière. Une mince pellicule d'eau recouvrait les planches, les rendant glissantes, mais Albérich avait l'habitude d'Erhedun et de ses conditions climatiques particulières. Il s'aida donc d'une main pour ne pas perdre l'équilibre, contourna un premier entrepôt sur pilotis, se glissa sous une arche entre deux masures, suivit la façade d'une halle aux poissons, grimpa un escalier, un second, déboucha sur une petite esplanade qui surplombait la ville, et se dirigea vers la rivière. En contre-haut des flots se trouvait la chapelle d'Eldath, la déesse des eaux vives, qui annonçait aux navigateurs venant du large qu'ils arrivaient à Erhedun. Le sanctuaire était généralement désert et le Luménien y entra sans être inquiété. Autrefois, ils y montaient de temps en temps pour observer la Sereine, le ballet des bateaux sur ses eaux claires ou brumeuses, les temps de crue, de gel, le courant tranquille du cœur de l’été. Il se rendit jusqu’au balcon, s’assit sur l’un des bancs et tenta de retrouver son calme. Quel meilleur endroit que le temple dédié à la déesse de la paix et de la tranquillité… Juste le son de l’eau, son flux interminable, hypnotique, millénaire… Il parvint à ralentir sa respiration, à rétablir peu à peu un semblant de sérénité en lui-même… La solitude était douloureuse mais protectrice. Mais il n’espérait pas y trouver de solution claire, juste un peu de silence pour réfléchir.
Partir était impossible. Il ne se remettrait jamais d’avoir fui sans s’impliquer dans ce qui se préparait. Il fallait qu’il s’impose à Thibault, même s’il n’en avait aucune envie. C’était ce que la loyauté lui imposait. La loyauté envers eux tous. Il fallait empêcher Thibault de devenir un meurtrier. Mener Aubin à la justice d’Erhedun. Et expliquer à César ce qu’il en était. C’était la seule possibilité. Il fallait qu’il retourne parler au Sunite.
Il se leva, s’essuya le visage d’une main hésitante. Il se sentait fatigué et misérable. Il n’était même pas midi. Il redescendit vers la maison de la famille des Rosières, espérant que Thibault accepterait de le recevoir après cet intermède tempétueux.

[Taliesin]

Mais lorsqu'il frappa à l'huis, personne ne répondit, même après qu'il eut répété l'opération. Que Thibault ne soit plus debout n'était peut-être pas chose très étonnante, compte tenu des émotions du matin. Et sa mère pouvait être sortie pour quelque commission.
En tout cas, il semblait qu'Albérich ne puisse pas aller plus loin que les marches du porche, cette fois-ci.

[Galathée]

Le Luménien demeura interdit sur les marches du perron. Thibault était peut-être déjà parti. A moins qu'il n'ait décidé de ne pas lui répondre. Il hésita une seconde. Il pouvait faire le pied de grue devant la porte et attendre le retour de la mère du Sunite. Mais elle rentrerait peut-être dans des heures... le temps pour Thibault de le distancer irrémédiablement. Il fallait qu'il en ait le coeur net. Il se mit donc en quête d'un voisin, espérant que quelqu'un, peut-être, avait vu quelque chose ou quelqu'un quitter l'élégante demeure.

[Taliesin]

Il finit effectivement par tomber sur un voisin. Une voisine, en l'occurrence, qui l'observa, un peu étonnée, comme il lui posait sa question. Mais elle finit par répondre : oui, elle avait effectivement aperçu la vieille dame quitter sa maison, un panier sous le bras. Elle avait l'habitude de faire son marché elle-même, ajouta-t-elle, ce qui était un peu étonnant compte tenu de sa condition et de son âge.
En deors de cela, la voisine n'avait rien remarqué de particulier.

[Galathée]

Pas de tumulte. Thibault devait encore être à l’intérieur. Albérich ne pouvait pas vraiment le blâmer de refuser d’ouvrir. Dans l’état dans lequel il était, il n’avait certainement pas besoin d’être secoué davantage. Le Luménien n’était pas fier d’avoir perdu son calme, même s’il se sentait lui-même aux abois. Mais le monde exigeait qu’il ait récupéré, tandis que le Sunite avait droit à son trouble. Que ce soit un leurre n’avait pas d’importance. Il n’avait pas su se préserver, il pouvait au moins tenter d’aider Thibault. Aider encore et encore, mettre ses propres besoins après ceux des autres. Il l’avait toujours fait. Il réalisait qu’il le ferait jusqu’à sa mort.
Il s’assit sur le perron de la maison et sortit son nécessaire d’écriture. Il ne pouvait pas obliger Thibault à lui ouvrir, mais il pouvait lui laisser un message. Il ne savait pas bien comment le tourner et il demeura pensif devant son parchemin pendant quelques secondes, avant d’y apposer la plume et de griffonner quelques mots.

Thibault,

Je suis désolé pour mon éclat de tout à l’heure. Je respecte ton droit à faire ce qui est en ton pouvoir pour aller mieux. Et j’espère sincèrement que tu iras mieux. Tu m’as demandé de ne pas t’accompagner, et même si cela me coûte, je peux y renoncer. Mais je ne vais pas rester en arrière à Erhedun à attendre un hypothétique retour. Tu ne peux pas me le demander. Nous avons chacun nos souffrances et si la tienne est vive, la mienne perdure.
Je préférerais cependant que tu m’autorises à venir avec toi. S’il le faut, je te promets de ne pas t’empêcher d’enlever Aubin, je te promets aussi de te laisser le ramener à Erhedun. Je ne peux pas te promettre que je n’interviendrai pas si ta haine te dépasse, car je ne veux pas que tu deviennes un meurtrier. Je sais que tu penses que je dois rester en dehors de tout ça, mais comment le pourrais-je ? Pourrais-tu fermer les yeux et les oreilles si tu te trouvais dans ma situation ? Je ne le crois pas.
Merci de m’avoir lu. Je resterai au Silure jusqu’à demain matin puis, en l’absence de nouvelles, je rentrerai à Combeloup.

Ton ami, Albérich

Il ne lui restait plus qu’à glisser son courrier sous la porte et partir.

[Taliesin]

Des pas précipités, à l'intérieur.
Une rai de lumière qui filtre sous la porte. Sans doute celle d'une bougie.
Un judas qu'on ouvre. Qu'on referme.
Le battant qui s'entrebâille.
-Messire Megrall ? fit la mère de Thibault, pantoise. Que... Que se passe-t-il ? Que faites-vous là ?

[Galathée]

" Excusez-moi... Je ne voulais pas..." souffla-t-il entre deux inspirations hachées. " Est-ce... Où est Thibault ? Est-il chez vous ? Est-il parti ?"
Il aurait sans doute dû dissimuler son inquiétude à la vieille femme, mais il n'en était plus là.

[Taliesin]

-Et bien, j'allais vous poser les mêmes questions... murmura-t-elle. Hier, j'ai trouvé votre message sous la porte, et je lui l'ai donné quand il s'est réveillé... Il a passé un long moment à faire les cent pas dans le salon, puis il a rassemblé ses affaires. Il m'a dit que vous lui aviez donné rendez-vous, que vous alliez peut-être partir pour cette petite escapade sans trop tarder, tous les deux... Qu'il avait vraiment besoin de s'aérer, mais qu'il m'écrirai... Alors, je vous croyais déjà ensemble... Hors de la ville...

[Galathée]

Albérich sentit ses jambes se dérober sous lui et il tomba assis sur le porche. Un vertige lui obscurcit le regard, il pressa ses paumes sur ses orbites, tentant de contrôler sa respiration emballée. En même temps, qu'avait-il cru ? Thibault avait toute une nuit d'avance. Des heures et des heures. Et il les avait mises à profit.
Il était trop tard. Au fond de lui il le savait. Mais il ne pouvait pas renoncer. Tout ça à cause d'une stupide pièce de théâtre. D'un barde retors. Des faiblesses du coeur. Il les maudit tous à voix basse.
" Je ne sais pas où est Thibault. Nous avons eu... un désaccord. Il..."
Il soupira douloureusement, retenant une plainte.
" J'ai peur qu'il ne soit parti faire une grosse bêtise... Une très grosse bêtise..."
Il se redressa tant bien que mal, prenant appui sur un des piliers du porche.
" Madame des Rosières... N'avez-vous aucune idée d'un endroit où il pourrait... s'être rendu... dans l'idée de..."
Croisant son regard, il s'interrompit.
" Je suis désolé." murmura-t-il.

[Taliesin]

Si elle avait pâlit, si ses mains s'étaient crispés, la vieille ne s'effondra pourtant pas. Bien au contraire, elle se ressaisit en quelques instants, et le regard qu'elle posa bientôt sur l'ancien clerc était des plus décidé.
-J'aurais dû me douter que Thibault me jouait la comédie, qu'il allait moins bien que ce qu'il paraissait... fit-elle. Je me suis laissé prendre plus qu'à moitié, mais c'est la dernière fois que cela arrive.
Elle tendit la main à Albérich, comme pour l'aider à se relever.
-Il y a un endroit où il pourrait être allé, oui. Sur la côte. Je l'y amenais souvent, quand il était petit, et... Je sais qu'il y retourne, parfois. Je vais emprunter un cheval aux Lescuyer, ils ont une écurie... Vous, je crois que vous devriez vous reposer. Thibault m'a expliqué certaines des choses qui vous étaient arrivées... Et je suis désolé de vous avoir demandé de vous impliquer là-dedans, dans votre état. Alors... Reposez-vous. Je m'occupe du reste. Et... Merci mille fois de m'avoir prévenue.

[Galathée]

Albérich la dévisagea, interdit, comme ses paroles prenaient corps dans son esprit.
" Oh non, non, je vous en prie, laissez-moi vous accompagner ! Je sais que je ne suis pas... un intime de votre famille, mais... ne me laissez pas derrière... C'est de ma faute, ce qui arrive, je ne peux pas... je dois venir avec vous... Je ne me le pardonnerais jamais si... et je... s'il vous plait, laissez-moi venir."