[Lieu] Combeloup

[Galathée]

" Merci." murmura Albérich, conscient de l'épuisement du petit garçon. " Dors maintenant. Nous verrons demain."
Il s'allongea enfin, croisant les bras derrière sa nuque. Il fallait qu'il ait un semblant de plan avant l'aube. Avec un peu de chance, Aubin serait épuisé et dormirait tard, ce qui lui permettrait de mettre une tactique au point avant de le suivre dans les collines. Il n'était plus question qu'il inflige quoi que ce soit à Bastien. Le gosse faisait preuve d'une résilience remarquable : traumatisé par la perte de son familier, il était maintenant torturé par son oncle, et semblait pourtant conserver une bienveillance un peu surréaliste envers son tourmenteur. Il faudrait agir avant l'épreuve qu'Aubin voulait faire subir à son neveu. Agir de manière définitive. Il n'y avait pas mille possibilités.
S'il fallait en arriver à un affrontement physique, Hodor semblait un allié de choix. Néanmoins, ce que Bastien avait raconté indiquait que s'il était un clerc encore débutant, Aubin disposait de sortilèges profanes un peu plus puissants. Et peut-être le forgeron serait-il sensible à ces pouvoirs... Mais Bastien serait présent. L'un dans l'autre, il fallait prendre Aubin par surprise, sinon il se trouverait fatalement un allié non-consentant.
L'assommer était un exercice pour le moins périlleux. Albérich savait que ce genre de tour de passe-passe ne fonctionnait généralement que dans les livres et les contes narrés au coin du feu. Un bon coup sur la tête laissait souvent des séquelles quand la personne n'était pas tuée net. Et même s'il y parvenait, le problème restait entier : comment faire en sorte que César ne se rende pas compte que des choses sinistres se tramaient ? Faire croire au départ d'Aubin, sans qu'il n'en avertisse son père, paraissait impossible.
Un moment, Albérich pensa à l'empoisonner. En dosant certaines plantes avec doigté, il devait pouvoir l'affaiblir au point qu'il soit incapable de lancer le moindre sort. Il pourrait l'obliger à garder le lit, le privant de tout contact avec Bastien sous peine de contagion. Mais combien de temps ? César s'attendrait à ce qu'il trouve un remède. Aubin finirait par se douter que quelque chose n'était pas normal. S'il ne pouvait se guérir, il songerait tôt ou tard à sonder la nourriture qu'on lui apportait. C'était une voie qu'Albérich maîtrisait, mais qui était peut-être tirée par les cheveux.
Restait le bluff. S'il révélait ce qu'il savait d'Erhedun, s'il prétendait que la garde ne tarderait pas à arriver, peut-être Aubin prendrait-il peur. Peut-être filerait-il, abandonnant Combeloup, libérant Bastien. Ensuite... Ensuite, il faudrait toujours le tuer. Mais César croirait à son départ, et le gamin ne saurait jamais rien. Dans ce cas, il serait forcé d'agir seul. Hodor n'accepterait pas de tremper dans un crime, il le sentait. C'était la solution la plus logique, la plus propre. Car même si Aubin s'amendait, tout jeune converti qu'il était, Albérich n'avait plus aucun moyen de savoir s'il mentait ou s'il disait la vérité. Il ne pouvait ni sonder son coeur, ni percevoir son aura. Or, laisser un Sharite en liberté était tout bonnement impensable. Le danger que d'autres innocents soient frappés, détruits, par la malignité de cette foi vicieuse était immense. Lathandre lui aurait sans doute commandé de laisser une seconde chance à ce frère perverti. Mais Albérich n'était plus à Lathandre. Et il ne voyait pas comment faire pour lui laisser une chance. Livrer Aubin aux autorités erhedines était hors de question : César finirait par apprendre ce qui s'était passé. Le mener au Temple de Lathandre à Luménis équivaudrait à leur remettre un cadeau empoisonné. Non, la situation semblait n'avoir qu'une solution, une solution sanglante, qu'Albérich contemplait froidement tout en réalisant qu'il hypothéquait ses possibilités de jamais plus pouvoir regarder son père dans les yeux, qu'il se promettait un fardeau qu'il ne déposerait jamais et qu'en réalité, il n'avait jamais tué personne.

[Taliesin]

Du temps passa. Combien ? Il n'aurait su le dire. Une heure, peut-être, sinon deux. A moins que les minutes, s'égrenant trop lentement, ne paraissent bien davantage que ce qu'elles n'étaient en réalité.
Dans le lit voisin, Bastien se tournait, se retournait, sans parvenir à trouver le sommeil. Sans essayer d'exprimer ce qui le tourmentait, pourtant.
Le petit garçon s'immobilisa tout à coup. Un bruit avait troublé le silence absolu de la maison. Un grincement.
Celui de la porte d'entrée ?
Bientôt, ce furent des craquements. Ceux du plancher de la salle à manger ; ceux de l'escalier. Il y eut un murmure, quelques mots échangés, à voix basse ; deux huis que l'on entrouvre, que l'on referme. Le plus doucement possible.
Des pas, encore. Les lattes des sommiers qui craquent sous les corps qui s'étendent.
Le silence, à nouveau.
César et Aubin avaient regagné leurs pénates.

[Galathée]

Le retour des deux noceurs n'eut pas d'effet massif sur les dispositions d'Albérich. Il était rassuré qu'Aubin n'ait pas passé la nuit au donjon mais tendu à l'idée de l'avoir sous son toit. Dans l'état de fatigue trouble dans lequel il se trouvait, il ne pouvait pas vraiment se défendre contre les envies de meurtre qui l'envahissaient périodiquement, comme le flux et le reflux de vagues sur une plage désertée. Heureusement, il était bien trop épuisé pour se lever et passer à l'acte. Il ne s'endormit pas et resta à réfléchir pendant les heures froides de la nuit, espérant l'aube, une excuse pour se lever.
Sa résolution vacillait, mouvante. Aubin était un jeune clerc, il devait être possible de le sauver. Mais Albérich ne se sentait pas capable d'en être l'instigateur. Les derniers mois lui avaient prouvé qu'au delà de ses pouvoirs divins, il avait complètement perdu sa capacité de juger les gens. Il était donc démuni pour faire face à un Aubin repentant. Il lui fallait un clerc, un clerc bienveillant, qui ne passerait pas un Sharite par le fil de l'épée par principe. Mais où en trouver un ? Nulle part dans cette broussaille.
Quand le soleil fit son apparition, il n'avait toujours pas résolu cette question. Pourtant, il ne se pensait plus capable de tuer Aubin d'entrée de jeu. Il était conscient que cette situation pouvait potentiellement le pousser, une fois de plus, à l'inertie. Mais il y avait un impératif : empêcher le barde de nuire à Bastien. Il commencerait par régler cette question. Ensuite, il chercherait de l'aide. Des conseils avisés. Sans Ada au village, il n'était pas certain d'en trouver.
Il se leva, s'habilla rapidement, annonça à Bastien, s'il était éveillé, qu'il allait aux latrines. Se faisant, il se glissa hors de la chambre et gagna le jardin. La petite guérite qui servait de sanitaires se trouvait un peu à l'écart de la maison et il la rejoignit en quelques pas. C'était une destination un peu prétexte et une fois soulagé, il longea la haie, attentif. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer ce qu'il cherchait. Il cueillit deux petites fleurs mauves, trois baies rouge éclatant, puis il repartit vers la maison et regagna la chambre de Bastien. Le gosse ne dormait pas. A voir sa mine, il n'avait peut-être pas dormi du tout. Albérich s'agenouilla près de lui pour pouvoir lui parler à voix basse.
" J'ai réfléchi." souffla-t-il. " Et j'ai besoin de plus de temps. Il ne faut pas qu'il puisse t'emmener dans les collines aujourd'hui. Et pour ça, il faudrait que tu prennes ceci."
Il exhiba sa récolte matinale.
" Cela va te rendre malade. Ce sera assez désagréable, je ne peux pas le nier. Mais tu seras dans un état tel qu'Aubin ne pourra pas te faire sortir de la maison... ni te faire faire quoi que ce soit d'ailleurs. Je te promets qu'il n'y aura pas de séquelles, et que ce sera terminé demain. Comme c'est une forme d'empoisonnement, Aubin ne pourra pas te soigner avec ses sortilèges. Ils penseront que tu as mangé quelque chose d'avarié hier soir... ou que tu es sensible à certains aliments. Cela forcera Aubin à retarder les projets qu'il avait pour toi et cela me donnera le temps dont j'ai besoin pour préparer quelque chose."

[Taliesin]

L'enfant le dévisagea un long moment. Puis il tendit la main, récoltant dans sa paume les fleurs et les baies. Il s'apprêta à les avaler, s'immobilisa tout à coup.
-Vous pensez pas que... qu'oncle Aubin fera... autre chose, pendant que je serai empoisonné ? murmura-t-il.

[Galathée]

Albérich grimaça. Bastien n'avait pas tort. Aubin pouvait probablement profiter de son état de faiblesse pour lui infliger ses sévices sans courir le moindre danger. D'autant que s'il proposait de veiller l'enfant, César n'y verrait que le souci sincère d'un oncle pour son neveu. L'ancien clerc soupira.
" Proposition alternative. Tu pourrais dire à Aubin que je t'ai demandé de venir m'aider dans le jardin de la garnison et que tu as accepté. Cela le décevra peut-être, mais je lui expliquerai que je ne reste pas longtemps à Combeloup et que je n'aurai pas beaucoup l'occasion de te voir... Qu'en penses-tu ? Crois-tu que cela pourrait marcher ?"
Cela ne simplifierait pas les visites qu'il comptait rendre à Umberto et Hodor, mais peut-être était-ce effectivement moins risqué.

[Taliesin]

Bastien jeta un regard aux baies, aux fleurs, parut soulagé à l'idée de ne pas devoir les avaler. Mais quelque chose continuait à le tracasser.
-Je pense que ça marcherait. Oncle Aubin serait en colère, mais il le montrerait pas et laisserait faire;.. Par contre, ça règlerait pas le problème : il pourrait faire autre chose pendant que je suis avec vous. Aller voir d'autres gens...C'est ce que je voulais dire...

[Galathée]

Albérich dévisagea le petit garçon sans comprendre.
" Allez voir d'autres gens ? Pour quoi faire ? Je pensais que tu étais le seul à l'intéresser... T'a-t-il parlé de projets allant en ce sens ?"

[Taliesin]

Bastien secoua la tête.
-Non, non... Oncle Aubin me parle que de moi, que de Shar. Mais c'est vous qui aviez dit qu'il voulait peut-être faire plusieurs choses en même temps...
Il soupira.
-Je ne sais pas... Pardon de pas pouvoir vous dire plus... Mais je ferai ce que vous voudrez. Je mangerai ça ou j'irai avec vous. Comme vous voudrez.

[Galathée]

Albérich sourit doucement et passa une main amicale sur la tête du gamin. Se faisant, il réalisa qu'il tremblait légèrement.
" Ecoute... Nous irons jardiner. Je ne voudrais pas qu'il puisse abuser de toi alors que tu vomis tes tripes, même si, le connaissant, je ne suis pas certain qu'il ose t'approcher avec ce risque..."
Disant cela, il hésita à nouveau, puis soupira et se leva. Il fallait qu'il se concentre. Qu'il prenne des décisions.
"Aubin dormira probablement une bonne partie de la matinée... Le problème c'est que..."
Hodor et Umberto dormiraient aussi, eux. Mais Albérich ne les mentionna pas. Bastien ne serait probablement pas ravi qu'il invite des étrangers dans leur drame familial.
" Je pourrais te faire tomber malade au donjon... De cette manière, Elisa... Non. Elle serait fichue d'utiliser ce prétexte pour inviter Aubin..."
Il secoua la tête.
" Nous jardinerons. Ce sera moins désagréable pour toi."
Mais ça ne résolvait rien.

[Taliesin]

-D'accord.
Bastien demeura un moment immobile, ses yeux troubles de fatigue fixant le plafond. Puis, avec un nouveau soupir, il se redressa, s'arracha aux couvertures.
-Je vais préparer le petit déjeuner. Je me lève toujours tôt, même quand je me couche tard. Faut rien changer aux habitudes, sinon... Grand-père aussi, il se lève tôt, il s'en rendrait compte si je tardais trop. Et il me demande de préparer le petit-déjeuner. Pour m'occuper. Pour que je fasse des choses et que je reste pas assis sans rien faire... Ça lui fait de la peine, ça.

[Galathée]

Albérich grimaça.
" Vu l'heure tardive à laquelle nous sommes rentrés, je pense que ton grand-père comprendrait très bien que tu restes un peu au lit, quoi que tu en dises. Mais si tu préfères te lever, ma foi..."
L'ancien Luménien avait peine à imaginer que le gamin allait à nouveau glisser dans son mutisme étrange. A la lumière de leurs échanges de la nuit, il n'était pas vraiment sûr de comprendre pourquoi Bastien se parait de ce masque. Bien sûr, il ne l'avait pas trouvé particulièrement détendu ou réjoui, mais l'éventail d'émotions dont il était capable était largement plus varié que ce qu'il ne laissait croire. Il se garda cependant bien de lui en faire la remarque. Il le laissa partir pour la cuisine sans le suivre immédiatement, soucieux de ne pas paraître étrangement proche de l'enfant. Il rangea les plantes toxiques qu'il avait cueillies et s'assit un instant sur son lit. Il ne savait toujours pas ce qu'il allait faire. Soustraire Bastien à Aubin ne servait à rien s'il n'avait pas le loisir de mettre un plan au point. Or, s'il était au jardin avec le gamin, il ne pourrait pas rendre visite aux personnes qu'il voulait mettre dans la confidence. Il ne voulait pas laisser le gamin seul. Il soupira. A moins que...
Une idée germa dans son esprit, sans doute ridicule, mais il s'y raccrocha un instant. Puis il gagna la salle à manger.

[Taliesin]

Bastien avait ouvert les volets de la salle à manger. Par les fenêtres filtraient désormais les lueurs intenses d'une aube sans nuage qui paraît de reflets d'incendie la petite pièce et son mobilier.
De la cuisine provenaient des bruits de couverts que l'on déplace, que l'on manipule. Bientôt, l'enfant refit son apparition, chargé de tasses, de couteaux.
A l'étage, le plancher craqua.

[Galathée]

Albérich aida Bastien à mettre la table. Ensuite il alla rallumer l'âtre car les petits matins printaniers étaient toujours frais. Terriblement vaseux, il prit en main la confection du thé, le relevant juste assez pour qu'il les aide à supporter la journée à venir. Dans l'état dans lequel il se trouvait, il craignait de n'être bon à rien, certainement pas à affronter Aubin. Mais il remisa ce genre de questions à plus tard et s'assit pesamment à table.

[Taliesin]

Les marches de l'escalier gémirent. L'instant suivant, César faisait son apparition dans la cuisine. Il avait l'air encore un peu endormi mais, curieusement, il paraissait plutôt bien reposé.
Son regard s'arrêta quelques secondes sur Albérich, comme si il était étonné de le trouver là, puis son visage se fendit d'un large sourire.
-Bonjour, vous deux !
Il embrassa Bastien, vint poser une main sur l'épaule de son fils.
-La nuit n'a pas été terrible, dirait-on...

[Galathée]

" Je n'ai plus l'âge de ses soirées tardives..." grommela Albérich.
Puis croisant le regard de son père, pétillant dans son visage ridé, il secoua la tête avec une grimace.
" D'accord, peut-être que je ne l'ai jamais eu. Et le lit était dur. Et vous m'avez réveillé en rentrant. Et il y avait un moustique. Et Bastien ronfle. La totale."
Puis il se fendit d'un sourire.
" J'espère que vous avez passé une bonne fin de soirée."

[Taliesin]

-Elle fut excellente ! dit le vieil homme. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas pu participer, l'esprit léger, à de si agréables réjouissances.
Il soupira.
-En revanche, je suis désolé que ta nuit ait été si mauvaise. Je veillerai à changer le matelas du lit... Et si je ne puis rien faire contre les ronflements de Bastien, au moins puis-je t'assurer qu'ils sont rares. Pour être franc, je ne l'avais jamais entendu ronfler.
Il se tourna vers le petit garçon, qui s'était paré de son indifférence coutumière.
-Allez, filez vous assoir, je prends la relève, conclut-il.

[Galathée]

Albérich acquiesça, tâchant de se parer d'une expression souriante à défaut d'être parfaitement réjouie. Une partie de lui avait envie de déciller César. Espérer qu'il puisse neutraliser Aubin sans que son père s'en rende compte était complètement illusoire. Il fallait surtout espérer qu'il tiendrait le choc en l'apprenant. La perspective des heures à venir lui arracha un léger soupir qu'il dissimula dans sa tasse de thé. Il attendit que César soit assis à son tour pour lui annoncer leurs projets de la journée.
" J'ai proposé à Bastien de m'accompagner jusqu'à la garnison, aujourd'hui. J'ai entrepris de retourner le jardin et je voulais ré-ensemencer le potager. Il ne m'a pas eu l'air... trop contraire."
Il jeta un coup d'oeil au gamin, sans attendre de réaction de sa part, désormais que la comédie avait recommencé.

[Taliesin]

Le vieil homme se frotta la barbe.
-Il me semble qu'Aubin voulait l'emmener en promenade cet après-midi. Mais, ils pourront très bien faire ça demain : le temps n'est pas prêt de se gâter.
Il se tourna vers son petit-fils.
-Bastien ? Tu es d'accord ?
L'enfant acquiesça.
-Oui, grand-père.
Il y avait presque mis le ton.
-Parfait, alors. Affaire conclue. Et si Aubin s'ennuie, et bien, il viendra vous filer un coup de main...
Et de se beurrer, tranquille, une tranche de pain.

[Galathée]

Albérich amena César à leur narrer sa soirée pendant le petit déjeuner, histoire de ne pas avoir à raconter n'importe quoi de son côté. Il lui tardait de se mettre en route et de laisser le barde loin d'eux. Il avait par moments l'impression qu'il serait si simple de se lever et d'aller l'étouffer avec un oreiller, dans son lit. L'empoisonner aurait été si simple. Sans Ada au village, personne n'aurait pu déceler quoi que ce soit. Le corps d'Aubin aurait été froid et enterré avant que ne se pose la moindre question. Elisa et César auraient pleuré toutes les larmes de leur corps, sans doute.
Le Luménien finit par se lever.
" Je vais aller vérifier que Douce a passé une bonne nuit. Dès que tu es paré, nous pouvons y aller." annonça-t-il avant de s'esquiver vers l'extérieur.
Il avait besoin d'air frais, d'urgence.

[Taliesin]

Le vieil homme acquiesça, le salua d'un geste.
A l'arrière de la maison, Albérich trouva sa jument - parfaitement reposée, elle - en train de brouter l'herbe du jardin, sans se préoccuper le moins du monde de l'étalon pimpant d'Aubin qui la lorgnait avec insistance.
Il l'avait à peine détachée que, déjà, Bastien faisait son apparition. Seul. César désirait sans doute ne pas lui donner l'impression d'être constamment sur son dos, de le surveiller sans cesse. De plus, déléguer à ses fils la charge de s'occuper du petit garçon devait le soulager quelque peu...

[Galathée]

Comme la veille, Albérich hissa le petit garçon en selle. Ensuite, tenant les rênes d'une main, il entraîna la jument le long de la maison jusqu'à gagner le chemin qui la bordait, et partit en direction de la colline sur laquelle trônait la garnison. Ils effectuèrent la première partie du trajet en silence. Le Luménien était fatigué et son regard était perdu dans la verdure. La nature rayonnait littéralement, en fleurs, en feuillages, en taches colorées des oiseaux qui filaient dans l'air frais. Des mouches et des abeilles bourdonnaient autour de leurs têtes, au grand désespoir de Douce, qui secouait sèchement la queue pour chasser les importuns. A mi-parcours, le Luménien prit la parole, à mi-voix, sans regarder l'enfant.
" Crois-tu... que tu saurais comment rentrer en contact avec la Dame de la Nature ? Que tu saurais où la chercher ? Comment l'appeler ? Crois-tu que si tu l'appelais, elle répondrait à ton appel ?"

[Taliesin]

Le gamin réfléchit longuement.
-L'appeler, je saurais pas faire. Je... Je l'avais jamais vue, avant que... J'avais juste Belle.
Il s'interrompit. Soupira.
-Mais je sais où elle habite. Enfin, vous aussi, donc ça vous aidera pas beaucoup... Ada disait... Elle est venu me voir, plusieurs fois, pour me parler d'elle. Elle disait que si je voulais aller la voir, je pouvais, qu'elle m'accueillerait et tout...

[Galathée]

Albérich jeta un oeil au ciel, à la garnison toute proche, puis à la forêt.
" Que dirais-tu si nous changions de programme..." fit-il alors. " Tu as parlé hier d'un familier... que tu pensais... que cela pourrait te faire du bien. Aubin cherche à remplir le vide en toi. Si nous le prenions de vitesse... En demandant à la Dame de t'offrir à nouveau ce que tu as perdu... Il n'y aurait plus de vide à remplir. Aubin serait forcé de renoncer aux projets qu'il a pour toi. Ça nous permettrait de te mettre définitivement en sécurité pendant que je réfléchis à... un moyen de nous tirer de ce pétrin."

[Taliesin]

Bastien se tendit. Demeura muet une longue minute.
-Je ne sais pas... souffla-t-il. Vous avez dit que je pourrai le faire par moi-même, combler ce vide... Et grand-père... Il veut attendre encore. Il veut pas m'imposer un nouveau familier, il... Il se sent coupable parce que j'en ai eu un sans rien demander. Moi... Moi j'aurais envie, je crois, mais...
Il secoua la tête.
-On pourrait peut-être juste, déjà, demander de l'aide à la Dame... Ou discuter...

[Galathée]

Albérich ne croyait pas vraiment que la Dame se mêlerait de leurs affaires humaines. Après tout, Shar ne menaçait pas la Nature alentours, elle menaçait juste l'équilibre du village. Mais peut-être serait-elle sensible au danger que courait le garçon. Après tout, il faisait partie de ses favoris.
" Très bien, tu as raison. Je ne voulais pas te forcer la main." fit-il. " Mais allons voir ce que la Dame peut nous apporter. Elle serait un allié de choix..."
Il sourit au petit garçon.
" Il faudra que tu me guides. Penses-tu que nous pouvons y aller avec Douce, ou verront-ils d'un mauvais oeil que nous ayons domestiqué un animal ?"

[Taliesin]

-Je crois qu'on peut y aller avec Douce... fit Bastien. Ada me disait que... Qu'ils toléraient nos règles tant que nous étions chez nous, qu'il fallait juste se plier aux leurs quand on était chez eux. Alors, il faudra la laisser avant d'entrer dans le domaine...
Il observa un instant l'ancien aubemestre.
-Je peux vous conduire, aussi. Mais c'est loin, alors, ça serait mieux si vous montiez avec moi...

[Galathée]

" Très bien..." fit Albérich en attrapant l'étrivière et se hissant en selle derrière Bastien. Il laissa les rênes au petit garçon.
" Nous avons intérêt à réfléchir à une bonne excuse pour cette escapade..." murmura le Luménien en jetant un regard circulaire sur le village, en contrebas.
" J'imagine que je serai parti en forêt chercher des graines des plantes qui manquaient à mon jardin... Peut-être rentrerai-je bredouille..." ajouta-t-il, à moitié pour lui-même.

[Taliesin]

L'enfant hocha la tête, puis, doucement, mit la jument au trot.
Leur voyage fût bien différent de celui qu'ils avaient effectué au cours de l'hiver. Il n'y avait pas de neige, pas de tempête ; pas de loups omniprésents, féroces, les talonnant de leurs gueules menaçantes et de leurs hurlements sinistres. Non, rien de tout cela : juste le printemps, le soleil, la nature resplendissante qui partout déployait ses feuilles d'un vert tendre, ses fleurs épanouies...
Pourtant, entre ces deux voyages, il y avait un point commun : le désagréable sentiment d'urgence qui les habitait.
Le trajet leur prit une bonne heure. Bastien menait Douce avec aisance, la guidait sans hésitation sur la crête des collines, dans le creux des vallons. Savait trouver le gué pour traverser sans mal les ruisseaux innombrables.
Enfin, ils s'immobilisèrent. Devant eux, le paysage semblait marqué d'une ligne indistincte, ténue. Au delà, c'était le printemps, encore. Mais un printemps plus brillant, plus beau.
Ils étaient en vue du Domaine de la Dame.

[Galathée]

Albérich devinait que les règles n'auraient pas changé, mais il préféra laisser Bastien prendre l'initiative, se coulant dans ses pas et imitant chacun de ses gestes. Il était capable de se mouvoir, de parler, il serait donc leur porte-parole jusqu'à ce qu'on lui donne la permission de s'exprimer. Il se souvenait avec un peu d'angoisse de l'émotion qui l'avait saisi en découvrant l'extrême perfection de la Dame et sans la moindre impatience du satyre qui la flanquait. Il ne doutait pas que l'escapade serait relativement désagréable. Mais il espérait que l'esprit de la nature serait sensible au danger que courait l'enfant.

[Taliesin]

Ils mirent pied à terre. Bastien observa la longe de la jument, un instant.
-On devrait la laisser libre, je crois... dit-il, hésitant. Elle risque rien... Et si elle s'éloigne, ils nous diront où elle est... Enfin, j'imagine...
Ensemble, ils franchirent la courte distance qui les séparait de la frontière. S'immobilisèrent juste avant de la franchir. L'enfant se mit à scruter les bois devant lui, indécis. Peut-être guettait-il l'approche du satyre qui les avait reçus, la première fois.
Mais il ne vint pas. Seuls s'étendaient les arbres, les buissons. Le domaine paraissait accueillant.
Mais Bastien hésitait toujours.