Quête : Le Poing Levé - Mornagest, Chandara et Althéa

[Chandara]

Le cheval de Chandara piaffait d'impatience alors que le défilé des troupes se poursuivaient continuellement. La paladine se sentait un peu bête de rester ainsi à ne rien faire du fait d'être partie beaucoup trop tôt de peur de rater le départ.

La jeune femme s'était mainte fois demandée s'il fallait vraiment respecter les consignes ou s'il ne valait pas mieux remonter la colonne et se placer où elle le souhaitait. Bien avant l'heure du déjeuner, elle avait tellement mal au dos à force de rester immobile qu'elle se serait damnée pour se lancer dans un galop. Mais c'était impossible en raison de l'afflux toujours plus considérable de troupes à pied ou à cheval. Enfin, elle aperçut les étendards signalant les troupes qu'elle devait rallier et se serait allée à pleurer de bonheur si tout le monde ne lui donnait pas l'impression de la regarder.

[Mornagest]

Obéissant tranquillement à l'ordre donné par le gradé, Mornagest resta auprès des tormites, bien qu'il n'eût aucune affinité particulière avec eux. Il reconnaissait deux ou trois visages, mais sans même pouvoir leur donner un nom. Il n'avait pas passé suffisamment de temps là-bas pour s'être fait des amis. Tout comme à Manost, qu'il considérait encore comme une étrangère, ce qui était certainement réciproque. Combien de personnes connaissait-il ici ? Trois ? Quatre ? À supposer qu'elles étaient dans la troupe, pouvait-il sérieusement envisager de les retrouver ? Il se sentit brusquement seul, malgré la foule qui l'entourait. Un anonyme parmi tant d'autres, chair à magie destiné à mourir pour empêcher l'avancement des troupes qu'il aurait autrefois commandées. Le destin était quelquefois si ironique... que n'avait-il pas fui toute cette folie, dès l'amorce de nouveaux problèmes graves dévoilée...

Du coin de l'œil, il finit par voir une paladine juchée sur son cheval, isolée par rapport aux autres troupes montées. Elle semblait attendre quelque chose, mais elle ne scrutait pas attentivement la foule pour y repérer une quelconque connaissance ; elle jetait plutôt un regard distrait pour tromper son ennui.

Davantage par curiosité qu'autre chose, Mornagest décida d'aller l'interpeller. Peut-être dirigerait-elle les tormites ? Il n'avait pas encore reçu la moindre consigne de leur part, et comme il ne pouvait décemment pas se permettre de se perdre dans la foule, il s'était borné à rester avec ses collègues.

Haussant la voix pour se faire entendre, le guerrier héla la paladine.

"Ohé ! Vous faites partie des tormites ?"

[Chandara]

La paladine n'avait pas vu le guerrier s'approcher d'elle malgré son absence de discrétion. Cela promettait si elle n'était pas capable de se concentrer davantage en situation de combat ! Chandara ne put dissimuler un sursaut lorsqu'il l'interpella mais elle se reprit en lui répondant d'un ton assuré :

- Non, vous faites erreur. Je n'ai pas renié ma foi en Helm. Vous êtes vous égaré ? C'est bien compréhensible avec toute cette agitation. Je m'appelle Chandara. peut être accepterez-vous mon aide pour vous aider à trouver mes consœurs ?

[Mornagest]

Égaré n'était pas vraiment le mot. Il savait où il était, mais quant à savoir pourquoi... la réponse aurait pu être très philosophique, mais le guerrier se contenta d'un simple : "Je n'ai pas vraiment d'affectation précise, à vrai dire." Ah, et les autres helmites ? En fait, il ignorait qu'il y avait encore des paladins suffisamment hardis pour quitter Manost et affronter les mélandiens, plutôt que de rester en ville et tenter de sauver ce qui pouvait l'être. Il se garda d'émettre la moindre remarque à ce sujet à la jeune femme, craignant de froisser sa susceptibilité.

"J'ignore où sont les autres helmites. Ils sont également à cheval ? Dans ce cas, je n'en ai vu aucun. Sinon... avec cette cohue, difficile de s'y retrouver, c'est certain." Se rendant compte que sa réponse n'était pas très claire, il précisa : "Je suis censé suivre les tormites, en fait, mais... je ne suis pas lié à un ordre, en réalité. Je suis plutôt... un mercenaire." Le mot sonnait étrangement dans sa propre bouche. Ce n'était pas la première fois qu'il se faisait passer comme tel, mais... son passé le rattrapait, métaphysiquement du moins, et il savait qu'il n'avait plus, depuis très longtemps, joué ce rôle. Il était guerrier. Il se battait parce qu'il était fait pour ça. Pourquoi ne pas le dire franchement ?

[Chandara]

La paladine remua sur sa selle en signe de malaise et se retourna vers les troupes en marche plutôt que de croiser le regard du guerrier. Sa voix contenait un certain ressentiment :

- Il n'est pas impossible qu'ils ne soient qu'une poignée à nous accompagner. Nous ne sommes plus très nombreux à ne pas avoir désavoué notre foi. Cela dit, vous me semblez quelqu'un d'honorable. Que diriez-vous que nous fassions route ensemble ? Il vous sera toujours possible de retrouver les tormites à la prochaine halte. Et moi de même : je crois que je vais devenir folle si je reste un instant de plus immobile au bord du chemin.

[Mornagest]

Peu d'helmites encore convaincus... guère étonnant. La mort d'un dieu est une chose difficilement niable. Quelque part, il admirait la foi de cette femme. Il n'était pas du tout certain d'agir de la sorte si sa divinité tutélaire venait à disparaître. Divinité qu'il n'avait d'ailleurs plus... sa résurrection avait changé tant de choses, à commencer par lui-même, évidemment.

"Si cela vous dit, je suis d'accord. Je n'ai pas eu le temps de prendre mes repères, ici, et je ne connais personne. Enfin, personne qui prenne part à la guerre, pour ce que j'en sais."

Et il n'était pas mécontent de pouvoir changer un peu d'air. Il regarda autour de la paladine. Elle ne disposait pas de beaucoup de place pour faire évoluer sa monture au sein de la foule. Peut-être qu'en poussant un tout petit peu, elle pourra convaincre les distraits de la laisser passer...

[Chandara]

La paladine remarqua à son tour qu'il ne serait pas simple de progresser dans la foule de piétons. Si elle ne voulait bousculer personne, elle allait devoir marcher. Cela n'avait pas d'importance et c'était même un soulagement que de quitter un moment sa selle. De toute manière, il était inconcevable de progresser plus vite qu'au pas sans faire de victimes. Chandara démonta donc avec grâce et aisance avant d'adresser un sourire d'encouragement au guerrier :

- Allons-y ! En chemin, vous me raconterez si vous êtes depuis longtemps en ville. Si la question n'est pas indiscrète, évidemment.

[Mornagest]

Accompagnant la paladine tout en évitant d'être bousculé au passage - il regrettait présentement son ancienne stature bien plus charpentée que l'actuelle - Mornagest profita de la cohue et du bruit ambiant pour réfléchir à la réponse qu'il allait donner à la jeune femme. Non qu'il voulût lui mentir, mais il avait toujours besoin, peut-être même encore davantage aujourd'hui, que son identité réelle fût inconnue de tout le monde. Finalement, alors que la troupe semblait vouloir faire un brin moins de vacarme que le reste du temps, il parvint à lui répondre sans devoir s'égosiller.

"J'ai eu l'occasion de venir ici il y a quelques mois, mais je ne séjourne à Manost que depuis une dizaine seulement. Je suis arrivé à un moment... particulier."

Il revoyait encore l'effet de l'annonce clamée par Lothringen concernant la mort de Helm et les conséquences que cela aurait, et la guerre naissante avec Melandis qui s'ajoutait à tout cela ne pouvait qu'affecter quiconque de normalement constitué, genre dont il faisait partie.

Craignant une question plus indiscrète de la part de la paladine, il choisit de la devancer en précisant :

"Mon père est marchand à Aghoralis, et je comptais éviter les mouvements des armées en venant ici, mais avec la mobilisation, je n'ai pas eu le choix. Finalement, cela me convient... j'ai l'habitude de combattre, d'où mon engagement... disons relatif avec les tormites. Mais je ne partage pas leur foi..."

Et voilà, il en disait déjà trop. A force de vouloir cacher des choses... il embraya rapidement sur une question pour essayer d'éviter de s'enfoncer encore davantage.

"J'imagine que vous êtes là depuis plus longtemps ? Comment avez-vous vécu la nouvelle ?" Il considérait cela inutile de préciser de laquelle il voulait parler. Et puis, les deux événements avaient des conséquences aussi graves l'un que l'autre, après tout.

[Chandara]

Chandara écoutait avec attention et réel intérêt les informations que le guerrier livrait sur lui-même. Elle savait faire preuve de circonspection aussi n'insista-t-elle pas pour poser les questions qu'il avait soulevées par ses non-dits. Il ne servait à rien de brusquer les choses sinon risquer de s'aliéner une des seules personnes avec lesquelles elle aurait l'occasion de discuter dans cette foule. Aussi profita-t-elle de la question posée pour changer de sujet. Son ton se fit songeur alors qu'elle se plongeait dans le douloureux souvenirs :

- Je ne suis pas en ville depuis plus longtemps. Moins même : j'ai été envoyé en mission hors de la cité sitôt que j'ai été admise au sein de l'ordre du Cœur radieux. C'est à cette occasion que j'ai appris. Dans un premier temps, je mettais la perte de mes capacités à une déchéance personnelle ou une sorte d'épreuve que m'imposait Helm. Je n'ai appris la vérité qu'ensuite. Ça a été un choc, vous imaginez bien... Même ma mission s'est avérée un échec en définitive et j'ai été exclue de l'ordre pour avoir refusé de jurer fidélité à un autre dieu.

La paladine marqua une pause pour se redonner une contenance avant de reprendre d'un ton affecté :

- J'imagine qu'après la guerre je retournerai dans ma famille, à Cojum. Si toutefois cela s'avère encore possible.

Il était inutile d'évoquer la possibilité bien présente de ne pas revenir du champ de bataille ou de celle, pas moins réjouissante, que la guerre ne détruise la cité vulnérable. La jeune femme tint cependant à relancer la conversation pour ne pas plomber l'atmosphère :

- Mais je ne voudrais pas vous accabler de mes soucis. Je ne crois pas avoir saisi votre nom tout à l'heure avec tout ce brouhaha...

[Mornagest]

Le visage du guerrier s'assombrit quelque peu lorsque Chandara lui expliqua ses déboires. Le fanatisme religieux n'amenait rien de bon, semblait-il, sinon des décisions stupides au nom d'il ne savait quelle cause non moins idiote. Se passer de bons éléments parce qu'ils croyaient en leurs idéaux, c'était un luxe que personne ne devrait se permettre, surtout en des temps si troublés.

"Oh. Je ne pense pas vous l'avoir mentionné. Mes excuses, j'ai manqué à la plus élémentaire politesse. Je me nomme Hugues Montfort. Je gage que vous pourrez rejoindre votre famille. La guerre ne sera sans doute pas rapide, d'après ce que j'ai pu en entendre... à moins que les deux parties se terrent dans un conflit à l'usure, mais si j'ai bien compris, ce n'est pas le genre du nouvel empereur."

Hum. Pourquoi parlait-il tant ? Évidemment, il en savait long sur Melandis, l'état de son armée et la mentalité de ses généraux. Mais comment pourrait-il faire connaître ces renseignements sans éveiller les soupçons ? Être emprisonné et jugé pour trahison par les manostiens relèverait de la farce morbide qu'il n'aurait voulu imposer pour rien au monde à Lothringen. Et s'il était exécuté... il préféra réorienter la conversation, une fois encore.

"Vous n'êtes pas la seule à avoir conservé la foi en Helm, m'avez-vous dit ? Vos semblables ont-ils subi le même triste sort ?"

[Chandara]

La jeune femme préféra rester évasive quant à la question soulevée par Hugues Montfort. Elle n'était pas assez intégrée à la communauté religieuse de Manost pour y répondre avec précision et honnêteté de toute manière :

- Je ne connaissais pas beaucoup de monde en ville ou au sein de l'ordre avant les événements funestes. J'ai préféré rejoindre le temple de Helm où se sont rassemblés les derniers fidèles. J'ignore combien il en reste qui ont préféré recouvrer leur pouvoirs d'antan. Je ne peux les blâmer cela dit : avec la guerre, nous avons besoin de toutes les forces disponibles. Mais je n'ai pas pu m'y résoudre moi-même. Mais vous avez parlé du nouveau chef de notre ennemi. Jusqu'ici il me semblait qu'ils ne parvenaient pas à s'unir derrière une même bannière. Pensez-vous que c'est de son fait que la situation se soit tant aggravée ?

[Mornagest]

La question était plus complexe qu'il n'y paraissait, et il disposait de quelques éléments d'informations, malheureusement sans doute un peu datés pour certains. Mais d'après ce qu'il avait compris du nouvel empereur, il égalait sa mère au jeu du rassemblement général... il semblait disposer d'une impressionnante aisance pour mener ses troupes. Cependant, Mornagest dut choisir ses mots lorsqu'il répondit.

"Apparemment, l'empereur est doté d'une grande autorité. Les cités mélandiennes étaient devenues plus indépendantes avec le temps, mais cette époque est révolue, et les divers suzerains auront probablement accepté avec empressement de fournir des troupes à l'armée principale pour gagner les bonnes grâces de l'empereur... quant à savoir comment il a réussi ce tour de force, ça..."

Après tout, en tant que fils de marchand d'Aghoralis, on pouvait légitimement savoir ce genre de choses élémentaires, non ?

[Chandara]

La paladine n'était pas méfiante par nature et avait même tendance à foncer tête baissée aussi les secrets du guerrier étaient-ils bien protégés tant qu'il ne prenait pas plus de risques dans ses propos. La jeune femme relança à nouveau la conversation alors qu'ils se frayaient un chemin dans la foule avec une lenteur effarante :

- Cette foule est vraiment impressionnante et ça fait chaud au cœur. Mais on avance à une allure d'escargot. Vous croyez que ça ira mieux quand tout le monde aura quitté la cité ? Je n'ai pas l'habitude de tels rassemblements. Vous, vous m'avez l'air d'en avoir vécu, je me trompe ?

[Mornagest]

Il acquiesça en hocha la tête.

"J'ai eu mon lot de combats, même si d'ordinaire, c'est davantage en duel. Mais j'ai eu l'occasion de participer à d'autres conflits, même s'ils n'étaient évidemment pas aussi vastes... j'ai reçu une formation guerrière à Aghoralis. La cité est fort bien défendue, et l'armée y est bien présente."

La paladine donnait l'impression d'être inexpérimentée de par ses remarques, tandis que son allure indiquait le contraire. Cherchait-elle à cacher quelque chose, elle aussi ? Mornagest ne lui en tint évidemment pas rigueur, lui qui avait tant à garder au secret. Les guerriers, miliciens et autres volontaires imbéciles qui pouvaient participer à un conflit généralisé avaient souvent des choses à cacher, plus ou moins personnelles. D'aucuns s'engageaient pour fuir leur foyer, un amant jaloux ou des dettes trop encombrantes pour être décemment payables, qu'elles fussent monétaires ou autres, d'ailleurs. Chandara ne faisait sans doute partie d'aucune de ces catégories, mais elle voulait peut-être simplement prouver à elle-même qu'elle était capable d'affronter l'ennemi sans faillir. A moins que ce ne fût son ordre qui le lui exigeait...

"Mais je ne pense pas qu'on avance plus vite ensuite. Sauf si les mélandiens nous assaillent. Pour ce que j'en sais, une telle troupe met énormément de temps à manœuvrer... les ordres doivent être transmis à tout le monde, les soldats de fortune n'ont guère l'habitude de marcher au pas avec trente livres d'équipement sur le dos, et le chaos est souvent le pire ennemi durant une campagne. C'est... ce que je crains le plus, à vrai dire. De ce que j'en sais, l'armée mélandienne est très organisée. C'est un atout indéniable."

De telles paroles n'étaient guère réconfortantes, mais elles étaient vraies, hélas. Rien n'était joué, cependant, et Manost était vigoureuse, et son armée pleine d'entrain, à défaut d'être organisée dans les règles de l'art. C'est ce qu'il expliqua à Chandara, pour finir sur une note optimiste.

[Chandara]

La paladine ne demandait qu'à croire les notes d'optimisme dans le discours globalement démoralisant du guerrier. Elle ne lui en tenait d'ailleurs pas rigueur : son honnêteté était louable. Et les difficultés à surmonter ne l'avaient pas arrêtée. Elle aussi chercha à rebondir sur le discours positif de Hugues :

- Cela signifie que nous aurons l'occasion de discuter souvent. Si toutefois ma conversation ne vous assomme pas, évidemment. Je crois qu'il est important que tous puissent faire connaissance. La solidarité qui en naîtra sera un atout comme la discipline supposée de ces mélandiens. Et en plus nous n'arriverons pas fatigués et en ayant hâte d'en découdre. Espérons seulement que vous dites vrai concernant votre cité et qu'elle tiendra jusque là.

[Mornagest]

"Espérons...", conclut-il dans un soupir mi-rêveur, mi-résigné. Cette perspective ne lui paraissait pas vraiment plausible. Certes, l'armée manostienne pouvait peut-être arriver rapidement sur les lieux, et Aghoralis pourrait contenir les assauts pendant un certain temps, mais... la machine de guerre mélandienne était bien rôdée. Partir sur des hypothèses trop optimistes pouvait constituer une erreur stratégique impardonnable. Il savait que Lothringen connaissait ce genre de considérations, et il ne doutait pas que les généraux manostiens disposaient d'une solide expérience, mais... le doute était toujours latent, malgré tout...

"Vous ne m'assommez pas", fit-il, sincère. "De plus, j'ai rarement l'occasion de parler avec mes compagnons d'aventure. En tant que mercenaire... je vis une vie plutôt solitaire." Mais pas seul. Il jeta, presque inconsciemment, un coup d'œil alentour pour tenter de savoir si Lothringen se trouvait dans les parages. Il était pratiquement sûr que c'était le cas, mais dans cette foule...

[Chandara]

Chandara prit les paroles du guerrier pour un encouragement à poursuivre la conversation. Elle lui adressa un sourire avant de poursuivre d'un ton emprunt de curiosité et badin :

- J'imagine que ce n'est pas simple de sympathiser avec des inconnus qui ne partagent pas forcément vos convictions. J'ai moi-même souvent fait cette expérience du moins quand je ne pars pas seule en mission. Je n'ai guère gardé de contact avec mes anciens compagnons d'arme, même ceux avec qui je suis allé faire une incursion dans la cité du chaos. C'est vrai que ça fait du bien de temps en temps de trouver à qui parler pour tromper sa solitude.

[Mornagest]

À nouveau, il opina du chef.

"C'est une chose étrange que j'ai ressenti en arrivant au rassemblement des troupes. Tant de monde, et un sentiment de solitude si prégnant... le fait d'être entouré d'inconnus ne signifie pas que l'on est accompagné. L'amitié... l'amitié peut apporter tant de choses. En temps normal, bien sûr, mais en des moments si troublés... elle peut peut-être sauver Manost, plus sûrement que sa puissance militaire."

Il sourit, chassant ces pensées quelque peu mélancoliques, puis poursuivit d'un ton plus enjoué :

"Vous avez raison. Passer de longues heures à marcher, à braver la fatigue, les éléments et la peur... seul, c'est le meilleur moyen de devenir fou."

Après tout, il en savait quelque chose... la folie l'avait déjà abordé à de nombreuses reprises, très précisément à cause de sa solitude. Dans le désert, de glace ou de feu, à la tête du conseil mélandien, dans un plan infernal...

"J'ose espérer que les troupes ont bon moral. Je n'ai pas du tout eu l'occasion de tâter le terrain, je le crains... vous qui sembliez être là depuis un petit moment, vous avez peut-être pu en savoir plus ?"

[Chandara]

La paladine baissa le ton pour répondre à cette question délicate :

- Je n'ai pas vraiment le talent d'un officier pour lire dans la nature humaine et jauger le moral des troupes. Mais de ce que j'ai constaté, il y a des enthousiastes principalement parmi les plus jeunes qui doivent accomplir leur première campagne. Ils ne savent pas encore ce que le combat peut avoir d'horrible. J'espère que la désillusion n'en brisera pas trop. Les vétérans que j'ai pu voir sont plus pondérés. La volonté de repousser les mélandiens doit être pondérée parce qu'ils craignent de trouver au bout du chemin et la tristesse de laisser leur foyer derrière. Je les envie dans une certaine mesure moi qui n'en ai plus eu depuis des années.

[Mornagest]

Classique. La fougue de la jeunesse guidait les plus téméraires, tandis que les anciens, plus prosaïques, savaient qu'ils n'avaient guère le choix s'ils voulaient sauver leur nation. Dans quelle catégorie se situait-il ? Sans doute aucune des deux ; il n'était guère âgé, mais cela faisait si longtemps qu'il se battait... cette fois, pourquoi le faisait-il ? Il savait qu'il ne pouvait laisser Melandis gagner, connaissant sa noirceur d'âme, la perversion qu'elle apporterait à un continent déjà ravagé par la violence et la haine. Mais combattait-il contre Melandis, ou pour Manost ? Il n'avait pas passé tant de temps dans la Cité Bénie, mais il n'avait pas ressenti une attraction réelle pour cette ville si prompte à basculer dans l'autodestruction - même si la mort de Helm était un bouleversement majeur. Mornagest était divisé sur la question... il était sans doute un des rares présents à être dans ce cas. Et lui aussi enviait ces combattants, d'un jour ou de carrière, dont les questionnements étaient sans nulle doute angoissants, mais pas aussi profonds. Qui était-il, lui ?

"Je ne pensais pas que vous étiez partie de chez vous depuis tant de temps... vous avez vogué si longtemps à l'aventure ?"

[Chandara]

Chandara aimait assez la tournure d'esprit de son interlocuteur. Il ne la pressait pas de questions auxquelles elle se serait sentie obligée de répondre. Non, il l'incitait simplement à se confier ce dont elle ne se priva guère. C'était étrange, elle ne se souvenait pas avoir autant parlé, d'elle qui plus est, depuis bien longtemps. Elle commença par reprendre un ton badin avant de revenir vite sérieuse :

- Je ne suis plus si jeune, vous savez ! En fait, j'ai quitté l'exploitation familiale bien avant de prendre les chemins de l'aventure. Mes parents étaient assez aisés pour m'offrir une formation à la ville. J'ai fait mes classes à Cojum. C'était un peu trop éloigné pour que nous nous voyions souvent. Cela ne fait que quelques mois que j'ai accompli ma première aventure digne de ce nom. En tant que mercenaire d'abord, puis missionnée par l'ordre. Ce sera une sorte de retour aux sources pour moi d'autant que c'est à nouveau pour affronter Mélandis.

[Mornagest]

Melandis, encore. Le conflit entre les deux cités était latent depuis son propre départ de la cité du Chaos, car il constituait le seul garde-fou en haut lieu pour empêcher la folie de se déverser sur le continent. Pis, sa chute avait entraîné le retour d'une sorte de dément génial dont les ambitions semblaient aussi démesurées que son réel talent militaire. Ne pas le sous-estimer, surtout...

"Vous avez déjà affronté des mélandiens ? Pourtant, la guerre n'était pas encore déclarée... ce n'étaient pas des soldats, dans ce cas, je présume."

Lui-même avait déjà affronté et occis bien plus de mélandiens que de manostiens ; en fait, il ne comptait aucun mort manostien à son actif. Et depuis longtemps, les cadavres qu'il laissait dans son sillage étaient uniquement dus à la légitime défense. Il avait tant changé...

[Chandara]

La paladine montra quelques signes de gêne à la question posée par Hugues. Et pourtant il était trop tard pour se défiler alors que c'était elle qui avait amené le sujet sur le tapis. A mi-voix pour ne pas être entendue dans la cohue, elle répondit sans montrer aucune intention de se mettre en valeur ou d'étaler sa fierté :

- En fait c'était une mission d'infiltration. Il n'y a quasiment pas eu de combat d'ailleurs. En plus ce n'était pas une opération officielle pour ce que j'en ai compris. Mais nous avons atteint notre objectif ce soir-là. Et sans perdre un seul des nôtres par dessus le marché. Nous avons réussi à investir leur temple et à l'incendier. J'imagine que ce n'était pas si avisé à la lumière des événements récents mais au moins une de leurs divinités a été affaiblie, pour un temps.

Prenant conscience de ce que ces derniers mots avaient d'ironiques et de cruels pour elle-même, la paladine se perdit un instant dans ses sombres réminiscences, le regard dans le vague.

[Mornagest]

Avec tact, le guerrier laissa Chandara à ses pensées. Il savait pertinemment ce que cela pouvait faire, de ressasser un passé douloureux, qu'il fût évoqué par cette mission, ou quelque lien qu'elle eût pu faire entre leur conversation et un événement tragique de son existence. Il était pour ainsi dire constamment torturé par ce genre d'épisodes songeurs, souhaitant parfois tout oublier, dans son... ancienne vie. Une fois revenu d'entre les morts, il n'avait eu de cesse que de recouvrer sa mémoire. Vaine quête qui présenta son Graal d'elle-même, de la façon la plus étrange qui fût... souhaiter oublier, souhaiter se rappeler...

Finalement, il n'eût guère à se forcer pour laisser en paix la paladine ; lui-même plongea dans un abîme de réflexions qu'il n'interrompit pas de suite. Après tout, ils avaient largement le temps de discuter de tout et de rien avant l'action, non ?

[Chandara]

Alors que le silence -relatif au milieu d'une telle foule - s'était installé depuis plusieurs minutes, la paladine fut la première à le rompre dans l'intention d'alléger un peu l'atmosphère au moment où ils dépassaient une troupe de spadassins lourds.

- On risque d'avoir du mal à s'y retrouver dans toute cette foule au moment de la halte ? Je me demande s'il y aura un endroit assez vaste pour dresser le campement d'une telle armée. Surtout quand nous passerons à proximité des montagnes. Une chose est certaine : il vaudra mieux avoir le sommeil lourd pour ne pas risquer d'entendre tous les ronflements de ces messieurs.

[Mornagest]

Amusé, le guerrier omit volontairement de souligner que les femmes ronflaient parfois aussi. Par galanterie, ou par crainte de représailles ? Il ne releva donc pas cette partie de la phrase.

"Avant la cordillère du Faucon, les plaines sont un peu larges, il me semble. Ensuite, il faudra patienter jusqu'à au-delà de la chaîne montagneuse. Et là, ça dépendra aussi de la route que l'on prend. Soit vers Graëlon pour accompagner les renforts luméniens, soit en coupant à travers la campagne pour gagner une précieuse demi-journée et arriver au plus tôt à Aghoralis, mais avec une troupe moindre... quoiqu'il en soit, les endroits pour former un campement ne sont pas trop rares, heureusement. Et pour autant que je sache, le climat sera clément. Si nous devions aller jusqu'à Melandis, il en serait autrement, et les soldats pourraient aussi bien craindre la chaleur et la soif que l'adversaire mélandien..."

L'on pensait souvent à tort qu'une campagne militaire se résumait à de la stratégie face à l'ennemi. La logistique et la discipline parmi les troupes étaient au moins aussi cruciales, sinon davantage. Prévoir assez de vivres, de chariots pour les transporter, de matériel pour dresser un campement défendable et qui puisse être monté sans perdre trop de temps... sans oublier : garder le moral des troupes au beau fixe. Et seulement lorsque tous ces obstacles étaient franchis avec succès, l'on pouvait envisager une victoire sur le champ de bataille, pour autant que les généraux fussent compétents.

"Un bon truc pour passer une nuit sans être trop dérangé par les bruits des voisins consiste à placer du coton dans les oreilles. Ou mieux, de la cire ramollie d'une bougie. Très efficace, mais il faut que vous puissiez être réveillé quand on vous secoue... surtout si les autres attaquent !"

[Chandara]

Le conseil concernant le sommeil était avisé et Chandara se promit d'essayer cette solution la nuit prochaine. Après tout, il était probable que c'est là qu'elle rencontrerait le plus de difficultés à s'endormir, dans un lieu inhabituel et entourée d'inconnus. Ensuite, elle aurait eu le temps de s'habituer. Et si la méthode lui faisait rater le réveil, mieux valait que cela se passe maintenant qu'à proximité de l'armée mélandienne ou en montagne, là où les attaques auraient plus de risques de se produire. Au lieu d'insister dans ces considérations, elle préféra aborder un autre sujet plus grave :

- Vous savez quelque chose sur les renforts que nous enverraient Luménis. Je n'ai pu entendre que quelques rumeurs sans doute infondées sur le sujet. Nous les avons aidé pendant leur guerre mais nous aideront-ils, eux ? Rien ne les y oblige vraiment, non ? Ou alors si c'est dans leur intérêt quoiqu'on les dise honorables.

[Mornagest]

La question était effectivement importante, mais Mornagest dut avouer son ignorance à ce sujet.

"Je n'ai eu aucune information sur les luméniens. Je n'ai pas eu l'occasion de rester suffisamment en ville pour en apprendre assez quant à leurs intentions... j'imagine qu'ils vont nous aider, oui. Sinon moralement, ils ont un intérêt stratégique à nous aider : en admettant que Melandis remporte la victoire, elle en profiterait certainement pour achever son élan et emporter Lumenis dans la foulée... mais je doute très honnêtement qu'on en arrive là. Les luméniens vont réagir, et même s'ils intervenaient trop tard pour Aghoralis, ils repousseraient tout de même l'assaut pour empêcher les mélandiens d'envahir la majeure partie du territoire manostien."

[Chandara]

La paladine resta pensive un instant avant de répliquer d'un ton plein d'espoir :
- Espérons que vous dîtes vrai ! Cela donnerait une bonne bouffée de moral de se savoir soutenu dans ce combat. J'ai entendu des soldats dire que nous allions nous battre inférieurs en nombre mais je ne sais pas s'ils étaient bien informés : les nouvelles défaitistes, vraies ou fausses, trouvent souvent bonne écoute d'après mon expérience. L'un dans l'autre, il parait que les luméniens disposent de navires rapides et qui peuvent transporter de nombreux hommes. Un tel atout nous serait certainement profitable et nous éviterions de traverser la moitié du pays à un train d'escargots...

[Mornagest]

Comment savoir quelles seraient les forces en présence ? Même avec des espions de tous côtés, il était inconcevable d'estimer correctement la puissance et la taille d'une armée.

"Il ne faut pas écouter ce genre de discours. Personne ne peut savoir qui nous auront en face... de toute manière, le nombre d'adversaires ne conditionne pas la victoire. La connaissance du terrain est importante, la logistique, le moral... tant de choses jouent, il ne faut pas se laisser abattre par du pessimisme de mauvais aloi en cette période, au contraire !", conclut-il avec un air rassurant.

"Et en parlant de logistique, oui, nous pourrons peut-être profiter de celle des luméniens. Là encore, nous aurions un bon avantage. Celui des alliances..."

Il ne savait que trop bien comment celles-ci pouvaient parfois tourner court. Les anciens accords commerciaux entre Manost et Melandis, conclus au bout d'interminables séances, n'avaient duré qu'un temps finalement très bref, et s'étaient écrasés au sol dès sa mort et la venue au pouvoir du nouvel empereur, Swaren. Mais cela aussi, il devait le conserver secret... masquer son identité. A tout jamais ?