[Lieu] Mersant

[Taliesin]

Un bref instant, il recouvrit sa main.
-Bonne nuit, Val.
Il la regarda s'éloigner puis, à pas lents, entreprit de longer le quai. Il n'avait pas envie d'aller immédiatement se coucher. Peut-être parce qu'il savait que, sous peu, la terre ferme viendrait à lui manquer. Peut-être parce que la séparation prochaine lui pesait plus qu'il ne l'aurait cru. A moins, simplement, qu'il n'estimât avoir déjà passé trop de temps au lit ces derniers jours.
Mais, quelle que soit la nature de ses réticences, la fatigue en eut vite raison. L'elfe finit donc par reprendre la direction du bateau. Quelques minutes plus tard, il était étendu sur sa couche et sombrait rapidement, tout en songeant vaguement au programme du lendemain. Il faudrait qu'il aille parler à Martin, notamment...

[Galathée]

Taliesin n'émergea qu'au cours de la matinée, alors que le soleil était déjà levé. Un moment, il demeura désorienté sur son lit, avant de réaliser que des éclats de voix provenant de la cabine d'à côté étaient responsables de son réveil. On ne criait pas à proprement parler, mais le ton était sec. Il ne parvint pas à en comprendre le moindre mot, cependant. Il entendit ensuite la porte se refermer et le silence retomba. Il y eut un choc bref, comme quelqu'un frappait le mur du poing, mais ce n'était vraisemblablement pas une tentative de communication, juste un geste rageur.

[Taliesin]

Le barde, auquel les voix avaient fait oublier sa déception de s'être réveillé aussi tard, quitta son lit et entreprit de s'habiller rapidement. Il avait l'intention de sortir, non pour aller trouver l'ancien courtisan - qui préférerait sans doute rester seul un certain temps - mais pour tenter de rattraper celui avec qui il venait de se disputer. C'était le meilleur moyen de savoir ce qui s'était passé. S'il échouait, et bien... Il irait voir Martin un peu plus tard, quand le moment lui semblerait plus opportun.

[Galathée]

L'importun était le capitaine Longuehune en personne, que Taliesin rattrapa sans peine sur le pont de la Lumineuse. Il salua amicalement le barde, s'enquit de sa bonne santé, puis l'écouta lorsque celui-ci l'interrogea sur les causes de son accrochage avec Martin.
Le Luménien eut un sourire contraint.
" Disons que votre ami n'a pas aimé les dispositions prises à son égard. Il aurait voulu rester sur Mersant et reprendre ses activités, mais c'est un Mélandien et en tant que tel, nous l'invitons à gagner Luménis pour un petit séjour de sûreté. Ne vous inquiétez pas, nous ne le garderons pas plus longtemps que nécessaire et nous ne le mettrons pas en prison, mais... en temps de guerre, les choses sont ce qu'elles sont."

[Taliesin]

Sa surprise fut telle qu'il demeura un instant à contempler l'officier, bouche bée, yeux écarquillés. La nouvelle le révolta au plus haut point et il manqua se récrier vivement. Il se souvint cependant de sa situation précaire et prit une profonde inspiration avant de parler.
-Capitaine, je suis parfaitement conscient que je n'ai pas mon mot à dire en la matière, mais... Peut-on vraiment considérer Martin comme un Mélandien, dans la mesure où c'était un esclave, une victime de la barbarie qui règne en cette cité maudite ? De plus, c'est désormais un esclave en fuite : s'il était assez fou pour retourner là-bas, il serait immédiatement exécuté... Comment pourrait-il représenter une menace pour Luménis, dans ces conditions ?
Il s'interrompit, chercha ses arguments puis reprit, d'un ton toujours aussi posé et respectueux que précédemment.
-Je sais que ses origines et son métier ne jouent pas en sa faveur. Pourtant, je puis vous assurer que c'est un homme bon. Il nous a été d'un concours précieux durant notre séjour dans les tunnels et, après que nous ayons échappé aux drows qui nous avaient capturés, il m'a aidé à prendre soin des enfants. Sans lui, je n'aurais pu sauver Jehan... Ensuite, le jour où vos troupes ont donné l'assaut, il a tenté d'interrompre la cérémonie présidée par Squale. Qu'il ait échoué n'enlève rien à son courage, à son dévouement... Enfin, s'il ne s'était pas trouvé sur la Citronnelle, je n'aurais peut-être pas réussi à tromper cette démone. Or, il m'a fourni une occasion de jouer la comédie, de me faire vraiment passer pour ce que je ne suis pas... En toute sincérité, je n'ai pas le moindre doute quand au fait que cela ait changé la donne.
Il grimaça, ne sachant trop comment conclure. Puis il trouva. Ou crut trouver.
-L'arracher à la vie sinistre qu'il menait ici est un acte de bonté, indéniablement. J'avoue d'ailleurs que j'espérais le convaincre de partir. Comme me l'avait suggéré Victor, je comptais lui proposer de se rendre dans la ferme que possède le petit et où sont installés nos amis, la famille des deux autres garçons... Avoir droit à un peu de chaleur humaine, pouvoir se rendre utile, je suis convaincu que cela lui ferait le plus grand bien. Si une telle solution est absolument inenvisageable... Je sais que vous le traiterez bien. Croyez-m'en, je n'en doute pas un seul instant. Toutefois, si je puis avoir l'outrecuidance de demander une faveur... Ne le laissez pas en compagnie d'autres Mélandiens. Il ne recevrait d'eux que mépris, haine... voire pire encore. Mais il ne mérite pas cela. Il mérite au contraire qu'on lui offre la chance qu'il n'a jamais eue, qu'on l'aide à se rétablir, à repartir de l'avant et à dispenser toute la bienveillance qu'il possède en lui. Il l'ignore, car il est trop malheureux, pour l'heure ; mais je puis vous dire qu'il en possède beaucoup.

[Galathée]

Longuehune avait écouté Taliesin sans manifester d'émotion particulière et il reprit avec le même calme lorsque celui-ci en eut terminé.
" Je vous proposerais bien de convaincre Martin que rester à la ferme de vos amis jusqu'à ce qu'il soit autorisé à quitter le territoire est la meilleure chose qui puisse lui arriver, mais je doute qu'il soit de bonne compagnie et qu'il constitue un bon exemple pour les enfants qui y résident. Comme vous le savez, la ferme est sous surveillance, et elle constituerait donc un endroit possible pour qu'il y passe son séjour en Hélonna. Si vous pensez réellement que c'est une alternative à un lieu plus fermé, je ne m'y opposerai pas. Mais vous prendriez le risque qu'il mène la vie impossible à ceux qui y cherchent la tranquillité. Enfin... Peut-être que la dette qu'il a envers vous sera un levier assez puissant pour lui imposer une certaine tenue."
Il s'appuya sur le bastingage.
" Quant à son statut d'esclave en fuite... Le temps où Luménis ouvrait ses portes à toute personne ayant fui le régime mélandien est malheureusement révolu, Taliesin, vous devez vous en douter... Les esclaves comme Martin ont un lourd passé, vous l'avez constaté en première main, qui ne cède pas au premier signe de bienveillance. Même si son coeur n'est pas noir, il a été profondément marqué, et ni vous, ni moi, ne pouvons prévoir ce qui se produira le jour où un vaisseau de guerre à l'affut d'informations viendra croiser dans les eaux de Mersant. Tout comme nous ne savons pas ce que Martin pourrait vouloir monnayer contre sa liberté et sa vie, le jour où il sera arrêté. Je suis désolé. Je ne lui veux aucun mal, personnellement, et je pense qu'il vivra mieux en territoire luménien que sur cet îlot à s'adonner à son activité... sordide. Mais je sais que les gens détestent que l'on choisisse à leur place ce qui est bon pour eux."
Il eut un sourire tranquille.
" Quoi qu'il en soit, cette décision est prise. Martin sera gardé sur le sol hélonnien, et sous surveillance, jusqu'à la fin des hostilités avec les Mélandiens. Il pourra ensuite repartir, si tel est son désir. D'ici là, il faudra bien qu'il s'y fasse."

[Taliesin]

Il acquiesça lentement.
-Je comprends. Et comme je vous l'ai dit, je pense que c'est une bonne chose de le forcer à quitter ces lieux, démarche qu'il n'aurait probablement pas faite par lui-même. Par ailleurs, je vous suis profondément redevable de me laisser lui parler de la ferme. Bien sûr, il est impossible de savoir s'il acceptera. Mais au moins... Il aura une alternative. Sans doute cette marge de manœuvre l'aidera-t-elle à mieux accepter les choses. Enfin, si d'aventure il optait pour ma solution, je suis certain qu'il aura un comportement irréprochable. Il ne souhaite faire de mal à personne, croyez-m'en.

[Galathée]

Longuehune sourit.
" Son cas m'échappera très bientôt et sera traité par les services compétents. Si vous êtes prêt à répondre de lui, je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'il accompagne Valaellyn et les enfants jusqu'à la ferme de Victor. Ensuite... et bien, je devrai sans doute faire une déclaration allant en ce sens. Vous savez sans doute que Kerun Tervan, l'agent des services secrets que vous avez rencontré pendant l'assaut sur le port, va vous accompagner à Mélandis. Ce n'est pas mon initiative mais la sienne, mais je dois avouer que je suis sensible à ses arguments, ne fut-ce que pour me permettre d'avoir les coudées plus franches. Je pense que les gens qui surveillent votre ferme vont se poser beaucoup de questions en voyant reparaître la prêtresse et les enfants, mais pas vous..."
Il haussa les épaules.
" De toute façon, ça ne vous concerne pas. Menez votre mission à bien, revenez-nous. Quant à Martin... Il me dira bien ce qu'il a décidé lui-même, quand il aura décanté."

[Taliesin]

-Je vais aller lui parler de ce pas. Ainsi aura-t-il plus de temps pour y réfléchir et peut-être pourrons-nous en rediscuter avant mon départ, s'il en ressent le besoin. Je vous remercie de m'avoir écouté, capitaine. Et n'ayez crainte : je ne suis pas elfe à trahir sa parole. Je rentrerai donc à Luménis et me livrerai sitôt débarqué, comme je m'y suis engagé. Quant au fait que je puisse mourir d'ici-là, nul doute que la présence d'un agent des services secrets amoindrira considérablement les chances qu'une telle chose se produise.
Il salua courtoisement l'officier et s'apprêta à prendre congé.

[Galathée]

Le capitaine Longuehune ne le retint pas et grimpa lui-même sur le château arrière, tandis que le barde rejoignait la coursive et les cabines. Lorsqu'il frappa à la porte de Martin, celui-ci ne répondit pas tout de suite. Taliesin l'entendit bouger à l'intérieur, puis sa voix franchit la paroi de bois.
" Quoi encore ? Foutez-moi la paix !"
Le ton furieux ne laissait pas planer grand mystère quant à l'état d'esprit dans lequel se trouvait le courtisan.

[Taliesin]

-Martin, c'est Taliesin, dit-il cependant. Je comprends que tu ne veuilles voir personne, mais j'ai discuté avec Longuehune et si je n'ai pu le faire changer d'avis concernant ton départ de Mersant, j'ai au moins obtenu la permission de te faire une proposition alternative. Je peux revenir à un autre moment, si tu préfères. Toutefois... Je tiens à t'en parler avant mon départ.
Si l'ancien courtisan refusait de le laisser entrer et persistait dans son refus plus tard dans la journée, il finirait par pénétrer dans la cabine sans son accord, même si s'imposer de la sorte n'était guère dans ses habitudes.

[Galathée]

Il y eut un bref silence, avant que la voix ne reprenne, cassée par l'effort et la fureur.
" Entre seulement, si tu l'oses ! s'exclama alors la voix. Je parie que c'est toi qui lui as mis cette idée en tête ! Toi et ta foutue bienveillance ! Je ne t'ai rien demandé !"

[Taliesin]

Le barde, ne se laissant pas démonter, ouvrir la porte, entra dans la cabine et referma le battant derrière lui, s'y adossant aussitôt.
-Tu te méprends, commença-t-il calmement. J'ai au contraire pris ta défense devant le capitaine. Mais il exécute les ordres qu'il a reçus et t'applique les mesures prises envers toutes les personnes d'origine mélandienne.
Il se fendit d'un sourire paisible.
-Je sais que tu ne m'as rien demandé, et je comprends ta fureur : j'ai éprouvé la même, quand on m'a empêché de me détruire. Cependant, puisque ce traitement m'a été salutaire, j'entends bien te l'appliquer. Toutefois, tu m'as dit vouloir expier par la souffrance et je t'ai entendu. Longuehune pense t'envoyer non en prison mais dans un lieu malgré tout relativement clos, quoi qu'agréable, je n'en doute pas. Tu pourrais y rester à ne rien faire, si ce n'est à broyer de noires pensées. Et bien moi, je te propose d'aller dans un lieu non moins surveillé mais ouvert, où il te faudra trimer au quotidien. Où tu devras prendre constamment sur toi pour surveiller ton attitude et aider autrui.

[Galathée]

Martin, le visage rosi par la colère, demeura muet de stupeur, maladroitement redressé contre la paroi de la cabine.
" Vous... vous... tu ne peux pas m'imposer... vous n'avez pas le droit... balbutia-t-il. Je dois... vous ne comprenez pas... Il faut... "
Il écarquilla les yeux puis gémit et secoua la tête.
" Vous n'écouterez rien de ce que j'ai à dire. Vous avez décidé pour moi. Soit. Je m'y plierai, je n'ai pas le choix, ce n'est pas la première fois, je peux me résigner."
Il nicha ensuite son visage au creux de ses paumes.
" Mais je m'enfuirai, Taliesin, je te le promets. Si je ne peux pas expier comme j'en ai besoin, si la culpabilité devient trop terrible... Je m'enfuirai."

[Taliesin]

-Ne ne t'imposerai rien concernant ta destination, Martin, répondit-il d'un ton doux. Certes, je pense que quitter Mersant est une bonne chose pour toi, et j'aurais essayé de t'en convaincre si les Luméniens ne t'y forçaient pas. Mais je n'aurais pas décidé pour toi, pas plus que je ne vais le faire à présent. Je t'offre simplement une alternative. Tu es libre de l'accepter ou de la refuser.
Il ferma les yeux une seconde, se mordilla la lèvre, nerveux, puis se lança :
-En revanche, je vais t'imposer autre chose. D'avance, je t'en demande sincèrement pardon. Mais je suis tellement redevable aujourd'hui enverc celle qui m'a contraint à cela que... Enfin bref.
Il prit une profonde inspiration.
-Tu ne t'enfuiras pas, Martin. Tu as une dette envers moi, et c'est ainsi que j'entends te la faire rembourser : tu n'auras pas le droit de t'enfuir jusqu'à ce que je sois rentré de Melandis, ou jusqu'à ce que tu aies eu connaissance de ma mort. Alors, tu seras libre de faire ce choix. Pas avant.
Il eut un sourire triste.
-On ne peut décider soi-même de la sentence qu'on mérite, Martin. On ne peut choisir son expiation. Sinon, cela serait trop facile, j'imagine. Trop... confortable. Et crois-moi, vu ce qui m'attend à mon retour de Melandis, je sais de quoi je parle. La seule chose que nous puissions faire, c'est accepter notre sort, accepter les épreuves qu'on nous impose. C'est cela, expier.

[Galathée]

Martin demeura à nouveau muet pendant quelques secondes, manifestement scandalisé, puis ses yeux s'emplirent de larmes.
" Comment peux-tu me faire ça ? murmura-t-il d'une voix étranglée. Tu dis que tu as été contraint autrefois, mais elle... elle est restée auprès de toi, j'en suis sûr... Elle est restée et elle t'a soutenu... Mais moi ? Tu vas m'envoyer dans une cité lointaine, dont les moeurs et les coutumes me sont inconnus, tu vas me faire travailler auprès d'étrangers, qui même s'ils sont pétris de bienveillance, ne sont rien pour moi et pour qui je ne suis rien... Comment peux-tu comparer nos situations ? Comment peux-tu croire qu'en me contraignant de la sorte, je vais... je vais quoi, en somme ?"
Il frémit.
" Mais je comprends. Tu as raison. Cette épreuve est sans doute plus douloureuse que ce que je m'inflige depuis dix ans. Je ne sais pas si je tiendrai le coup, je ne peux pas te le promettre. J'ai une dette envers toi mais je n'ai jamais été un homme d'honneur, Taliesin. Je ferai de mon mieux."

[Taliesin]

-Je sais qu'il y a plus d'honneur, de bienveillance et de courage en toi que tu ne le crois, répondit-il, du même ton apaisant. Quant au destin que tu décris, il se réalisera sans doute si tu acceptes les mesures prises pour l'ensemble des Mélandiens. Mon alternative est sensiblement différente.
Il chercha soigneusement ses mots, craignant que, s'il présente mal la chose, l'ancien courtisan ne la refuse sans même y réfléchir.
-Ce que je te propose, c'est d'accompagner Victor dans la ferme qu'il tient de son grand-père et qu'il a prêtée aux Merlus, la famille de Jehan et Benoit. Là, entre le travail agricole et les autres tâches, tu auras fort à faire, d'autant que les adultes sont peu nombreux en comparaison de la foule d'enfants. Mais tu ne seras pas entouré que d'étrangers. Et ceux que tu ne connais pas... Ce sont des gens au cœur bon que les épreuves n'ont pas épargnés et qui doivent repartir de zéro. Des gens qui ne m'ont pas rejeté lorsque je leur ai avoué mes crimes. Oh, et pour être totalement franc, cette idée n'est pas de moi : c'est Victor qui m'en a parlé. Cela prouve bien à quel point il t'est attaché, a quel point tu n'es pas rien pour lui.

[Galathée]

Martin demeura pantois.
" Taliesin... Tu ne peux pas leur faire une chose pareille... Je suis une pute mélandienne, bon sang ! Vous ne me connaissez pas, aucun d'entre vous, vous avez une impression fausse de ce dont je suis capable... Je n'ai pas l'habitude des enfants, je ne pourrais jamais m'en occuper ! Victor... Victor est un gosse, les gosses s'amourachent toujours facilement des gens qui passent, il suffit d'un sourire, d'un cadeau, d'un peu d'humour... Ne leur fais pas ça... Tu seras loin et ils devront vivre avec moi chaque jour... Les adultes... Nous ne sommes pas taillés dans le même bois, Taliesin. N'importe qui pourrait voir ça. Ce que tu inspires aux gens... Ce n'est pas quelque chose de donné à tout le monde."

[Taliesin]

-Tu es peut-être une "pute mélandienne", mais moi, je suis un meurtrier doublé d'un tortionnaire dont les victimes n'étaient pas que des adultes, loin s'en faut. Franchement, lequel de nous deux a le moins sa place, dans cette ferme ? Mais qu'importe : ils t'accepteront comme ils m'ont accepté, avec la même bienveillance. Ne va pas croire pour autant qu'ils ignorent ce qu'est le mal : ils ont été les victimes des Gardes Rouges, les plus ignobles séides de Morféa Nwalk, qui ont rasé leur exploitation et bien failli les massacrer tous. Quant à Victor... Il n'est pas naïf. Si tu savais tout ce qu'il a vu et subi, toutes les ordures qui s'en sont prises à lui... De plus, il a fallu du temps, pour qu'il me fasse confiance. C'est compréhensible, pour le moins... Cependant, si les épreuves l'ont endurci, si elles l'ont rendu beaucoup plus méfiant, je crois qu'il n'en est que plus capable, désormais, de détecter la bonté chez autrui. Ce n'est pas pour rien qu'il se fie à toi : il t'a vu prendre soin de Jehan et ce, spontanément, alors que rien ne t'y forçait. Je t'ai vu, moi aussi. Et cela me suffit.
Il adressa un sourire encourageant à son compagnon de mésaventures.
-J'aimerais que tu acceptes ma proposition, Martin. Que tu essaies, au moins, quitte à demander à être transféré ailleurs si vraiment cela s'avère trop difficile pour toi. Toutefois, je ne t'impose rien : tu es libre de décliner. Et tu n'es pas obligé, non plus, de décider immédiatement. Tu pourras y réfléchir en voguant vers Luménis.

[Galathée]

Martin pinça les lèvres et acquiesça.
" Je n'ai pas le choix, de toute façon, murmura-t-il. J'y réfléchirai donc."
Il soupira et ferma les yeux, remontant sa couverture sous son menton.
" Je sais que ça part d'un bon sentiment, Taliesin. Je devrais te remercier pour ça. Je devrais te remercier, je sais."
Un maigre sourire se dessina sur ses traits.
" Ce n'est pas l'image que j'aurais aimé que tu emportes de moi. Mais les faux semblants... tiennent le temps qu'ils tiennent, je suppose. J'espère que nous nous reverrons. J'espère que tu trouveras celle que tu cherches, aussi."

[Taliesin]

Il hésita une seconde puis, s'approchant, il serra brièvement l'épaule de Martin.
-C'est moi qui te remercie. Tu as été l'une de ces lumières au fond des ténèbres qui nous ont permis de traverser ces épreuves, à Jehan, à Victor et à moi. Je ne l'oublierai pas. Je ne sais si nous nous reverrons mais je l'espère, comme j'espère que tu réussiras à repartir de l'avant. Et, quoi qu'il advienne, j'ai été heureux et honoré de faire ta connaissance.
Il se détourna et se dirigea lentement vers la porte de la cabine. Il avait l'intention de se diriger vers celle que partageaient les enfants. Peut-être n'était-il pas trop tard pour les conduire à terre ? Enfin, si Benoit et Aegyr étaient d'accord, bien sûr.

[Galathée]

Martin n'ajouta rien et Taliesin rejoignit la coursive, fermant soigneusement la porte derrière lui. Il ne savait pas exactement où se trouvait la chambre des garçons, mais une écoute attentive lui permit de le déduire : ça bavardait ferme, dans des tonalités plutôt aiguës, quelques portes plus loin. Quand il frappa, la voix claire de Victor l'invita à entrer et il déboucha dans un joyeux capharnaüm. Deux lits superposés occupaient la pièce, touchant presque le plafond, et Victor et Benoît s'étaient réfugiés dans les hauteurs. Un désordre innommable régnait sur l'une des deux couchettes basses, tandis que l'autre était occupée par Jehan. Il était dans l'ombre, mais Taliesin eut l'impression qu'il était moins pâle ou peut-être moins maigre que la dernière fois qu'il l'avait vu.
Victor le salua d'un joyeux bonjour tandis que Benoît, plus discret, le saluait moins vocalement.

[Taliesin]

Le barde salua chaleureusement les deux garçons.
-Victor, tu as parlé à Benoit de l'idée que nous avons eue hier ? s'enquit-il.
Au besoin, il était prêt à tenter de convaincre le petit Merlu. Mais, à tout prendre, il aurait préféré s'épargner une nouvelle séance de négociation et pouvoir, sans tarder, se mettre en quête d'Aegyr. La matinée était bien avancée et, si la Liberté devait bien lever l'ancre le jour même, mieux valait ne pas perdre trop de temps.

[Galathée]

" Aegyr a dit qu'on pouvait descendre à terre, mais seulement si on emballait bien Jehan pour pas qu'il ait froid. Il a dit que le soleil c'était un leurre et qu'il faisait encore fort froid, et que ça n'allait pas s'arranger, et qu'avec le peu d'énergie qu'il avait, on ne pouvait prendre aucun risque et patati et patata. Tu vois quoi. Bref, on a compté sept couvertures dans la chambre, et donc on peut faire une sorte de gros cocon et puis on sort.
— Mais on s'est dit qu'on garderait la rouge pour la dernière couche, comme ça, on ne le perd pas, si on le dépose quelque part.
— Ben oui, ce serait bête, c'est sûr."
Victor glissa hors de son perchoir.
" Regarde ce que j'ai retrouvé !"
Il brandit alors le petit renard de tissu qu'ils avaient acheté ensemble à Loth Imharil, mais ne le laissa pas une seconde entre les mains de l'elfe et le glissa à l'intérieur de sa chemise.
" Je te le rendrai avant le départ, mais là, il doit reprendre mon odeur, parce que j'ai beau renifler, je ne me sens pas !"

[Taliesin]

Le barde, décontenancé, resta un instant sans savoir que répondre. Il avait complètement oublié la peluche. Quant au bébé... Les derniers mois avaient été si mouvementés qu'il n'avait pas vraiment eu le temps d'y réfléchir. De plus, il avait essayé de ne pas trop le faire, pour se préserver. Compte tenu des épreuves traversées par Galathée...
-Content que tu l'aies retrouvé ! dit-il néanmoins, la voix un peu rauque. Promis, sitôt que tu me l'auras remis, je l'emballerai bien, afin qu'il conserve ton odeur !
Sur un sourire, il se dirigea vers la couchette occupée par Jehan.
-Bon, opération emballage, si j'ai bien compris. On va se contenter de deux ou trois couvertures, pour l'heure. Mais on peut emporter les autres.

[Galathée]

Tandis que Victor bondissait autour de lui et que Benoît l'observait, plus circonspect, Taliesin confectionna un nid de couvertures à Jehan. L'enfant demeura absolument inerte tandis qu'il s'affairait, lâchant parfois un soupir ou remuant très légèrement les épaules ou la tête. C'était indéniablement un progrès. Victor et Benoît se firent finalement des capes de chevalier de deux autres couvertures, puis ils précédèrent Taliesin et son paquet dans la coursive. Ils débouchèrent sur le pont en s'invectivant théâtralement, puis galopèrent vers la passerelle sans mettre fin à leur duel. Plusieurs marins les regardèrent passer avec des expressions surprises et peut-être un peu effrayées : sans doute n'ignoraient-ils pas qu'il leur faudrait retourner jusqu'à Luménis avec ce duo à bord.
Taliesin suivait avec son fardeau et réalisa bientôt qu'il n'avait encore rien mangé, ce que son estomac lui rappela avec vigueur. Sans doute faudrait-il qu'il fasse un arrêt par l'auberge avant de poursuivre sa promenade.

[Taliesin]

C'est donc vers l'auberge que l'elfe dirigea ses pas. Il s'arrêta un moment devant la porte, hésitant à demander aux deux gamins de le suivre. Mais dans leur état, ils auraient fichu un sacré bazar à l'intérieur. Mieux valait donc les laisser courir dehors, d'autant qu'il n'en avait pas pour très longtemps. Il se contenta donc de leur crier de ne pas s'éloigner et entra.
Il ressortit quelques minutes plus tard, les poches gonflées d'un morceau de pain, d'une pomme et d'autres mets substantiels de nature à constituer un solide petit-déjeuner. Après avoir repéré Victor et Jehan - qui s'étaient bien écartés, contrairement à ses consignes -, il s'approcha assez pour être à portée de voix et les engagea à prendre la direction de la lande. Là, ils pourraient courir tout leur saoul sans risquer de bousculer un marin ou un soldat... Quant à lui, il finirait bien par trouver un endroit où s'assoir. Mine de rien, Jehan commençait à peser lourd, dans ses bras.

[Galathée]

Victor et Benoît s'engagèrent alors dans une course poursuite endiablée qu'ils menèrent directement dans les hautes herbes de Valaellyn. Taliesin trouva facilement un rocher où s'installer mais il dut garder Jehan contre lui car il avait plu et la lande était humide. Les deux petits chats sauvages qu'il avait accompagnés continuèrent à se chamailler un moment, avant de revenir vers lui, couverts de boue et de brindilles. Benoît semblait avoir retrouvé une énergie que l'arrivée des pirates sur l'île avait complètement effacée, une veille plus tôt à peine...
" Taliesin, une chanson ! Taliesin, une chanson ! s'exclama Victor avec enthousiasme.
— On voudrait que tu nous apprennes une chouette chanson ! Qu'on pourra chanter sur le bateau !"

[Taliesin]

Taliesin les toisa en grimaçant. Il fallait espérer que Valaellyn ne les voie pas dans cet état, sans quoi ils passeraient un sale quart d'heure. Et lui aussi, par la même occasion... Toutefois, leur requête chassa ces pensées de son esprit. Une chanson ? Quelle idée saugrenue... Victor avait dû oublier qu'il devait ménager ses cordes vocales, à moins qu'il n'ait une confiance absolue dans le remède de Seskan. Confiance sans doute fondée, d'ailleurs... Mais une chanson, donc. L'elfe songea d'emblée qu'un refrain de marins conviendrait à merveille, d'autant qu'il éviterait peut-être que les matelots menacent les gamins de les jeter à l'eau s'ils ne faisaient pas silence. Restait cependant à trouver quelque chose de convenable pour des garçons de cet âge, ce qui n'était pas forcément évident, vu la nature du répertoire maritime...
-Bon, j'en ai deux en tête, finit-il par répondre. La première s'appelle "C'est un fameux trois mâts", la deuxième, "C'est pas l'homme qui prend la mer". Je vais vous chanter la première strophe de chacune d'entre elles et vous me direz laquelle vous préférez, d'accord ?
Et de s'exécuter. Lorsqu'il acheva le second refrain, il se rendit compte, mais un peu tard, que cette ritournelle n'était pas très indiquée... Si les enfants la choisissait, il devrait improviser, changer certains mots, certains passages...

[Galathée]

Les deux garçons le regardèrent, un peu interdits.
" Mais c'est où, Santiano ? C'est sur Maztica ?
— Et qu'est-ce qu'il y a dans les tonneaux ? De la bière ? Ou du vin ?
— Peut-être de l'huile de palme. Ils ont ça, à Maztica, des palmiers.
— Et c'est quoi "la mer qui prend l'homme", ça fait plutôt peur, je trouve...
— C'est quoi un mardi ?"