[Lieu] Mersant

[Galathée]

"C'est une question délicate. C'est un bateau fin et agressif, mais nous y avons placé des rescapés... Le plus logique serait de la renvoyer vers Mersant pour qu'elle vienne y décharger les civils, puis qu'elle nous rejoigne pour l'assaut. Nous ne pouvons pas nous permettre de la renvoyer vers la côte à ce stade. D'autant que lorsque nous aurons localisé le second groupe de rescapés, il faudra bien qu'ils soient également ramenés sur Hélonna... Ecoutez, Taliesin. Oui, votre mission est toujours de gagner la Salicorne. Nous aviserons à ce moment-là... Nous avons beaucoup de décisions à prendre, encore, et nous pourrions éventuellement collaborer avec certains des pirates... En faisant exécuter le Blanc, le Squale ne s'est pas fait que des amis, croyez-moi."

[Taliesin]

Non sans cynisme, il se demanda si, à la fin de cette aventure, on enverrait également à Luménis les pirates ayant accepté de collaborer. Décidément, il n'aurait pas cru les Hélonniens capables d'un tel pragmatisme...
-Je vais me mettre en route dans l'instant et vous recontacterai quand je serai à bord de la frégate, conclut-il.
Celle-ci était beaucoup plus éloignée de Mersant mais, compte tenu de la rapidité de sa monture, le trajet pouvait s'avérer relativement bref.

[Galathée]

Le capitaine du Fier Espadon communiqua ses coordonnées à Longuehune avant que la communication ne soit rompue. Il rassembla ensuite l'équipage pour les informer de la situation tandis que Taliesin rejoignait son cheval sur le sommet des vagues.
Et la cavalcade reprit à pleine vitesse, le vent sifflait à ses oreilles gelées, lui fouettant les joues, faisant claquer la toile de son manteau sur son corps mince. Autour d'eux, la mer roulait doucement. De temps en temps, un groupe de dauphins venait les saluer avant de s'enfuir, pris de peur en apercevant le monstre. Taliesin vit quelques récifs sur sa gauche, un cachalot au loin vers sa droite, mais aucune trace de la Salicorne.
Il lui fallut d'ailleurs bientôt immobiliser sa bête : le navire n'était manifestement plus à l'endroit où Longuehune le lui avait indiqué.

[Taliesin]

Évidemment ! Puisque le Fier Espadon avait été retrouvé aisément et en un seul morceau, contrairement à leurs craintes, c'était forcément avec la Salicorne que le bât blesserait. La logique était imparable : une bonne nouvelle était toujours suivie d'une mauvaise, tandis que celles de ce dernier type pouvaient se succéder sans trêve, telles les vagues venant mourir sur quelque rivage... Cependant, le barde ne céda pas à la panique. Un navire en pleine mer, cela ne faisait pas du sur place. Il consulta donc sa boussole : il allait faire une reconnaissance dans toutes les directions autour du point qu'il occupait actuellement - hormis, bien sûr, celle d'où il venait. S'il ne découvrait toujours rien, il contacterait alors Longuehune.

[Galathée]

Le barde s'élança donc à nouveau sur les flots, peut-être un peu moins vite, histoire de pouvoir analyser tout signe sortant de l'ordinaire. Au début, il ne vit rien, ce qui était à la fois une bonne et une mauvaise chose : pas de navire, mais pas de débris non plus, aucun signe d'abordage, de bataille, de naufrage meurtrier. La mer semblait immense, infinie, malgré l'énergie inépuisable de la créature qui le portait. Puis il vit une mouette. Une deuxième. Terre ? Ou autre chose... Et bientôt, en suivant les oiseaux promeneurs, qui louvoyaient dans des courants d'air invisibles, il aperçut un petit point noir à l'horizon.
Il s'approcha.
C'était un point noir de forme étrange, plutôt long sur l'eau, mais hérissé de mâts.
Il s'approcha encore.
Deux navires flanc contre flanc. Une grosse caraque et une frégate plus légère.
Taliesin n'entendit aucun cri, aucun éclat. La scène était aussi tranquille que la mer autour de lui.
Il était encore loin, cependant. Plus il s'approcherait, plus il prendrait le risque d'être repéré.
Du kraken, nulle trace. Mais c'est sous l'eau que vivent ces monstres...

[Taliesin]

La frégate s'était-elle trouvée en travers du chemin du navire pirate ? Celui-ci avait-il fait un détour pour l'assaillir ? Était-ce l'inverse ?
Quelles qu'en soient les causes, le drame était là, juste sous ses yeux, en train de se dérouler. De s'achever, qui sait.
L'elfe sentit la colère l'envahir. Son plan était inutile, n'est-ce pas ? Le bateau sur lequel avaient pris place les rescapés ne courrait absolument aucun risque ? Fadaises que cela ! Longuehune avait eu tort sur toute la ligne !
Il se sentit gagné par l'angoisse, aussi. Victor était en danger...
Il fut à deux doigts de s'élancer en avant : il lui restait des sortilèges, il pouvait faire la différence au cœur d'une bataille dont, peut-être, le sort n'était pas encore décidé.
Il ne le fit pas immédiatement, cependant. Il gardait assez d'emprise sur ses émotions pour ne pas confondre vitesse et précipitation. Il allait contacter Longuehune une ultime fois, pour lui dire ce qui se passait, pour lui indiquer sa position. Et ensuite... Il ferait son devoir.
Prenant une profonde inspiration, Taliesin s'empara du caillou.
-La Salicorne n'était pas à l'endroit où elle aurait dû, fit-il une fois la communication établie et après, bien sûr, les courtoisies d'usage. J'ai donc exploré les environs et je vins de repérer deux bâtiments bord à bord. L'un est une frégate, j'ai donc tout lieu de croire que c'est la vôtre. L'autre est une caraque de bonne taille. J'aurais tendance à penser qu'il s'agit de la Citronnelle. Toutefois, je suis encore trop loin pour en avoir la preuve. De surcroît, la créature marine n'est visible nulle part et, d'où je me trouve, je ne vois aucun indice d'un combat en cours.
Il s'était efforcé de décrire la scène de la manière la plus neutre qui soit. Malgré tout, il n'avait guère de doute sur la situation

[Galathée]

Longuehune écouta son récit en silence puis poussa un bref soupir.
"Pouvez-vous voir si la Salicorne est encore entière ? Avez-vous les moyens de vous rendre jusque là sans vous faire voir ? demanda-t-il ensuite. J'imaginais bien que le Squale chercherait rapidement à renflouer sa flotte... Elle dispose sûrement de suffisamment d'équipage pour armer les deux bateaux... sans compter les otages à sa disposition..."
Taliesin l'entendit jurer à voix basse.
"J'ai l'impression que notre assaut est compromis. Nous ne pouvons cependant la laisser s'en tirer à si bon compte et... vous êtes notre seul atout. Pouvez-vous vous introduire à bord ?"

[Taliesin]

-Je doute de pouvoir le faire en toute discrétion. Je risque d'être repéré rien qu'en m'approchant : ils doivent avoir des guetteurs et un cavalier ne passe pas vraiment inaperçu, sur l'océan. Et quand bien même y arriverais-je : grimper à bord puis m'y dissimuler sans me faire prendre... Je ne suis ni Guéric ni Kerun, malheureusement. En revanche...
Il hésita.
-En revanche, je peux m'avancer tambour battant et leur proposer crânement de me rallier à eux. La chose ne leur paraîtrait pas tellement incongrue, si je leur explique... enfin, vous comprenez, ma situation réelle. Les mensonges sont plus crédibles lorsqu'on les étaye avec une bonne part de vérité. Sans doute se méfieront-ils, mais... Oui, je pense que ça pourrait marcher. D'autant qu'à ma connaissance, Squale a un faible pour la gente masculine. Si cela fonctionne, et si j'arrive à garder le caillou, vous auriez un homme infiltré dans les rangs adverses.

[Galathée]

Longuehune siffla.
"Effectivement... Je n'avais pas imaginé ce genre de choses."
Il resta silencieux de longues secondes.
"J'avais davantage pensé à un sort d'invisibilité... Mais..."
Son hésitation se traduisit à nouveau par une pause.
"Taliesin, il faut que je vous dise la vérité sur les risques que vous courez. Le second du Squale, Aigéan Valtameri, est soumis à un sort de quête. Nous avons tout lieu de penser que c'est Squale elle-même qui le lui a lancé. Cela vous donne une idée de ce dont elle est capable pour s'assurer les services de ceux dont elle a besoin. Je n'ai nul besoin de vous décrire les effets de cet enchantement, vous êtes barde, vous les connaissez certainement mieux que moi. Mais je ne suis pas certain de savoir où trouver un clerc suffisamment puissant pour lever pareille malédiction. Si vous vous risquez à bord, qu'elle a le moindre doute sur votre allégeance... et qu'elle vous estime utile... Vous seriez en grand danger."

[Taliesin]

Il resta silencieux à son tour. L'information donnait à réfléchir, c'était certain. Mais changeait-elle la donne ?
-Je suis prêt à prendre le risque, capitaine, dit-il enfin. Non que j'aie une foi inébranlable en mes capacités de menteur : je suis conscient de pouvoir être percé à jour. Toutefois... Quelqu'un soumis à un sort de quête reste maître de ses pensées et dans une certaine mesure, de ses actions : ses souffrances sont simplement proportionnelles au temps qu'il ne consacre pas à la tâche qu'on lui a confiée. Si je devais subir un tel destin, je ne serais donc pas contraint de perpétrer des actes innommables contre ma volonté, et j'accepterais la souffrance comme une juste expiation pour mes crimes. Et si la douleur devenait par trop insupportable... Il existe un moyen imparable pour y mettre un terme.

[Galathée]

"Je pense que vous sous-estimez ce qui est en jeu et surestimez vos moyens d'y faire face." fit Longuehune. "Mais soit. J'imagine que c'est notre meilleure chance. Nous allons voguer dans votre direction mais rester à bonne distance. Si nous sommes repérés, le Squale risquerait de subodorer quelque chose. Je ne vous contacterai pas de mon propre gré, afin de ne pas risquer de faire sauter votre couverture. Mais tenez-moi au courant, deux fois par jour, de votre progression. En l'absence de nouvelles, nous serons forcés de supposer qu'il n'y a plus rien à sauver sur le bateau, et de donner l'assaut. Encore quelques informations, cependant. Les pirates qui nous ont parlé pensent que le Squale n'est pas humaine, ou en tout cas, qu'elle est habitée par une présence qui ne l'est pas. Je ne sais pas exactement ce que vous pourrez faire de cette information, mais vous ne devez donc pas vous attendre à pouvoir anticiper tout ce qu'elle pourra dire, faire ou ressentir. Enfin... Tuez-la si vous le pouvez. Vous avez mon autorisation."

[Taliesin]

-Je ne manquerai pas d'essayer si l'occasion se présente. Toutefois, même au cas où mon plan réussisse, ils m'auront à l’œil, au moins les premiers temps. Ne vous étonnez donc pas si mes appels se font moins réguliers que vous ne le souhaiteriez : il me faudra composer avec une situation dont je ne sais pas encore grand chose, limiter au maximum les risques d'être surpris... Soyez cependant assuré que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cette histoire se conclue de manière heureuse.

[Galathée]

"Très bien, dit Longuehune. Nous ne saurons cependant pas être dans votre secteur avant demain matin, si vous aviez besoin de nous. Et avant que vous ne montiez à bord... Vous serez heureux d'apprendre que nous avons retrouvé le second groupe de rescapés. Tous sont vivants et vous avez les salutations d'une dame Vallaelyn qui est montée s'offrir, selon ses mots, 'trois mois de répit'. Je ferai en sorte que vous puissiez lui parler lors de votre prochain contact."

[Taliesin]

C'était une excellente nouvelle. Certes, il n'exultait pas comme il l'aurait fait quelques heures plus tôt, mais il n'était pas indifférent, loin s'en fallait. En revanche, il n'était pas certain de vouloir parler à Valaellyn. Même s'il sortait vivant de cette sinistre affaire, ce qui était rien moins que certain, son destin demeurerait scellé. Par conséquent, il valait sans doute mieux, dès à présent, se détacher de cette brève période de rémission à laquelle son emprisonnement mettrait un terme définitif.
-Merci pour cette bonne nouvelle, capitaine, dit-il. J'espère que nous pourrons sous peu en célébrer d'autres tout aussi réjouissantes. Peut-être sera-ce le cas lors de notre prochain contact : qui sait si les pirates ne m'auront pas adopté comme mascotte ? En tout cas, je vous tiendrai au courant dès que j'en aurai la possibilité.

[Galathée]

"Que Tymora veille sur vous, répondit Longuehune. Nous allons appareiller, je vous souhaite bonne chance."
Taliesin n'entendit ensuite plus rien, sinon le souffle du vent, le roulement tranquille des vagues et le cri, loin au-dessus de lui, de quelques mouettes. Les deux navires n'avaient pas bougé, dansant paresseusement sur l'océan. C'était le moment pour le barde de trouver une astuce pour ne pas être abattu avant même d'être à portée de voix des pirates...

[Taliesin]

Après avoir caché le caillou dans l'une de ses bottes, assez profondément pour que les pirates ne le voient pas si, suspicieux, ils y jetaient un œil en quête d'une éventuelle dague, il songea au problème de l'approche : s'il n'avait déjà par trop puisé dans ses ressources magiques, il aurait pu se contenter d'amplifier sa voix. Malheureusement, cette option lui étant interdite, il n'en restait qu'une autre.
Aussi ôta-t-il son manteau et, tout en mettant sa monture au trot, commença-t-il à l'agiter en l'air, comme un négociateur l'aurait fait d'un drapeau blanc. Sauf que celui-ci était bleu et portait les armes de Luménis. Sans doute les forbans ne goûteraient-ils guère la chose. Cependant, tant qu'ils saisissaient le principe, il s'estimerait heureux.

[Galathée]

L'elfe fut rapidement repéré et bientôt mis en joue par plusieurs arbalètes qui pointèrent leur petit nez acéré par dessus les plats bords de la Citronnelle. Car c'était effectivement elle, ronde et indemne, dodelinant dans la brise. Personne ne sembla bouger à bord de l'autre navire, mais Taliesin vit rapidement qu'il y avait au moins trois passerelles qui reliaient les deux bâtiments. S'il y avait eu abordage, il avait pris fin depuis longtemps. Et toujours aucune trace du kraken.
Par contre, le barde remarqua bientôt des débris flottants à la surface : des lambeaux d'étoffe imbibés d'eau, un chapeau voyageur, et puis un bras tout entier. L'eau était particulièrement sombre et il devina la silhouette sinistre des requins, qui s'éclipsèrent cependant à son approche.
On lui intima bientôt de s'arrêter sous peine de se retrouver hérissé de traits.
Les visages qui parurent pour l'observer semblaient tout à fait interloqués de le découvrir, étrange cavalier posé sur les flots.
"Qui êtes-vous et que voulez-vous ?" tonna bientôt une voix plus forte, masculine, difficilement identifiable parmi la myriade de curieux.

[Taliesin]

Ayant eu tout loisir de préparer sa tirade, il répondit instantanément.
-Je me nomme Taliesin et je sollicite une audience avec votre capitaine.
Il marqua une pause, pour laisser le temps aux pirates d'enregistrer l'information, puis ajouta :
-Toutefois, ne vous méprenez pas sur ma tenue : porter les couleurs des Luméniens ne fait en aucun cas de moi leur représentant. Les dieux m'en préservent ! Simplement, leur garde-robe est... dramatiquement peu variée, dirons-nous. En tout cas, c'est en mon nom propre que je souhaite parler avec Squale. Si, bien sûr, elle accepte de me faire cet honneur.

[Galathée]

"Et pourquoi Squale voudrait-elle te rencontrer, elfe ? répondit son interlocuteur. Que penses-tu pouvoir lui apprendre ou lui apporter d'intéressant qu'elle ne possède pas déjà ? Ne crains-tu pas qu'elle t'égorge, comme les misérables qui ont tenté de défendre cette frégate, et jette ton cadavre à l'eau afin d'apaiser la colère d'Umberlie ? Ou bien cela fait-il partie des services que tu comptes lui rendre ?"
Les pirates gloussèrent et un carreau d'arbalète perdu s'abîma dans la mer à quelques mètres du barde.

[Taliesin]

Le barde demeura parfaitement impassible. Il se fendit même d'un large sourire.
-La vie perdrait toute saveur, si on ne prenait pas le moindre risque. Mais j'ai bon espoir que Squale me trouve un autre emploi. Peut-être le nom de Taliesin ne lui dira-t-il rien. C'est pourquoi je vous saurais gré de lui transmettre également ceux que l'on m'a attribués au fil de mes aventures. A Melandis, la plèbe me connaît comme le Prophète Gris, et les autorités comme le Grand Menteur : ces dernières m'en veulent parce que j'ai dirigé une révolte d'esclaves qui a bien failli renverser l'Impératrice. A Luménis, on m'a appelé le Monstre, en reconnaissance de mes sanglants exploits lors de la guerre civile, lesquels ont terrifié les habitants au point qu'ils en cauchemardent encore. D'ailleurs, dans cette ville aussi, les autorités ont mis ma tête à prix : dommage que j'aie filé entre les doigts des Hélonniens qui viennent de débarquer sur Mersant, pas vrai ? Toutefois, je n'ai guère de mérite : l'évasion est pour ainsi dire ma spécialité. J'ai ainsi quitté le pénitencier de Gargouille et surtout les geôles de Morfea Nwalk, alors même que j'étais son prisonnier personnel et qu'il entendait bien me torturer jusqu'à la mort. Mais je vais m'arrêter là : si je vous énumérais tous mes exploits, nous en aurions jusqu'à la nuit.

[Galathée]

Cette fois, rien ne vint en retour. Plusieurs minutes s'égrenèrent pendant lesquelles les arbalètes demeurèrent menaçantes mais silencieuses. Il était impossible au barde de deviner ce qui se tramait à bord de la caraque, dont le pont était bien trop élevé au-dessus du niveau de la mer. Puis soudain, on jeta un panier d'osier à l'eau, relié à un treuil par une longue chaîne.
"Embarque si tu l'oses, Maître Monstre et Menteur, dit la voix. Squale accepte de te recevoir. Mais elle ne promet pas de t'épargner."
Le panier tressé dansait sur l'onde, suffisamment large pour contenir un homme. Encore fallait-il aimer ce type de moyen de transport...

[Taliesin]

-Mourir après avoir eu l'honneur de rencontrer Squale ? Ma foi, on imagine aisément fins moins palpitantes ! répondit-il de son ton assuré.
L'instant suivant, il prenait place dans le panier. Bien sûr, il aurait préféré une échelle, mais il n'était pas en position de faire la fine bouche. D'autant que jouer la comédie lui demandait déjà bien des efforts. Car, évidemment, il n'était pas aussi détendu qu'il voulait bien le laisser croire. C'était même tout le contraire.

[Galathée]

L'ascension fut des plus désagréables. Le panier paraissait extrêmement fragile, manquait de stabilité et ne cessait de venir heurter la coque du navire, dans un mouvement de balancier. Heureusement, Taliesin était suffisamment adroit pour parvenir à équilibrer la structure et, en évitant de trop regarder vers le bas, il y avait moyen de survivre à ces désagréments. Il fut ensuite hissé par-dessus le bastingage et put s'extirper de sa prison d'osier pour mettre un pied sur le pont. Environ une trentaine de pirates l'y attendaient, armes au poing, méfiants et curieux. Environ la moitié d'entre eux arboraient l'allure caractéristique de Karatur. Les autres formaient un mélange disparate d'ethnies, de races et de faciès. L'homme qui avait mené la discussion avec Taliesin se révéla être un forban à l'aspect presque comique, avec son oeil manquant, la cicatrice profonde barrant sa joue et sa main gauche remplacée par une griffe d'acier. Mais il avait l'air tout sauf amène.
"Fouillez-le." ordonna-t-il.
Deux Karaturiens vêtus de toile noire s'approchèrent du barde.

[Taliesin]

-Allez-y, dit-il tranquillement.
Il s'efforçait de paraître parfaitement décontracté. En dehors de son épée, parfaitement visible, il ne dissimulait rien. Presque rien. Juste un petit caillou d'allure insignifiante au fond de l'une de ses bottes. Il pouvait donc assez logiquement espérer qu'on ne le trouverait pas. Néanmoins, compte tenu de l'importance de l'objet, il éprouvait une vive anxiété. Le tout était de n'en rien laisser voir.

[Galathée]

On le délesta bien sûr de son arme puis il fut soumis à une fouille qui, sans être particulièrement douce, ne fut pas non plus brutale. Il eut le loisir, pendant ces quelques minutes, de détailler le pont du navire. Il nota la présence de quatre balistes et une catapulte légère à la proue. Pour le reste, n'étant pas expert en architecture navale, il ne remarqua rien d'extraordinaire. Le navire paraissait en excellent état.
Il repéra aussi deux prisonniers, visions qu'il aurait peut-être préféré ne pas affronter. Le premier était lié face contre le grand mât, à genoux, et il avait été écorché des épaules à la taille, en un long lambeau de peau qui lui pendait sur les fesses puis s'étalait en une mare de sang. Son visage étant invisible, il était impossible de l'identifier et impossible aussi de savoir s'il était encore vivant. Un autre, entièrement nu, était suspendu par les poignets à une corde passée dans une poulie, les pieds touchant à peine le sol. Il respirait avec difficultés, le corps marbré d'ecchymoses et de lacérations. Là encore, il était tourné vers le pont de la Salicorne et Taliesin ne put apercevoir ses traits. C'étaient probablement, l'un et l'autre, des marins malheureux de la frégate prisonnière.

[Taliesin]

En découvrant ce spectacle, il dut s'adonner au jeu difficile et éprouvant de l'indifférence blasée. Si ces pratiques barbares révulsaient Taliesin au plus haut point, elles n'étaient en rien capables d'atteindre le Grand Menteur honni des Mélandiens, le Monstre abhorré des Luméniens. Mais il ne put s'empêcher de songer à Victor : il espérait que le gamin n'avait pas été pris de l'une de ses transes étranges au moment de l'abordage. La chose lui paraissait peu probable : si cela avait été le cas, le malheureux serait sans doute également exposé sur le pont. Il remerciait les dieux qu'il n'en soit rien.
Autre exercice ardu : examiner les alentours avec le regard curieux d'un visiteur et non celui, acéré, d'un espion. Pourtant, il recherchait bel et bien l'ensemble des informations susceptibles d'aider Longuehune, ce qui incluait, outre les machines de guerre installées près de la proue, le nombre des pirates, leur équipement, leurs possibles domaines de prédilection...
Et tout cela, il le fit en se laissant fouiller sans la moindre résistance, comme s'il s'agissait d'une procédure certes ennuyeuse mais néanmoins nécessaire.

[Galathée]

La fouille toucha à sa fin sans que le caillou bleu ne soit découvert. Celui qui devait être le maître d'équipage, en l'absence du second captif des Hélonniens, confia le pont à un autre homme, et fit ensuite signe à Taliesin de le suivre. Deux autres autres pirates leur emboîtèrent le pas et ils se dirigèrent vers le château arrière. Taliesin ne vit pas d'autres prisonniers sur la Citronnelle, mais il y avait un groupe de marins encerclés sur le pont de la Salicorne. Il ne put s'y attarder cependant et ne détecta, à première vue, aucun enfant parmi eux. Ils semblaient tous porter l'uniforme jaune et noir des Anteluciens, plus ou moins taché de sang.
Son guide salua deux gardes en faction devant la porte du château, puis entra. Ils débouchèrent dans un petit couloir et prirent immédiatement un escalier qui descendait plus bas, remontèrent un couloir, et s'arrêtèrent finalement devant une seconde porte. L'homme frappa quelques coups et on lui ouvrit, le visage méfiant d'un Karaturien, encore. Ils échangèrent quelques mots dans un idiome exotique, que le barde maîtrisait mal, mais il comprit que le maître d'équipage l'annonçait simplement. Il s'effaça pour le laisser entrer.

La pièce faisait toute la largeur du navire, et de nombreuses fenêtres s'ouvraient sur l'océan, tout le long de la coque. Il y avait là une couchette, une grande table, plusieurs sièges vissés au sol. Quatre forbans en tenue noire, regard affûté, sévère, mauvais. Et une jeune femme blonde aux yeux clairs, grande et athlétique, un léger sourire aux lèvres. Elle portait une chemise blanche éclaboussée de taches rouge sombre et un pantalon noir, rien d'autre. Ses cheveux longs étaient attachés dans sa nuque et son visage avait une beauté indéniable. Son expression, cependant, avait quelque chose de froid. Elle le regarda entrer sans rien dire, debout, les mains posées sur la table.

[Taliesin]

En découvrant Squale, l'elfe repensa aux paroles de Longuehune : pas tout à fait humaine... S'agissait-il d'uns succube ? Si c'était le cas, elle le cachait bien, ce qui était justement le propre de ces créatures infernales. Toutefois, puisqu'il existait bien d'autres êtres capables de prendre les traits d'une séduisante jeune femme, il se garda de toute conclusion hâtive.
Le silence avec lequel on l'accueillit l'embarrassa. Il l'aurait bien rompu par quelques politesses mais certains personnages n'appréciaient guère qu'on ouvre la bouche sans en avoir, au préalable, reçu l'autorisation. De surcroît, il ne savait quel titre employer. Madame ? Elle risquait de ne pas beaucoup aimer. Capitaine ? Qui pouvait savoir si elle ne se prétendait pas amiral... Bref, il préféra demeurer muet et, pour compenser, s'inclina respectueusement. Pour silencieux qu'il soit, ce geste demeurait fort éloquent.

[Galathée]

La jeune femme quitta le refuge de la table et s'approcha de Taliesin. Ses bottes claquaient sur le plancher de la caraque et elle finit par s'arrêter devant lui.
"Redressez-vous" fit-elle, d'une voix étrangement douce.
Lorsqu'il eut obéi, l'elfe réalisa qu'elle le toisait aisément. Son regard était toujours pénétrant, peut-être un peu moqueur, une impression accentuée par le sourire léger qui creusait ses joues. Elle haussa les sourcils, opina lentement du chef, comme si elle appréciait la marchandise.
"Ainsi c'est vous, le Prophète Gris des esclaves. Je vous imaginais..."
Elle hésita, un rien théâtrale.
"Plus gris, je suppose."
Avec un haussement d'épaules, elle retourna vers sa table mais lui désigna un siège.
"Asseyez-vous. Et essayez donc de me convaincre que vous valez davantage que tous les minables que j'ai déjà soumis aujourd'hui."

[Taliesin]

Taliesin s'assit comme on l'y autorisait. Il avait préparé son discours mais l'entrée en matière du Squale l'obligeait à le transformer quelque peu. Pas beaucoup, cependant. Il avait d'emblée décidé d'être le plus honnête possible, ce qui pourrait rendre sa démarche plus crédible. De surcroît, il doutait fort que la pirate ait souvent eu affaire à des individus faisant preuve d'honnêteté. Peut-être cela jouerait-il en sa faveur ?
-Pour commencer, contrairement à eux, c'est de mon plein gré que je me présente à vous, débuta-t-il d'un ton poli. Toutefois, je dois être franc : telle n'était pas ma prime intention. Après avoir faussé compagnie aux Hélonniens, qui entendaient se servir de moi puis m'envoyer pieds et poings liés à Luménis, j'ai pris la direction de la Salicorne, pour y récupérer deux personnes dont on entendait bien évidemment me priver. Nous aurions ensuite mis le cap sur Dorrandin... Mais voilà, quelle ne fut pas ma surprise en découvrant que vous m'aviez devancé ! Deux options s'offraient alors à moi. Soit vous attaquer crânement et trouver une mort aussi épique que rapide au cours d'un assaut non dépourvu de panache, soit solliciter une audience pour vous demander de me remettre lesdites personnes, en échange de mes services, cela va de soi : on ne cède pas des otages gratuitement. J'ai choisi cette deuxième voie, d'autant plus volontiers qu'elle me paraissait susceptible de joindre l'utile à l'agréable.
Hormis quelques détails passés sous silence, il venait de dire la stricte vérité, puisque sauver Victor et le petit Merlu constituait sa principale motivation. Restait maintenant à expliquer en quoi il pourrait rendre service...
-En effet, je suis l'ennemi de vos ennemis. Malgré leur réputation de mansuétude, les Luméniens sont incapables de pardonner certains actes. Je suis bien placé pour le savoir : avant qu'ils ne fassent le rapprochement entre le Monstre et moi, je leur ai rendu quelques services d'importance, afin qu'ils ne me soupçonnent pas et me laissent vaquer à mes occupations. Vaine tentative ! Ils ont mis ma tête à prix sitôt la chose découverte. J'aimerais donc pouvoir leur rendre la monnaie de leur pièce, et si vous me faites l'honneur de m'accepter à votre bord, j'ai bon espoir d'en avoir l'occasion. De surcroît, pour quelqu'un féru d'aventure comme je le suis, quoi de plus palpitant que de se ranger sous la bannière de Squale, dont la rumeur des exploits va sans cesse croissante ? Naturellement, une telle chance se mérite, et je ne me serais pas présenté si je ne pensais pas pouvoir vous être au moins d'une modeste utilité. Je suis barde de mon état : je sais donc manier une arme, lancer quelques sortilèges et ma musique, si elle est propre à égayer les veillées, n'est pas sans avoir quelques effets pour ce qui est de motiver les hommes lors d'une bataille. Par ailleurs, je n'ai pas froid aux yeux, comme en témoignent les crimes qui me valent l'ire des Luméniens. Mais on touche ici à l'un des défauts que je me dois de confesser : les gouvernements en place ne goûtent généralement pas mes... prouesses, et il n'y a guère que sur le territoire manostien que je ne suis pas recherché.
Il s'interrompit, estimant avoir déjà bien assez parlé. Il ne devait pas, dès leur première rencontre, épuiser la patience de son interlocutrice.