[Lieu] Le Delta de la Sereine

[Taliesin]

Sitôt qu'Albérich se fut hissé sur son destrier, la vieille dame donna le signal du départ, et, au trot, les mena droit vers la Sereine. Ils l'enjambèrent ses flots tumultueux sur le premier pont venu, puis se mirent à longer la rive droite en direction de la porte ouest d'Erhedun, et, au-delà, du delta, de la côte...
Tant qu'ils demeurèrent en ville, la dame des Rosières les maintint à un rythme modéré, rendu nécessaire par la présence de passants, les pavés glissants, les flaques nombreuses et les ruisselets qui traversaient parfois les rues, à l'improviste...
Mais dès que le mur d'enceinte fut derrière eux, elle les lança au grand galop sur la route. Les sabots de leurs montures soulevaient des gerbes de boues, faisaient bourdonner leurs oreilles d'un fracas qu'atténuait à peine le martellement continu de la pluie et, non loin, le rugissement de la Sereine. Laquelle, en cette saison, ne méritait guère son nom...
A ce rythme, le trajet leur prendrait tout de même plusieurs heures. Et, au-dessus de leur têtes, le ciel allait sans cesse s'assombrissant.

[Galathée]

Albérich n'eut pas le temps de songer à l'auberge qu'il avait eu l'intention de se rallier. Il dut concentrer toute son attention sur l'animal qu'il chevauchait. L'étalon était nerveux, puissant, et ne se souciait pas le moins du monde du parasite qu'il avait sur le dos. Le Luménien ne put que se cramponner de toutes ses forces au pommeau et espérer qu'il ne volerait pas dans un fossé au premier écart. Pour le reste, il abandonna toute velléité de guider sa monture : grégaire, le cheval suivrait son congénère, de toute façon. Albérich sentit des crampes le saisir alors qu'ils ne galopaient que depuis quelques minutes. Les yeux fermés pour se prémunir des éclats de boue qui les constellaient, il n'en menait pas large. Mais au moins, il n'eut aucun loisir de méditer sur les raisons de leur escapade.

[Taliesin]

La folle cavalcade semblait ne jamais devoir se terminer. Les minutes succédaient aux minutes, les heures aux heures, sans que rien, ni dans le décor, ni dans leur allure, ne se modifie sensiblement : parfois, la dame des Rosières les faisaient ralentir, comme ils venaient à croiser un chariot courageux ou à franchir une portion de route particulièrement défoncée ; et les crampes d'Albérich se faisaient de plus en plus douloureuses. C'étaient là les seuls changements notables. Pour le reste... Les chevaux paraissaient inépuisables, il pleuvait toujours autant, et le ciel était si couvert qu'à la lueur crépusculaire qui nimbait le paysage, on ne pouvait savoir quelle heure du jour il était.
Puis ils s'immobilisèrent. Si brusquement qu'Albérich manqua être désarçonné.
Ils n'avaient pas quitté la route. Et la Sereine s'écoulait toujours, sur leur gauche. Au-delà, de grandes espaces plantés d'herbes hautes, de joncs, de roseaux : les marais du delta. Au contraire, sur leur droite, le terrain se faisait plus vallonné, plus sableux.
-Les chevaux... doivent se reposer un peu, fit la vieille dame.
Elle semblait épuisée.

[Galathée]

Le Luménien demeura muet sur sa monture, les jambes flageolantes. Il sentait que s'il mettait pied à terre, il ne parviendrait jamais à remonter en selle, tant il était déjà perclus de partout. Il ne fut pas surpris de découvrir des cloques sur ses doigts et la paume de ses mains était presque à vif. Il devinait que le reste de son anatomie ne devait pas être en meilleur état. Il essaya de s'étirer en selle, mais cela lui arracha un gémissement qu'il ne put réprimer, et il finit par rester prostré, perché sur l'étalon. Mais l'étalon, malgré sa fatigue, restait nerveux, peut-être agacé par le poids qu'il avait sur le dos, et Albérich finit par glisser à terre. Il se raccrocha à l'étrivière pour ne pas choir. Ses jambes le supportaient à peine. Une fois stabilisé, il fit quelques pas vers la mère de Thibault, pour l'aider à descendre à son tour.

[Taliesin]

Mais elle ne l'attendit pas et glissa à bas de sa monture avant qu'il ne l'ait rejointe. Elle le fit d'ailleurs avec moins de difficultés que lui : toute éprouvée qu'elle fût, elle semblait conserver les vestiges d'une grande habitude des chevaux.
-Nous ne sommes plus très loin... fit-elle en commençant à fouiller dans ses fontes. Dans moins d'une lieue, il me semble, un petit chemin part sur la gauche. Il longe le sommet des falaises qui s'élèvent de plus en plus, dans cette direction... Il nous faudra aller jusqu'à l'endroit où elles dominent une petite crique...
Elle brandit une flasque, hésita un instant, puis la tendit à l'ancien clerc.

[Galathée]

Albérich accepta le remontant avec gratitude et en prit une lampée avant de le rendre à la vieille dame. L'eau-de-vie était corsée mais bienvenue en ces circonstances et il se complut un instant dans la douce chaleur qui s'était répandue dans sa gorge et son ventre. Son manteau était trempé, il était transi jusqu'à l'os mais dans le fond, ça lui était complètement égal.
" Pensez-vous qu'il soit venu jusqu'ici à cheval ?" demanda-t-il finalement.
En prononçant ces paroles, il réalisa qu'ils n'avaient aucune certitude. Thibault n'était peut-être pas du tout venu par ici, il avait peut-être anticipé leurs déplacements. Peut-être pas... Avec l'avance qu'il s'était laissée, leur cavalcade n'avait de toute façon plus grande importance. Il se souvint des heures glacées pendant lesquelles il avait lutté, avec Ada et Elisa, pour sauver Bastien. Là aussi, ils avaient oeuvré en dépit de l'évidence : ils ne sauveraient pas le gosse avec leurs maigres moyens. Et effectivement, il avait fallu un miracle, la foi vacillante d'une adolescente qui exécrait les clercs, pour que le gamin survive. Un miracle. Le Luménien n'était pas certain qu'on puisse assister deux fois dans sa vie à ce genre d'éclat de lumière.

[Taliesin]

La dame des Rosières s'autorisa plusieurs imposantes lampées avant de reboucher la flasque et de répondre à Albérich.
-Je n'ai aucun moyen de le savoir, bien sûr, mais... Qu'il soit venu à pied ne me paraît pas impossible. C'est à pied que nous venions ici, autrefois. Nous n'avions pas de chevaux et pas les moyens d'en louer. Alors, s'il a envisagé la chose comme une sorte de pèlerinage, de retour aux sources... Peut-etre aura-t-il marché. D'autant qu'il avait fait en sorte que son départ ne m'inquiète pas...
Elle soupira.
-Mais je ne peux être sûre de rien, évidemment.

[Galathée]

" Je ne me souviens pas qu'il ait jamais mentionné sa famille, lorsque nous étions adolescents..." murmura-t-il. " Je ne savais pas qu'il avait gardé des contacts avec vous... J'ignorais jusqu'à votre existence, à vrai dire. Ou alors j'ai oublié... Tout cela commence à remonter..."
Il s'appuya sur son cheval mais celui-ci se déroba en renâclant, manquant envoyer son cavalier dans la boue. Mais le Luménien retrouva son équilibre sans trop de difficultés.
" En même temps, j'imagine que ce n'est pas si surprenant... S'il parvenait à vous voir et à retourner dormir au temple, pourquoi l'en priver..."

[Taliesin]

Elle haussa les épaules.
-Pourquoi, en effet ? Vous savez, Thibault est resté au temple de son plein gré. Bien sûr, c'est moi qui l'y ait envoyé : son père était Sunite, j'avais gardé quelques contacts là-bas même après sa mort, et je me disais que ce serait, pour lui, un lieu plus épanouissant que... que chez nous. Mais, au début, nous n'étions partis que pour un essai. Pour voir s'il avait hérité certains goûts, certaines inclinations de son père, s'il se sentirait bien dans la demeure de Sunie... Ce fut le cas, et il n'a jamais voulu la quitter. Tout en continuant à venir me voir le plus souvent possible.
Un sourire passa brièvement sur son visage fatigué.
-Mais ça ne m'étonne guère qu'il n'ait pas mentionné sa famille. Thibault a toujours été fier, et... Il n'avait pas de quoi être particulièrement fier de sa famille. Ni de quoi être vraiment honteux, sans doute, mais... Malgré toutes leurs qualités, les clercs de Sunie tiennent beaucoup aux apparences. Alors, pour lui, pour les préserver, mieux valait sans doute se taire que trop parler.

[Galathée]

" Je ne pense pas que c'était particulièrement de la fierté ou un goût des apparences... Aucun d'entre nous ne parlait de sa famille. J'imagine que nous imaginions chacun que les autres vivaient une situation pareille à la nôtre... et qu'il n'était pas nécessaire de s'appesantir sur ce sujet... Je n'en sais rien. A moins que Thibault n'ait été sensible au fait que certains d'entre nous n'avaient peut-être pas sa chance."
Il sourit douloureusement.
" Mais vous avez raison... Nous nous comportions comme libres et presque adultes. N'ayant de comptes à rendre qu'à quelques vieux grincheux..."
Il secoua la tête.
" J'ai l'impression que c'était il y a une éternité."

[Taliesin]

-Et que devrais-je dire, moi ? fit-elle, amusée. Une éternité, oui... Et en même temps, j'ai le vague sentiment que c'était hier, tout cela. La première fois où j'ai amené un Thibault haut comme trois pommes au temple de Sunie, les premières nuits sans lui à la maison, ses premiers retours, bavards et enthousiastes...
Elle secoua la tête.
-Mais ce n'était pas hier. Mes vieux os me le rappellent assez. Et, en l'instant, mes courbatures le font tout autant. Dire qu'autrefois, cette chevauchée, je ne l'aurais même pas sentie passer...

[Galathée]

A l’improviste, Albérich sentit l’affliction revenir avec force et ses yeux s’embuèrent. Quelques mots échangés pour repousser l’horreur, un instant, mais ce n’était que poudre aux yeux. Ils devraient tôt ou tard remonter en selle et reprendre leur route vers l’insoutenable. Il contint un frisson en repliant les bras autour de lui. La pluie tombait toujours drue, reflet de ce qui régnait dans son âme, et pendant quelques secondes, il crut qu’il allait craquer. Mais il n’en fit rien. La mère de Thibault était stoïque, taillée comme son fils, capable d’aller de l’avant tant que c’était nécessaire. Il avait envie de se dire qu’il pourrait la soutenir au besoin, s’ils ne retrouvaient rien ou un cadavre bouffé par les crabes, mais il n’était pas certain qu’il en aurait la force. Il était trop tard. Il avait eu la possibilité de soutenir Thibault, le Sunite le lui avait clairement fait comprendre, mais à la place, il avait tout détruit. Si seulement il avait su où placer sa loyauté. Thibault avait fini par décider pour eux deux. Mais il devait y avoir une voie médiane possible… Ils ne le sauraient sans doute jamais.
« J’ai toujours été piètre cavalier. » finit-il par articuler.

[Taliesin]

-Oui, j'ai pu le constater... répondit-elle, légère. Mais aujourd'hui, vous aller vous surpasser, n'est-ce pas ?
Elle lui tapa sur l'épaule.
-Vous avez intérêt, en tout cas. Je ne sais combien de temps je pourrai tenir, moi. Je ne sais même pas si je vais pouvoir repartir. Mais... J'ai une bonne excuse, à savoir la soixantaine dépassée. Alors que vous êtes encore un gamin ! Ou peu s'en faut...

[Galathée]

Il sourit douloureusement à la vieille femme. Il se sentait tout sauf jeune.
« Je dois dire que je suis surpris de ne pas m’être rompu quelque chose… » murmura-t-il. « Dans le domaine, vous auriez cent ans que vous monteriez encore bien mieux que moi. »
Il jeta un coup d’œil à son étalon qui semblait toujours aussi dangereux, malgré l’épuisement manifeste qui imprégnait ses mouvements nerveux.
« Mais je ferai de mon mieux, oui. Et plus encore. »

Il se demanda s'il aurait dû faire lire la lettre de Thibault à sa mère. Peut-être l'avait-il mal interprétée. Peut-être avait-il simplement décidé de se mettre au vert pour un temps. Peut-être n'en sauraient-ils jamais rien.

[Taliesin]

Le petit bosquet d'arbres sous lequel ils s'étaient arrêtés ne les protégeait que très imparfaitement de la pluie ininterrompue. Mais ils n'auraient pas trouvé meilleur abris dans les parages, et, de toute façon, trempés comme ils l'étaient, des gouttes supplémentaires ne changeraient pas grand chose.
La vieille dame fouilla à nouveau dans son sac.
-J'ai de quoi grignoter... dit-elle en exhibant une pomme. Mais je ne sais si vous avez faim, si vous voulez repartir le plus vite possible...

[Galathée]

" Vous êtes plus calée en chevaux que moi... J'aimerais autant que nous repartions dès qu'ils sont en état..."
Même si quelques minutes ne changeraient rien, désormais. Il prit cependant la pomme qu'elle lui tendait, réalisant qu'il n'avait rien mangé depuis la veille au soir, ce qui expliquait peut-être en partie sa mauvaise tenue en selle. En partie, seulement.

[Taliesin]

La dame des Rosières jeta un regard à leurs deux montures, puis sortit une autre pomme de son sac et entreprit de la manger rapidement.
-Allez, en selle...dit-elle finalement en jetant le trognon dans les broussailles. Je ne sais pas dans quel état sera le chemin... Pas bon, sans doute. Mais quoi qu'il arrive, il nous faudra le grimper...
Cette fois, elle eut beaucoup plus de mal à enfourcher son étalon. Et l'effort la laissa manifestement très essoufflée. Pourtant, déjà, elle reprenait les rênes.

[Galathée]

Albérich serra les dents pour se hisser en selle et dut s'y reprendre à deux fois. L'étalon gris avait manifestement senti qu'il avait affaire à un cavalier débutant et en profitait honteusement. A moins que le Luménien ne lui fasse mal à son insu. Albérich finit cependant par se retrouver perché sur l'animal, rassembla les rênes en grimaçant et pria pour qu'ils ne soient plus trop loin. Il n'était en tout cas pas question qu'il retourne à Erhedun le jour-même. Il guida le cheval dans le sillage de celui de sa compagne. Alors qu'ils repartaient, il réalisa soudain qu'ils n'avaient pas emmené de cheval pour Thibault. Etait-il possible que sa mère ait, elle aussi, abandonné tout espoir ?

[Taliesin]

Comme l'avait estimé la vieille femme, il leur fallut avancer moins d'une lieue avant de voir, sur leur droite, le chemin qu'ils devaient suivre. Et qu'ils suivirent.
Étroit, boueux, il paraissait relativement peu fréquenté, mais il ne leur opposa d'abord aucune difficulté. Ce qui changea avant longtemps, malheureusement : plat sur quelques centaines de mètres, il s'éleva bientôt à flanc de colline, de plus en plus raide, de plus en plus semblable à un petit torrent...
Les chevaux peinaient. Renâclaient. Avaient tout sauf envie de continuer à patauger dans cette boue glissante, tumultueuse.
Enfin, alors qu'ils traversaient un petit bois détrempé, les deux montures refusèrent d'avancer.
Quoi qu'ils fassent.
-Ils n'iront pas plus loin... soupira la mère de Thibault.

[Galathée]

Albérich accueillit cette déclaration comme une délivrance et glissa à bas de son cheval. Il poussa un profond soupir en retrouvant le plancher des vaches, même si ses jambes le soutenaient à peine. Dans le froid, après cette chevauchée, il était persuadé de tomber malade. Mais vu ce pourquoi ils étaient venus en ce lieu, il avait l'impression que c'était souhaitable. Il n'avait pas envie de survivre à Thibault. Il n'avait pas eu envie de survivre à Euryale. Mais il ne fallait pas flancher maintenant. Quoi qu'il décide de faire de lui-même, cela n'avait pas d'importance immédiate.
" Ne traînons pas, alors..." murmura-t-il.

[Taliesin]

La vieille dame jeta un regard sombre sur le chemin qui serpentait au-dessus d'eux, raide, impraticable, ruban de boue mouvante entre les troncs serrés. Il leur faudrait encore progresser sur plusieurs dizaines de mètres, au bas mot...
Elle se lissa glisser à bas de son étalon. Resta immobile, la mine crispée, une main sur la poitrine.
-Je n'irai pas plus loin, moi non plus... dit-elle, d'un ton d'imparable constat. Je garde les chevaux. Longez la falaise vers le nord est. Vous verrez, à un moment, une sorte de chemin qui les descend jusqu'à une petite crique... Je pense que Thibault sera dans le secteur.

[Galathée]

Albérich demeura muet, la bouche entrouverte, dévisageant la vieille femme appuyée à son étalon. Puis il acquiesça.
" Je reviens vite." lâcha-t-il, par convention, puis il fit volte-face et reprit sa progression.
Il ne s'était pas attendu à y aller seul. Il ne voulait pas y aller seul. Il n'avait aucune idée de ce qu'il ferait. La mère de Thibault, il ne connaissait même pas son nom, avait été comme un garde fou, le forçant à se contrôler. Sans elle, il ne savait pas de quoi il était capable. Ou plutôt s'il serait capable de quoi que ce soit. Il faisait si froid. Le monde semblait si gris. Il entendait le sang battre à ses oreilles, le grondement de la mer était omniprésent, il aurait été si facile de s'y fondre. La fatigue luttait pied à pied avec l'énergie paradoxale qui le forçait à aller de l'avant. Dans quelques minutes, il serait fixé. Ou pas.
Il trébucha sur une racine, tomba à genoux dans l'humus, et réalisa qu'il était hors d'haleine. Le gouffre était terriblement proche. Il se redressa tant bien que mal et reprit son chemin.

[Taliesin]

Hors d'haleine, épuisé, vacillant, il finit par émerger du bois.
A quelques mètres des derniers arbres, le chemin bifurquait brusquement vers la droite. Et pour cause : sans cela, il se serait précipité par dessus le bord des falaises, au bas desquelles la mer, gris ardoise, exact reflet du ciel plombé, se jetait, tumultueuse, contre les rochers détrempés.
Albérich ne put s'abandonner longtemps à sa contemplation : s'il ne repartait pas dans l'instant, peut-être ne le pourrait-il plus jamais.
Alors, il serra les dents, concentra sa volonté, et s'engagea sur le sentier.
La falaise, d'un côté. Abrupte mur de pierre tombant en à-pic dans les flots déchaînés.
La lande de l'autre, vaste herbage balayé par le vent.
Ce vent, porteur de pluie, porteur d'embruns, qui semblait vouloir pousser le voyageur éreinté vers les abîmes humides, glacés, d'où émergeaient des dents de roc acérées.
Au loin, répondant au grondement des vagues, le tonnerre se mit à rouler.
Il ne manquait plus que ça.
Enfin, après une marche qui lui sembla durer des heures, qui avait peut-être duré des heures, Albérich aperçut un bosquet d'arbres serrés. Au milieu luisait les flammes malmenées d'un grand feu.
Non loin, ombre noire se détachant à peine sur le noir des nuages, une silhouette se tenait, immobile, au bord du gouffre. Son manteau sombre lui battait les flancs, comme s'il voulait l'entraîner, lui faire franchir un dernier pas.

[Galathée]

La vision donna envie de rire à Albérich. De pleurer aussi. Puis il réalisa combien Thibault était proche de l'abîme, et qu'il allait peut-être arriver trop tard à cause d'un instant de soulagement indicible. Il s'arracha à sa contemplation de cette image improbable et s'approcha, à moitié rampant, à moitié courant. Il réalisa que le ciel ténébreux, les torrents de pluie, le vent et le tonnerre risquaient de lui donner un mine démoniaque, d'autant que le voyage jusque là l'avait grandement éprouvé, et il ne voulait pas effrayer le Sunite alors qu'il était à deux doigts de sauter. Il se redressa donc tant bien que mal, s'immobilisa quelques mètres derrière son ami, puis l'appela par-dessus le fracas des éléments.
" Thibault ! Thibault, ne fais pas n'importe quoi, je t'en prie..." lâcha-t-il, contrôlant à grand peine sa respiration. " Viens !"

[Taliesin]

Le Sunite sursauta violemment, manqua déraper sur les rochers humides puis, se ressaisissant, jeta un regard par dessus son épaule. Ses cheveux détachés, mêches folles dans le vent, lui battaient le visage. Un visage hagard... mais terriblement décidé. Et furieux, aussi.
-Bordel, Albérich ! cria-t-il. Il existe sur Hélonna des milliers, des millions de lieux de promenade ! Alors pourquoi faut-il que tu viennes justement ici ? Allez, fais-moi plaisir, tu veux ? Va voir ailleurs si j'y suis !

[Galathée]

La réaction du Sunite laissa le Luménien décontenancé et il le dévisagea un instant, sans savoir quoi lui rétorquer. Il avait mauvaise mine et n'était manifestement pas très heureux de le voir. Ce qui n'était pas extrêmement surprenant. Albérich se garda bien de faire le moindre mouvement.
" Thibault..." finit-il par dire. " Rentre avec moi à Erhedun. Nous pouvons..."
Il essuya la pluie qui lui battait le visage d'un revers de main.
" Nous pouvons trouver une solution... Ne laisse pas Aubin... ne le laisse pas nous détruire..."

[Taliesin]

Le clerc haussa les épaules.
-Nous détruire ?
Il éclata de rire.
-Bon, ça va, Alby, ce refrain, tu me l'as déjà servi. Et j'en ai tenu compte, moi, le vain, le superficiel et l'égoïste bien connu. J'ai pris la seule décision susceptible de te ménager, de ne pas briser ce qui se dessine pour toi. Et je l'ai fait de mon plein gré, en toute connaissance de cause. Alors, maintenant, si tu voulais bien me laisser finir...
Il secoua la tête.
-Je peux attendre que tu aies tourné les talons, en revanche. Histoire de ne pas t'imposer ce spectacle. Pour le reste, ne va pas me faire croire que ma disparition aura de réelles conséquences sur toi; N'as-tu pas vécu des années et des années sans nouvelles de moi ? Et depuis que nous nous sommes revus, ne t'ais-je pas apporté que des ennuis ?
Il lorgna à nouveau le vide.
-Alors ne te raconte pas d'histoires, et remise de côté tes obsessions de bon samaritain. Je ne te suis rien, ma mort évitera bien des ennuis à ta famille, m'évitera de devenir un monstre... Bref, c'est pour le mieux. File, à présent.

[Galathée]

Les paroles de Thibault firent mouche et Albérich se sentit atterré.
" Ne présume pas de ce que t'avoir retrouvé peut signifier pour moi..." lança le Luménien. " Je n'en sais rien moi-même, j'ai à peine eu l'opportunité de te parler..."
Il secoua la tête.
" Et si tu es tellement persuadé que ta mort m'est complètement égal, pense à ta mère. Pense à tes amis au Temple, à ceux qui t'ont aimé, ceux qui t'aimeront demain... Tu es jeune. Tu as encore mille opportunités devant toi. Je ne peux pas t'encourager à la vengeance, Thibault. Mais je pense que tu peux guérir sans elle."
Il jeta un regard au ciel.
" Et de toute façon, si tu te tues, j'irai te venger, moi."

[Taliesin]

Le Sunite sourit.
-Je ne suis peut-être plus bon en bluff, aujourd'hui, mais toi, Albérich, tu n'es vraiment pas doué... Alors épargne tes forces et ne brandis pas de fausses menaces.
Machinalement, il repoussa de son front une mèche blonde, détrempée.
-Quant à penser aux autres, il ne vaut mieux pas. Ma mère... Et bien, j'avais fait en sorte qu'elle n'en sache rien, mais tu as évidemment tout réduit à néant. Quant à mes amis du temple... Ils m'ont trahi, ont été prompts à me croire vendu à l'ennemi, à me considérer coupable pour éviter tout mal à leur foutu culte. Ce n'est pas exactement ce que j'appelle des amis. Mais dans un monde d'apparences et de faux semblants... Le mot est un masque comme un autre.
Il vacilla un instant, comme une bourrasque virulente l'enveloppait.
-Allez, Alby, rends pas les choses plus difficiles. Ma mort sera un bien, en réalité : je ne serai pas un monstre, ta famille sera à jamais préservée, le culte de Sunie pourra s'horrifier "Voyez ce que cette affaire à coûté à l'un des nôtres !", les autres cultes culpabiliseront, le dialogue sera facilité... Bref, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et moi, je serai tranquille...

[Galathée]

" Crois-tu vraiment que ta mort pourrait apporter le moindre bien à quiconque ? Crois-tu que les Sunites d'Erhedun l'utiliseront sans arrière-pensée pour redorer leur blason ? Crois-tu que je vais rentrer dans mon semblant de famille et deviser avec Aubin comme s'il ne s'était rien produit ? Crois-tu que ta mère te rangera dans ses souvenirs, près de ton père, et retournera faire son marché ? Je ne te dis pas de vivre pour les autres, Thibault, mais n'imagine pas qu'il y aura une personne pour s'en réjouir..."
Il reprit son souffle. Le froid était glaçant, la tempête semblait vouloir les emporter tous les deux.
" Je sais que je n'ai pas été à la hauteur jusqu'ici, mais laisse-moi être ton ami, Thibault. Je ne veux pas de ma famille si je dois te passer sur le corps pour l'avoir."