[Rp : Aux quatre vents] Domaine Jermieux

[Lothringen]

Cette grosse bâtisse sans grâce d'une teinte ocre qui fait le coin entre la rue du chat qui pêche et celle de l'âne qui vielle est constamment soumise aux relents écœurants de l'atelier de tanneurs installé un peu plus bas sur la pente. Ses encorbellements, pans de bois et balcons complexes signalent pourtant une demeure cossue, et de fait, il s'agit là de la résidence d'hiver d'une des plus riches et des plus anciennes familles de marchands de la cité, les Jermieux. Ils ne sont pas de ceux qui parlent le plus fort à la guilde des marchands, mais leur opinion pèse plus lourd que celle de bien des nouveaux riches.

Le père s'est converti à Tyr à la suite de la naissance miraculeuse de son dernier fils. La mère, quant à elle, est morte en couches. Depuis, Ernest Jermieux est le fer de lance d'un culte qui n'a jamais vraiment réussi à se développer en ville, et qui n'en aura plus l'occasion.

Pour entrer, il faut frapper un heurtoir sur une énorme porte de chêne, s'annoncer, et se soumettre à l'examen de deux cerbères soupçonneux.

[Mornagest]

En provenance de

Mornagest avait pris le temps de se changer, pour reprendre ses effets personnels, bien plus discrets que les uniformes tormites. Seul en ville, il pouvait presque risquer d'être attaqué par quelque fanatique en mal de vengeance, ou un malade n'ayant pu recevoir les soins qu'il escomptait.

Le guerrier ne se faisait pas beaucoup d'illusions quant à ce qu'il pourrait apprendre des Jermieux, mais mieux valait s'assurer qu'ils n'étaient au courant de rien. Au moins, il pourrait en apprendre sur la victime elle-même... et ses potentiels ennemis, même si un simple prêtre n'avait a priori aucune raison de s'en faire. À moins, bien sûr, qu'il fût assassiné pour de tout autres desseins que cela, et que cela fît partie d'un plan plus large visant à déstabiliser durablement les cultes en place. Mais foin de toutes ces supputations stériles !

Il frappa à la porte et patienta, après s'être présenté comme envoyé par les autorités manostiennes. Un semi-mensonge, et les Jermieux ne pourraient lui refuser de le laisser entrer, au moins.

[Lothringen]

Le chef de famille le reçut dans son bureau particulier. C'était un quinquagénaire grisonnant mais svelte, « dans la force de l'âge », doté d'une relative prestance et couvert de draps de soie. Et il ne faisait même pas l'effort de dissimuler la méfiance que lui inspirait la visite de ce prétendu représentant des autorités manostiennes qui se présentait chez lui seul et en civil.

Après de brèves salutations, il entra rapidement dans le vif du sujet.

« Messire, votre visite me surprend un peu. J'ai déjà reçu les avertissements de la garde. Certes, je suis un fidèle de Tyr, mais je n'en sais pas plus que le quidam moyen sur les conflits divins ou cultuels, et cette obstination à vouloir voir en moi un espion ou un traître commence à me lasser... »

[Mornagest]

Voilà qui avait le mérite d'être direct. Tant mieux. Il n'avait pas envie de tourner autour du pot pour arriver péniblement au véritable motif de sa présence chez ces gens. Après tout, il ne savait même pas ce qu'il aurait pu lui dire s'il l'avait interrogé quant à sa fonction réelle...

Mornagest rassura immédiatement Ernest Jermieux :

"N'ayez crainte, ce n'est pas pour cela que je suis venu vous voir. À la vérité, je cherche à éluder le meurtre d'un prêtre de Tyr, dont on dit qu'il était de vos amis. J'imagine que vous avez eu vent de cet événement tragique..."

Il laissa sa phrase en suspens, tentant de voir si l'homme allait réagir et discourir seul. Quelquefois, interroger quelqu'un de manière trop dirigiste pouvait les inhiber, mieux valait tenter de laisser libre cours à ses sentiments.

[Lothringen]

Le patriarche s'assombrit.

"Vous voulez parler de Théogal, qu'on a retrouvé au petit matin égorgé à deux rues d'ici ? Oui, je suis au courant. Le bouche à oreille fonctionne encore très bien dans cette cité..."

Il marqua un temps.

"Théogal était le prêtre de la paroisse que nous fréquentions. Cela peut paraître étrange, je suppose, vu le public très populaire de la chapelle, mais les lieux de culte voués à Tyr sont fort rares dans cette ville. Il y avait plus ; c'était aussi un ami de la famille. C'est... c'était quelqu'un de... discret, sage pour son âge, très à l'écoute des autres. Il me tenait lieu de conseiller spirituel et mes enfants appréciaient sa compagnie, de sorte que nous l'invitions régulièrement chez nous... J'ai deux fils et une fille", crut-il bon de préciser. "Mon fils aîné est marié et ne vit pas ici, mais vous pourrez parler aux deux autres, si vous le souhaitez. Au fait, qu'attendez-vous de moi ? Je souhaite que le meurtrier paie pour son crime, cela va sans dire."

Pour autant que Mornagest était fin psychologue, il remarquait chez cet homme les signes d'une douleur sincère, mais il lui semblait aussi évident que son interlocuteur se défiait de lui. S'il avait prêté asile à un homme banni de la cité, il n'allait pas le lui dire comme ça.

[Mornagest]

Prenant un air empathique, le guerrier acquiesça poliment lorsque Jermieux lui expliquait ses relations avec le prêtre. Perdre un ami proche était une rude épreuve, c'était évident, même si lui-même ne pouvait pas prétendre avoir d'ami proche. Lothringen... c'était différent. Ne pas se perdre sur ce terrain, pas maintenant...

"En ces temps troublés, le meurtre d'un prêtre pourrait passer pour une malheureuse conséquence des tensions entre les cultes, mais accuser sans preuve les helmites ou les tormites n'amènerait qu'un peu plus de confusion, encore. Les autorités aimeraient démasquer les coupables discrètement, afin d'éviter de nouveaux incidents religieux. Mais, pour cela, et si vous pouvez nous y aider, nous aurions besoin de savoir si quelqu'un avait une raison quelconque de souhaiter la mort de Théogal."

Un prêtre sans histoire d'un coin calme de Manost ? Cela paraissait surréaliste. À moins qu'il ne cachât particulièrement bien un double jeu.

[Lothringen]

Jermieux parut plutôt rassuré par ces propos. Tant qu'on s'en tenait à élucider ce meurtre... il ne demandait pas mieux que d'aider.

" A part l'ensemble des helmites de cette cité, je suppose, depuis que court la rumeur selon laquelle Tyr serait responsable de la mort de leur dieu ? Ma foi, rien ne me vient à l'esprit de prime abord... Théogal avait plutôt bon caractère, et il entretenait de très bons rapports avec le prêtre helmite avec lequel il partageait sa chapelle.

Bien sûr, il y avait eu des tensions avec certains truands notoires du port auxquels il avait eu le tort de vouloir faire la morale... ou au sein de certaines familles où l'on jugeait qu'il s'était un peu trop immiscé dans les affaires des autres... il m'avait plusieurs fois parlé des menaces que les créanciers de son frère faisaient peser sur lui s'il ne payait pas ses dettes exorbitantes... mais de là à aller jusqu'au meurtre ? De plus, ces menaces avaient été formulées contre son frère, non contre lui."

Il soupira, désespérant de trouver une piste fondée sur autre chose que de vagues conjectures.

"Vous pourriez peut-être demander à ma fille si Théogal s'est confié à elle davantage. Mais allez-y avec tact : ils étaient amoureux, même si..." il sourit tristement " même si ma fille s'imagine que je suis trop vieux pour l'avoir vu."

[Mornagest]

Rien de très précis, il s'en était douté. À moins d'être tombé sur un meurtrier compulsif, Théogal n'avait apparemment aucune raison d'être assassiné de la sorte. Ou alors, les menaces dont parlait Jermieux étaient plus sérieuses qu'il ne le pensait - ou disait.

Restait la piste de la fille d'Ernest. Pourquoi pas ? Le prêtre lui aurait plus facilement fait part de ses inquiétudes qu'à son ami, avec un peu de chance. Mornagest devrait se montrer prudent, cependant. Les réactions suite à la mort d'un proche, surtout si brutale, pouvaient décontenancer.

"Si vous pensez qu'elle est en état de me parler, je serais ravi de pouvoir m'entretenir quelques instants avec elle", répondit-il avant de remercier Jermieux pour son accueil.

[Lothringen]

Jermieux convoqua un serviteur, auquel il demanda de conduire Mornagest aux appartements de sa fille. Lui-même prit alors congé de l'enquêteur, qu'il quittait de beaucoup moins méchante humeur qu'il ne l'avait abordé.

Deux couloirs plus loin, le guerrier était parvenu à destination. La fille d'Ernest Jermieux, Camélia, était assise sur un fauteuil, dans un coin sombre de sa chambre, et triturait entre ses mains un tissu qui devait être un mouchoir, si l'on en croyait la rougeur de ses yeux. C'était une jeune femme au physique assez quelconque, brune, un peu grasse, un peu engoncée dans sa robe. Quand le serviteur introduisit le visiteur, son regard parut glisser sur lui sans le voir. Elle ne se leva même pas pour le saluer.

"Messire, que me voulez-vous ? N'était la demande expresse de mon père, je ne vous recevrais pas : je préfère être seule, vous comprenez ?"

[Mornagest]

Mal à l'aise face au chagrin de la jeune fille, le guerrier essayait de rester calme et de jouer nerveusement avec ses doigts. Prenant un air sincèrement empathique, il souffla :

"Mademoiselle, je suis désolé de vous importuner en pareil instant... les autorités m'envoient enquêter sur le décès de Théogal, et messire votre père m'a obligeamment aidé. Mais si vous aviez le moindre indice qui pourrait nous permettre d'en savoir plus sur sa situation, cela nous laisserait plus de chances de retrouver le coupable."

Il sentait la transpiration se former à la surface de sa peau. Que faisait-il là, à s'immiscer dans la vie privée de cette jeune femme, à la regarder bêtement en lui posant des questions presque indiscrètes sur ce que le prêtre aurait pu lui révéler lors de leurs entrevues intimes... Il avait simplement honte de ce qu'il faisait, même en sachant que la mission qu'il poursuivait justifiaient en partie tout ceci.

Il n'aurait pas été très étonné qu'elle lui demandât sèchement de partir, et s'y préparait d'ailleurs.

[Lothringen]

Elle baissa les yeux, embarrassée.

"Et pourquoi pensez-vous que... ? Oh, je suppose que c'est mon père. ça n'a plus d'importance, maintenant. Je ne sais pas qui a pu faire cela. Je n'arrête pas d'y penser, mais... je ne vois pas pourquoi on aurait pu lui vouloir du mal à ce point. Il m'avait bien parlé des dettes de jeu de son frère, des menaces de ses créanciers... Mais tout cela était réglé, normalement : je... enfin il avait reçu la somme qu'il devait rembourser. Il m'avait même dit avoir rendu l'argent depuis deux jours. Il n'aurait plus dû avoir de problèmes de ce côté-là ! je regrette juste que cela nous ait valu une telle querelle avec mon frère. Et puis il y a eu le bannissement... cette brutale hostilité... Peut-être est-ce les prêtres, plutôt ? Oh, je m'embrouille, je suis désolée..."

Elle enfouit son visage dans son mouchoir, et quand elle le ressortit, Mornagest constata que le nettoyage était loin d'être parfait.

[Mornagest]

Une querelle avec son frère ? Peut-être une nouvelle piste... mais pourquoi ? C'est ce qu'il tenta de demander à la jeune fille, un peu moins mal à l'aise que tout à l'heure.

"Une dispute ? Excusez-moi de paraître si indiscret, mais avait-elle pour sujet ces créances ? Qui étaient ces gens, à qui le frère de Théogal devait de l'argent ?"

Un fils qui assassinerait le soupirant de sa sœur, voilà matière à roman. Mais il fallait un motif à cela, et surtout, de solides preuves, s'il s'avérait que c'était lui.

Le guerrier calma son imagination. Il n'avait aucun élément tangible pour l'instant. Il finirait bien par avoir des noms, de nouvelles personnes à interroger.

[Lothringen]

La jeune fille parut embarrassée d'en avoir déjà trop dit. En même temps, elle devait avoir conscience qu'il valait mieux que les réponses viennent d'elle que de nouvelles personnes interrogées, car, sur une inspiration profonde, elle reprit :

« Je n'ai jamais rencontré le frère de Théogal. Apparemment, il ne lui rendait visite que quand il avait besoin d'argent. Il était joueur, vous savez, mais de façon maladive, comme ces gens qui ne peuvent pas décrocher du lotus noir. Pour l'endroit où il jouait, je crois que Théogal a mentionné La discrète ; c'est un bouge sur le port.

Théogal prenait ça très à coeur. Il prenait très au sérieux les menaces que recevait son frère. Mais ce n'était pas son maigre traitement de prêtre tyrite qui allait lui permettre de rembourser... Alors, j'ai fini par avoir pitié de lui, et c'est moi qui lui ai fourni l'argent. J'ai envoyé ma suivante vendre les bijoux de ma mère chez un orfèvre. »

Elle rougit.

« Mon père n'est pas au courant. Mais... ces bijoux devaient faire partie de ma dot, alors je ne crois pas l'avoir vraiment lésé. Je n'ai pas dit non plus à Théogal d'où cela venait. J'ai juste parlé d'argent que j'aurais eu de côté... Il a accepté en promettant de me rendre dès qu'il pourrait. »

Ses yeux tombèrent sur ses mains, qui serraient le petit mouchoir avec fébrilité.

« Mon frère Alcine l'a appris, je ne sais comment. Il nous a fait une scène, il y a deux jours ! C'était juste après que Théogal avait rendu l'argent aux créanciers. Apparemment, Alcine s'imagine que tout ici lui appartient. Et bien entendu, Théogal était forcément intéressé : impossible que je lui plaise par moi-même. Il s'imaginait même que Théogal avait gardé l'argent.»

Elle hocha la tête, semblant chercher malgré tout des excuses à son frère.

« En même temps, il faut avouer qu'il y en avait là pour une belle somme... »

[Mornagest]

La vengeance ou la soif de l'argent auraient pu pousser le frère à assassiner Théogal. Mais Mornagest se demanda comment il pourrait prouver ce soupçon. Et des soupçons, il en avait plusieurs autres, mais si les créances du frère de Théogal avaient été recouvertes, il pouvait plus raisonnablement penser que ces gens n'avaient plus de raisons de lui en vouloir, à lui ou au prêtre. Évidemment, si c'étaient de simples crapules qui avaient décidé de se débarrasser de lui après avoir récupéré l'argent... mais pourquoi le frère du joueur ?

La piste d'Alcine paraissait plus plausible : une partie de l'argent qu'il escomptait lui filait sous le nez, et il aurait assouvi ses pulsions vengeresses sur le prétendu responsable de cette perte...

Ne sachant trop comment faire part de cette idée à Camélia, le guerrier préféra s'abstenir, mais resta sur le même sujet.

"A-t-il menacé Théogal ?"

Il lui parlerait ensuite, s'il était présent. Ensuite, restait à se rendre à ce tripot au port...

[Lothringen]

« Il a tellement tempêté que je ne me souviens plus très bien du détail... On peut dire tellement de choses, sous le coup de la colère... Il a menacé d'en parler à Père, c'est ce qui m'a le plus inquiétée sur le moment. Heureusement qu'il n'en a rien fait... Il a aussi réclamé que Théogal nous rende l'argent, et comme ce dernier disait qu'il ne l'avait plus, il a dû dire quelque chose comme : « c'est scandaleux, ça ne se passera pas comme ça, vous nous le paierez d'une façon ou d'une autre. » Enfin, il n'en a plus reparlé ensuite... »

Elle dévisagea son interlocuteur d'un air soudain inquiet.


« Vous croyez que mon frère ?... Oh non, non, de toute façon ce soir-là il est resté veiller dans le salon bien après le départ de Théogal, il n'aurait pas pu le suivre. Oups... »

Elle porta la main à ses lèvres, comme si cela allait rattraper sa confidence.

[Mornagest]

Le guerrier réprima un sourire. Une petite gaffe, mais la jeune fille n'était pas censée savoir qu'il était déjà au courant, et jouait un... triple jeu ? Cela faisait beaucoup, en somme ; il devait se méfier, et n'endosser des rôles de ce genre que lorsque la situation l'exigeait, comme maintenant. Sans quoi, il serait amené à commettre le même type de bévue.

"Ainsi donc, Théogal était présent ce soir-là ? Malgré le fait que votre frère se soit violemment disputé avec lui ?"

Il avait pris un ton doux, mais un peu plus ferme et assuré qu'au début de l'entretien. Il poursuivit, espérant marquer le point :

"Et si vous me racontiez tout cela par le menu ? Ce serait sans doute plus simple, non ?"

[Lothringen]

Elle demeura silencieuse un petit moment, avec l'air de se demander si elle n'était pas en train de mettre sa famille dans un pétrin plus grand encore. Puis elle se résigna. Qu'importait, après tout ? Plus rien n'avait d'importance...

"Euh, oui... Hé bien... Comme vous le savez, le matin des arrestations, Théogal n'était pas chez lui. Il était resté assister à la veillée funèbre d'une de ses fidèles. Quant il en est sorti, il a appris, sans doute par la rumeur, ce qu'il se passait, et il n'est pas rentré à la chapelle. Il m'a dit s'être mis tout de suite en civil et avoir passé la journée à se cacher dans la foule des lieux les plus fréquentés. Et puis, à la nuit tombée, il est venu ici. Il voulait me voir pour que je sache ce qu'il devenait et ne me fasse pas de soucis... Père était là aussi, et, euh, il lui a proposé de l'héberger. Alcine n'était pas ravi de le voir mais devant Père il n'a rien osé dire. Théogal a accepté l'hospitalité : il ne voulait pas quitter Manost avant d'avoir compris pourquoi le gouvernement avait pris une telle décision, alors qu'il n'y avait apparemment pas de conflit avec les tyrites. Puis il a annoncé qu'il devait ressortir pour essayer de récupérer quelques affaires. Je crois qu'il voulait voir si le temple de Tyr était surveillé ou seulement fermé. Et puis après, c'est là que... Oh ! Je l'ai attendu toute la nuit."

Elle éclata à nouveau en sanglots.

[Mornagest]

En civil... s'il avait tenté de rejoindre la chapelle de Tyr ainsi habillé, qui aurait pu voir en lui un prêtre ? À moins qu'il ne fût surpris au sein même dudit temple, évidemment. Ou que l'assassin le connût. Alcine... c'était trop évident, et pourtant, il partait avec un net désavantage dans cette affaire : il avait l'occasion et le mobile pour faire disparaître Théogal.

Il laissa le nouveau flot de pleurs se tarir quelque peu avant de poursuivre :

"Vous savez si c'est à ce moment que le drame s'est produit ? Ou est-ce plus tard encore ? Est-ce que votre frère a quitté la maison durant la soirée ? Ou s'est entretenu avec quelqu'un d'extérieur ?"

Évidemment, le meurtrier avait peut-être simplement été payé par le frère. Sa présence à la demeure familiale ne prouvait rien.

[Lothringen]

Camélia oublia un moment de pleurnicher, dans son effort pour trouver les réponses à ces questions.

"Je crois que l'enquête n'a pas vraiment réussi à déterminer l'heure où ça s'est passé. Ils ont juste dit "pendant la nuit". La ruelle où il était se trouve sur le trajet entre ici et la chapelle, je ne sais pas s'il y allait ou en revenait quand on l'a attaqué. Quant à mon frère... *snif*, vous le soupçonnez vraiment ? Non, il n'a rien fait durant la veillée et il n'a pas bougé du salon pendant une ou deux heures après le départ de Théogal, mais je ne le surveille pas en permanence."

Manifestement, il avait tiré tout ce qu'il avait pu de la jeune fille. Elle lui avait donné beaucoup de précisions sur l'emploi du temps de Théogal, mais ne lui avait fourni qu'une ou deux pistes, à laquelle elle ne croyait pas elle-même d'ailleurs. Restait cette histoire d'argent. En lisant les lettres de Théogal, Mornagest avait acquis la preuve de l'existence de ce frère dépensier. L'argent avait-il bien fini où il le devait ? Il pouvait choisir d'interroger Alcine, ou bien se rendre à ce tripot du port, la Discrète, où Théogal était censé avoir rencontré les créanciers.

[Mornagest]

Il opina du chef, avant de prendre congé de Camélia.

"Je vais parler à votre frère. Permettez-moi de vous remercier pour votre aide, malgré ces moments difficiles. Je pense sincèrement pouvoir découvrir la vérité dans toute cette affaire... et je vous en ferai part dès lors qu'elle sera établie."

Il revint voir le patriarche, afin d'obtenir, cette fois, un entretien avec son fils. Autant battre le fer tant qu'il était encore chaud...

Mornagest ne savait trop que penser de la situation. Il doutait pouvoir tirer des informations importantes auprès d'Alcine, mais s'il s'y prenait bien, il pourrait toujours en savoir plus quant au frère de Théogal. L'argent était très probablement la clef de l'énigme. Le fait que la victime fût un prêtre n'était qu'un hasard qui brouillait les pistes... peut-être.

[Lothringen]

Décidément consciencieux, le guerrier avait résolu d'interroger le frère de Camélia, à défaut d'avoir accès pour l'instant au frère de Théogal. Ernest Jermieux, quant à lui, ne fit aucune difficulté pour accorder l'accès à son fils, et comme la volonté du patriarche avait plus ou moins force de loi pour ceux des siens qui vivaient sous son toit, il n'était même pas question qu'Alcine ait l'occasion de refuser.

Mornagest se vit donc conduire dans les appartements du fils cadet, que lui et le serviteur surprirent en pleine séance d'écriture de courrier. Alcine était un jeune homme brun, de belle taille, svelte, élégant. Il se leva promptement pour recevoir son hôte inattendu. Il avait des manières amples, la mine avenante : un homme du monde. Mais les explications du serviteur - "votre père vous demande instamment de faire bon accueil à cet émissaire du gouvernement qui enquête sur la mort du prêtre Théogal" - eurent tôt fait de lui faire changer de comportement. Son visage se ferma, pour prendre un air sérieux, et notablement ennuyé.

"Ah, je vois. Bienvenue à vous, messire. Néanmoins je me demande en quoi je pourrais vous aider plus que mon père ?"

[Mornagest]

En tant que suspect, Alcine devenait plus difficile à approcher que sa sœur, dans l'esprit de Mornagest. Il fallait rester prudent sur les termes employés, ne pas le brusquer, mais lui laisser cependant entrevoir le fait qu'il était au courant de certaines choses. Toutefois, commencer l'entretien par quelques paroles rassurantes ne mangeait pas de pain.

"Je suis bien conscient que cela puisse paraître redondant, mais je ne peux négliger aucune information sur cette affaire. Vous comprenez qu'il s'agit d'un meurtre, et que toute la lumière doit être faite pour en retrouver le coupable."

Marquant un temps d'arrêt, il se décida pour la marche à suivre. La clef de l'énigme se trouvait peut-être devant lui...

"Votre sœur m'a dit que vous connaissiez Théogal. Mais j'ignore si vous le connaissiez bien, ou uniquement parce qu'il était l'ami de votre père ?"

Il chercherait à connaître la nature de leurs rapports par la suite. Autant commencer doucement...

[Lothringen]

Alcine réprima un mouvement d'agacement.

"Cela ne fait pas grande différence, car Théogal était fréquemment invité à prendre ses repas ici. Au début, je dois avouer que ses manières humbles et sa piété me donnèrent une bonne impression de lui. De plus, nous avions à peu près le même âge... Mais ces derniers temps, ses immixtions répétées dans la vie de la famille ont commencé à m'exaspérer. Il venait trop souvent, tournait trop ouvertement autour de ma soeur... Enfin bref. JE n'étais pas son confident, si c'est votre question."

[Mornagest]

Effectivement, Alcine ne semblait guère apprécier le prêtre défunt. Protecteur vis-à-vis de sa sœur ? Cela arrivait, et se comprenait quelquefois, mais Camélia ne paraissait guère si fragile que pour avoir besoin de cela. Évidemment, il agissait peut-être ainsi, croyant bien faire...

Il se reconcentra sur son entretien, au lieu de se perdre dans des pensées futiles et qui ne menaient à rien.

"J'ai cru comprendre que vous parliez cependant de temps à autre... de manière plus ou moins virile."

Jolie litote, dont il ne doutait pas qu'elle serait comprise par Alcine. Bah, il aurait bien fallu, à un moment ou à un autre, lui poser la question. Et la réaction serait intéressante, s'il était réellement aussi sanguin que sa sœur le décrivait.

[Lothringen]

Alcine lui décocha un regard peu amène.

"Ah, je vois que vous avez parlé à Camélia. Que ne le disiez-vous plus tôt... Ma foi, oui, je n'ai guère apprécié d'apprendre qu'il lui avait soutiré l'essentiel de sa dot en sous-main et à l'insu de notre père, et je le lui ai fait savoir. Ne vous laissez pas abuser par le fait qu'il s'agissait de simples bijoux ; dans notre milieu, c'est une façon comme une autre de conserver de l'argent chez soi sous un faible volume ; il y en avait là pour une fortune.

Et bien entendu, Camélia lui a tout donné, sans prendre la moindre précaution, sans faire signer la moindre reconnaissance de dette et même en refusant de le demander ! Et elle s'imaginait qu'il allait la rembourser et l'épouser après ça ! Et s'il ne le faisait pas, hein ?! S'il se contentait de profiter d'elle et de la protection de Père ? Elle resterait probablement vieille fille. Et même s'il l'épousait, sans cet argent, ils feraient un bien pauvre ménage avec son traitement de petit clerc ! Sur le moment je n'ai réagi que par des mots à la hauteur de ma surprise et de ma colère. J'avoue que je ne savais trop ce qu'il convenait de faire, car l'homme prétendait ne plus avoir l'argent et mon père ne m'aurait sans doute pas écouté..."

[Mornagest]

Hum. Le prêtre aurait fait la cour à Camélia uniquement pour récupérer sa dot ? Peut-être était-ce ce qu'Alcine pensait réellement. Après tout, lorsqu'on était pétri de certitudes, il était parfois difficile de réfléchir aux éléments qui démontraient pourtant le contraire...

Une parole du frère retint pourtant l'attention de Mornagest en particulier.

"Sur le moment... et ensuite ? Vous n'avez sans doute pas dû vous ranger simplement à l'attitude de votre sœur, en acceptant le fait accompli, n'est-ce pas ?"

Il avait du mal à imaginer le bouillant Alcine se retrancher placidement par la suite, oublieux de cette affaire qui semblait lui tenir à cœur.

[Lothringen]

Alcine parut un peu embarrassé par cette question, mais il se ressaisit bientôt.

"Non, je ne voulais pas m'en tenir là, mais j'hésitais... En parler à Père ? Retrouver l'argent ? Finalement j'ai voulu d'abord enquêter sur ce qu'était devenue cette somme énorme qu'il prétendait être destinée à rembourser les dettes de sa famille. J'allais recruter un mercenaire pour cela." Il haussa les épaules. "J'imagine qu'on n'a rien trouvé sur le corps, et donc que c'est toujours d'actualité, du reste..."

[Mornagest]

Mornagest réfléchit quelques secondes alors que le frère terminait son explication. Convaincante ou non, il ne pouvait être certain de l'innocence ou de la culpabilité d'Alcine, même s'il faisait un suspect idéal... C'est ce qu'il choisit de lui dire alors.

"Je suppose que vous vous rendez compte que votre situation est inconfortable ? Vous ne vous entendiez guère avec Théogal, une bonne partie de l'argent qui vous reviendrait de droit risquait de s'envoler, et votre sœur allait quitter la demeure familiale... Et maintenant, vous me parlez de votre intention d'engager quelqu'un pour enquêter sur le prêtre. Pourquoi ne pas être plus radical, et faire en sorte que tous ces soucis soient réglés d'un seul coup ?"

Il était à peu près sûr de produire son petit effet sur Alcine, au vu de son tempérament plutôt sanguin. La réaction serait intéressante...

Il ne comprit cependant pas ce qu'il se passa, lorsque, l'espace d'un instant bref, mais bien trop long à son goût, les traits du fils Jermieux se muèrent en ceux d'une espèce de carnassier blanc comme un linge, avec des yeux rouges et un sourire mauvais aux lèvres.

Il faillit hoqueter et crier, mais l'illusion se dissipa alors. Comment avait-il réagi ? Avait-il trahi sa surprise, son effroi ? Ou Alcine n'avait-il rien remarqué quant à cette hallucination des plus désagréables ?

Mornagest se demanda s'il avait déjà rencontré ce... cette créature. Quelque mort-vivant, en tous les cas. Lothringen en saurait peut-être plus...

[Lothringen]

Le fils Jermieux parut un instant devoir céder à un mouvement de colère où il n'aurait pas manqué de trahir une partie de ses pensées profondes, mais le soudain changement d'expression de Mornagest, sans tout à fait lui faire oublier les propos précédents, le coupa dans son élan. Il fronça les sourcils, surpris de cette réaction, mais son esprit échauffé, loin de s'y attarder, écarta l'information presque aussitôt. S'étant à moitié ressaisi, il reprit d'une voix contenue.

« Oui, pourquoi ? Il faut croire que les événements ont été plus rapides que mes décisions... Je ne suis pas certain d'aimer vos soupçons, messire, d'autant que si je fais un suspect idéal, je ne vois pas non plus de preuves pour étayer cette accusation. Je n'ai pas suivi Théogal ce soir-là, n'importe quel membre de cette maison pourra le confirmer. »

Alcine faisait décidément un suspect peu coopératif ; il ne lui fournirait pas de lui-même l'aveu qui lui faciliterait la tâche. Pire : se redressant brusquement, il écourta l'entretien.

« Si vous ne me croyez pas, je n'ai pas grand chose de plus à vous dire.. »

[Mornagest]

À peine remis de sa surprise, le guerrier enrageait d'avoir ainsi gâché l'entretien. Alcine se méfierait maintenant de lui, et il ne pourrait plus espérer lui faire commettre de faux-pas. Du concret... uniquement du concret. Il estima avoir passé suffisamment de temps avec la famille Jermieux, et jugea qu'il serait peut-être instructif d'aller traîner plus près du port. Toutes sortes d'activités plus ou moins illégales devaient attirer les gens prêts à remplir un contrat pour quelques pièces d'or.

Prenant un peu sèchement congé d'Alcine Jermieux, Mornagest prit cependant le temps d'aller saluer son père avant de quitter la demeure familiale. Le patriarche lui avait laissé une impression bien plus sympathique que son fils, et il n'aurait pas voulu se monter discourtois.

Une fois au-dehors, il se rendit sur le port, à la recherche du boui-boui indiqué par Camélia. Autant commencer par là...

Suite