[Lieu] Dansedunes

[Galathée]

Albérich était bien trop éreinté pour se soucier des convenances. Il se laissa tomber sur un banc à proximité du feu et entreprit de retirer son manteau, puis ses bottes, lesquelles, récalcitrantes, semblaient gluées à ses pieds. La couche intermédiaire était à peine moins trempée, mais il avait encore le sens de la décence et il demeura dégoulinant près de l'âtre, le regard perdu dans les flammes, l'esprit complètement vide. Il n'aspirait plus qu'à une seule chose : s'écrouler quelque part. Mais il était sans doute raisonnable de commencer par manger quelque chose. Même si le grog lui paraissait complètement contre-indiqué.

[Taliesin]

Thibault l'avait imité, prenant cependant soin de s'installer a bonne distance de l'ancien aubemestre. Aussi loin, en fait, qu'il le pouvait tout en demeurant à proximité du feu. Quant à sa mère, étonnamment alerte et remise de sa fatigue, elle demeura debout près du comptoir, jusqu'à ce que le tenancier réapparaisse, quelques minutes plus tard, trois tasses fumantes à la main.
-On s'occupe des chevaux, dit-il. Et le repas est en train de cuire.
Il déposa les grogs, accompagnés de clefs, devant chacun de ses clients.
-Si vous voulez monter vous changer... dit-il. Les chambres sont prêtes. Depuis longtemps, d'ailleurs : pas beaucoup de monde, ces temps-ci.
-Ah, tu m'y fais penser...
Récupérant son sac, la vieille dame farfouilla à l'intérieur, puis en tira deux tenues relativement sèches.
-Allez, hop, montez enfiler ça, les garçons... dit-elle. Sinon, vous aurez droit à une bonne vieille mixture anti-refroidissement de derrière les fagots. Enfin, vous y goûterez sans doute dans tous les cas, mais il existe toujours une petite chance pour que...

[Galathée]

Albérich obéit sagement aux injonctions de la vieille dame. Dans son état, il n’était de toute façon plus vraiment capable de penser par lui-même. Il gravit les escaliers menant à l'étage et trouva rapidement sa chambre : il n’y en avait pas beaucoup. Une fois à l’abri de la porte, il lorgna la petite pièce propre et agréable. Le lit était tentateur. Il savait que s’il s’y allongeait, s’il s’y asseyait, même, il risquait de ne plus parvenir à s’en extraire. Il avait mal partout, des pieds à la tête. Il s’était rarement senti aussi cassé, migraineux, courbaturé, avec une telle acuité. Pourtant, ce n’était rien en regard de la tour. Il se déshabilla debout, en équilibre instable, puis entreprit de passer les vêtements apportés par la mère de Thibault. En dépit du voyage, ils étaient encore repassés et dégageaient une agréable odeur fleurie, subtile. Il les déplia sur le lit et cette simple vision lui mena les larmes aux yeux. Il songea à Selma, sa maman perdue, se demanda ce qu’elle aurait pensé de lui aujourd’hui. Il aurait tant donné pour pouvoir s’abandonner un instant dans ses bras, sans avoir rien à cacher, rien à prouver, sans crainte d’être jugé. La fatigue et la solitude étaient mauvaises conseillères, il entreprit de se changer. La tenue était un peu trop longue et manquait d’amplitude aux épaules, mais Albérich était trop perclus pour faire de grands gestes. Il hésita avant de redescendre. Ne fallait-il pas qu’il laisse un peu d’intimité à Thibault et sa mère ? Le temps de se parler, de se retrouver ? Après tout, il n’était qu’un intrus, et le Sunite n’avait clairement pas envie de le voir.
Il décida de leur laisser une quinzaine de minutes. Ensuite, il mangerait rapidement et monterait se coucher, histoire de ne pas s’imposer. Il s’allongea sur le lit, se promettant de ne pas succomber au sommeil. Sans succès.
Il s’éveilla en sursaut, désorienté. Avait-il dormi deux minutes ou deux heures, il n’en savait rien. Mais il se hâta de regagner la salle commune, passablement penaud.

[Taliesin]

Celle-ci était aussi déserte qu'à son départ. Sinon plus : Thibault avait disparu. Ne demeuraient que sa mère et l'aubergiste, assis au coin de l'âtre à deviser doucement. Ils se tournèrent à son arrivée, et l'homme s'empressa de se lever.
-Je vous ai gardé le repas au chaud... fit-il. Au cas où.
Tandis qu'il disparaissait dans sa cuisine, la vieille dame lui sourit.
-Je commençais à penser que nous ne vous reverrions pas avant demain matin... Mais c'est mieux que vous soyez descendu : la fatigue crie plus fort que la faim, pour l'heure, mais on dort mieux la panse bien remplie.
Bien remplie, elle le serait assurément, à voir la solide potée qu'apportait le tenancier. Mais, en comparaison des mets servis au Silure, la portion paraissait largement dans les cordes d'Albérich.

[Galathée]

HRP : entre le fromage et la bûche...


Albérich se coula près d'eux et entama la potée qu'on lui avait aimablement gardée.
" Je suis désolé, je me suis endormi." murmura-t-il avec un sourire embarrassé. " Je suis assez fatigué..."
Il leva les yeux sur la vieille dame.
" Vous avez l'air d'avoir déjà récupéré quelque peu."

[Taliesin]

HRP : Ah, ces jeunes, j'vous jure...

La vieille dame haussa les épaules.
-Oh, il en faudrait plus qu'une petite ballade à cheval sous un modeste crachin pour me fatiguer... Si vous autres jeunes gens n'aviez été si éreintés, je serais rentrée directement à Erhedun.
-Sans même venir me dire bonjour ? protesta le tenancier.
-Hum... J'aurais pu faire l'aller-retour dans la soirée, histoire d'aller te chercher... Tu sais, ton tricot...
-Le tricot ? Celui que tu me promets depuis vingt ans ? Tu l'as enfin terminé ?
-Je te le promets depuis trente ans, Aidan. Et, pour être franche, je ne suis même pas certaine de l'avoir même commencé.
-Le contraire m'aurait étonné... Le jour où on te verra avec des aiguilles à tricoter entre les mains, les poules auront des dents.
-Il ne faut jurer de rien, jamais. Tout peut arriver.
-Oui oui, bien sûr... Hier, d'ailleurs, une poule m'a mordu, c'est dire...
-Oh ?
Aidan sourit, mystérieux.
-Ah, une poule comme ça... fit Elsbeth, amusée. Tu ne changeras donc jamais, vieille canaille...

[Galathée]

Albérich les dévisagea, un peu incrédule, se demandant si c'était la fièvre qui rendait leur conversation complètement absconse, puis se replongea dans sa potée. De vieux amis, assurément. La nourriture était délicieuse et bienfaisante, il la sentait à l'oeuvre dans son organisme fatigué. Il lui faudrait plus que cela pour se requinquer, cependant.
" Vous aviez parler d'une mixture anti-refroidissements, je suis volontaire..." intervint-il d'une voix un peu cassée.
Il étouffa ensuite un bâillement dans le creux de ses mains.
" Thibault est allé se coucher ?"
Il ne savait pas ce que la vieille dame avait confié à son ami, même s'ils semblaient complices de longue date.

[Taliesin]

-Il a eu droit à une mixture anti-refroidissement mâtinée de quelques ajouts du type assommants... fit Elsbeth.
-Et j'ai dû le porter dans sa chambre, enchaîna Aidan.
-Il ne se réveillera pas au cours de la nuit, c'est une certitude...
-Mais à en croire votre mine, pour vous, ça sera une mixture sans ajouts, conclut le tenancier en se levant pour, à nouveau, disparaître dans sa cuisine.

[Galathée]

Albérich songea que la dernière fois qu'on lui avait dit que Thibault ne s'éveillerait pas, ce dernier avait déguerpi avant qu'il ne le rejoigne. Il espérait qu'Elsbeth ne se trompait pas. En même temps, si le Sunite avait toujours l'intention de se tuer, ils ne parviendraient pas à l'en empêcher longtemps. Il fallait espérer qu'une bonne nuit de sommeil lui change les idées de manière radicale, en tout cas pour un temps. Lui-même n'était pas trop en état de réfléchir. La pièce, même, lui semblait floue, presque mouvante. Il chercha à dire quelque chose à la mère de Thibault, mais se contenta d'un sourire las. Il était heureux d'avoir pu lui rendre son fils, même s'il ignorait de quoi serait fait le lendemain et le jour d'après...

[Taliesin]

Elsbeth lui rendit son sourire, mais n'ajouta rien, respectant son silence.
Le tenancier revint sur ces entrefaites et déposa, devant Albérich, une tasse copieusement remplie.
-Vous m'en direz des nouvelles... fit-il. Les guérisseurs de tout poil prétendent qu'un remède anti-refroidissement efficace est forcément infect. Mais ils ne connaissent rien à la préparation des boissons ! Il est toujours possible d'atténuer, sinon de supprimer les saveurs discutables des plantes médicinales : il suffit d'en ajouter d'autres, bien choisies...
-Aidan ? Aurais-tu pour projet de commercialiser tes mixtures, pour en faire ainsi la promotion ? l'interrompit la vieille dame.
-Moi ? Pas du tout ! J'essaie juste de rassurer notre hôte...

[Galathée]

Albérich sourit et testa la mixture. Aidan disait vrai, il avait réussi à atténuer le goût amer des plantes médicinales en ajoutant quelques fleurs parfumées, un fond de miel, un peu de citron relevé, la douce saveur de la bergamote.
" Merci, c'est délicieux." dit doucement l'ancien clerc.
Il regarda autour de lui, revigoré par le breuvage chaleureux.
" Où sommes-nous, exactement ?"

[Taliesin]

-Juste à l'est du delta de la Sereine... A Dansedunes, exactement, répondit Elsbeth.
-Dansedunes, ces plages de sable blanc, ses falaises immaculées, ses petits bois charmants, ses criques abritées...
-Ses trois taudis branlants et son vieux tavernier...
-Et sa célèbre tricoteuse, enfin, aux aiguilles heureuses, aux paillards refrains...
-Aidan, vieux grigou ! Laisse donc à ce jeune homme ses illusions quant à mon état de grand-mère respectable, tu veux ?
-Crois-tu qu'il en a vraiment ? Il connait bien Thibault. Tel fils, telle mère...

[Galathée]

Albérich les dévisagea à nouveau, interdit.
" Je vois." fit-il finalement, d'un ton qui semblait dire le contraire.
Puis il leur sourit chaleureusement.
" Je vais aller me coucher. Merci pour le repas, le breuvage..."
Il se tourna vers la mère de Thibault.
" Et la bonne adresse."
Il se leva lentement, esquissant une grimace de douleur comme ses reins se rappelaient à son bon souvenir.
" Venez quand même vérifier que je ne suis pas mort demain matin. De fatigue ou assassiné, on ne sait jamais."

[Taliesin]

-Rassurez-vous : personne, jamais n'est mort dans cette maison... dit Aidan, souriant.
-Ah ? Et que fais-tu de l'oncle Henri ?
-Il avait cent onze ans.
-Et de du cousin Henri ?
-C'était juste un coma éthylique. Il s'est relevé le lendemain frais comme un gardon.
-Avec l'intervention d'un clerc...
-Mais... Tu veux vraiment faire fuir mes clients, ou quoi ?
-Celui-ci n'ira pas loin, dans son état...
Le vieillard adressa à Albérich un sourire désolé, tandis qu'Elsbeth riait doucement, avant de reprendre son sérieux.
-Allez, dormez bien, Albérich. Et sur vos deux oreilles. Nous veillons au grain.

[Galathée]

Albérich les dévisagea encore une seconde, cherchant sur leurs visages des traits communs, un signe qui les lierait... Ils étaient indéniablement de la même famille. Cousins, frère et soeur, difficile à dire.
" Bonne nuit." dit encore le Luménien, puis il retourna jusqu'à sa chambre.
Il se déshabilla à nouveau, se glissa entre les draps dans le plus simple appareil et soupira d'aise. Il avait la tête complètement embrouillée, comme s'il avait trop bu, et son front était toujours trop chaud pour être parfaitement honnête. Mais il se sentait trop fatigué pour s'en inquiéter. S'il devait mourir de consomption dans son lit, ainsi soit-il. La journée avait été chargée, il en conserverait sans doute des images imprécises. Il n'y songea cependant pas plus longtemps et glissa promptement dans le sommeil.

[Taliesin]

Ce fut le cri des mouettes qui arrachèrent Albérich au sommeil. Leur cri, et le doux murmure des vagues sur la grève.
Il avait bien dormi. Sans faire de cauchemars. Sans être dérangé par ses courbatures. La fatigue avait fait son œuvre. Et peut-être, aussi, le remède d'Aidan.
Il avait bien dormi... et longtemps. A travers les volets clos, les rayons d'un soleil resplendissant parvenaient à se frayer un passage, formant des rais de lumière dorée qui tombaient sur l'épais couvre-lit, sur le parquet impeccable.
Il faisait beau, indéniablement. La tempête s'était enfuie.

[Galathée]

Albérich glissa hors de son lit et demeura un instant immobile, à reprendre pied dans la réalité, cette nouvelle journée déjà bien entamée, l'endroit où il se trouvait. La mer et une tempête, il avait déjà vécu cela. Mais aujourd'hui il faisait beau, le ciel était clair, c'était le printemps. Il était moins courbaturé qu'il ne l'avait craint, même si chacun des muscles nécessaires à une chevauchée était encore raide et douloureux. Mais la fièvre était tombée et c'était le principal, car le plus dangereux. Il s'habilla lentement, tentant de ménager son corps grincheux, puis descendit à nouveau vers la salle commune.

[Taliesin]

Les portes et les fenêtres en étaient grandes ouvertes, laissant entrer à plein le soleil et la douce chaleur de l'extérieure d'où provenaient, outre le cri des mouettes, ceux d'enfants en train de s'amuser.
Elsbeth et Aidan, la pipe à la main, discutaient doucement, installés sur les marches du porche. Dès qu'ils entendirent Albérich, ils se retournèrent, lui sourirent de concert.
-Bien dormi ? demanda la vieille dame.
De Thibault, nulle trace.

[Galathée]

" Comme un loir." répondit Albérich en s'étirant, geste malheureux qui lui arracha une plainte, ainsi qu'un bruit suspect à sa veste.
Il grimaça.
" Je me sens beaucoup mieux, votre mélange a fait des miracles."
Il leur sourit.
" Je vois que vous êtes tout à fait remise, à présent... Thibault ?"

[Taliesin]

-Sur la plage... dit Elsbeth. Il a dit vouloir être un peu seul. En même temps, si c'était vraiment le cas, la plage n'était pas l'endroit rêvé : par le temps qu'il fait, la moitié du village doit s'y trouver. Et comme la moitié du village est de notre famille, plus ou moins éloignée... Il ne doit pas avoir un instant pour demeurer en tête à tête avec ses pensées. Sans doute est-ce mieux, remarquez...
-Si vous voulez quelque chose pour les courbatures, j'ai ça en réserve... fit Aidan qui n'avait pas manqué sa grimace. Quelque chose qui sent bon, contrairement à la plupart des remèdes de guérisseurs...

[Galathée]

" Ce ne serait pas de refus." fit-il avec un sourire embarrassé.
Décidément, chaque hameau, même minuscule, semblait avoir un guérisseur à demeure. Il n'avait jamais réalisé que ces compétences pointues étaient en réalité aussi répandues. Même si c'était nécessaire, sans doute.Le Luménien ne put s'empêcher de se demander s'il trouverait jamais un endroit où exercer.
Une grande ville, se souvint-il.
C'était sa seule planche de salut.
Il s'assit à l'intérieur de la petite auberge, à proximité des deux parents mais sans empiéter sur leur dynamique. Il ne se sentait pas assez vaillant pour aller marcher et ne voulait certainement pas s'imposer à Thibault. Il faudrait sans doute plusieurs jours au Sunite pour décanter et peut-être envisager de lui adresser à nouveau la parole. En attendant, Albérich se montrerait disponible mais respectueux de la distance exigée par son ami. Et s'il décidait de ne jamais lui faire d'ouverture... et bien, sans doute le sacrifice en vaudrait-il le résultat. Thibault avait raison : ils avaient vécu l'un sans l'autre pendant près de vingt ans, ils n'avaient pas besoin d'en changer. C'était l'image de sa mère qui avait détourné le Sunite du gouffre et rien d'autre. Il irait de l'avant dans son univers et Albérich suivrait la piste tracée par Graham.
L'ancien Lathandrite ne put s'empêcher de se demander comment Euryale aurait géré la chose. Car bien sûr, si elle avait été vivante, c'est elle qui se serait trouvée à sa place aujourd'hui. Il devinait qu'elle aurait été décidée, impétueuse, qu'elle aurait secoué Thibault sans le lâcher, sans lui laisser l'opportunité de se dérober ou de se répandre. Elle aurait su quoi faire. Il avait souvent pensé qu'elle aurait été capable de l'aider, lui aussi. Mais elle était justement morte. Reynald et Artémise parviendraient à lui remonter le moral. Le Milite était subtil et jovial. Thibault et lui avaient partagé une joie de vivre débordante, un goût de l'aventure et du plaisir. Ils se comprendraient sans doute. Quant à Artémise, sa légèreté avait été communicative. Autrefois.
Restait le problème d'Aubin, qui était loin d'être réglé. Si Thibault abandonnait toute idée de vengeance, ce qui n'était pas encore gagné, il faudrait que l'ancien clerc s'en charge à sa place. Curieusement, il s'était fait à cette idée. Même s'il avait espéré protéger Combeloup du reste du monde, c'était désormais chose impossible. Il se voyait parler à César, mettre le barde devant les éléments dont il disposait. Il ne craignait pas d'être séduit et détourné. Et César devait connaître son fils. L'aimer en dépit de ses défauts, mais le connaître quand même.
Mais tout cela était pour demain. Ou le jour suivant. Il ne servait à rien de s'en inquiéter.
" Comptez-vous rentrer à Erhedun ? Ou profiter quelque peu de cette mise au vert ?" demanda-t-il finalement à Elsbeth des Rosières.

[Taliesin]

La vieille dame haussa les épaules.
-Je ne sais pas vraiment... Il est peu probable que nous rentrions aujourd'hui, en tout cas. Pour le reste, cela dépendra de ce que voudra Thibault... Vous êtes évidemment le bienvenu si vous désirez rester avec nous. Vraiment. Mais ne vous en sentez pas obligé si d'autres choses vous appellent ailleurs, ou si vous craignez de trop vous ennuyer... Dansedunes, c'est la campagne profonde, et, si je me souviens bien de ce que me racontait autrefois Thibault, vous êtes Luménien d'origine, citadin pure souche...
Elle sourit.
-Enfin, c'est vraiment comme vous préférez.

[Galathée]

Albérich hésita une seconde.
" A quelle distance nous trouvons-nous d'Eredhun ? A pied, je veux dire."
Sa présence dans le bastion familial ne pourrait qu'indisposer le Sunite qui jugerait certainement, et à raison, qu'il n'avait rien à y faire. Il n'avait pas particulièrement envie de s'y attarder. Après avoir gâché une vengeance et un suicide, peut-être pouvait-il préserver une convalescence.

[Taliesin]

Le sourire de la vieille dame s'élargit.
-A pied ? Notre petite cavalcade vous a-t-elle déplu à ce point ?
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre.
-Je n'ai plus fait le trajet à pied depuis bien longtemps. Mais quand Thibault était petit, nous partions avant l'aube, et nous arrivions souvent après le crépuscule. Alors, si vous voulez absolument tenter l'expérience, et même si vous allez plus vite que nous à l'époque... je crains que vous n'en ayez pour une journée complète. Etant donné que la matinée s'achève déjà, vous n'arriveriez donc pas à Erhedun avant le milieu de la nuit.

[Galathée]

" Ah..." fit le Luménien, un peu dépité. " Bon, dans ce cas... Et j'imagine que personne ne rallie la ville en chariot..."
Il secoua la tête.
" Il y a peut-être une étape possible en chemin ? Ce n'est pas que votre étalon soit de mauvaise composition, mais je n'ai pas l'intention de remonter en selle avant bien longtemps... et je le ferai de préférence sur ma propre jument, qui est nettement plus indulgente avec moi..."

[Taliesin]

-Une étape ? Et bien... Il y a un ou deux hameaux, dans lesquels on pourrait vous loger. En dehors de ça... Ce n'est pas exactement une route très fréquentée.
-Mais si Dansedunes vous donne à ce point des envies de fuite, je peux demander à quelqu'un de vous emmener en chariot. Le cousin Rodolphe en a un. Il n'avait pas prévu d'aller à Erhedun avant une ou deux semaines, mais avancer son voyage ne le dérangerait pas beaucoup, j'imagine. Il suffirait que chacun lui donne sa liste de courses, histoire de faire d'une pierre deux coups...

[Galathée]

Albérich leur sourit.
" Je n'ai pas envie de vous fuir, je vous assure, et Dansedunes ne manque certainement pas de charme, mais... Je pense que Thibault n'a pas trop envie de me voir en ce moment, et je crois qu'il serait préférable qu'il puisse disposer d'un peu de temps et d'espace rien qu'à lui, à vous, sans que je ne sois dans ses pattes ou son champ de vision. Jouer à cache-cache dans un hameau de cette taille... risque d'être épuisant pour lui comme pour moi. Donc si je peux rentrer à Erhedun... je pense que c'est mieux. Mais si le temps se maintient, ma foi, je peux faire la route à pied demain. Vous ne devez pas changer vos projets, ou ceux de votre cousin Rodolphe, à cause de moi."

[Taliesin]

Elsbeth, pensive, exhala un rond de fumée.
-Bah, Thibault à son caractère, c'est certain, mais ce n'est pas un mauvais bougre. Et il n'est pas du genre rancunier. Pour le reste, je ne sais pas... s'il sait lui-même ce qu'il a envie de faire ou de ne pas faire, ceux qu'il a envie de voir ou de ne pas voir. J'aurais même tendance à croire qu'il serait mieux que vous brisiez la glace sans trop tarder, tous les deux. Il ne vous retiendra pas, n'essaiera pas de vous voir si vous partez rapidement. Mais il s'en voudra, au bout d'un moment, et n'osera pas vous recontacter, honteux... Ceci dit, c'est à vous de voir comment vous ressentez les choses, à vous d'agir en conséquences. Je peux me tromper et, s'il le faut, je lui botterai les fesses pour qu'il vous écrive, au moins.
-Pour le reste, le temps va se maintenir un bon moment... enchaîna Aidan. Et je pense réellement que ça ne gênerait pas Rodolphe de vous amener en chariot. Si j'en crois les vantardises des gamins, la première chasse aux grenouilles a été excellente, alors, on pourrait déjà expédier une première cargaison à Erhedun. Et tout un après-midi serait largement suffisant à tout le monde pour faire une petite liste des fournitures dont ils pourraient avoir besoin.

[Galathée]

Albérich acquiesça, pensif.
" Je veux bien vous croire, pour Thibault, mais... je n'ai plus l'énergie de l'affronter pour l'instant. Si je vais au devant de lui... Il va me recevoir sans ménagement. Je ne peux pas dire que je ne le comprends pas, mais... "
Il eut un sourire désolé.
" Le temps où je pouvais encaisser sans broncher est révolu. Je suis fatigué et la fatigue ne prédispose pas à la sagesse, en ces matières. Je n'ai pas envie d'envenimer les choses. J'ai besoin de calme, moi aussi."
Il pinça les lèvres.
" Ne le forcez pas à reprendre contact avec moi. Nous sommes adultes, aujourd'hui. S'il sent les choses un jour, il me trouvera bien. S'il ne les sent pas, ma foi... Nous nous reverrons dans dix ans et l'eau aura coulé sous les ponts..."
Il se tourna vers Aidan.
" Si un voyage vers Erhedun s'organise, j'en serai. Mais ne forcez rien, ce n'est pas nécessaire."

[Taliesin]

-Ecoutez, je vais tâter le terrain... dit Aidan en se levant. Si quelque chose se dessine, je vous le dirai rapidement. Et je pense que ce n'est pas tout à fait improbable.
Sur un sourire, il s'esquiva. Elsbeth l'observa tandis qu'il quittait l'auberge, s'éloignait dans la ruelle adjacente.
-Je suis désolée que vous ayez été impliquée dans cette histoire... dit-elle enfin, reportant son attention sur Albérich. Je ne me tiens plus guère au courant de ce qui se passe sur Hélonna, mais... j'ai cru saisir que vous étiez passé par des choses difficiles, et je comprends tout à fait votre besoin de calme. Alors je suis désolée pour tout cela... En partie, du moins. Car votre intervention a été déterminante, même au-delà de ce qui s'est passé hier. Suite aux... événements, Thibault s'est senti trahi, profondément humilié... C'était important pour lui de voir que quelqu'un, en dehors de sa famille, lui restait loyal. C'était très important.
Elle soupira.
-Et je lui botterai les fesses s'il ne vous écrit pas. Il ne faut pas se fier aux apparences : sous ses dehors flamboyants, sous son assurance inébranlable, c'est un garçon qui doute beaucoup, et qui, en certains domaines, n'est pas très sûr de lui. Même si la conclusion ne lui plait pas, même s'il lui faut un peu de temps, il vous saura gré de l'avoir aidé, malgré votre fatigue, malgré... les apparences. Vous allez sans doute me dire que vous n'attendez aucune reconnaissance. Pourtant, il en éprouvera. Enormément. Et il s'en voudra tout aussi énormément de vous avoir laissé filer sans vous avoir dit un mot. Il s'en voudra tellement qu'il n'osera plus vous contacter, par peur de vous déranger, par honte de son ingratitude apparente... Par fierté mal placé, aussi, probablement. Et ça le rongera. Alors, je lui donnerai juste la petite impulsion nécessaire, celle dont il a besoin dans ce genre de situation. Je sais comment il est...