[Lieu] Mersant

[Galathée]

Taliesin tenta d'éviter son agresseur et ce fut la mer, contre toute attente, qui lui en donna la possibilité. En effet, la Citronnelle roula brusquement sur le flanc et aussi bien l'elfe que le forban chutèrent à nouveau. Cette fois-ci, le navire demeura un certain temps à la verticale, les vagues se ruant à l'assaut du pont et avalant tout ce qui en dégringolait. Dans leur malheur, Victor et Martin étaient probablement les mieux protégés du lot car attachés l'un et l'autre, ils ne pouvaient tomber. Taliesin, quant à lui, parvint à se rattraper à un cordage et demeura suspendu quelques instants, avant qu'un tonneau ne vienne le heurter avec violence, l'amenant à relâcher sa prise. Une seconde plus tard, la caraque se redressait dans un claquement sourd et il retombait, à moitié sonné, sur le pont trempé. Il avait failli dépasser le mât, mais celui-ci se trouvait à présent sur sa gauche. Il se consumait toujours et dans un craquement sourd, la partie supérieure chuta, embrasée, à quelques mètres de Victor seulement.
Du pirate agresseur, plus de traces, même s'ils étaient encore quelques uns à ramper sur le pont. Il y en avait d'ailleurs un, qui paraissait passablement dans les vapes, enroulé autour du second mât.
La Citronnelle avait commencé à tourner sur elle-même, dans un mouvement lent. Taliesin ne put voir le corps de Squale dans le déluge (c'était probablement d'ailleurs son dernier souci). Par contre, il vit une ombre gigantesque derrière la Salicorne. C'était celle de la Lumineuse. Les Luméniens étaient en train d'aborder la petite frégate, malgré la tempête.

[Taliesin]

Lorsqu'il eut suffisamment recouvré ses esprits, Taliesin entreprit tant bien que mal de se diriger vers le grand mât. Le mouvement de rotation adopté par la Citronnelle ne lui disait rien qui vaille : étaissent-ce les effets d'un gigantesque tourbillon qui, sous peu, entraînerai le bâtiment dans les abysses ? La chose ne paraissait pas impossible, compte tenu de la virulence inouïe des éléments. Au contraire, il la trouvait tout à fait en accord avec l'ire d'Umberlie, laquelle risquait fort de s'abattre également sur les deux navires voisins.
S'il ne pouvait rien faire pour les hommes de la Salicorne et de la Lumineuse - si ce n'est regretter la témérité des seconds -, il avait peut-être les moyens de secourir Victor et Martin. Il devait tenter de les libérer de leurs entraves, puis faire boire à l'ancien courtisan la potion de soins récupérée un peu plus tôt (dans le cas où elle ne se soit pas brisée, bien sûr). Ensuite, ils devraient essayer d'abandonner la caraque en apparente perdition. Ce programme était pour le moins hasardeux, au regard des circonstances. Néanmoins, il était décidé à l'appliquer coûte que coûte. De surcroît, il avait le pipeau... Lathandre ne lui en voudrait certainement pas de s'en servir. C'était peut-être même en prévision de ces événements qu'il lui l'avait redonné...

[Galathée]

Taliesin parvint à se lever mais ressentit une souffrance aiguë dans les côtes, sur son flanc droit. Tout en cheminant à pas lents vers le mât qui flambait, il devina qu'il avait dû se casser ou se fêler quelque chose, mais poser les doigts sur la zone sensible était trop douloureux pour qu'il puisse s'en assurer. Chaque respiration était pénible mais l'urgence le galvanisait. Arrivé à destination, il constata que sans arme tranchante, il ne parviendrait pas à libérer Martin : les cordes qui le retenaient, malmenées par l'eau et la tempête, étaient bien trop serrées, et ses doigts gourds ne pourraient jamais en défaire les noeuds complexes. De la même manière, il lui faudrait entailler le pont pour libérer Victor de ses entraves : retrouver les clés de ses fers paraissait illusoire.

[Taliesin]

-Je reviens ! lança-t-il à Victor, ne sachant si sa voix lui parviendrait à travers la tourmente.
Puis, serrant les dents, il s'efforça de rejoindre l'autre mat, espérant que le pirate qui y était affalé possédait une arme. Certes, il aurait pu rester où il était, prendre la flûte et jouer "Les damoiselles d'Eauprofonde" pour tenter de se procurer de quoi libérer les captifs. Mais s'il le faisait, il aurait abattu sa meilleure carte. Mieux valait la garder en main pour les cas d'extrême urgence. Pour quitter le navire, par exemple...

[Galathée]

Le pirate était plus mort que vif et Taliesin parvint à le fouiller sans qu'il oppose la moindre résistance. Il dut cependant se maintenir debout en s'accrochant à un cordage : dans sa danse lente, la Citronnelle avait encore des soubresauts et elle gîtait de plus en plus vers tribord. Taliesin devina ce qu'il avait craint : une sorte de trou d'eau circulaire semblait s'être ouvert dans les profondeurs. Heureusement, de kraken, il n'y avait nulle trace. La pluie se fit plus rageuse et une vague se fracassa sur le pont, le trempant d'eau glaciale. Il ne dénicha qu'une dague recourbée, dont la lame luisait d'une lueur inquiétante. Il put ensuite retourner vers le grand mât. Les flammes faisaient toujours rage malgré les trombes qui descendaient du ciel et montaient de l'océan. Dans peu de temps, les voiles chuteraient sur le pont, ensevelissant ceux qui se trouvaient en dessous dans un piège de toile, de cordes et de bois qui scellerait leur destin.

[Taliesin]

Après une brève hésitation, Taliesin s'approcha de Victor. Sa première impulsion avait été de se tourner vers le courtisan, car celui-ci, une fois libre, aurait pu lui prêter main forte. Mais il n'avait aucun moyen de savoir si l'ancien courtisan était encore en vie, ou si la potion de soin suffirait à le remettre sur pieds. Il s'occuperait donc de lui plus tard. Dans l'immédiat, l'elfe allait voir si la dague suffirait à désolidariser du pont les chaînes qui retenaient le petit garçon.

[Galathée]

Le pont de la Citronnelle était solide, dans un bois blanc dur, mais la dague du pirate semblait imbibée d'une substance corrosive qui facilita le travail de l'elfe. Le petit garçon paraissait encore sonné par les derniers événements mais il se reprit rapidement quand il comprit ce que l'elfe tentait de faire et se mit à tirer sur ses chaînes pour aider au dégagement des anneaux. Il avait les chevilles et les poignets enserrés par des bracelets de fer et liés d'une chaîne épaisse, heureusement devant lui, ce qui lui permettrait une certaine mobilité. Taliesin eut cependant la confirmation que les maillons pesaient lourds et que si l'enfant devait tomber à l'eau, il serait probablement incapable de nager ainsi lesté. Il parvint à désolidariser le premier anneau du pont et Victor s'accrocha à son épaule, tandis qu'il s'échinait à lui libérer les jambes. Le gosse tremblait toujours et ses doigts s'agrippèrent à lui avec force. Enfin, le plancher termina de céder.
La Citronnelle s'inclina à nouveau et Taliesin vit tomber deux corps supplémentaires autour de lui. Il dut se cramponner d'un bras à Victor et de l'autre à une corde pour ne pas qu'ils soient emportés eux aussi.

[Taliesin]

Il aurait besoin de ses deux mains s'il voulait s'occuper de Martin et jouer de la flûte après l'avoir soigné et libéré - ou après y avoir renoncé, au cas où son compagnon d'importune serait mort, ce qu'il se refusait à croire. Toutefois, sa priorité immédiate était que Victor ne plonge pas dans les flots déchaînés. Et comme il ne savait pas si le navire reprendrait sa position normale...
[color=#FFF66]-Dès que je le pourrai, j'essaierai de te faire passer sur mon dos ![/color] cria-t-il au gamin. Ensuite, il faudra que tu t'accroches de toutes tes forces !
Si l'opération réussissait, il prendrait soin de s'entourer de l'une des chaînes entravant l'enfant. Deux précautions valent mieux qu'une...

[Galathée]

Contrairement au barde, Victor était indemne et s'il ne desserra pas les lèvres, il opina rapidement du chef. Comme une petite araignée bardée de fer, il escalada l'elfe, sans réaliser qu'il lui meurtrissait encore les côtes, et se cramponna à ses épaules. Taliesin put faire passer la chaîne qui retenait les poignets de l'enfant autour de son gorge puis du haut de son corps. En dégageant un bras, il parvint à le glisser comme une bandoulière. En faire de même avec la chaîne de ses jambes était par contre beaucoup trop risqué : il faudrait se contenter d'une sécurité.
Il put ensuite se diriger vers Martin. Le courtisan ne donnait aucun signe de vie. Il était cependant impossible dans le tumulte présent d'entendre son coeur ou de percevoir une trace de souffle. Ses poignets étaient entaillés à l'horizontale et le sang s'y était coagulé.

[Taliesin]

Le seul moyen d'en avoir le cœur net était de lui faire boire le contenu de la fiole. S'il y parvenait - ce qui était déjà loin d'être assuré - et que Martin ne manifestait pas l'ombre d'une réaction, il serait fixé.
D'une main, le barde s'accrocha là où il le put. De l'autre, il récupéra la fiole, la déboucha avec les dents puis, repoussant en arrière la tête du courtisan, il tenta d'en insérer le goulot entre ses lèvres. L'opération réclamait beaucoup de concentration, à cause des mouvements du navire, à cause, aussi, de la douleur qui lui enflammait le flanc. Mais il devait tenter d'en faire abstraction et, autant que faire se peut, ne songer qu'à la tâche à accomplir. Car le moindre geste malheureux réduirait à néant ses chances de réussite déjà bien maigres...

[Galathée]

La Citronnelle tournait à présent plus vite. Le hurlement de rage qui semblait émaner du tourbillon était assourdissant, mêlé aux gémissements du vent, au fracas du bois souffrant de la caraque, aux roulements de tonnerre qui se succédaient sans discontinuer. Taliesin, arrimé du mieux qu'il le pouvait, bascula la nuque du courtisan en arrière et la trouva complètement flasque. La potion glissa entre les lèvres bleues de Martin, suinta à leur commissure, mais le barde ne vit nul réflexe dans sa gorge, signe qu'il avalait quelque chose. Il alla cependant jusqu'au bout du breuvage et attendit. La main de Victor se décrocha une seconde de son épaule et attrapa la mâchoire du courtisan, la refermant avec brutalité. L'elfe sentit le petit garçon se tendre sur son dos.
Et puis Martin toussa brusquement. Il ouvrit des yeux verts, épouvantés, croisa le regard de Taliesin, et reperdit aussitôt connaissance.

HRP : je suis décidément irrécupérable :s

[Taliesin]

Martin était en vie. C'était la bonne nouvelle. La mauvaise, en revanche, c'était qu'il ne pouvait toujours pas se débrouiller seul.
Taliesin lâcha la fiole désormais vide et farfouilla dans sa poche en quête du pipeau. En jouer d'une main ne serait pas évident, mais se servir des deux s'avérerait impossible, à moins de trouver une façon de se caler temporairement contre le mât. Dans tous les cas, il avait l'intention d'exécuter tant bien que mal "Les damoiselles d'Eauprofonde". Si le morceau leur procurait un moyen d'évasion, il trancherait alors les liens de l'ancien courtisan et tenterait de l'emporter avec eux.

[Galathée]

L'interprétation du petit air paillard laissait à désirer, mais ça n'avait pas grande importance : vu le déferlement des éléments autour d'eux, personne n'en entendit la moindre note. Sauf l'être auquel s'adressait la ritournelle, du moins, c'était à espérer.
Le pont de la Citronnelle était à présent incliné à plus de quarante-cinq degrés et les derniers objets qui n'y étaient pas arrimés finirent par s'y abîmer, pleuvant autour des survivants. Le mât se brisa mais tomba droit dans le tourbillon derrière eux. Taliesin était en train de penser que la mélodie avait été trop massacrée pour avoir fait de l'effet quand une corde se déroula sur sa gauche. Levant les yeux, il aperçut un visage par-dessus la rambarde qui le surplombait. Il eut du mal à le reconnaître mais finit par identifier Kerun. L'elfe lui cria quelque chose mais Taliesin ne put rien entendre.

[Taliesin]

L'elfe lui demandait-il de fuir en abandonnant Martin ? Ce serait assurément l'option la plus pragmatique, mais il refusait de s'engager cette voie. Rangeant le pipeau dans une poche intérieure de son manteau détrempé, il s'efforça d'attraper la corde.
-Je vais l'attacher aux chaînes qui t'enserrent les poignets ! lança-t-il à Victor. Ensuite, je ferai signe à Kerun de te hisser. Quand il t'aura récupéré, je suivrai. Avec Martin.
En réalité, il doutait que le Luménien puisse les hisser tous les deux en même temps. Il devrait donc harnacher l'ancien courtisan avant de trancher ses liens. Puis il attendrait son tour.
Mais il n'était pas nécessaire d'informer Victor de ses plans : mieux valait éviter de possibles protestations...

[Galathée]

Victor était trop transi ou épuisé pour se rebeller. Il acquiesça lentement, avec un regard qui reflétait cependant son inquiétude. La Citronnelle émit un grincement de protestation et Taliesin vit le bois du pont se fendre dans sa partie supérieure. Ce n'était encore qu'une fissure, mais elle gémissait et menaçait de s'agrandir d'une seconde à l'autre. Sans doute les Luméniens avaient-ils arrimé la caraque à leurs propres navires, hors du tourbillon. La violence de l'eau n'entendait manifestement pas se faire ravir son trophée. Un nouvel éclair claqua à proximité, emplissant l'air d'une odeur désagréable. Taliesin constata que le premier mât avait été frappé à son tour.
Kerun hissa l'enfant sans trop de difficultés. Pendant toute l'ascension, le gamin garda son regard hanté sur l'elfe qui demeurait à hauteur du mât.

[Taliesin]

Après une attente qui se prolongea de manière inquiétante, Victor fut hissé hors de sa vue et, bientôt, la corde refit son apparition. Plus anxieux que jamais, l'elfe s'en empara et entreprit d'en nouer l'extrémité autour de la taille de Martin. Quand il en eut terminé, il prit la dague passée à sa ceinture et trancha les liens qui entravaient le prisonnier. Enfin, il fit signe à Kerun : il pouvait remonter l'homme toujours plongé dans l'inconscience.
Le barde allait de nouveau devoir patienter et il ne doutait pas que le temps s'écoulerait avec une lenteur insupportable, tandis que la fissure irait s'élargissant, que la Citronnelle pencherait sans cesse davantage... Mais il préférait mille fois endurer cette épreuve plutôt qu'avoir cédé au pragmatisme et abandonné son compagnon d'aventures. Il n'aurait jamais pu se pardonner cet acte aux allures de trahison, lequel serait allé rejoindre la longue liste de ceux qui pesaient déjà sur sa conscience.

[Galathée]

Kerun commença à hisser Martin vers le sommet du bastingage sans se formaliser : s'il avait pensé que Taliesin aurait mieux fait de sauver sa peau, il n'en manifesta rien. Le courtisan inconscient était un poids mort et l'agent luménien parut souffrir davantage pour le remonter. Puis soudain il s'immobilisa et, bloquant la corde, fit de grands gestes frénétiques au barde, lui indiquant quelque chose qui se trouvait manifestement derrière son épaule.
L'elfe ne put que se retourner vers le gouffre.
La Citronnelle mugit à nouveau et le vent lui répondit en écho.
Il y avait quelque chose sur le pont, quelqu'un plutôt, qui venait vers lui, marchant sans difficultés sur le bois détrempé, en dépit de son inclinaison.
Il devina la silhouette avant de la reconnaître, avant qu'elle n'émerge du mur de vagues qui bouillonnait en dessous de lui.
C'était le Squale.
Son enveloppe charnelle en tout cas.
Sa peau était blanche tirant vers le vert et ses orbites brillaient d'une lueur bleue, furibarde, qui lui fit mal sans le toucher. Ses vêtements lui collaient au corps, déchirés, et des algues s'étaient prises dans ses cheveux et autour de ses jambes. Elle n'était pas armée mais les griffes que formaient ses mains blafardes semblaient susceptibles d'étrangler un homme, ou un elfe, sans difficulté.

[Taliesin]

Sans la moindre hésitation, il fit un geste en direction de Kerun, pour lui indiquer de continuer à hisser Martin. L'idée de s'enfuir en abandonnant le malheureux au monstre qui s'approchait ne lui traversa même pas l'esprit. En revanche, affronter ledit monstre devint vite son unique préoccupation. Il aurait dû larder sa carcasse non d'un seul, mais de plusieurs coups d'épée tant qu'il en avait encore une. A présent, il ne disposait plus que d'une dague. Une bonne arme, certes, mais bien moins efficace qu'une lame plus longue... De surcroît, il n'avait qu'une main de libre, puisque l'autre lui servait à ne pas tomber dans le gouffre. L'affrontement promettait donc d'être sinon désespéré, au moins terriblement ardu... Sa seule chance était de laisser avancer la créature le plus possible, puis de lui enfoncer la dague dans le cœur, ou dans la gorge, et de répéter l'opération tant qu'il en aurait les moyens. Ce qui ne serait pas le cas très longtemps, malheureusement...

[Galathée]

Il laissa donc cheminer la créature, implacable, jusqu'à lui.
Plus elle se rapprochait, plus il avait la sensation que sa carcasse était morte et que le feu qui brûlait en elle venait d'un autre monde. Du sang noir coulait de la blessure qu'il lui avait infligée plus tôt, en traînées épaisses sur son ventre et ses genoux. Elle avait la bouche ouverte sur un cri silencieux mais dont il devinait la fureur. Elle fut finalement juste en face de lui et il la frappa au moment où elle tendait les mains pour l'agripper. Sa dague la toucha à la gorge, s'enfonça jusqu'à la garde mais la jeune femme, ou plutôt ce qu'il en restait, se contenta d'écarquiller ses yeux débordants et de pousser un grognement inaudible. Un flot de liquide brûlant s'échappa de ses lèvres et toucha le barde au visage, l'aveuglant une seconde. Il sentit une main le saisir à l'épaule et des doigts crochus s'enfoncer dans sa peau. L'autre main le frappa dans les côtes, sur son flanc blessé. Il raffermit sa prise sur la corde, plus par réflexe que par conviction, et donna un second coup de dague au même endroit, sans parvenir pourtant à ouvrir les yeux. Puis soudain, il sentit que le sol se dérobait sous ses pieds. Il tint une seconde, une deuxième, sa paume crispée autour du chanvre, puis ce fut la chute. Il ne sut pas si ses doigts ou la corde avaient lâché mais cela n'eut pas d'importance : il heurta la surface de la mer avec violence, Squale toujours cramponnée à son épaule, et l'eau glaciale, suffocante, fut subitement tout autour de lui.

[Taliesin]

Avec l'énergie du désespoir, le barde se démena pour échapper au cadavre animé, pour remonter à la surface avant que l'air ne vienne à lui manquer. Il ne ménagea pas ses efforts, utilisa jusqu'à la dernière once d'énergie qu'il possédait encore. Mais, en son for intérieur, il était convaincu que cela ne servirait à rien : la créature ne le lâcherait pas, continuerait à l'entraîner vers le fond et, avant peu, il ouvrirait la bouche pour respirer, avalerait des litres d'eau salée... et se noierait.
Périr ainsi après avoir surmonté tant d'épreuves était rageant. Pourtant, il ne regrettait rien. Il avait sauvé Victor. Il avait sauvé Martin. Il avait fait ce qui était juste, ce qui était bon. Il avait adressé un ultime pied de nez au Monstre qu'il avait jadis été. Bien sûr, Victor aurait du mal à se remettre de sa disparition. Il s'en remettrait, cependant : c'était un enfant plein de ressources et des gens bien intentionnés, au premier rang desquels les Merlus, lui apporteraient leur soutien. Quant à Galathée... Le capitaine Lamalice ne tarderait pas à mener la Liberté vers Melandis. La rôdeuse serait sauvée, comme tant d'autres avant elle. Bientôt, elle retrouverait son fils, et tous deux pourraient mener la vie paisible à laquelle ils avaient droit.
Veillez sur eux... implora-t-il enfin l'astre du soleil qu'il ne contemplerait jamais plus.
Un elfe adressant son ultime prière à un dieu humain... D'aucuns auraient pu juger la chose étrange, voire malvenue. Mais pas Taliesin. Au contraire, il trouvait que c'était une conclusion logique à la vie qu'il avait menée.

[Galathée]

La lutte était vaine et l'eau noire. Squale pesait, désormais inerte, comme une pieuvre vissée à sa proie. Malgré les coups de dague et la frénésie du barde, ce qui restait de son corps mutilé l'entraînait vers le fond, ses yeux brûlants plongés dans ceux de l'elfe. La haine qui en fusait semblait lui percer l'âme et se délecter de son tourment.
Il ne voyait plus que son visage blanc, la mer semblait calme autour de leur danse macabre, apaisée par son inéluctable trépas. Il cessa de s'agiter puis de retenir sa respiration. L'eau glaciale formait comme un étau autour de son crâne, de sa poitrine, et elle s'engouffra dans sa gorge, le faisant tousser, cracher, puis inhaler à nouveau. Il eut l'impression que le cadavre souriait. Non, ce n'était pas une impression... Un requin passa alors près d'eux, les fouettant de sa queue grise avant de disparaître dans l'océan trouble qui les environnait. Il avala plus d'eau et une sensation de brûlure lui déchira la poitrine, étouffant son dernier cri.
Puis ce fut le calme.
Toute velléité de lutte était abolie.
Une douce sérénité avait pris possession de son corps, la souffrance avait disparu, et sa conscience, petit à petit, s'étiolait.
Il eut l'impression que quelque chose le touchait, tendrement, des bras qui l'enlaçaient, peut-être Galathée, déjà morte, qui l'attendait de l'autre côté, promesse de jours heureux en des lieux inconnus, tandis que l'ombre voilait son regard, qu'un dernier soupir s'échappait de ses lèvres, et que le néant dévorait sa dernière étincelle de vie.

Et puis ce fut l'oubli.
La nuit.
Et puis plus rien.

[Galathée]

Et finalement, la lumière fut.
La lumière, la chaleur, et un doux balancement.
Le monde était flou. Et un peu douloureux.
Mais il y avait moyen de le tenir à distance en clignant des paupières.
C’était douloureux aussi, en réalité.
Il fallait choisir.
Il y avait un bruit.
Les vagues.
Et puis un autre.
Quelqu’un ronflait. Pas très fort.
Mais quand même.

[Taliesin]

Dans les histoire, on raconte souvent que la première réaction d'une personne qui s'éveille après avoir frôlé la mort est de se croire au paradis. Mais ce ne fut pas le cas de Taliesin. Sans doute parce qu'il s'était toujours imaginé les havres célestes comme de verdoyantes contrées où retentissaient les trilles harmonieuses des oiseaux, non comme la cabine d'un navire se balançant au gré des flots tendis que résonnaient le son des vagues... et un ronflement.
A dire vrai, il se crut d'abord de retour sur la Liberté, émergeant après une longue nuit peuplée de cauchemars dont il ne gardait aucun souvenir, juste des sensations diffuses. Puis la mémoire lui revint, en même temps que la douleur se fit sentir.
Non, les sinistres images qui surgissaient dans son esprit n'étaient pas les vestiges de mauvais rêves enfuis. Elles constituaient des souvenirs bien réels. Ceux de ce qu'il avait pensé être ses derniers instants en ce bas monde.
Mais il avait survécu. Par quelque miracle dont il ignorait encore tout.
Il faillit ouvrir grand les yeux, se redresser brutalement.
Il s'abstint.
Rien ne pressait. D'autant qu'il n'était pas très en forme, il le sentait. Pas très en forme mais vivant. C'était là le plus important.
Il allait donc prendre son temps pour reprendre pied, pour laisser sa vue s'habituer progressivement à la clarté.
Ensuite, il pourrait découvrir ce qui l'entourait.
Et qui ronflait.

[Galathée]

Avec sa prise sur le réel, ses sensations corporelles s'intensifièrent. Il ressentit une douleur sourde à la poitrine, le simple fait de respirer l'élançait, et les muscles de son organisme tout entier protestèrent avec vigueur. On avait apparemment omis de le soigner... ou on ne l'avait pas fait assez en tout cas. Ses yeux finirent par s'habituer à la lumière. Le hublot de la cabine était obstrué d'un voile de lin mais au dehors, il faisait grand soleil. Le barde dut se dégager de sous les draps pour parvenir à apercevoir le dormeur. Chaque mouvement lui arracha une grimace mais il parvint à se redresser sur un coude.
La cabine était minuscule, elle contenait tout juste un lit et un fauteuil, dans lequel Victor dormait paisiblement, enroulé dans une couverture.

[Taliesin]

Taliesin se recoucha, opération qui ne fut pas sans lui arracher un grognement. Cependant, il n'en voulait en aucun cas à ceux qui l'avaient laissé dans cet état : ils l'avaient sauvé alors qu'il se trouvaient déjà à une grande profondeur, action qui tenait de l'exploit et qui méritait une gratitude éternelle. De surcroît, ils avaient aussi sauvé Victor et, pour cela, il éprouvait à leur égard une reconnaissance encore plus grande. Il regrettait seulement qu'on n'ait pas attribué une cabine au gamin. Enfin, on l'avait probablement fait, mais il avait dû décliner l'offre, préférant rester ici pour le veiller.
C'est cette pensée qui décida l'elfe à l'appeler. Une fois rassuré sur son sort, le petit garçon accepterait peut-être d'aller s'allonger, ce qui lui permettrait à coup sûr de mieux se reposer...
-Victor ? croassa-t-il, d'une voix qu'il reconnut à peine.
S'il n'obtenait aucune réponse, le barde verrait s'il était en mesure de se rendormir. Sinon, en serrant les dents, il n'était pas impossible qu'il parvienne à se lancer lui-même un sort de guérison...

[Galathée]

Mais l'enfant ouvrit immédiatement ses grands yeux clairs, tourna la tête à droite et à gauche, comme s'il tentait de localiser la source du bruit qui l'avait réveillé et un sourire immense bourgeonna sur ses lèvres. Puis, une seconde plus tard, il sautait de son perchoir et se ruait sur le barde. Il l'enserra en se souciant peu de ses plaies et ses bosses et nicha son visage dans le creux de son épaule, avant d'émettre un reniflement sonore qui dégénéra rapidement en sanglots.

[Taliesin]

Si la douleur le fit à nouveau grogner, elle ne l'incita pas à repousser le gamin, pas plus qu'elle ne l'empêcha de le serrer dans ses bras et de l'ébouriffer doucement. Il chercha quelque chose à dire, songea à une formule banale du type "Tout va bien", voire à plaisanter sur le fait qu'ils formaient une bonne équipe capable de se sortir de toutes les situations. Mais il n'en fit rien : les mots paraissaient superflus. Par ailleurs, en eut-il prononcé qu'ils se seraient résumés à quelques croassement incompréhensibles. Et pas seulement à cause de son séjour prolongé dans l'eau. L'émotion lui nouait la gorge tandis que le soulagement menaçait de le submerger. L'elfe demeura donc parfaitement silencieux, se contentant de serrer Victor contre lui.

[Galathée]

Victor finit par relever la tête, s'épongeant les yeux du dos de la main puis du bout des doigts. Il s'autorisa un sourire timide, puis se repencha une seconde sur l'elfe pour l'étreindre à nouveau. Il finit par se rasseoir sur le bord du lit, un peu gêné, et esquissa une grimace.
" Ils disaient que tu te réveillerais. Mais je n'étais pas certain. Les choses ne se passent pas toujours comme on l'a imaginé, alors... Je n'étais pas certain."
Il haussa les épaules.
" Ils viendront te soigner. Mais il y a eu beaucoup de blessés, et seulement quatre clercs, alors ils ont dû trier. Comme tu étais tiré d'affaire et bien... Ils ont dit qu'ils viendraient plus tard. Mais je peux aller les chercher, si tu as trop mal. Aegyr dit que le pire, c'est l'eau que tu as eu dans les poumons, que ça va faire mal pendant un certain temps, même avec des soins. Il dit que c'est un petit rappel du bonheur d'être vivant."

[Taliesin]

-Il n'a pas tort... répondit-il d'une voix toujours aussi rauque. Et ils ont eu raison de s'occuper des cas les plus urgents. D'ailleurs, j'imagine que c'est toujours ce qu'ils sont en train de faire... Alors sincèrement, je peux attendre : j'ai un peu mal, certes, mais ça n'est pas insupportable, et je préfère largement ça à... enfin, à ce qui a failli m'arriver. Je me demande d'ailleurs comment ils ont réussi à me tirer d'affaire...
Il s'interrompit, la gorge en feu après une si long tirade. Il toussa à une ou deux reprise et dut attendit quelques instants avant de reprendre la parole.
-Mais toi, bonhomme, comment tu te sens ? Tu as pu te reposer ? Dans un vrai lit, je veux dire... Ou bien es-tu resté continuellement à me veiller ? Je n'ose imaginer le temps que j'ai mis avant d'émerger...

[Galathée]

" C'était avant-hier. Là, il doit être un peu avant midi. Tu as dormi toute la journée d'hier... Moi j'ai beaucoup dormi aussi, en fait. J'ai eu le contrecoup, ils disent. Ils m'ont un peu soigné aussi. Ça s'appelle de l'hypothermie, comme quoi j'ai eu trop froid. Mais le capitaine Longuehune était épaté, il a dit que je pouvais devenir mousse à son bord, si je voulais ! J'ai dit non, je te rassure. Je crois que cette fois-ci, j'ai compris la leçon. J'ai une cabine à l'étage inférieur, avec Jehan. Mais je voulais être là quand tu te réveillais, pour pas que tu sois inquiet, ou quoi. Je te connais, tu aurais été inquiet. Alors que comme tu me vois, tu l'es moins, je suppose."
Il eut un sourire puis remonta les genoux sous son menton.
" Là, nous mouillons près de Mersant. L'auberge est déjà pleine de soldats, alors le capitaine a dit que c'était mieux si on restait à bord. Le port est un peu encombré, encore, ils sont en train de le déblayer pour que les navires puissent y entrer. Mais comme le temps est beau, on ne devrait pas avoir de problèmes. Et pour ce qui est de ton sauvetage... Quelqu'un a plongé pour te chercher, simplement. Je crois que c'était un ancien pirate du Squale qui voulait se racheter, quelque chose comme ça. Je dois dire que je n'ai pas posé toutes ces questions : tout le monde courait dans tous les sens, avec la tempête, puis la Citronnelle qui s'est brisée en mille morceaux avant de couler... et les autres bateaux qui ont vogué à contre courant pour ne pas tomber à leur tour. C'était un beau... comment dit-on déjà ? Capharnum ? "