[Bâtiment] Le Palais Présidentiel

[Gareth Maelwedd]

" Epargnez-nous vos métaphores hasardeuses, Longuehune. Si votre coque s'appelle Manost, je vous rappelle qu'aucun de nous ne navigue sur ce rafiot. Et je vous rappelle aussi qu'hier, ces joyeux helmites avaient signé un traité avec l'engeance du démon. Soudain, les voici pris au dépourvu par leurs anciens amis. Parlons de moules incrustées dans une coque, hein ! Il faut croire que le mot vigilance a des sens bien divers, selon l'endroit où on se place."
Maelwedd se leva et alla jeter un coup d'oeil à la fenêtre. Le temps était menaçant.
" Vous êtes impatient d'en découdre, pour une raison qui m'échappe. Une déraison, devrais-je dire. D'autant que les combats n'ont pas l'air de se préparer en mer, si je ne m'abuse. Alors ? Vos marins ont-ils le pied terrestre, subitement ?"

[Théobald Longuehune]

Longuehune esquissa un sourire presque malgré lui. Il était toujours gratifiant de parvenir à agacer le général et l’amiral décida de poursuivre dans cette voie. Quand on était énervé, on commettait souvent des erreurs :

- Vous avez certainement oublié que Manost est un port. Et un vieux requin comme moi trouve tentant de refermer ses mâchoires sur le serpent des sables mélandien. Cette engeance s’aventure près de l’eau, là où « mes » marins peuvent s’en repaitre.

Longuehune avait ironiquement accentué le pronom possessif, avisant par la même que la marine faisait partie intégrante de Luménis et n’était pas cette entité auxiliaire et trop indépendante dont faisait toujours peu de cas le général. Après cet éclat et pour couper la parole aux autres conseillers, l’amiral reprit plus calmement :

- Les mélandiens chercheront à assiéger la cité si on parvient à repousser leur assaut. Ils n’y parviendront qu’en encerclant le port ou en contrôlant tous ceux qui pourraient leur acheminer matériel et ravitaillement. Cette nuée de sauterelle a les mêmes besoins. Si nous parvenons à l’affamer en coupant leurs propres voies de ravitaillement, nous pourrons enfin leur porter un coup décisif. Mes navires ne peuvent pas se battre sur terre mais ils peuvent acheminer les hommes et le matériel qui le pourront. Et si Manost est condamnée, ils pourront au moins offrir une chance de survie à la population.

[Gareth Maelwedd]

Le fait d'être énervé ne gênait pas particulièrement Maelwedd : il était rarement calme, souvent en colère, et jusqu'ici, cela ne l'avait jamais desservi.
" Des sauterelles, maintenant ? Vous allez nous servir tout un bestiaire ?" fit-il en haussant les épaules. " Vous voulez acheminer des soldats jusqu'à Manost ? Quels soldats, au juste, rappelez-moi... Nos dix paladins imberbes et leurs trois instructeurs manchots ? La vingtaine de gardes débutants ? La centaine de soldats novices ? Non, vraiment, ça m'intéresse. C'est marrant, je n'en compte même pas assez pour aller botter le fessier d'une douzaine de brigands dans la Forêt Maudite, et vous allez m'en transporter des régiments entiers pour affronter les Mélandiens... Intéressant. J'imagine que vous emporterez aussi nos quelques mages de bataille, à moins que vous ne recrutiez du mercenaire aux quatre vents ? Vu nos finances, je gage que les Manostiens seront davantage capables de les payer. Et, quand vous reviendrez, qu'espérez-vous trouver, au juste ? Une ville ? Ou bien avez-vous déjà prêté allégeance à Ithilion, sans m'en avoir averti ?"

[Lathiriel]

Lathiriel sentait toujours l'agacement la gagner devant les querelles incessante des deux hommes. Aujourd'hui peut-être encore davantage que d'habitude. Ce n'était pas leur première réunion sur le sujet, et elle avait la désagréable impression d'entendre encore et toujours ressasser les mêmes arguments. Entre Longuehune qui voulait foncer dans le tas et Maelwedd qui ne voulait pas dégarnir leurs défenses - et qu'elle soupçonnait de prendre systématiquement parti contre son vis à vis, le débat ressemblait davantage à un combat de coqs qu'à un dialogue argumenté.

Pour masquer son agacement, elle ignora sciemment les mots échangés, s'appliquant à servir calmement trois tasses de thé, avant de prendre la parole. D'abord à l'attention de Maelwedd : elle avait beau partager en grande partie son point de vue sur cette affaire, son attitude arrogante l'insupportait au plus haut point.
- Je sais que notre ville se remet encore de la guerre civile, mais j'ignorais que nos effectifs étaient aussi limités que cela, général Maelwedd. Elle avait accentué le titre. Surtout avec un homme de votre valeur à leur tête... J'aurais cru que vous auriez redressé notre armée plus rapidement...
Puis elle se tourna vers le vieux marin.
- Et vous, amiral, j'ignorais que vous étiez homme à abandonner votre patrie pour le simple plaisir de débarquer sur un continent ennemi...

Son ton se fit plus dur.
- Cessez donc vos querelles habituelles consistant à opposer les hommes de mer et les hommes de terrain. Vous savez tous deux qu'ils sont complémentaires. Comme vous savez tous les deux que nos forces sont encore bien faibles, et que des problèmes internes à l'île réclament notre attention, notamment cette histoire d'Ithillion... Mais si j'en juge par les derniers rapports reçus, la situation à Manost est critique. Si les rumeurs concernant la perte de puissance des helmites sont ne serait-ce qu'à moitié vraies, ils ne tiendront pas longtemps face à l'assaut mélandien. Diplomatiquement parlant, ils sont nos alliés, et nous sont venus en aide contre les morféens. Pouvons-nous refuser de leur rendre la pareille ?

Elle parlait calmement, comme si elle faisait un cours à des étudiants. Les humains ont toujours cette tendance à s'enflammer quand il faut savoir rester rationnel. Elle trouvait parfois lassant de devoir sans cesse les ramener à la raison.

- Il faut analyser les choses sur le long terme. Deux options s'offrent à nous :intervenir ou non. Il faut en soupeser les risques, et estimer lesquels sont, à moyen et long terme, les moins importants. Imaginons que nous choisissions de ne rien faire. Si les mélandiens gagnent, ils se retrouveront avec tout le continent à leur botte et donc, à terme, leur puissance et leur richesse représenteront un grave danger pour nous. Si Manost gagne, ce qui parait moins probable, le danger est moindre, mais il est certain qu'ils ne nous considèreront plus comme des alliés, et cela pourrait nous nuire en particulier au niveau commercial. Maintenant, si nous intervenons, nous prenons le risque de perdre une partie de nos hommes là-bas, et surtout de dégarnir nos défenses ici. Maelwedd, y a-t-il un risque réel de guerre civile, de prise de pouvoir par Ithillion ou d'autres ? Longuehune, courrons-nous un risque d'attaque par la mer ? Avez-vous été en contact avec des ennemis autres que mélandiens récemment ? Ce sont ces points-là qu'il nous faut éclaircir avant de décider d'envoyer des hommes là-bas.

[Théobald Longuehune]

Longuehune avait été près de voler dans les plumes du général mais Lathiriel avait brisé ce bel élan. Toutefois, le discours pédant de la magicienne l’agaçait encore plus que les sorties cassantes de Maelwedd. Certes, il reconnaissait qu’elle avait toujours un point de vue logique et raisonnable sur ce genre d’affaires graves. Mais à son niveau, il ne considérait pas cette approche comme une qualité. Ignorant ostensiblement Lathiriel, il s’adressa au général comme si elle n’était même pas là. Cela lui apprendrait !

- Je n’ai jamais parlé d’envoyer les milliers d’hommes que vous avez tenu à recruter ces derniers mois. Je sais que vous aimez bien jouer à les déplacer sur une carte. Et c’est bien de déplacement qu’il s’agit. Les forces Manostiennes sont peut être clouées dans la ville alors qu’elles pourraient faire beaucoup plus de dégâts autrement. Les troupes de Mélandis n’ont jamais mérité le statut d’armée. Ils sont bien trop indisciplinés pour cela. Ils sont comme des rats qui courent en tous sens pour chercher de la nourriture. Ils suffiraient de les désorganiser en permettant aux soldats de frapper là où ils sont le plus sensibles. La faim et la folie pourrait avoir raison de cette armée plus sûrement que les épées et la magie. Je préfèrerai largement dix mages spécialistes de la divination qu’une centaine capables de déchaîner feu et foudre.

[Gareth Maelwedd]

Contrairement au vieux loup de mer, Maelwedd n'ignora pas la conseillère. C'était une furie, quand elle sortait de ses gonds, et s'ils voulaient un jour pouvoir en revenir aux problèmes cruciaux qui se posaient à Luménis, il fallait qu'ils règlent une bonne fois pour toute la question. Mettre Lathiriel en colère ne semblait pas exactement la meilleure voie à suivre.
Il leur répondit cependant à tous deux. Et s'empêcha de faire une remarque sur la nouvelle métaphore animalière du marin. Il devenait gâteux, c'était manifeste.
" Déplacer des troupes ? Je ne vois pas en quoi transporter des soldats luméniens jusqu'à Macapeth-Les-Helmites est un simple déplacement. Vous voulez envoyer nos gamins se faire tuer à l'étranger ? Loin de leur foyer ? Pourquoi ? Depuis quand les Manostiens sont-ils nos tendres et malheureux petits frères ? C'est une nation militaire. Les Helmites, bon sang. Même si Helm est en vacances ou moribond, ils ont des troupes autrement mieux entraînées et disciplinées que ce que Luménis a jamais connu. A mon grand désespoir, je peux même le reconnaître."
Il secoua la tête.
" Vous parlez de l'aide qu'ils nous ont accordée pendant l'invasion morféenne ? Ils étaient alors une cité prospère, puissante... et qui n'a pas hésité à signer des traités avec le démon ! Nous ne sommes pas dans cette position. Nous n'avons pas de forces vives à gaspiller pour le bel oeil d'Helm. Et même si nous décidions d'entrer en guerre... Mesurez-vous les risques ?"

[Théobald Longuehune]

Longuehune entrevit une nouvelle approche dans les propos même du général. Un vieux loup de mer comme lui savait changer de trajectoire quand le vent tournait. Cette fois-ci, il prit Lathiriel à témoin, comme pour mieux utiliser les arguments de Maelwedd contre lui :

- C’est bien ce qui devrait nous inquiéter, vous avez raison de le souligner général. Les troupes manostiennes sont bien mieux entraînées et armées que les nôtres. Si les forces mélandiennes parviennent à leur fin, ils ne feront qu’une bouchée de nos troupes. Un requin qui a senti le sang n’est jamais rassasié. Si Manost tombe, nous n’aurons plus rien pour repousser les assauts de Mélandis. Jusque là, notre marine les a tenus à l’écart de nos côtes mais qu’en sera-t-il quand ils disposeront de deux fois plus de ports d’eau profonde, de deux fois plus de bateaux plus modernes et rapides ? Quand ils seront capables de débarquer n’importe où en Helonna des milliers de soldats et d’esclaves équipés du meilleur matériel dorrandin. Nous ne serons pas capables de les arrêter avant qu’ils n’y soient fortement implantés. Ithillion ou d’autres vautours pourraient même leur ouvrir la porte s’ils espèrent retirer les miettes du festin. Non, notre meilleur allié reste Manost, quel que soit sa fiabilité et ses accords antérieurs.

[Lathiriel]

Lathiriel hocha la tête avec calme.
- Vos arguments sont recevables et parfaitement justifiés. Si Mélandis gagne cette guerre, Hélonna risque fort d'être la prochaine cible, et je pense que nous en sommes tous conscients...
Elle ponctua cette phrase d'un regard interrogatif à destination de Maelwedd, juste pour la forme : pour buté qu'il fut, le général avait suffisamment l'expérience des combats pour reconnaître la validité de cet argument.
- Certes, nous ne pouvons en avoir la certitude. Une seule chose est certaine, c'est que nous ne pourrons plus compter sur la puissance de Manost pour faire écran ente Mélandis et nous, et que notre trop faible puissance ne nous permettra pas de repousser une éventuelle attaque mélandienne. Et au vu de leur dernière missive, il semblerait que les mélandiens n'aient aucunement l'intention de conclure un accord pacifique avec nous.
Elle fit une pause.
- Il me semble que la question est donc : Mélandis peut-elle gagner cette guerre ? Autrement dit, Manost peut-elle atteindre la victoire sans notre aide, compte tenu des éléments que nous avons dans ces rapports ? Si notre aide n'est pas indispensable, sans doute peut-on éviter de dégarnir nos trop maigres défenses. Mais si Mélandis domine la situation....
Elle laissa la phrase en suspens. Son ton restait parfaitement calme, comme si elle ne faisait qu'un exposé d'une situation lointaine qui n'engageait pas leur sécurité ni celle de leurs concitoyens.

[Gareth Maelwedd]

Maelwedd pinça les lèvres.
" Vos présupposés sont vagues, vos conclusions hâtives. Je vous dirais anxieux. Ce qui est très peu Luménien."
Il gloussa dans sa barbe.
" Je n'aurais jamais cru dire une chose pareille, de ma vie !"
Il se rassit.
" Nous ne savons pas quelles sont les intentions mélandiennes. Nous n'avons aucune information indiquant qu'ils aient des vues sur notre île. Et même si c'était le cas, ce n'est pas un peuple tourné vers la mer. Nous pourrions tenir le détroit séparant les îles pendant des siècles, juste en renforçant notre marine pour les affronter."
Il se tourna vers Longuehune.
" Vous faites bien peu de cas des Manostiens. Vous avez dit vous même que les Mélandiens n'étaient qu'une racaille sans discipline. Comment pouvez-vous les croire capables de s'organiser pour prendre Manost et Luménis ? Avez-vous si peu confiance en vos alliés ? Ou bien est-ce le problème helmite qui vous chipote ?"
Il ne put s'empêcher de sourire.
" Si vous pensez que c'est un dieu qui leur fera défaut sur le champ de bataille, vous avez mon feu vert ultime et absolu pour réquisitionner tous nos Lathandrites et les envoyer par bateaux entiers sur les côtes dorrandines."
Il s'arrêta.
" Oh bizarre, personne pour me foudroyer."
Il haussa les épaules et reprit.
" Lathandre n'était nulle part, quand Morféa a pris Luménis, ni quand nous l'avons récupérée. Manost peut se passer de Helm dans cette bataille. Ce sont des soldats, ils sont disciplinés. Ils vaincront votre vermine mélandienne, tôt ou tard. Notre aide pourrait limiter leurs pertes, peut-être. Mais cela ne peut pas se faire sans une contrepartie. De plus... Jusqu'à nouvel ordre, les Manostiens n'ont rien demandé. Et s'ils ne demandent rien, je ne vois pas pourquoi intervenir."

[Lathiriel]

Lathiriel acquiesça.
- Sur ce dernier point, je suis assez d'accord avec nous. Les manostiens n'ont pas requis notre aide. Pas encore du moins. Peut-être n'en ressentent-ils pas le besoin, ce que semblent contredire les rapports dont nous disposons. Ou peut-être ont-il envoyé une missive qui n'est pas arrivée... Mais quoiqu'il en soit, s'ils ont besoin de notr aide, ils trouveront certainement un moyen de nous le faire savoir.

Elle se tourna vers Longuehune.
- Je crains qu'une intervention hâtive de notre part, sans sollicitation préalable de leurs émissaires, soir perçue comme une ingérence dans leurs affaires. Diplomatiquement parlant, ce peut être très mal perçu...

[Théobald Longuehune]

Longuehune fronça les sourcils en songeant que la réunion n'aboutirait qu'à de nouvelles tergiversations qui ne feraient rien avancer au problème. Il pouvait comprendre la position de ses homologues : Luménis était fragile et il était tentant d'ignorer les problèmes qui pouvaient la menacer. Avec de la chance, jouer à l'autruche ferait en sorte de ne ^pas attiser les convoitises de ses ennemis. Avec beaucoup de chance...

- Vos arguments se tiennent mais il n'y a aucun mal à se tenir prêts pour réagir efficacement quand cet appel viendra. Si nous ne faisons rien, il faudra peut être des semaines avant de pouvoir y répondre de façon organisée. Autant dire qu'il sera certainement trop tard pour que cela serve nos intérêts ou ceux de Manost. Je suggère de placer notre flotte en état d'alerte et de rapatrier certains des bâtiments déployés dans des zones non prioritaires.

[Gareth Maelwedd]

" Très bien. Si cela vous tranquillise..."
En réalité, le général n'était pas loin de se demander si Longuehune ne brûlait pas de participer à une dernière bataille navale avant de passer l'arme à gauche. A moins qu'il ne rêve en secret de périr en plein abordage... Cela lui ressemblait davantage que ce subit désir d'aller aider les Helmites !
" Mais je vous suggère d'ores et déjà de songer à votre reconversion. Si nous envoyons des jeunes gars d'ici au casse-pipe pour d'obscures raisons philanthropiques, nous ne serons pas réélus, je vous le garantis."
Il se mit à glousser.
" Evidemment, on pourrait songer à modifier la manière dont sont désignés les conseillers luméniens... ou leur voter les pleins pouvoirs en temps de crise... Mais ça ferait mauvais genre, vu les antécédents."

[Théobald Longuehune]

Longuehune adressa un regard furieux à son homologue. Il ne savait pas si la remarque du général était une étrange tentative d'humour ou si elle avait un fond de sérieux. Cependant, il était à bout de patience après toutes ces tergiversations, après cette tension qui durait depuis des semaines à tourner et retourner les réponses possibles à cette situation insoluble. Il s'était posé les mêmes questions, avait eu les mêmes doutes que ceux des autres conseillers. Pourtant, une part de lui-même avait envie de rendre la monnaie de leur pièce aux mélandiens et aussi de solder sa dette envers les manostiens. Mais il refusait de l'admettre devant Lathiriel et Maelwedd :

- Comment pouvez-vous imaginer un seul instant que je me soucie de ces élections ? Tel que c'est parti, elles pourraient même ne pas avoir lieu ! La menace n'est pas à prendre avec tant de légèreté. Rester au pouvoir me serait bien égal si Luménis n'avait pas tant besoin d'un conseiller ayant quelque panache alors qu'elle risque d'affronter une nouvelle fois le chaos.

[Théobald Longuehune]

Alors que les conseillers se regardaient en chiens de faïence tout en dégustant le thé et les biscuits, on frappa à la porte. Il était peu probable que l'un des fonctionnaires du palais les dérange pour une affaire futile et la diversion était bienvenue. Après avoir échangé un regard avec Lathiriel mais en évitant ostensiblement celui du général, Longuehune fit entendre sa voix de stentor pour autoriser le fonctionnaire à entrer.

Celui-ci se révéla porteur d'un message provenant de l'ambassade de Manost. La coïncidence était suffisamment étonnante pour éveiller les suspicions aussi le marin laissa les conseillers en découvrir la teneur.

HRP : Comme vous le savez peut être, Lothringen est arrivé à l'ambassade et a fait envoyé un message pour solliciter une entrevue ce soir ou le lendemain. J'attends la réaction des conseillers pour lui répondre.

[Gareth Maelwedd]

Le général n'avait pas pris la peine de répondre à la dernière sortie de Longuehune. Pour lui, le panache était vaguement synonyme d'esbroufe, une caractéristique dont son pragmatisme n'avait que faire. Comme Longuehune, il se fichait bien d'être apprécié pour les décisions qu'il prenait. Par contre, être réélu lui semblait nécessaire : il restait tant à faire pour que Luménis retrouve un peu d'aplomb, et il y avait si peu de candidats à la hauteur de la tâche... Il en vint cependant à se demander si dans le système démocratique voulu par la cité, un référendum ne serait pas obligatoire avant d'entrer en guerre.
La situation avait quelque chose de cocasse : c'était lui, le général, l'homme des combats, qui renâclait à aligner ses hommes. Mais peut-être était-ce aussi normal. Il savait mieux que ces vis-à-vis ce que la décision à prendre impliquerait. Il connaissait l'atmosphère d'un champ de bataille après la curée, l'odeur, les visages, et tout ce sang répandu... Il ne brûlait pas de voir les gamins qu'il avait entraînés ces dernières semaines aller se faire tuer par les barbares mélandiens, pour une cause qui n'était même pas la leur. A la poursuite des armes de destruction massive de Cyric... Bien sûr.
Tu deviens sentimental, songea-t-il avec humour.
Puis son esprit dériva. De toute façon, les deux autres décideraient. Ils étaient plus anciens, ils étaient alliés dans cette affaire, ils avaient été élus, eux, et se serviraient de ce levier pour l'obliger à plier. Il se rangerait à leur décision, il n'aurait pas le choix. Mais tout le monde saurait ce qu'il pensait de cette folie. C'était son droit, c'était aussi ça, la démocratie. Il cessa donc de se mesurer à Longuehune et profita de l'instant de répit qui lui était offert dans la petite salle, avant de retourner à ses prérogatives au fort. Quelques minutes pour souffler. Il devait voir Flèche-Sombre, puis le recruteur, passer aux volières, avoir une petite conversation avec le maître des écuyers, consulter le responsable des achats, définir les manoeuvres prévues pour le début de la veille suivante avec la cavalerie. Routine. Il y avait l'inspection des remparts, la redéfinition des stratégies en cas de siège... Il reprit un petit gâteau.
Puis le messager arriva et il ne put s'empêcher, découvrant le contenu de la missive, de lancer un regard mi-goguenard, mi-sceptique à Longuehune.
" J'imagine qu'il était dans vos cartons, ce conseiller manostien. Vous auriez pu l'en sortir tout de suite, nous aurions gagné du temps !"

[Lathiriel]

Lathiriel avait laissé les deux hommes s'affronter, une fois de plus. Les humains prennent tout tellement à coeur qu'ils en oublient trop souvent de prendre le recul minimum nécessaire. Et cette tendance à camper sur leurs positions respectives même face aux arguments les plus rationnels, à ne pas réfléchir aux conséquences à long terme... Elle étouffa un soupir de lassitude.

La diversion fut bienvenue. Elle haussa un sourcil à la lecture de la missive, mais s'abstint de tout commentaire. Seul un sot lance des accusations sans fondement. Pour sa part, elle pensait que Longuehune n'aurait certainement pas gardé pour lui une telle information, trop heureux de ce soutien inespéré à sa cause. Mais tout de même, c'était une étrange coïncidence.
- Il semble que nous allons être très vite fixés sur les attentes de nos alliés manostiens... Il dit souhaiter nous voir au plus vite, dès ce soir si possible, alors qu'il vient juste d'arriver... c'est donc que ses attentes sont probablement celles que nous évoquions. Bien sûr, il va falloir peser soigneusement les choses avant prendre une décision, quelle qu'elle soit. Mais dans l'immédiat, une rencontre n'engage à rien, et nous permettra d'y voir plus clair. J'imagine que vous souhaitez le convoquer dès ce soir?

[Théobald Longuehune]

Longuehune ignora les regards et les allusions suspicieux. Il n'avait pas prémédité l'arrivée d'un émissaire Manostien et il ne se sentait nullement coupable. Il prit à nouveau l'initiative car c'est manifestement ce qu'attendaient les deux autres conseillers :

- Inutile de le faire attendre, qu'en pensez-vous ? Si Manost réclame notre aide et que nous décidons de la lui accorder, il n'y aura pas de temps à perdre. Envoyons chercher cet émissaire et voyons ce qu'il a à nous dire. Cela nous évitera de passer la nuit en conjectures. J'en ai assez de naviguer en eaux troubles.

[Lothringen]

Guidé par son escorte, le semi-drow n'avait pas mis très longtemps à rejoindre le Palais. Du reste, il était trop préoccupé pour trouver le temps long. Toutes ces pensées qui lui tournaient en tête le renvoyaient inlassablement vers Manost, et il brûlait d'autant plus de discuter avec les conseillers qu'il était pressé de repartir.
Avant de recevoir leur réponse, il avait eu le temps de faire une toilette sommaire et de se changer, mais il craignait un peu que la fatigue de la route ne refasse surface durant l'entretien. Qu'à cela ne tienne ; il se louait de n'avoir pas à attendre jusqu'au lendemain, car la patience n'était pas son fort.

Lorsqu'on l'introduisit dans la salle où les trois luméniens se trouvaient réunis, un silence de gêne plana un bref instant. Lothringen n'avait guère eu l'occasion de les rencontrer. Il avait eu quelques contacts avec Théobald Longuehune, par l'intermédiaire du commandant Grégoire, ambassadeur luménien à Manost ; les deux autres ne lui étaient connus que par ouï-dire et les rapports de l'ambassade. Il se demanda brièvement à quel point ses vis à vis s'intéressaient à la politique continentale, et s'ils savaient précisément qui il était. Il s'inclina ensuite avec une politesse plus militaire que diplomatique, pour qui s'y connaissait un peu.

« Salutations. Je suis Lothringen Quen Suo'can, responsable de la diplomatie manostienne et second conseiller. Je vous remercie d'avoir si vite accepté de me rencontrer, d'autant que ma visite n'était guère annoncée. Comme vous pouvez vous en douter, je ne me déplace moi-même ainsi qu'en cas d'extrême urgence : et, à la vitesse où les événements se précipitent, c'est le cas aujourd'hui. »

Il n'en dit pas plus. Malgré son désir ardent d'aller droit au but, il n'ignorait pas qu'une phase d'observation est toujours profitable en ce genre de situation.

[Lathiriel]

Lathiriel répondit au salut de Lothringen par une brève inclinaison de tête. Elle savait qui il était. Le fait qu'un demi-elfe noir soit l'un des principaux dirigeants manostiens était suffisamment étonnant pour avoir retenu son attention.
- Soyez le bienvenu à Luménis, conseiller. Je suis Dame Lathiriel Dithazir, et voici l'amiral Théobald Longuehune et le général Gareth Maelwedd. Votre présence nous honore, et vous nous voyez navrés de ne pas vous recevoir avec le faste et les honneurs qui accompagnent d'ordinaire ce genre de visite. Mais nous sommes parfaitement conscients que seule une situation grave et urgente a pu motiver votre venue en personne, de façon si soudaine.
Elle l'invita à prendre le quatrième siège de la table, et lui tendit une tasse - elle avait mis à profit le temps d'attente pour faire chauffer à nouveau du thé et dénicher une tasse supplémentaire.
- Mais avant de nous plonger dans le problème qui vous amène, prenez donc un peu de thé et quelques petits fours. Votre voyage a dû être éprouvant...

[Théobald Longuehune]

Le conseiller Longuehune s'avança pour serrer la main du semi-drow avant qu'il ne prenne place. Il s'adressa à lui d'un ton sincère :

- Cela fait plaisir d'accueillir un hôte de marque comme vous bien que les circonstances soient ce qu'elles sont.

Le vieux loup de mer n'avait pas l'intention d'être celui qui lancerait le sujet de la visite de leur invité. Tous ici connaissaient la raison de sa présence mais le protocole tout comme la politique voulait qu'on laisse au Manostien le soin de l'annoncer. De son avis, il aurait été malhabile de proposer une offre d'assistance tardive. Mieux valait que le sujet soit présenté comme une requête. Il préférait aussi laisser au général une occasion de s'exprimer avant qu'ils entrent dans le vif du sujet. Maelwedd n'avait pas besoin d'excuse pour grommeler. Bien qu'il s'en défende et fasse souvent tout pour prouver le contraire, l'ancien capitaine avait quelque talent diplomatique.

[Gareth Maelwedd]

Maelwedd avait beau préférer le grand vent des champs de bataille aux ambiances feutrées des antichambres, ce n'était pas pour autant un rustre sans la moindre éducation. Il aimait les personnes directes et il avait le sentiment qu'en dépit des formules de politesse triviales qu'ils étaient forcés de s'échanger, le semi-drow saurait exprimer exactement ce qu'il ressentait et ce qu'il espérait.
Il le salua donc poliment et darda sur lui un regard qui, sans être hostile, demeurait inquisiteur.

[Lothringen]

Après avoir accueilli tous ces saluts, Lothringen ne se fit pas prier davantage pour s'asseoir : deux journées complètes d'équitation peuvent quelquefois produire ce genre d'effet. Tentant de rassembler ses idées, il se frotta distraitement les ailes du nez, en quête d'une entrée en matière. Il lui fallait être clair, mais aussi ne rien oublier. Après quelques instants de réflexion, le semi-drow opta pour l'approche historique.

" Hum... Par où commencer ? Peut-être par un rappel des faits... Non que je pense que vous les ignoriez, mais il me semble qu'il n'est pas inutile que vous connaissiez notre propre point de vue à leur sujet.

Alors, commençons... Depuis deux ans que je dirige la diplomatie manostienne, j'ai eu pour principal objectif d'apaiser les tensions avec notre turbulent voisin continental. C'est ce qui a conduit à la signature d'accords commerciaux favorisant la libre circulation des biens et des personnes. Le précédent gouvernement de Melandis, aussi corrompu soit-il, y trouvait son avantage. Les routes étant plus sures, les échanges plus nombreux, nous aussi. Cette politique, à vrai dire, portait ses fruits, et nous l'aurions sans doute poursuivie sans les bouleversements qui ont secoué Melandis dernièrement. Je veux parler de l'assassinat du chancelier Mornagest, bientôt suivi de celui de ses anciens collègues, tous tués sur ordre de l'ambitieux roquet qu'ils venaient de porter au pouvoir. Le nouvel empereur a aussitôt dénoncé les accords d'Ysté. C'était sans aucun doute la fin d'une politique, mais ce n'est pas pour cela que le Grand Emissaire a déclaré la guerre. C'était plutôt la conséquence de provocations répétées et d'incidents tout sauf fortuits aux frontières. Plus profondément, Cyric n'est pas Talos, et les helmites ont un vieux contentieux avec le Prince des Mensonges.

Nous avons, donc, déclaré la guerre. Le principal objectif était de signaler que nous n'accepterions plus aucun compromis avec l'empire, et ne laisserions rien passer. Nous avons fermé les frontières et traqué les éventuels espions. D'un point de vue militaire, le Grand Émissaire préparait une attaque périphérique sur Orlado - ce sont des territoires autrefois manostiens qu'une guerre nous a ravis jadis. Les reprendre aurait permis de créer enfin une jonction par voie de terre entre la péninsule de Paymill et le reste du territoire manostien.

A l'époque, nous ne vous avons pas sollicités. Il n'y avait pas lieu de le faire. Après tout, Melandis est notre plaie héréditaire, et la préparation d'un éventuel conflit armé contre elle, la constante obsession de nos généraux. Nous avons toujours consacré un budget conséquent à l'entretien de nos armées : un budget, à vrai dire, exactement calculé sur celui de notre adversaire. Néanmoins, si je suis ici aujourd'hui, c'est que les rapports de force ne sont plus ce qu'ils étaient."

Lothringen marqua une pause, moins pour ménager un effet dramatique que parce qu'il commençait à avoir la gorge sèche. Après avoir bu une gorgée de thé, il reprit :

"Avant que je ne poursuive, y a-t-il dans ce que j'ai dit un point sur lequel vous souhaiteriez revenir ?"

[Théobald Longuehune]

De l'avis du conseiller Longuehune, cela ne se présentait pas au mieux. Si Lothringen avait joué la carte de la franchise, ce qui jouait en sa faveur, le général Maelwedd ne pourrait manquer de faire remarquer que les Manostiens étaient à l'origine de la situation délicate actuelle. Leur homologue manostien venait d'avouer que la déclaration de guerre avait été le fait de sa cité, que les intentions de Manost avaient été de récupérer des territoires dans l'opération. Le fait qu'ils n'aient rien fait pour en avertir le conseil Luménien ne pouvait pas vraiment être considéré comme un affront, seulement comme une indélicatesse diplomatique. A dire vrai, Luménis aurait certainement agi de la même façon avec son alliée dans la même situation. Mais Manost réclamait maintenant de l'aide, ou n'allait pas tarder à la faire par l'intermédiaire de son conseiller. Les helmites avaient attendu de se faire dépasser par les évènements à en croire les paroles de leur invité sur les rapports de force. Tout cela conjugué et présenté dans cet ordre risquait de donner des arguments à Maelwedd, ouvertement opposé à impliquer les forces de Luménis dans une guerre qui n'était pas vraiment la sienne.

Sagement, Longuehune préféra se taire. Il serait plus habile de contre-attaquer plutôt que de prêter le flanc aux critiques qui n'allaient pas manquer de tomber.

[Gareth Maelwedd]

La petite subtilité apportée par le conseiller manostien n'était évidemment pas sans importance, mais Maelwedd se garda bien d'intervenir. S'il n'était pas particulièrement impatient d'envoyer ses hommes au casse-pipe, s'il ne comprenait pas pourquoi Longuehune l'était, lui, il était cependant intéressé par la situation dorrandine. Toute situation de conflit était porteuse d'enseignements pour qui considère la guerre comme son métier.
" Poursuivez, si vous le voulez bien." dit-il finalement, après avoir jeté un coup d'oeil en direction de Lathiriel. " Si nous avons besoin d'éclaircissements sur ce préambule, je gage que vous pourrez nous les fournir tout aussi bien à la fin de votre exposé."

[Lathiriel]

Lathiriel avait écouté l'exposé avec une concentration extrême. Bien sûr, cela recoupait parfaitement les informations qui leur étaient parvenues - excepté peut-être l'attaque sur Orlado, qui, restée à l'état de projet, n'avait pas filtré jusqu'à eux.
Elle ne fit aucun commentaire, se contentant d'acquiescer lorsque Maelwedd prit la parole pour suggérer au conseiller de poursuivre. Il faut dire que Lothringen savait créer le suspense...

[Lothringen]

Lothringen avait observé par-dessus sa tasse. Le silence prudent des uns, les dents serrées des autres. Visiblement, ils ne savaient pas vraiment à quels événements il faisait allusion. Des événements que Manost n'avait pas vu venir, certes... qui aurait pu prévoir cela ?

« Comme vous avez pu le constater, nous avons dû renoncer à cette attaque sur Orlado. Nous n'étions pas prêts. La crise de notre clergé, ouverte depuis la mort du grand-prêtre Alréac, n'a pas été durablement apaisée par le conclave, car son remplaçant désigné est resté introuvable. Cette vacance a entraîné de trop nombreuses divergences de vues parmi les dirigeants.

Puis Helm est mort - il y a de cela quelques jours. Le mécontentement a grondé dans la population à cause de la disparition des soins, la théocratie a perdu toute légitimité, mais la conséquence la plus grave est pour notre armée. Le hic, faut-il le dire, est que l'armée manostienne est composée au tiers de prêtres et de paladins. Les uns et les autres privés de sorts, les premiers réduits à même pas la moitié de leur puissance, et désertant en masse une « cité sainte » abandonnée de son dieu. Une partie d'entre eux se convertiront, mais une partie seulement. Et combien de temps avant qu'ils ne retrouvent des pouvoirs ?

Pour couronner le tout, le Grand Émissaire est introuvable depuis quatre jours, et j'ignore moi-même s'il a fui ou été enlevé. Son absence commence à se voir. En fait, la cité est au bord de l'insurrection ou du coup d'état, on ne sait encore. Si ni l'une ni l'autre n'avaient encore eu lieu au moment de mon départ, c'est que les factions, elles aussi prises de cours, en sont encore à s'organiser. »

Il soupira. Le pire était peut-être qu'il n'exagérait même pas... Dans la situation actuelle, Manost pourrait tomber : la plus grande partie du travail se faisait de l'intérieur.

« Avant-hier, les éclaireurs nous ont indiqué par magie que le gros des troupes mélandiennes venait de quitter la ville. Ils progressent à marche forcée à travers le désert. Nous ne savons encore s'ils contourneront le Bosquet par Aghoralis ou Cojum, mais il nous semble probable qu'ils cherchent à gagner Manost. Nos troupes, quant à elles, n'ont pas encore bougé. En ce moment, notre armée est complètement désorganisée, pour autant qu'elle ne déserte pas. Il n'est pas dit, du reste, que l'affrontement en rase campagne soit la meilleure option. En dépit de son affaiblissement, la cité peut résister un bon moment derrière ses remparts, mais nous ne sommes pas en mesure de tenir la campagne ni des cités moins bien fortifiées telles que Cojum... »

[Théobald Longuehune]

Le tableau dressé par le conseiller Manostien était pire que leurs prévisions les plus pessimistes. A peu de choses près en tous cas. bien entendu, il restait la possibilité que leur homologue exagère en espérant gagner plus facilement leur aide. Pourtant, le ton calme employé par Lothringen pour évoquer de telles catastrophes revêtait bien trop l'apparence de la réalité. Longuehune fut le premier à intervenir lorsqu'il perçut que leur interlocuteur marquait une pause :

- La situation que vous nous exposaient est bien plus grave que nous ne nous attendions. Cela m'amène à vous demander ce que vous attendez de nous. Luménis n'a pas la capacité à se battre à la place de votre armée sur les terres au nord de la péninsule. Si vous n'arrivez pas à défendre vos terres, que prévoyez-vous pour les populations qui ne peuvent se réfugier à temps à Manost ? Avez-vous la capacité de les évacuer en lieu sûr à temps ?

[Lothringen]

Lothringen réprima un mouvement d'agacement. Comme si on pouvait aller chercher un par un chacun des habitants des innombrables petits villages de l'intérieur, alors que l'armée mélandienne progressait presque aussi vite que les courriers... Les messagers étaient partis et auraient sans doute le temps de prévenir les villages jusqu'à cinquante lieux de la frontière. Le reste dépendait du bon sens des habitants.

« Les habitants et les dirigeants des petites localités de l'ouest du continent savent ce qu'ils ont à faire. S'ils suivent les instructions, ils brûleront les récoltes et chercheront à gagner la place forte la plus proche, ou à défaut, les forêts, les ports. La péninsule de Paymill a de bonnes chances d'être un refuge sûr, du moins au début. Les navires se tiennent prêts à évacuer ceux qui le voudront. Je sais que quelques réfugiés, saisis de panique, ont gagné Luménis avant même le début des hostilités. Je ne l'encourage pas. Non seulement le continent tout entier ne peut pas tenir sur votre île, mais ils seraient déracinés et inutiles, ici... »

En fait, pour ce qu'il connaissait de la mentalité manostienne, ce genre de réaction demeurerait marginale. La majorité des habitants était prête à prendre les armes, les fourches et les socs de charrue contre les mélandiens, pourvu d'avoir quelques murs de pierre autour d'eux pour rendre le combat moins inégal. Le nationalisme était fort sur le territoire manostien, et lui du moins survivrait à Helm... Paradoxalement, une présence immédiate des mélandiens sous les murs de Manost aurait peut-être résolu une bonne partie de ses problèmes, songea-t-il avec amertume.

« Cela va peut-être vous surprendre, mais la majorité de notre population préfère mourir chez elle, en défendant sa terre. »

Il baissa les yeux, cherchant à se remémorer l'autre question du conseiller. Et non des moindres...

« Vous m'avez demandé ce que nous attendions de vous. Je tâcherai d'être aussi direct que la question... Des prêtres non déchus. Des potions. Un trafic maritime avec le port de Manost afin de briser le siège si on en arrive là. Et, si vous en aviez le courage, une armée de terre pour se joindre à la nôtre, les prendre à revers depuis le golfe et les coincer entre le marteau et l'enclume. A défaut, nous devrons opter pour la guerre d'usure au pied de nos remparts. »

Les défenses de Manost étaient bonnes et tant que le port demeurerait accessible, la cité pouvait soutenir un siège prolongé. Il en allait de même de certaines des cités fortes qui parsemaient le territoire, telles Aghoralis, Paymill ou Graelon. Mais choisir cette option revenait à sacrifier les cités les plus faibles, et à livrer les campagnes au pillage. A long terme ? A long terme la victoire n'était pas assurée. Le long terme dépendait en partie du degré d'obstination d'un jeune dictateur en mal de légitimité, et en partie de la sagesse des différentes factions qui étaient en train de déchirer la ville - autrement dit, il n'en pouvait mais...

[Lathiriel]

Ainsi, Helm était bien mort. Le temple helmite de Luménis n'avait pas encore donné suite à la convocation qu'elle leur avait envoyée, visant à éclaircir cette histoire et à vérifier si les rumeurs qui couraient étaient exactes. Elles l'étaient, apparemment.
Elle hocha la tête à la mention des quelques réfugiés. Pour l'essentiel, ils avaient été accueillis à Belles-Vagues. Bien sûr, ils pouvaient en accueillir davantage... à condition de ne pas voir se reproduire ce qui s'était passé avec l'arrivée de Morphea. Mais à en croire Lothringen, il n'y aurait pas de gros afflux de réfugiés. Pour sa part, elle n'en était pas aussi certaine.

Restait la demande que leur présentait le conseiller.
- En ce qui concerne les potions, nous pouvons en fournir sans aucun problème. L'université de la magie en possède des stocks importants, et nous pouvons en fabriquer davantage : à vous de nous dire ce dont vous avez besoin prioritairement. Je pense que le temple de Lathandre pourra également vous fournir des potions de soins. Mais certaines de nos préparations reviennent fort cher à fabriquer, et j'imagine que votre trésorerie est au plus bas. Néanmoins, nous devrions pouvoir les financer sur nos fonds, jusqu'à un certain point.
Ses réflexes de commerçante n'étaient jamais bien loin.
- Il n'y a que dans le cas où nous entrions nous-mêmes en guerre contre Mélandis que nous pourrions alors réquisitionner toutes ces potions. ce qui nous amène aux autres points : les hommes. Albérich n'étant malheureusement plus membre du conseil, il nous faudra contacter son successeur pour savoir combien de prêtres seraient éventuellement disponibles. Quand à l'armée de terre - elle coula un regard à son voisin - le général Maelwedd est le mieux placé pour vous renseigner sur l'état de nos forces.

[Gareth Maelwedd]

Maelwedd avait suivi avec attention l'exposé du Manostien, mais faillit tomber de son siège lorsqu'il entendit Lathiriel promettre des potions par milliers sans consulter ses homologues, comme s'il s'agissait de ses propres mixtures gardées dans son placard et non pas les ressources collégiales de toute une cité. Est-ce que ces gens comprenaient seulement le sens du mot gouvernement ou bien toute la ville n'était-elle qu'une vaste soupe d'auto-détermination où chacun prenait ses petites décisions dans son coin ?
Il fulminait. A ce prix-là, il était bien tenté de considérer ses petits soldats comme sa propriété à lui, et tant pis pour l'avis des autres. C'était risible. Il avait l'impression de comprendre un peu mieux, chaque jour, comment Morféa avait pu prendre le pouvoir.
La ville était exsangue et on allait distribuer gratuitement ses ressources à droite à gauche. Formidable.
Il ne put donc s'empêcher de décocher un regard furibond à Lathiriel, mais reporta rapidement son attention sur le conseiller manostien.
" Permettez-moi d'éluder la question pour l'instant. Vous nous avez exposé une situation que vous avez mal maîtrisée, et de coups du sort qui vous ont affaiblis. Vous avez vanté le nationalisme de vos pairs, tout en parlant d'insurrection et de guerre civile en gestation. De factions. Qu'anticipez-vous en interne ? Les éventuels Luméniens qui poseraient le pied dans vos terres seraient-ils perçus comme des alliés par tous, ou par d'éventuels gêneurs mandatés par un pouvoir vacillant ? Pire, comme une troupe d'occupation ? Pensez-vous réellement pouvoir tenir un siège si votre cité s'embrase subitement ? Ou bien n'en sommes-nous pas réellement là ?"