[Lieu] Mersant

[Taliesin]

L'elfe poussa un soupir théâtral.
-Il n'y a que Victor qui a le droit de me donner le surnom de Taliesin. Et uniquement parce que, moi, je peux l'appeler "mon biquet".
Il déposa son bol, retira son manteau et son armure, puis déplia la couverture - en songeant à l'état lamentable dans lequel elle serait à son réveil. Enfin, après un bref regard sur la caverne, lequel lui permit de constater qu'il n'y aurait pas d'endroit plus confortable qu'un autre pour dormir, il demanda aux garçons de lui faire un peu de place et entreprit de s'étendre à l'endroit même où il était assis.
Malgré le froid, l'humidité et tout l'inconfort qui les accompagnait, il pensait pouvoir sombrer en quelques instants. Sauf, évidemment, si certaines pensées malvenues s'acharnaient à trotter dans sa tête.
-Soyez sages... dit-il aux gamins. Ah, et profitez-en pour réviser votre elfique : vous aurez droit à une interrogation orale dès que j'aurai ouvert les yeux.

[Galathée]

" Tu sais..." lui souffla alors Victor. " Il y a des vêtements de rechange par là, si tu n'as pas envie de sentir le boudin à ton réveil. Bon, par rapport au champignon, ce sera peut-être une amélioration, mais avec les goûts elfiques, ma foi..."
Jehan ricana, mais se plaqua les deux mains sur la bouche quand il croisa le regard de l'elfe.
" Je comprends mieux pourquoi on ne vous a pas mis avec Valaellyn." siffla alors Fred.

[Taliesin]

Le barde lui sourit largement
-Et encore, tu n'as rien vu. Rien de rien. Là, ils sont presque sages et respectueux...
Il alla récupérer des vêtements à l'endroit indiqué par Victor, s'essuya du mieux qu'il put les mains et le visage sur un pan de sa chemise relativement épargné par le sang, puis entreprit de se changer sans fausse pudeur. De toute façon, vu l'exiguïté de leur refuge, il n'y avait pas vraiment d'endroit où se dissimuler.

[Galathée]

Il était en train de se changer lorsqu'un sifflement appréciateur retentit quelque part sur sa droite. Il tourna la tête pour apercevoir Bellyra, la prostituée d'ascendance douteuse, assise près de Ruyven. Ils lui sourirent largement, sans dissimuler leur intérêt le moins du monde. La jeune femme lui leva même un pouce qui en disait long.

[Taliesin]

Taliesin leva les yeux au ciel mais, pas gêné le moins du monde, il leur adressa un sourire amusé.
-A la guerre comme à la guerre, lança-t-il. Votre tour viendra, tôt ou tard. Et comptez sur moi pour avoir l'œil appréciateur !
Puis il acheva de s'habiller et récupéra sa couverture.

[Galathée]

" C'est quand tu veux, mon mignon !" roucoula Bellyra. " Vu les circonstances, je brade les prix... Tu ne trouveras pas mieux sur le continent... Ni chez les gentils, ni chez les méchants."
" Je peux proposer mes services aussi... Un peu de chaleur humaine dans cet endroit sordide... humide... glacé..." ajouta Ruyven.
"*C'est bientôt fini, la volaille ?" grommela Guéric qui essayait de dormir.
" Ça vaut pour toi aussi, mon chou." fit Belyyra en riant.
" Pitié." gémit le halfelin en rabattant la couverture sur sa tête.

[Taliesin]

Autrefois, il n'aurait pas dédaigné l'invitation. Loin s'en fallait. Surtout qu'en la circonstance, quelques étreintes débridées auraient été bienvenues, histoire de retrouver un semblant de moral... et de chaleur.
Mais voilà : on n'était plus autrefois.
Alors, se gardant bien de répondre par peur de relancer la discussion, il s'emmitoufla dans sa couverture, s'étendit sur le sol inégal et rocheux, et tenta de trouver la position la plus confortable - ou la moins inconfortable - possible.
Puis il se cramponna à toute force à cet élan de bonne humeur, espérant qu'il l'aiderait à chasser les idées noires, à trouver le sommeil auquel il aspirait.

[Galathée]

Le sommeil s'abattit sur lui comme un rocher tombant de la montagne. Il sombra en dépit du froid et de l'inconfort, gagnant des rives stériles, obscures et silencieuses. Rien ne troubla son inconscience, ni bruits, ni images, aucune sensation douloureuse ou glaciale. Puis il y eut une secousse. Comme si le sol tremblait. A moins que... Un cri... Ou une voix... Une voix... On le secouait.
" Belenn, réveille-toi, on a besoin d'un coup de main..." entendit-il.
Il lui fallut une seconde pour remettre la voix. C'était celle de Martin. Il était penché sur l'elfe, l'expression inquiète. Plus loin dans la grotte, un attroupement s'était formé autour d'une forme allongée.
" Laissez-la respirer, bon sang !" s'exclama Guéric avec colère.

[Taliesin]

Le barde s'assit péniblement, se frotta les yeux, d'abord lentement, puis avec vigueur. On avait besoin de lui. Il avait compris ça, au moins. Quant au reste...
-Qu'est-ce qu'il se passe ? murmura-t-il d'une voix enrouée de sommeil.
Ce ne semblait pas être une attaque ennemie.
Mais ça ne semblait pas, non plus, être quelque chose de très positif...
La réalité n'avait pas tardé à venir les retrouver dans leur antre, visiblement.

[Galathée]

Le courtisan mena Taliesin jusqu'au fond de la grotte, là où presque tous les autres s'étaient rassemblés. Ils s'écartèrent à son approche. Griselda était couchée sur une couverture, animée de soubresauts et l'écume aux lèvres. Ses yeux étaient révulsés. Goran la maintenait contre le sol, Guéric essayait de lui glisser quelques gouttes de liquide entre les lèvres, mais elle ruait tant que ses efforts n'étaient, pour l'instant, pas couronnés de succès.
" Peux-tu faire quelque chose ? Quoi que ce soit ?" lui demanda le halfelin alors qu'il approchait.

[Taliesin]

-Je...
Il ferma les yeux. Inspira profondément. Essaya de penser rationnellement. Mais mis au pied du mur, après avoir été tiré d'un profond sommeil... Ce n'était pas évident.
-Je peux lui jeter un sort de soins, fit-il en rouvrant les yeux. Mais ça marche sur les blessures, pas sur les maladies ou... Si au moins vous pouviez me dire ce qu'il s'est passé...
Sans attendre la réponse, il essaya d'incanter. Tout allait dépendre du nombre d'heures qu'il avait dormi...

[Galathée]

Le sort de soins illumina brièvement la caverne, se perdit dans le corps de la jeune femme, mais l'effet ne dura pas longtemps. Griselda s'immobilisa une seconde, une deuxième, elle respirait par le nez, des inspirations rapides, puis une crise revint, la cambrant toute entière et elle gémit. Guéric posa les mains sur sa bouche pour l'empêcher de hurler, elle se débattit, puis perdit connaissance et son corps retomba, blafard et inerte. Un silence choqué suivit cette démonstration bruyante. Le halfelin se pencha sur sa poitrine.
" Elle vit toujours." souffla-t-il en se rasseyant sur ses talons.
Il leva les yeux.
" Elerinna, sors tout ce que Katja nous a donné." dit-il.
" Tout de suite." fit la prostituée.
Goran se redressa.
" Je vais jeter un oeil."
Guéric se tourna vers Taliesin.
" C'est du poison. Manifestement du poison. Mais lequel... et comment..."
" Elle a..." intervint la voix vacillante de George. " Elle a dit qu'elle avait été frôlée par un carreau d'arbalète... sur le bras, ici..."
Il toucha son propre bras.
" Que c'était juste une égratignure."
Le halfelin pressa les deux mains sur ses orbites.

[Taliesin]

Taliesin serra les poings.
Ils n'étaient déjà pas nombreux. Leur moral n'était déjà pas très haut.
Et ce qui était en train de se produire...
S'en remettraient-ils ? Il faudrait qu'ils s'en remettent, bien sûr, mais... Y arriveraient-ils ?
Ils allaient devoir assister à sa lente agonie, à son trépas.
Ils ne pourraient rien faire pour l'aider. Ils seraient impuissants.
Ils ne pourraient que la regarder mourir, les bras ballants, ou dispersant leur énergie fébrile en de vains efforts voués à l'échec.
Il ferma les yeux. Serra les dents.
Puis, tout à coup, l'elfe fit volte face. Il courut à ses frusques sanglantes abandonnées quelques heures plus tôt, récupéra son manteau, fouilla dans la poche intérieure... et en sortit le pipeau de Belenn.
L'instant suivant, il jouait un air qui les avait déjà tiré de bien des mauvais pas, lui et Victor.
Les Demoiselles d'Eauprofonde.
Cela pouvait marcher. Cela devait marcher.

[Galathée]

L'air guilleret résonna étrangement sur les murs de la grotte. Tout le monde le connaissait et les courtisans jetèrent un regard particulièrement incrédule sur le barde. Guéric semblait trop étonné pour être furieux. Victor se para d'un gigantesque sourire et se mit à bondir comme un cabri.
" C'est une blague ?" demanda finalement le Mélandien, un peu ahuri.
" Il a craqué." souffla Elerinna, effrayée.
Au moment où il termina sa ritournelle, il y eut l'habituel petit éclat de lumière, une seconde, et il sentit sa poche droite s'alourdir. Le même genre de poids que la dernière fois qu'il avait usé de la magie de l'instrument.

[Taliesin]

L'elfe ne perdit pas un instant à leur répondre. Le pipeau toujours brandi, il se rapprocha de Griselda à grandes enjambées, s'agenouilla près d'elle et glissa la main dans sa poche.
La magie de l'instrument était imprévisible. Lui donnait parfois des choses dont il ne voyait pas l'utilité. C'était pour cela qu'il n'avait pas d'emblée cherché, brandi l'objet dont il sentait le poids : il avait besoin de ce bref espoir. Besoin de ne pas le tuer trop vite.
S'il était déçu, le retour à la réalité n'en serait que plus atroce. Mais...

[Galathée]

Comme espéré, c'était une fiole, contenant un liquide mordoré, presque lumineux.
" Qu'est-ce que c'est ?" demanda Martin.
" D'où ça sort ?" ajouta Ruyven.
" Est-ce un antidote ?" renchérit Bellyra.
Tous semblaient à la fois interloqués et impatients. Guéric dévisagea le barde, soupçonneux, mais ne dit rien.
Griselda était toujours blafarde et avait recommencé à gémir. Ses jambes tremblaient en dépit de son inconscience et un filet de bave rosé coulait sur sa joue.
" Si tu peux la sauver, tu ferais mieux de ne pas tarder, mon gars." finit par lâcher le halfelin.

[Taliesin]

Il n'avait pas l'intention de tarder. Ni de tergiverser.
Débouchant la fiole, il écarta, doucement mais fermement, les lèvres serrées de Griselda. Puis il lui ficha le goulot entre les dents et fit couler le liquide dans sa gorge, avec lenteur et mille précautions, pour qu'aucune goutte ne soit perdue.
Lorsque se fut terminé, il reboucha la potion, geste réflexe complètement inutile.
Ses yeux restaient rivés sur la jeune femme.
Ce pouvait être un antidote, oui. Mais... ce pouvait aussi être autre chose. Un cordial, une liqueur, ou que savait-il encore.

[Galathée]

Le corps de la jeune femme fut pris d'un frémissement léger, un peu comme si elle avait légèrement froid au sortir d'un bain. Sa peau se couvrit d'ailleurs de chair de poule, puis elle soupira et un liquide vert sombre lui bulla quelques secondes à la commissure des lèvres, avant de dégouliner sur sa joue et de se perdre dans ses cheveux bruns. Ses pommettes rosirent et sa respiration se calma : sa poitrine se soulevait désormais avec un rythme régulier, calme, et sa bouche, une seconde, forma un sourire dans son sommeil. Guéric se pencha à nouveau sur sa poitrine et opina du chef.
" Elle va mieux." dit-il.
Avec ce genre de poisons, il était évidemment difficile de se prononcer sur une guérison complète dans l'immédiat, mais la fiole semblait avoir fait l'effet que Taliesin recherchait.
" Et bien, heureusement que tu t'es souvenu que tu avais cet antidote dans ta poche." fit Martin, finalement.
" Si tu en as d'autres, ce serait bien qu'on rassemble toute la pharmacopée au même endroit. Je pourrais faire un petit inventaire." ajouta Goran.
Guéric regardait le barde, la moue suspicieuse.
" Et cette petite chanson, c'était quoi ? Un aide-mémoire ? Ou une invitation ?" lança Bellyra.
" Une provocation, je dis ! Son corps veut ce que sa tête ne veut pas !" gloussa Ruyven.

[Taliesin]

Taliesin leur sourit, un peu absent. Il se remettait lentement de la succession d'émotions violentes et contradictoires qui l'avaient envahi tour à tour : le réveil brutal, l'incompréhension, la panique, l'impuissance destructrice, l'espoir fou... Et enfin le soulagement sans bornes auquel, pour l'heure, il s'abandonnait tout entier.
-Oh non, rien de tel... finit-il par dire. Je comprends que vous ayez été surpris, mais en fait, - il montra le pipeau - c'est un instrument magique. Si l'on joue certains morceaux, certains effets se produisent. "Les demoiselles d'Eauprofonde", et bien... Je ne sais pas exactement, les conséquences sont parfois imprévisibles... Sans doute donnent-elles ce dont on a besoin. Par exemple, en deux occasions, alors que Victor ou moi-même étions grièvement blessés, elles ont provoqué l'apparition de plantes, ou de potions, qui nous ont aidé à survivre... Alors, j'ai pensé que peut-être, là, elles fourniraient un antidote...
Cela avait marché. Lathandre soit loué, cela avait marché.

[Galathée]

Tout le petit groupe dévisagea l'elfe avec surprise et intérêt. Puis les expressions divergèrent. Certains semblèrent avoir du mal à le croire. D'autres parurent enchantés. Les derniers, enfin, demeurèrent circonspects.
" Heureusement que tu y as pensé, alors."
" Et heureusement que ça a marché."
" Redoutable, ce pipeau. Je n'avais jamais entendu parler d'un tel prodige."
" Il doit valoir son pesant d'or."
" Où te l'es-tu procuré ?"
" Pourquoi le sors-tu seulement maintenant ?"
" Ne pourrait-on pas nous en servir encore ?"
" Que fait-il d'autre ?"
Difficile de débrouiller qui avait dit quoi, mais ce qui était certain, c'est que personne n'était indifférent.

[Taliesin]

Taliesin, toujours un peu perdu, ne savait où donner de la tête. Enfin, plus précisément, à qui répondre. Il s'attaqua donc à la dernière question posée, le temps que les autres se fraient un chemin dans son esprit en pleine ébullition.
-Il y a cinq morceaux, en fait... Cinq morceaux produisant un effet. "La princesse et le troubadour" fait tomber les auditeurs... sous le charme du musicien, dirons-nous. Les trois autres sont des hymnes lathandrites : l'un offre un petit déjeuner pour une personne, un autre fournit une source de lumière, feu ou lanterne selon les cas, et le dernier suscite chez ceux qui l'entendent, celui qui le joue compris, un optimisme inébranlable, un enthousiasme tenace... Mais c'est à double tranchant : quand l'effet se dissipe, on remet les pieds sur terre, si je puis dire. Ah, et si on joue deux morceaux à la suite, le second annule la magie du premier. Sauf dans le cas des objets apportés par les "Demoiselles d'Eauprofonde".
Il reprit son souffle, réfléchit un instant.
-C'est un ami qui me l'a donné, suite à une expédition commune. Et je l'ai moi-même offert à Victor qui me l'a gentiment prêté pour le voyage. Je n'ai aucune idée de son prix, je pense d'ailleurs qu'il est plus utile que tout l'argent qu'on pourrait en obtenir, et, pour parler franc, c'est bien la première fois que je suis confronté à pareil objet. Pour le reste...
Il s'interrompit brusquement. Blêmit.
Il venait de se souvenir de l'une des questions posées. Une question qui le glaça jusqu'aux os et le fit vaciller.
"Pourquoi le sors-tu seulement maintenant ?"
Il l'avait toujours eu avec lui. Depuis le départ de la ferme des Merlus. Il l'avait toujours eu avec lui, dans la poche intérieure de son manteau. Contre son cœur, à portée de main.
Pourquoi ne l'avait-il sorti que maintenant ?
-J'avais oublié que... qu'il était là... souffla-t-il, avoue terrible qu'il se fit à lui-même plutôt qu'à ses compagnons.
Comment avait-il pu l'oublier ?
Quels auraient été les effets des "Demoiselles d'Eauprofonde", s'il les avait jouées pendant la bataille ? Ou lors des préparatifs ?
Il crut qu'il allait défaillir.
-J'avais oublié qu'il était là... répéta-t-il, presque inaudible.
Que se serait-il produit, s'il n'avait pas été aussi sot, aussi stupide, aussi inconséquent ?
Rien, peut-être. Ou pas grand chose. Ils auraient pu obtenir de la bière pour se saouler ou se remonter le moral, des ingrédients supplémentaires et roboratifs pour leurs repas...
Peut-être.
Ou peut-être auraient-ils eu une arme capable de repousser, de terrasser tous les pirates.
Sinon une armée.
Cela semblait peu probable, au regard de ce qu'avait créé l'instrument. Mais peu probable ne voulait pas dire impossible : après tout, c'était un dieu qui lui l'avait offert. Et en plusieurs occasions, le pipeau lui avait sauvé la vie. Celle de Victor.
Il aurait pu sauver celles de Sullyan et du Mélandien. Celles de Constance et de tous ceux qui avaient accepté de se sacrifier.
Il aurait pu.
S'il n'avait pas oublié qu'il était là.
-Les dieux me pardonnent... murmura-t-il, accablé, chancelant.

[Galathée]

Perdu dans son trouble soudain, Taliesin ne vit pas exactement ce qui se passait autour de lui, la manière dont réagirent ses compagnons de grotte, l'expression de leur visage ou les murmures qu'ils échangèrent. Il sentit qu'on glissait un bras sous le sien et qu'on l'entraînait doucement vers une des parois de la caverne. Elerinna l'aida à s'asseoir tandis qu'une conversation animée s'était relancée derrière lui.
" Est-ce que tu veux boire quelque chose ?" demanda doucement la prostituée, ramenant la main qui tenait le pipeau vers sa poche, comme pour lui suggérer de l'y abandonner.

[Taliesin]

L'elfe fit ce qu'on lui suggérait, obéissant aux impulsions extérieures plutôt qu'à celles que son cerveau était de toute façon bien incapable de lui donner.
Comment avait-il pu oublier le pipeau ?
Pourquoi n'y avait-il pas songé, alors qu'ils cherchaient tous les moyens possibles de repousser les pirates ? Pourquoi ne l'avait-il pas senti dans sa poche, à aucun moment ?
Il revoyait des visages. Ceux de Noéline et de Loukian, de Katja et de Rutger, de Constance et d'Orodreth. Il revoyait leurs traits, leur expression. Derniers souvenirs d'hommes et de femmes condamnés à la mort. Condamnés par sa faute.
Il aurait pu les sauver.
Non. L'instrument aurait pu les sauver, s'il avait été dans d'autres mains que celles d'un incapable, dans d'autres poches que celles d'un individu qui manquait toujours aux autres, aux pires moments. Qui était inapte à protéger qui que soit.
Il les avait trahis.
Jusqu'ici, la culpabilité, sentiment auquel, pourtant, il était habitué, ne l'avait pas étreint. Il n'était pour rien dans la venue du Squale, il ne pouvait que constater leur malchance collective.
Mais il avait oublié le pipeau.
Peut-être ne les aurait-il pas aidés. Ou à peine. Peut-être les aurait-il sauvés, au contraire. Tous. Il ne le saurait jamais ; ce qu'il savait, en revanche, c'est que ce doute, ce manquement, cette impression qu'il aurait pu changer les choses, s'il n'avait pas été si stupide, ne le quitterait plus, le rongerait jusqu'à le rendre fou.
Des morts, encore. A cause de lui. De valeureux sacrifices qui auraient pu être évités si, pour une fois, une seule, il s'était montré à la hauteur.
Il avait failli. Comme toujours.
Et il était en vie. Comme toujours. Alors que tant d'être autrement meilleurs que lui allaient disparaître...
Il ferma les yeux, se tendit tout entier pour ne pas crier.
Les mots prononcés par la jeune femme l'atteignirent alors. Elle les avait peut-être prononcés voici des heures, des jours. Elle n'était peut-être même plus à ses côtés. Qui voudrait rester à ses côtés, d'ailleurs ? Ils devaient tous le haïr. Et ils avaient raison. Lui-même ne pourrait plus jamais les regarder en face.
-Je prendrais bien une lampée de cette eau-de-vie... souffla-t-il.
Une lampée ? Il avait besoin de vider toute la flasque. Toutes les flasques qu'ils possédaient...
Mieux vaudrait, pourtant, les réserver à ceux qui les méritaient. Qui sauraient se rendre utiles.
Qui n'auraient pas oublié le pipeau.
Il songea à le dire ; n'en eut pas la force.

[Galathée]

Elerinna n'avait pas bougé. Elle drapa une couverture sur les épaules du barde, puis s'en fut quelques secondes, revint avec la flasque qu'elle lui ouvrit puis lui porta à la bouche comme s'il avait été lui-même trop faible pour le faire.
" Ne soyez pas trop dur avec vous-même." finit-elle par murmurer. " Ce ne sont pas quelques fioles qui auraient modifié la situation... Puis vous vous en êtes souvenu maintenant, c'est le principal, non ?"
Elle n'attendait pas vraiment de réponse et lui tapota amicalement le genou tandis que Victor se glissait contre lui, chipant un morceau de la couverture. Elerinna sourit au gamin puis les laissa seuls. Le gosse ne dit rien, se contentant de se presser contre l'elfe. Plus loin dans la grotte, la conversation allait toujours bon train.

[Taliesin]

Le barde ne réagit ni aux attentions de la courtisane, ni à celles de Victor. Le choc avait été trop grand, trop violent pour que, encore tout entier sous son effet, il put vraiment prêter attention à leurs gestes et à leurs paroles.
Toutefois, l'alcool - dont il avala deux gorgées avant de manquer s'étrangler - le ramena quelque peu dans la réalité. Permit à un semblant de rationalité de se faire jour en lui.
Il avait failli, oui. Trahi, même. Mais il n'était pas impossible qu'il puisse tenter de se racheter. Dans l'avenir ou... dans l'immédiat. Pourquoi ne sortirait-il pas tout de suite pour regagner le surface ? Pourquoi ne testerait-il pas la magie du pipeau alors que les pirates assiégeaient peut-être encore le comptoir ? Si les "Demoiselles" provoquaient l'apparition d'une armée, d'une arme destructrice, il pourrait les balayer... Sinon, il lui serait toujours possible de jouer la comédie, de prétendre vouloir rejoindre leurs rangs, voir de séduire, par magie, certains d'entre eux...
Velléité suicidaire ? Envie de sacrifice ? Ce n'était pas impossible. Mais qu'importait, au fond ? Il était incapable de se montrer à la hauteur, d'aider vraiment les autres. S'ils survivaient à l'épreuve, s'ils pouvaient gagner Mélandis, il n'y provoquerait à tout le moins que des catastrophes, causerait la perte de ceux qu'il devait y chercher. Et de ceux qui l'accompagnaient. Cela sans compter le risque que sa seule présence leur ferait courir...
Comme une vague décision prenait forme sous son crâne, il tendit l'oreille, écouta, pour la première fois, la discussion qui se déroulait à quelques pas. Il se sentait tellement coupable que, d'emblée, il imaginait un procès un cours, des arguments qui mèneraient à sa condamnation unanime.
On l'enverrait sans doute en surface pour racheter ses fautes. Qu'il en ait envie ou non.
Et ce ne serait que justice.

[Galathée]

Tout le monde ne participait pas à la discussion enfiévrée qui animait le fond de la grotte, mais quasiment tous les rescapés l'écoutaient. Il y était effectivement question du pipeau et de son propritaire.
" Je ne comprends pas ce qui vous retient !" s'exclamait Goran. " Nous pouvons encore sauver ceux qui se sont retranchés dans le comptoir !"
" C'est suicidaire." rétorqua Guéric. " Nous ne savons pas ce que peut faire ce pipeau. Belenn lui-même ne sait pas."
" Il dit ça juste parce qu'il veut justifier le fait de ne pas s'en être servi plus tôt." grommela Goran.
" Peut-être, mais je ne crois pas." répondit le halfelin.
" De toute façon, il n'avait aucune raison de vouloir nous livrer aux pirates. C'est un oubli, c'est tout." intervint Martin.
" Un oubli de taille." fit Ruyven en croisant les bras.
" C'est trop tard, de toute façon, ce qui est fait est fait." trancha Elerinna. " Nous appesantir sur ce qui aurait pu être..."
" C'est bien pour ça qu'il faut agir, maintenant !" s'offusqua Goran.
" Et tu auras l'air bête avec ta fiole entre les mains, face à trente pirates armés jusqu'aux dents." grinça Guéric.
" De toute façon..." murmura Elerinna, plus bas, cette fois. " Belenn n'est pas vraiment en état, je pense."
" On n'a pas forcément besoin de lui. Je connais "Les Demoiselles d'Eauprofonde"." intervint Bellyra.
" C'est un risque que nous ne pouvons pas courir. Nous ne sommes pas assez nombreux." répéta Guéric.
" C'est un risque que nous devons prendre." fit Goran.

[Taliesin]

-C'est un risque que je dois prendre, dit tout à coup Taliesin, d'une voix forte.
S'il surprit ses compagnons, c'est surtout lui-même qu'il prit au dépourvu.
Quoi que pas tant que cela, au final..
L'instant suivant, il se relevait, s'appuyant légèrement sur l'épaule de Victor. Puis, à pas rapides, moins chancelant qu'il l'aurait imaginé - il fallait croire que sa décision, renforcée par les propos des autres, l'avait autant requinqué que l'alcool -, il les rejoignit.
-Et c'est un risque que je prendrai seul.
Il les observa un à un, une lueur de défi dans les yeux. Il avait cru ne plus jamais pouvoir les regarder en face, mais s'était trompé. Au moins ne pourrait-on l'accuser de ne pas assumer ses manquants et d'en tirer les conséquences.
-Que j'ai eu le crâne farci de soucis divers n'y change rien : j'aurais dû penser au pipeau. Peut-être ne nous aurait-il pas aidés, peut-être l'aurait-il fait. Quoi qu'il en soit, je vais m'en assurer et tenter de réparer mes fautes. Je vais donc sortir et tester l'instrument. En fonction du résultat, je passerai ou non à l'action. Dans tous les cas, vous devez rester ici pour préserver la suite, si j'échoue. Tout ce que je te demanderai, Guéric, c'est de me fournir de quoi tirer ma révérence si je venais à être pris.
On ne pourrait pas non plus l'accuser de ne pas se montrer froidement pragmatique. Il courrait plus que probablement au suicide, mais... quelle importance ? De toute façon, il serait incapable de cohabiter davantage avec eux. Les propos tenus par certains l'avaient assez informé quant à leurs légitimes sentiments à son égard. Et pour ce qui était de Victor, de Valaellyn, de Galathée... Bah, il n'aurait pu les aider ou continuer à les côtoyer, de toute façon. Pas avec ce qui le rongerait désormais.
A nouveau, aurait-il mieux valu dire.

[Galathée]

Cette fois, c'en fut trop pour le halfelin.
" Il n'en est pas question !" rugit-il. " Tu vas rester ici bien tranquille, vous allez tous rester ici bien tranquilles ! Il n'y aura pas de sacrifice héroïque parce qu'on a foiré ! Il n'y aura pas de tentative stupide parce qu'on pense que le ciel va s'ouvrir pour vomir une armée providentielle ! Etes-vous tous devenus fous, soudain ?! Oui, Belenn a merdé, nous sommes bien d'accord ! Mais c'est trop tard, maintenant. Il faut assumer ! Et pas en se lançant à corps perdu dans des espèces de croisades ridicules ! N'avez-vous rien dans la tête, tous autant que vous êtes !? Si nous nous servons de ce pipeau, nous le ferons avec un plan en tête, pas avec des velléités de grandeur ou de suicide ! Bon sang, qui m'a foutu une bande de cinglés dans votre genre ?! Nous allons tous nous faire tuer, à votre petit jeu !"
Il fusilla Taliesin du regard.
" Tu es notre seul mage, bon sang ! Si tu crois que je vais te laisser aller siffloter tes airs enchantés là en haut, tu rêves ! Si quelqu'un se sert de ce pipeau, ce sera quelqu'un qui ne sait rien faire d'autre ! Tirer ta révérence ! Tu nous as failli, assume ! Et assumer, ça veut dire ne rien tenter d'imbécile !"
Il balaya le groupe du regard.
" Et ça vaut pour tout le monde !"

[Taliesin]

Le barde, plus fermement décidé que jamais, ne fut guère impressionné par l'explosion de colère du halfelin. Et lorsqu'il parla, ce fut d'un ton aussi calme que convaincu.
-Constance a confié le commandement de ce groupe autant à moi qu'à toi. Et si ce fût sans doute une erreur, me concernant, il n'en reste pas moins que je suis tout à fait habilité à prendre des décisions et à juger des initiatives opportunes. Si je suis d'accord pour dire que foncer tête baissée s'avérerait un fiasco... Que penses-tu qu'il arrivera, si nous suivons ton plan ? Chacun, ici, se demandera ce qui se serait passé si je n'avais pas été lamentable. Outre les tensions et la rancune bien naturelles que cela suscitera, notre moral en sera considérablement miné. Nous avons pas besoin que cela arrive. Ce dont nous avons besoin, c'est de réponses.
Une nouvelle fois, il le défia du regard.
-Alors il faut tester l'instrument. En surface, plus loin dans les grottes, ici, cela n'a pas d'importance : nos besoins ne différeront pas. Si nous écopons d'une bouteille de vin ou d'une potion de soin, soit, nous serons fixés. Si nous nous retrouvons avec une armée, et bien... nous pourrons agir. Mais il faut essayer. Et puisque d'autres sont capables de jouer le morceau, qu'ils le fassent : on ne pourra pas m'accuser d'avoir influé sur les effets pour quelque obscure raison.

[Galathée]

Le halfelin le dévisagea en haussant les épaules.
" Si Constance s'est trompée en te confiant ce rôle, le groupe peut décider de t'en relever, Belenn." fit Guéric. " Elle n'est de toute façon plus là pour nous en empêcher. Et j'oserais suggérer que notre confiance en toi a quelque peu... été écornée, si tu me permets l'expression. Mais si tu veux faire cavalier seul en te fichant de l'opinion du groupe, ma foi... A ta guise."
Il leva les yeux au ciel.
" Mais va donc jouer la sérénade aux stalactites. Comme tu l'as si bien dit toi-même, sortir serait ridicule pour l'instant : les pirates sont probablement partout. Et il y a peu de chance qu'un petit air paillard leur apparaisse comme le simple sifflement du vent dans les hautes herbes."
Il tourna finalement le dos au groupe et alla s'asseoir contre une paroi.
" Quant au reste... Vu que ton pipeau semble avoir des effets qui te dépassent... Ce qu'il t'offrira aujourd'hui ne te dira rien sur ce qu'il t'aurait offert hier."