[Lieu] Mersant

[Taliesin]

Et avec qui comptes-tu aller ? s'enquit l'elfe. Les autres sont dans le même bateau que moi. Et si tu songes aux drows... Tu vois bien qu'ils n'ont pas vraiment l'intention d'aller bronzer au soleil. En toute honnêteté, je ne vois pas qui pourrait t'aider davantage. Au moins, moi, tu sais que je ne compte pas terminer mon existence dans les ténèbres des profondeurs, et que je guette le moment opportun pour agir. Et puis, qui sait ? Peut-être finirai-je par m'attirer les faveurs de la magicienne. Peut-être me laissera-t-elle davantage de liberté, ou me récompensera-t-elle d'une manière ou d'une autre... Il n'est pas impossible que j'en vienne à disposer d'une plus grande marge de manœuvre. Le tout est d'être patient et, d'ici là, de ne pas commettre d'impair.

[Galathée]

Mais je compte bien baratiner ces drows, petit elfe. Je pensais que baratiner, c'était la spécialité des bardes, mais il faut croire que les ceintures parlantes ont aussi le droit de tenter leur chance. J'ai fait partie d'un trésor somptueux. Je peux leur promettre monts et merveilles. Et les faire remonter. Ils cherchent un passage hypothétique, depuis déjà un certain temps. Ils sont au bout de leurs réserves. Je ne sais pas combien de temps ils boufferont du calamar. Alors soit ils trouvent vite leur passage vers en bas, et nous sommes tous foutus, soit ils galèrent, et ils finiront peut-être par te faire une ouverture. Peut-être par te tuer, aussi. Moi je veux être certain qu'ils vont remonter. Et il va falloir que je les convainque, voilà tout !

[Taliesin]

Quoi ?!
Sous le coup de la surprise, il avait failli s'exclamer à voix haute, et non pas penser. Failli seulement, les dieux soient loués.
Rum, comment tu veux que je bâtisse un plan si tu ne me révèle pas les éléments dont tu disposes ? La dernière fois que tu m'as parlé des drows, tu m'as juste dit qu'ils cherchaient quelque chose ! Quand as-tu appris qu'ils étaient en quête d'un passage ?
Il se contint. Ce n'était pas le moment de se froisser avec la ceinture.
Bon, d'accord, j'aurais pu te demander. Mais j'avais autre chose en tête... A présent, je suis à peu près au point avec mes histoires macabres, je sais que les gosses sont en vie... Et comme ces informations changent la donne, je vais pouvoir commencer à réfléchir à une échappatoire...
Son cerveau était en pleine ébullition.
Pourquoi ne leur narrerais-je pas une légende locale, parlant d'habitants de l'île trouvant un chemin vers Ombreterre ? Ou bien... Le trésor aurait pu contenir des cartes que nous n'aurions pas emporté. Ou alors... Le pipeau ? Si je leur parlais du pipeau, en leur disant qu'il peut procurer des objets utiles, des plans, mais qu'il ne fonctionne qu'avec moi, pour quelque raison ? Tu pourrais confirmer mes dires, si je te présente comme un artefact ayant pour but de déterminer mensonges et vérités. Ils te testeraient, et quand viendrait le moment d'examiner mes assertions, tu pourrais... mentir, une fois n'est pas coutume...
Il avançait, pèle-mêle, toutes les idées qui lui venaient à l'esprit. Toutes ne seraient pas forcément utilisables, bien sûr. Mais, au moins, il y avait un début de piste...

[Galathée]

Rumoc demeura silencieux quelques instants.
Si tu fais comme si je n'existais pas, je ferai comme si tu n'existais pas, elfe ! grommela-t-il à nouveau. J'ai connu suffisamment de porteurs pour m'adapter à leur tempérament.
A nouveau, il se tint coi.
Les drows savent qu'il y a un passage sous Mersant. Si tu veux les intéresser, tu devras être un peu plus spécifique. Et tu risqueras gros en leur promettant des cartes qui, si je ne m'abuse, n'existent pas. Cela dit, ce n'est pas complètement différent de ce que j'avais en tête. Façon de parler. Mais j'ai l'impression que le baratin sera plus crédible venant de moi que de toi.

[Taliesin]

Le barde grimaça.
Ne me sous-estime pas en matière de mensonges et de bluff. Je sais m'en servir, s'il le faut. Le tout est d'user intelligemment de ces moyens, en évitant les erreurs, en veillant à ce que les choses paraissent le plus crédible possible et, surtout, en se gardant des contradictions. En cela, notre collaboration pourrait être utile : s'ils ont confiance en toi en tant que détecteur de vérités, et si tu confirmes à bon escient ce que je dis, ils pourraient en venir à se fier à moi, au moins en partie. Et si d'autres, dans notre groupe, donnaient des versions différentes des miennes, on pourrait dissiper les soupçons me concernant, si tu avances qu'ils mentent ou se souviennent mal...
S'il n'avait pas eu les mains attachées, il se serait frotté le menton dans un geste d'intense réflexion.
Je pense que nous avons intérêt à collabore, puisque nos buts se rejoignent. Mais, évidemment, je ne peux t'empêcher de faire cavalier seul, si tu y tiens. J'aimerais cependant te convaincre de n'en rien faire, et suis prêt à te seconder si, de ton côté, tu as un plan bien arrêté. Quitte à les laisser croire que tu m'as "trahi", que tu te désolidarises de moi... de nous. Ce genre de conflit apparent pourrait éventuellement rendre plus crédible nos mensonges.

[Galathée]

Ils ne croiront jamais que nous ne sommes pas de mèche... Il faudrait qu'ils me trouvent à un moment où nous sommes séparés. Si je me révèle sur toi... Ils sauront que nous avons conspiré. Et ils ne nous feront plus confiance, ni à toi, ni à moi. Non, il faut que tu trouves un moyen de te débarrasser de moi. Alors seulement, nous pourrons, l'un et l'autre, travailler efficacement à retrouver le soleil.

[Taliesin]

Taliesin hésitait. Il craignait que Rumoc, une fois loin de lui, joue sa seule carte personnelle, sans rien apporter à lui-même ou à ses compagnons. Il n'était pas non plus impossible qu'il cherche à gagner la confiance des drows en révélant certains de leurs secrets.
D'un autre côté, la ceinture avait le même but que lui : revoir la surface. Dès lors, ce qu'il entreprendrait avait de fortes chances d'être utile pour eux tous.
Il reste un problème, songea-t-il après un moment de réflexion. Quand nous serons séparés, nous n'aurons plus aucun moyen de communiquer. Il faudra donc que nous ayons bien pensé les choses, d'ici là. Histoire que nous ne nous contredisions pas, que nos efforts respectifs se complètent et ne s'opposent pas. Toutefois, nous avons du temps devant nous : je n'ai pas encore d'idée pour les pousser à me libérer les mains. S'ils étaient amateurs de musique, ils l'auraient déjà dit...

[Galathée]

Tu dois bien pouvoir trouver quelque chose... Une crampe, ou je ne sais quoi... Crois-moi, tu n'as pas envie d'entendre de musique drow. Et je crains que même avec toute ton imagination, tu ne parviennes pas à en jouer.
Rumoc soupira.
Je ne suis pas à un jour ou dix près, celui dit. Nous pouvons cogiter notre plan. En même temps, il serait normal que tu saches des choses que j'ignore et vice versa.

[Taliesin]

Bien sûr. D'ailleurs, si les avis que nous leur donnons, les idées que nous leur suggérons ou les informations que nous leur livrons paraissent trop similaires, trop... coordonnées, les drows se méfieront. Un peu de contradiction, de divergence, voire d'antagonisme pourrait nous servir. Il faut simplement qu'avant de mettre notre plan en œuvre, nous l'ayons assez muri et réfléchi pour pallier à toute éventualité, pour savoir quoi faire et quoi dire alors que nous ne pourrons plus communiquer tous les deux..
Il ferma les yeux, pour se concentrer davantage.
Nous avons déjà évoqué la possibilité que nous nous séparions et que tu leur révèles tes pouvoirs une fois loin de moi. Tes raisons pour te manifester ainsi à eux pourraient être très simples : tu es capable de détecter la vérité et le mensonge mais, aussi, de lire les pensées de ton porteur. Or, tu t'es rendu compte que je suis résigné à ne plus revoir la surface, que mon seul but est désormais de sauver ma peau et celle de mes compagnons. Au moins celle des gosses. Que, pour cela, je suis prêt à tout accepter, à tout faire... Ce qui ne sert pas tes projets puisque tu espères retrouver, un jour, la lumière du soleil. Ou alors, mieux encore : tu pourrais vouloir un porteur plus glorieux, plus ambitieux, sans la mentalité de vaincu qui est la mienne. Dans ce but, tu pourrais vouloir aider la magicienne à rentrer chez elle, pour qu'elle s'attache à toi...
Une nouvelle fois, il ne faisait que réfléchir. Il ne savait pas encore ce qui serait pertinent ou non.
Mais s'il te semble que me faire passer pour quelqu'un de résigné serait trop peu crédible... Tu pourrais aussi dire que cette capture, dans le fond, sert mes intérêts. Que je suis un criminel recherché, un être pervers, mauvais et dévoyé, sans foi ni loi. Un être qui est prêt à tout pour survivre et qui n'est pas sans se sentir des affinités avec les manières drows. Bref, quelqu'un qui se dit qu'en gagnant leurs faveurs, il pourrait avoir une vie plutôt... agréable. Le fait que je leur raconte sans retenue des choses abominables rendrait ce tableau crédible, non ?
Il rouvrit les yeux. Jeter les bases d'un projet, même vague, sinon indéfini, lui redonnait une certaine énergie.
Il y a aussi la possibilité que nous restions ensemble, que tu ne te révèles pas. Au moins dans un premier temps. Et que tu me conseilles. En observant la magicienne, tu pourrais peut-être découvrir commet je dois agir afin qu'elle me trouve sans cesse plus agréable. Qu'elle en vienne, peut-être, à vouloir m'accorder certaines faveurs. En dehors de la magicienne, tes observations pourraient te révéler des dissensions, dans le groupe, sur lesquelles je pourrais jouer... Des soldats qui en ont marre de l'autorité des femmes, l'une ou l'autre de celle-ci qui aspire à plus de pouvoir...
Il grimaça. Beaucoup d'idées, de pistes, mais rien de concret...
Dans tous les cas, saches que je suis prêt à tout pour que les gosses s'en sortent. Et par "s'en sortent", j'entends non seulement qu'ils survivent, mais aussi qu'ils regagnent l'air libre, ce qui rejoint tes objectifs. Le mieux est sans doute que nous attendions encore un peu avant de passer à l'action, que toi et moi observions attentivement les drows. Et si tu vois une faille, une ouverture, si parmi les possibilités que j'ai évoquées, l'une te semble réalisable, ou si d'autres t'apparaissent... Je t'écouterai, et je ferai ce qui doit être fait.

[Galathée]

Je ne pense pas qu'ils goberont l'idée que tu puisses être vraiment pervers. Ils ont des opinions très arrêtées sur les elfes du soleil. Et de toute façon, s'ils le croyaient, tu perdrais tout intérêt. Les femmes aiment te faire souffrir. Elles aiment tes histoires, mais elles se délectent de la contrainte qu'elles t'imposent. Si elles venaient à penser que tu te complais dans ce qui t'arrive, elles risqueraient de changer complètement leur angle d'approche... et ça ne te plairait pas, crois-moi. Un barde sans langue est nettement moins doué dans son art. Quant à leur expliquer que je veux retrouver la surface... En quoi cela pourrait-il les intéresser, eux qui ne cherchent qu'à gagner les Tréfonds. Non... Si nous voulons les faire remonter, il va falloir les y motiver autrement. J'avais à moitié espéré que Mersant leur opposerait des lacs de lave infranchissables, mais ça n'a pas l'air d'être le cas... Non... Peut-être devrait-on au contraire les convaincre qu'il n'y a pas de passage vers Outreterre ici... ou que ce qui se terre dans ces passages ne les laissera jamais passer...

[Taliesin]

Quand je te disais de leur faire part de ton désir de revoir le soleil, c'était qu'ainsi, tu aurais pu leur proposer un échange de bons procédés : tu les aides à descendre, ils t'aident à remonter... Mais tu as raison, ça ne paraît pas une solution très probante.
Comme paraissaient peu probantes toutes les autres pistes qu'il avait évoquées. C'était quelque peu décourageant, mais il faisait confiance au jugement de Rumoc. Oubliées, donc, les idées folles de se faire bien voir des drows, d'obtenir des faveurs...
On va continuer à les observer un moment. Peut-être rassemblerons-nous de nouveaux éléments susceptibles de nous aider dans nos réflexions. Et si rien ne vient... J'aurai eu le temps de réfléchir à un moyen de me faire détacher. Et, surtout, d'inventer un conte sur les profondeurs terrifiantes de Mersant, habitées par les plus abominables créatures de tout le multivers....
Il allait devoir faire preuve d'une grande imagination. Car il en fallait beaucoup, pour effrayer des drows.

[Galathée]

Cela dit, ton idée de provoquer des dissensions parmi eux n'est pas mauvaise, cela dit, reprit Rumoc. Les femmes te chouchoutent... Je sais, ça se voit à peine, mais... tu es témoin du plaisir que tes histoires répugnantes leur procurent. Les mâles sont, comme toujours, baladés selon le bon vouloir de leurs cheftaines. Le groupe n'est pas très vaste, mais il y a quand même une dizaine de guerriers... J'ai rarement connu des drows très heureux de leur soumission aux matrones...
Il se tut.
Mais tu es un elfe du soleil, ils vont fatalement te détester.

[Taliesin]

J'ai toujours pensé que les préjugés raciaux étaient une calamité, songea-t-il, avec un humour un peu forcé.
Malgré la prétention qu'ils affichaient et qu'on leur reprochait à juste titre. être un elfe du soleil était généralement un avantage, Sauf, évidemment, quand on tombait sur des drows...
Nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Mais tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, n'est-ce pas... On finira bien par trouver le bon angle d'attaque.

[Galathée]

Du temps, moi j'en ai, dit Rumoc, philosophe. Mais je n'ai pas l'intention de descendre encore plus bas que ce petit lieu de villégiature, tiens-le toi pour dit.
Puis la ceinture se tut et le silence retomba sur la petite tente. Un feu crépitait au dehors. L'ombre d'une sentinelle, comme toujours, se dessinait au travers de la toile. Une odeur de nourriture, vaguement alléchante, flottait dans l'air.

[Taliesin]

Moi non plus, je n'ai pas l'intention de descendre plus bas, répondit-il. Mais note malgré tout qu'il est beaucoup plus aisé de mettre un terme à mon existence ou à celle des autres qu'à la tienne. Ce qui implique... une certaine réflexion, avant l'action.
Sur ces pensées, et délaissant pour un temps un plan qui, faute de nouveaux éléments, risquait de demeurer nébuleux, il s'absorba dans les horreurs de l'histoire, des contes et des légendes, afin d'enrichir encore un peu son répertoire.

[Galathée]

Il ne se passa rien de notable pendant la fin de journée, sinon qu'une fois n'est pas coutume, personne ne vint le chercher pour amuser la galerie. On lui porta à manger, un ragoût étrange et très salé, qui contenait les morceaux spongieux d'une créature issue du lac, à n'en pas douter. Puis plus rien, plus personne. Evidemment, il était très difficile de savoir l'heure qu'il était : toute notion de temps était abolie dans ces souterrains. Et la fatigue de l'escapade matinale se faisait ressentir.

[Taliesin]

La fatigue était bienvenue : il avait de bonnes réserves d'histoires, de quoi tenir longtemps... Chercher davantage était donc peu utile. Mais comme c'était sa seule occupation envisageable, à part dormir... Il opta pour dormir.Ilt sombra rapidement, l'esprit encore empli des atrocités auxquelles il avait du songer pour ses récits à venir.

[Galathée]

Il fut réveillé par des cris. A une certaine distance. Des aboiements drows. Quelque chose se passait, mais en dehors du campement. Quelqu'un passa en courant devant la tente. Il lui sembla percevoir un bruit d'éclaboussures. Trop loin. Tumulte. Deux hommes échangèrent rapidement quelques mots sur la droite. Bruits de pas. Le silence retomba.

[Taliesin]

Le barde se redressa, tendit l'oreille.
Puis, comme le silence s'appesantissait, il tenta de mettre de l'ordre dans ses pensées, de rassembler les éléments épars que ses sens endormis avaient captés.
Y avait-il eu une attaque ? Une créature était-elle sortie de l'étendue d'eau pour assaillir les drows ?
Impossible à dire. Et aucun moyen d'en apprendre davantage.
Il ne pouvait qu'attendre... Et faire effort pour que son imagination ne travaille pas trop.
Une autre idée lui vint pourtant : se pouvait-il qu'un incident similaire à celui arrivé dans la grotte marine se soit produit ? Une possession soudaine, un massacre ?
Bah, s'il devait en savoir davantage sur ce qui s'était produit, cela viendrait. Inutile de trop y réfléchir sans rien de concret...

[Galathée]

Mais rien de particulier ne se produisit dans les minutes qui suivirent. Ni même dans les heures. Le campement drow sembla retomber dans une sorte de léthargie tranquille. Taliesin était sur le point de se rendormir quand la tente s'ouvrit sur la magicienne drow, suivie de deux guerriers, campés dans son ombre. Elle s'accroupit devant l'elfe et lui sourit.
" S'il ne restait qu'un gamin, continuerais-tu à raconter tes histoires ?" demanda-t-elle, de but en blanc.

[Taliesin]

A la surprise de voir la magicienne débouler dans sa tente se mêla le choc brutal de sa question. Il sentit son cœur se serrer, sa gorge s'assécher, et une terreur glaciale le submergea, jusqu'à le paralyser presque complètement.
Il demeura un instant à observer la drow, incapable de parler. Puis, au prix d'un prodigieux effort, il tenta de briser la glace, de réfléchir...
-Non, finit-il par lâcher.
Peut-être était-ce un jeu cruel ; peut-être ne s'était-il rien passé. Auquel cas, répondre oui... il préférait ne pas en imaginer les conséquences.
Mais si un accident ou, pire, un crime s'était produit...
Il serra les dents. Dans ces cas-là, un oui ou un non ne changerait rien.

[Galathée]

La magicienne sourit puis se redressa et sortit. Les deux hommes la suivirent et un conciliabule s'ensuivit, assez animé, à quelques mètres de la tente. Taliesin devina la voix d'au moins une autre femme. Puis la discussion s'éteignit et des bruits de pas indiquèrent que les drows s'étaient éloignés.
Pas le barde, pas les enfants, pas le courtisan, il n'en reste qu'un. Qu'une, devrais-je dire, siffla Rumoc.

[Taliesin]

Taliesin ne comprit pas d'emblée le sens de la phrase "prononcée" par Rumoc. Puis la lumière se fit : il venait de traduire l'échange entre les drows.
Griselda...
Il se mordit brutalement les lèvres, réprima un violent tremblement.
Et essaya de se cuirasser.
Victor, Jehan, moi. Le reste, les autres ne comptent pas, se répéta-t-il comme un mantra.
Il savait qu'il ne pourrait jamais se montrer si insensible, s'abstenir de compassion, de peine et de rage face au destin infligé à la jeune femme. D'autant qu'il avait, semble-t-il, précipité son sort... Qu'aurait-il pu fait d'autre, pourtant ? On ne l'avait pas laissé discuter...
Et comment aurait-il pu survivre à la mort de Jehan, de Victor ? Bien sûr, il ne partageait pas, avec le premier, les liens qui l'attachait au second. Mais c'était le fils d'un ami... Un enfant précipité dans une terrible situation par son inconscience. Ou par sa volonté d'aider Victor. Comment pourrait-il jamais reparaître parmi les Merlus, s'il lui arrivait quelque chose ?
Victor, Jehan, moi. Le reste, les autres ne comptent pas.
Et d'adresser, malgré tout, une prière silencieuse à qui voudrait bien l'entendre. Un pardon muet à la victime qu'il avait contribué à désigner... Par sa réponse.
Par ses capacités de chef lamentable, aussi...
Victor, Jehan, moi. Le reste, les autres ne comptent pas.
A force de se le répéter, peut-être parviendrait-il à s'en convaincre ?

[Galathée]

Rumoc se mit à fredonner doucement. Un air que Taliesin finit par reconnaître : c'était une marche funèbre halfeline assez connue, que l'on jouait aussi lors de funérailles humaines, en particulier en milieu paysan.
Une bonne opportunité de semer la discorde, mais les mâles vont te tenir pour responsable de cette situation, avec raison. Hum. Difficile de cogiter quand on n'a pas d'encéphale, tu sais ?

[Taliesin]

J'imagine... songea l'elfe, vaguement.
Il ferma les yeux, poussa un profond soupir.
J'aurais pu dire "Je ne raconte plus d'histoires si un seul de mes compagnon trépasse"... avança-t-il mentalement, à regrets, quelques instants plus tard. J'aurais pu dire ça... Mais je n'y ai pas pensé. Je n'imaginais pas qu'elle repartirait aussitôt. Je pensais que... Ce qui s'était produit dehors... Que ça pouvait être un accident arrivé à l'un des gosses...
Respirer profondément. Rester calme.
Je suis responsable des gamins. Je dois faire tout mon possible pour les protéger. Le reste est secondaire.

[Galathée]

Tu n'aurais pas pu faire grand chose. Si tu en avais demandé trop... Ils auraient pris le risque de te contrarier. Et si tu l'avais été, cela aurait précipité la fin des gamins, et la tienne... sauf qu'ils auraient probablement essayé de te torturer pour te faire chanter en dépit de tes refus. Le seul qui peut tirer son épingle du jeu sans toi, c'est Martin. Et il le fera probablement s'il en a l'opportunité. Mais pour lui, rester avec les drows est une opportunité comme une autre. Je pense néanmoins que nous devons compter sur ce schisme... Si nous ne pouvons monter les mâles contre les femelles, nous pouvons essayer de faire l'inverse...

[Taliesin]

J'y avais pensé... songea le barde. L'idée lui avait effectivement traversé l'esprit, quoi que trop confusément pour qu'il s'y attarde. Le problème, c'est que, comme ça, spontanément, elle leur feront plus confiance qu'à moi. Mais... Je pourrais prétendre qu'ils complotent contre elles. Ou, innocemment, leur demander la signification de mots que j'aurais sois-disant entendus, mais que tu m'aurais auparavant appris et qui, comme par hasard, révéleraient des intentions peu avouables de la part des mâles.
Il s'interrompit, concentré.
Si ça te paraît trop brutal, je pourrais commencer plus doucement, instiller le doute, révéler des choses témoignant d'une secrète désobéissance... Prétendre qu'ils me maltraitent pour se venger, qu'ils maltraitent les gosses...
Il grimaça brusquement. Cette attitude des hommes serait d'autant plus réaliste qu'elle avait toutes les chances de se produire, loin des regards des matrones. Et il n'aimait pas y songer. Pas du tout...

[Galathée]

Hum... A moins que tu ne leur montres de véritables blessures, elles se ficheront bien que tu sois un peu rudoyé. Et ne parlons pas des gamins. Si ça se trouve, elles cautionnent des tas de choses peu agréables... Je ne devrais peut-être pas l'évoquer, d'ailleurs. Vu qu'ils vont sacrifier Griselda, il faudra bien que les hommes trouvent compensation quelque part. Les femelles ne t'ont rien promis, elles préservent juste la vie de ce qui te motive.
Il poussa un bref soupir.
Tu pourrais leur raconter une histoire de dissensions dans un groupe similaire au leur... Mais de manière pas trop apparente, peut-être...

[Taliesin]

Les premières phrases de Rumoc l'avaient glacé jusqu'aux os.
Oui, il vaut mieux que tu n'évoques pas ce genre de chose. J'ai naturellement tendance à imaginer le pire, et déjà bien du mal à me convaincre qu'il n'aura pas forcément lieu, alors si en plus, tu en rajoutes... Et puis, franchement, aussi décadents que soient les drows, j'ose espéré que ces pratiques odieuses ne sont pas monnaie courante, chez eux...
Il fallait qu'il s'en persuade. Son esprit était empli d'horreurs liées aux histoires qu'il racontait à ses geôlières. Si venaient s'y mêler des craintes quant à d'autres abominations, bien réelles celles-là... Il ne tarderait pas à devenir fou.
Mais donc... Oui, j'essaierai de trouver un récit incluant finement ces éléments de discorde, de complot... Je dois avoir ça en réserve. Il faut juste que je me creuse la cervelle.

[Galathée]

Taliesin eut tout le loisir de réfléchir à son récit car la magicienne ne reparut pas et plus personne ne vint le déranger. Autour de la tente, les ténèbres demeurèrent vides et silencieuses. C'est seulement beaucoup plus tard, des heures plus tard, en fait, que surgit un guerrier drow qui, comme de coutume, l'entraîna vers la construction la plus vaste, tanière des femelles. Il y flottait un parfum âcre d'encens et de graisse brûlée. Trois braseros fumaient en crépitant, flammes rouge sombre, et la prêtresse passait de l'un à l'autre en maugréant. Elle leva à peine les yeux quand Taliesin entra. La magicienne le réceptionna sans attendre, l'attrapant par le bras, et le tirant derrière elle. Elle le mit à genoux sur une peau de bête, comme d'habitude, puis s'installa devant lui, en tailleur.
" Ce sera juste toi et moi ce soir. Vas-y. Je t'écoute."