[Quête] Le Refuge de Solossë

[Galathée]

Lorsqu'ils parvinrent à l'entrée, Trent et Furvan rencontrèrent un autre demi-elfe. Appuyé contre le mur, il fumait la pipe et portait un tablier sombre taché de sang. Plus âgé que les deux jeunes assistants, il leur fit signe.
" Furvan, bonjour. Et Trent ? En voilà une bonne surprise. Tu viens inspecter les installations avant le passage de la petite famille ?"
Trent eut un sourire contraint.
" Je pensais que la gamine irait tout de suite à la chaîne, en réalité."
Furvan rit.
" N'essaie même pas de convaincre Maebryn, il va commencer à se poser des questions sur tes capacités à faire le boulot.
— C'est un bon conseil, mon garçon.
— Alors ? Mes boisés ?
— Ils sont tous débités. Il ne reste qu'un Lunaire qui s'accroche, et puis ton petit protégé, évidemment.
— Nous venions justement lui rendre une petite visite."
Un nouveau cri retentit, cette fois plus proche du râle, et les trois hommes levèrent la tête.
" Ils en sont aux poumons, je pense. Il est sur la fin.
— Les Ilmates ?
— Ils sont aux fers. Ils ont été lamentables, aujourd'hui. Mais tu peux sortir la fille si tu en as besoin.
— Merci, Hamon.
— Bonne balade. Et haut les coeurs, Trent !"
Ce dernier grimaça puis emboîta le pas de son collègue, poussant la porte qui se referma aussitôt derrière eux. Le dénommé Hamon resta au dehors à fumer tranquillement.

[Taliesin]

C'était donc ça, l'extraction. Non contents de les vider de leurs fluides vitaux, ces monstres prélevaient les organes de leurs pensionnaires lorsque l'heure de la mise à mort avait sonné. Plus atroce encore, si c'était possible, cette dernière durait longtemps, car ils procédaient apparemment à ces opérations alors que leurs victimes étaient toujours vivantes.
Taliesin serra les dents, les poings. Une chose était certaine : il allait mettre un terme à ces horreurs. Tout de suite.
Par acquis de conscience, il entreprit de faire le tour du bâtiment, en quête d'une éventuelle autre issue. S'il n'en trouvait pas, il tenterait crânement sa chance par l'entrée principale : après tout, la porte pouvait avoir été mal fermée et se rouvrir suite à un malencontreux courant d'air, non ?

[Galathée]

Il y avait plusieurs autres issues. La première que trouva Taliesin était grande ouverte et fréquentée. En effet, elle donnait sur un vaste espace dégagé où se trouvaient plusieurs chariots en attente. Des hommes, de race humaine cette fois, sortaient régulièrement vers l'extérieur, transportant des caissettes de bois clair, qu'ils entreposaient dans les véhicules. La bâche de chaque chariot était marquée d'un symbole : lune, arbre, renard. Tout cela s'effectuait sous le regard sévère de deux demi-elfes en armure, armés, qui invectivaient de temps en temps les cinq ou six travailleurs. Taliesin comprit aisément qu'ils étaient esclaves.

[Taliesin]

En jouant sur l'effet de surprise, il aurait peut-être - peut-être seulement - pu éliminer les deux gardes. Mais cela n'aurait pas manqué de causer du raffut et, par conséquent, d'attirer d'autres demi-elfes. Taliesin choisit donc de ne pas intervenir dès maintenant : il allait plutôt tenter de gagner l'intérieur où les choses sérieuses débuteraient. Il se rapprocha donc de la porte et guetta le moment opportun pour s'y glisser. Restait à espérer qu'il ne tarderait pas trop : son invisibilité n'était pas éternelle.

[Galathée]

Il ne lui fut pas trop difficile de trouver une opportunité : l'entrée et le couloir qui suivait étaient larges et il put sans difficultés gagner l'intérieur. A la différence des corridors lumineux de la Maison de Vie, il se retrouva dans la pénombre. Des lampes à huile souffreteuses éclairaient un conduit sinistre, permettant tout juste aux humains qui l'arpentaient de voir où ils allaient. Plusieurs portes s'ouvraient dans les murs et le couloir semblait plonger jusqu'au coeur du bâtiment, rectiligne. Il flottait une odeur terrible de sang et de peur, à vous retourner l'estomac, ce que Taliesin eut grand peine à réprimer. On n'entendait plus ni cri, ni râle, on n'entendait plus rien. Murmure d'une conversation dans la première pièce à gauche. Le pas des esclaves qui continuaient à entrer et sortir, frôlant le barde invisible. Taliesin vit un homme en tablier sombre sortir d'une autre pièce, un peu plus loin sur la droite et s'essuyer les mains dans une étoffe qu'il jeta par terre.

[Taliesin]

Il tendit l'oreille, cherchant à déterminer si les voix étaient celles de Furvan et Trent. Si ce n'était pas le cas, il s'avancerait davantage dans le couloir. Localiser les deux assistants et leur prisonnier constituait sa priorité absolue : une fois Kerun libéré et soigné, au besoin, ils seraient deux pour se faufiler de pièce en pièce, éliminer les uns après les autres les sbires de Maebryn et, qui sait, recruter des alliés. Les Ilmates faisaient de bons candidats. Quant aux esclaves... Il préférait ne pas tirer de plans sur la comète.

[Galathée]

Les deux voix n'appartenaient pas aux assistants : deux autres demi-elfes devisaient dans une première petite salle, devant laquelle Taliesin ne s'attarda pas. Il devina cependant, du coin de l'oeil, une table faiblement éclairée par la lucarne, et un corps allongé dans une mare sombre.
" Je pense que si on commence par ce lobe ici, on peut le garder trois sabliers de plus...
— On tentera, si tu veux. Je persiste à penser qu'on a fait au mieux..."
Au fur et à mesure qu'il progressait, le barde réalisa que toutes les portes étaient ouvertes, chacune sur une pièce similaire, sombre, où trônait une table munie de sangles. La plupart était vides, mais trois arboraient encore des flaques de mauvaise augure. Deux esclaves en nettoyaient une autre, accroupis sur le sol. Dans la suivante, il y avait encore un corps, mais le barde ne s'arrêta pas pour regarder. Un humain manqua bousculer Taliesin pour entrer.
" Tu peux encore prendre ça. La suite sera prête d'ici une demi-heure." lui dit une personne à l'intérieur.
Il arriva à une intersection avec un autre couloir, qui semblait similaire. Aucune trace de Trent ou de Furvan. Son invisibilité n'allait pas tarder à céder. Puis il entendit un gémissement, suivi d'un rire qu'il identifia aisément pour l'avoir déjà entendu plusieurs fois ces derniers temps. Il gagna aisément le bout du couloir. Malheureusement, la porte était close et ce qui se déroulait derrière, inaudible.

[Taliesin]

Souhaitant profiter au mieux des dernières minutes - ou secondes - de son invisibilité, Taliesin chercha un lieu où se cacher. Une salle déserte et déjà nettoyée ferait l'affaire : il devrait pouvoir y trouver un coin où il ne serait pas visible depuis le couloir. Ensuite... Il n'aurait d'autre choix que d'attendre que les deux assistants aient fini de tourmenter Kerun et vident les lieux. Il avait profondément honte de demeurer les bras croisés pendant que son compagnon était soumis à la torture. Malheureusement, agir dès à présent risquait d'attirer trop de monde... et de réduire ses projets à néant. Bref, il n'avait pas d'autre alternative.

[Galathée]

La pièce voisine était vide et Taliesin put s'y dissimuler aisément. Il eut aussi tout le loisir d'en observer l'agencement : la table munie de sangles, les étagères sur le pourtour, les caissettes vides empilées à droite à gauche, les fioles, les bandes d'étoffe. Il n'y avait pas d'instruments, par contre, d'aucune sorte, et un coffre fermé, peut-être piégé, occupait l'espace juste à droite de la porte, posé contre le mur.
Le temps s'étirait mais personne ne venait aussi loin dans le couloir. Parfois, il lui semblait entendre du mouvement, peut-être un cri étouffé provenant de la salle voisine, mais ça aurait pu tout aussi bien être son imagination. Finalement, au bout d'une éternité, la porte s'ouvrit puis se referma.
" Désolé, mais je t'avais prévenu...
— C'est quand même clair que ce ne sont pas juste deux voyageurs de passage... Ils allaient vers Mélandis, il y avait une fortune dans leurs fontes, ils étaient lourdement armés... Je ne sais pas bien quoi faire... Prévenir Maebryn ?
— Je ne ferais pas une chose pareille, à ta place, Trent... Ta réputation n'est déjà pas formidable, avec toutes ces hésitations et toute cette sensiblerie...
— Je pense quand même que..."
Mais ils s'éloignaient déjà, remontant le couloir vers la sortie, et leurs voix se firent plus ténues.

[Taliesin]

L'elfe avait du mal à comprendre la mauvaise réputation attachée à Trent. Ses hésitations ne l'empêchaient pas de participer pleinement aux plan diabolique de Maebryn : simplement, il refusait de se salir les mains avec l'aspect boucherie, préférant se concentrer sur le côté élevage. Et dès que quelque chose clochait, il n'avait qu'une envie : prévenir son maître. Bref, pour Taliesin, la sensiblerie de l'assistant ne constituait même pas une circonstance atténuante. Cependant, la décision quant au sort qui lui serait réservé viendrait en son heure. Dans l'immédiat, il avait autre chose à faire.
S'étant assuré que les deux individus s'étaient suffisamment éloignés, serrant les dents en prévision du spectacle qui l'attendait, Taliesin sortit de sa cachette et, à pas de loups, se dirigea vers la pièce où Kerun était mis au supplice.

[Galathée]

La porte n’était pas fermée et Taliesin put pénétrer dans la petite pièce que personne ne s’en aperçoive. La chambre était obscure, illuminée par une lucarne obturée de toile grise. La première chose qui frappa le barde fut l’odeur innommable qui y régnait. Les effluves de sang caillé disparaissaient sous ceux, beaucoup plus prégnants, de l’urine et des excréments. Le silence était entrecoupé par une respiration haletante, difficile, mais contrôlée. Kerun était attaché sur une table similaire à celle que Taliesin avait vu dans la salle voisine. Nu, il était sanglé aux chevilles, cuisses, ventre, poitrine, gorge, bras, poignets et front. Son épaule gauche était gonflée, presque noire, et il s’en écoulait une substance jaune qui coulait jusqu’au sol. Il avait les yeux clos, le visage noyé de sueur, crispé dans un masque de souffrance. Sa bouche était bâillonnée par un tissu d’une blancheur presque étrange dans tant de ténèbres. Taliesin discerna de nombreuses traces d’incisions à divers endroits, miroir de celles qu’il avait lui même subies lors des prélèvements de Trent. Le Luménien ne bougea pas alors qu'il s'approchait. Il était probable qu'il ne l'avait pas entendu, ou peut-être était-il inconscient.

[Taliesin]

Avant de s'approcher, Taliesin avait pris soin de refermer la porte derrière lui, pour qu'aucune personne venant à passer dans le couloir ne puisse le voi. Parvenu près de son compagnon de route, il l'avait examiné un instant, les traits crispés par la colère et la révolte.
-Les salauds... Ils ne paient rien pour attendre... lâcha-t-il.
Puis, se penchant, il entreprit d'ôter le bâillon.
-Kerun ? Tu m'entends ? C'est moi... souffla-t-il.

[Galathée]

Le Luménien ouvrit aussitôt les yeux et le fixa d'un regard trouble. Une larme glissa sur sa joue droite, tandis qu'il poussait un soupir teinté de râle.
" Taliesin..." dit-il simplement, avant de passer une langue à vif sur ses lèvres craquelées.
Il toussa mais son corps contraint bougea à peine.
" J'aimerais... ajouta-t-il d'une voix éteinte. Pourrais-tu me tuer ? J'apprécierais vraiment beaucoup, en fait."

[Taliesin]

Il écarquilla les yeux puis secoua la tête.
-Jamais de la vie ! C'est ma faute si tu as subi ça : d'abord parce que j'ai poussé pour que tu participes à notre expédition vers Melandis, ensuite parce que tous ceux qui voyagent avec moi connaissent un destin sinistre. Mais ce n'est pas pour autant que je les abandonne. Certes, j'empire souvent les choses en tentant de les améliorer, mais il faut croire que je n'apprends jamais de mes leçons, car j'essaie, encore et encore...
L'instant suivant, il s'intéressait aux sangles.
-Je vais commencer par te détacher. Ensuite... Dans l'idéal, il faudrait que j'aille chercher l'un des Ilmates qu'on a mis aux fers. Si seulement je savais où ils sont !

[Galathée]

" J'ai mal." répondit simplement Kerun
Les sangles cédèrent facilement mais certaines étaient très serrées et la peau malmenée était couverte d'abrasions. Taliesin entendit le souffle du Luménien s'altérer au fur et à mesure qu'il le détachait, forcé qu'il était de le déplacer pour le libérer. Quand il en eut fini, Kerun ne bougea pas pour autant. Il lui fallut un temps infini pour lever la main droite, replier lentement ses doigts, et les porter à son visage. Il resta à nouveau immobile un moment, la respiration plus ample, la paume protectrice devant les yeux. Lorsqu'il reprit la parole, sa voix était un rien plus assurée.
" Il y a deux Ilmates... L'homme est plus expérimenté, mais plus résigné. La fille est révoltée mais elle ne peut pas grand chose. Je ne sais pas où ils les gardent. Tu ferais mieux d'attendre la nuit. Je peux tenir jusque là."

[Taliesin]

-Attendre la nuit ?
Il grimaça.
-A la base, j'hésitais entre deux plans. Le premier, surtout motivé par ma colère, je pense, consistait à commencer dès à présent à nettoyer cet endroit, avec ton aide si je parvenais à te soigner assez. Sachant que les chances de réussite seraient faibles, puisque nous ne serions que deux, au moins dans un premier temps. La seconde idée, plus... posée, était de nous rendre invisibles, de quitter l'Extraction et de mener l'enquête dans le reste du Refuge, pour récolter des preuves capables de convaincre les autres "pensionnaires", les autres solaires, en premier lieu. Là, cependant, nous aurions pris le risque que, dans l'intervalle, d'autres malheureux subissent les horreurs de cette antichambre des enfers... Mais quand je vois comme ces ordures t'ont amoché, aucune de ces options ne me paraît plus viable...
Il soupira.
-Attendre la nuit... Tu as sans doute raison. Si je parviens à libérer les Ilmatee et à les convaincre de nous soutenir, nous serons quatre et non plus deux. Nous pourrions aussi trouver quelques alliés parmi les esclaves... Toutefois, Kerun, si je reste ici et entends qu'on amène une autre victime... Je n'arriverai pas à me contenir, je serai obligé d'intervenir.
Il observa son ami, hésita.
-Je peux te lancer un sort de soin. Ce ne sera pas grand chose, je sais, mais... Je ne suis guère en mesure de mieux faire. Et je dois veiller à garder en réserve un sortilège d'invisibilité. J'en aurais sans doute besoin avant longtemps...

[Galathée]

Kerun soupira.
" Garde tes sorts, Taliesin. Je ne suis pas mourant, pas encore... et tes soins ne pourront rien contre la douleur..."
Il expira avec bruit.
" J'ai été entraîné... à tout ceci... Ce genre de choses pend au nez de tout agent des services secrets... Nous le savons dès l'instant où nous signons... Je ne suis pas sans ressources..."
Il eut un calme sourire.
" Ils n'amèneront plus personne aujourd'hui. Les extractions ont lieu une seule fois par jour... Ensuite, c'est le ballet des pas furtifs dans le couloir, puis c'est le silence. Et Furvan ne reviendra pas. Il a déjà puisé ce qu'il pouvait aujourd'hui. Il craindrait trop de mettre ma vie en danger avant le signal de son maître."
Il replia lentement une jambe, puis l'étendit à nouveau.
" Peut-être que s'il y a de l'eau, quelque part... Il me semble qu'ils en rangent généralement sur la droite, là-bas..."

[Taliesin]

-Je vais t'en chercher.
Il n'eut aucun mal à trouver l'eau et, revenu auprès du Luménien, il l'aida à boire.
-Ah, ce que j'aimerais mettre la main sur quelque chose ressemblant à une arme, souffla-t-il. Malheureusement, Maebryn a très bien pensé son système : je n'ai pour l'instant rien repéré qui soit susceptible de faire l'affaire...

[Galathée]

Kerun but longuement puis referma les yeux pendant un moment. Son épaule était par moments agitée de spasmes qui le faisaient grincer des dents. Il rouvrit les paupières, le regard un peu vitreux, et respira lentement, gonflant le ventre, puis le vidant, comme pour reprendre un certain contrôle de lui-même. Sans doute appliquait-il les fameuses techniques qu'il avait mentionnées un peu plus tôt.
" Chacun d'entre eux a son propre matériel qu'il transporte avec lui... J'imagine qu'ils craignent leurs esclaves... Mais je n'ai vu quasiment personne depuis qu'ils m'ont amené ici. Et Maebryn n'est pas du genre à dévoiler tout son jeu, même devant un condamné..."
Il pinça les lèvres et les muscles de sa gorge se tendirent un moment, comme il luttait avec quelque chose d'invisible mais inévitable.
" En réalité, je ne l'ai plus vu depuis le premier jour. Je ne suis même pas certain qu'il vive dans cet endroit."

[Taliesin]

-Si c'est bien le cas, et s'il n'est pas présent au moment où débutera l'insurrection, il sera nécessaire de prendre des précautions pour qu'à son retour, il pénètre dans le Refuge sans se douter de rien. Il ne doit pas nous échapper. Non, il faut qu'il soit jugé par tous ces gens qu'il a trompés et qu'il vouait à une mort atroce.
Tout en parlant, il s'était mis à fouiller la pièce. Dans l'absolu, il aurait aimé trouver de quoi vêtir Kerun, de quoi s'armer, aussi. Malheureusement, il doutait fort de trouver le moindre objet utile.
-A quoi ressemble ce monstre ? Est-ce un demi-elfe, comme ses subordonnés ?

[Galathée]

Kerun resta à nouveau silencieux pendant un long moment. Pendant ce temps, le barde fouilla la pièce mais il n'y trouva pas grand chose : des caissettes, des fioles, de nombreuses bandes de tissu propre, quelques bassins probablement destinés à recueillir des organes ou des fluides, plusieurs lanières de cuir, mais rien de contondant ou de tranchant. Il dénicha, par contre, un tablier gris presque propre.
" Ainsi tu as l'intention de soulever les prisonniers... dit finalement le Luménien. J'imagine que nous n'avons pas vraiment le choix. Mais nous devrions d'abord en apprendre plus sur cet endroit, sa situation géographique, son rôle global... Attirer l'armée mélandienne n'apportera rien de bon à personne. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de pensionnaires, de surcroît."
Il relâcha sa respiration et un gémissement s'échappa de ses lèvres, sans qu'il puisse le bloquer.
" Quant à Maebryn... C'est un humain, d'après ce que j'ai vu... Peut-être avec une ascendance trouble, diabolique ou planaire, je ne sais pas... Mais ni elfe, ni demi-elfe, non. Mais je dois avouer que j'étais en sale état quand ils ont débarqué... J'ai essayé d'en retirer un maximum, c'est une déformation professionnelle, mais... Je ne suis sûr de rien."

[Taliesin]

-Je suis d'accord pour mener l'enquête. C'était d'ailleurs mon intention. Malheureusement, le temps presse. Après-demain, je dois subir un nouvel examen dans l'enclave des elfes du soleil, et l'assistant qui nous a en charge, celui que tu as vu en compagnie de Furvan, nourrit déjà des doutes à mon sujet : peut-être m'aura-t-il dénoncé, d'ici-là. Dans trois jours, trois solaires seront envoyés ici, dont une petite fille. Et entretemps, si nous ne faisons rien, d'autres gens, d'autres gosses seront dépecés vivants. Sincèrement, Kerun... Je ne suis pas sûr que je pourrai être un enquêteur efficace en sachant cela.
Il secoua la tête, s'absorba un moment dans ses réflexions puis reprit :
-Peut-être y a-t-il moyen de gagner un jour de répit, si on attend que les victimes soient amenées, demain, si on intervient juste après que soient partis ceux qui les conduisaient... et juste avant qu'on ne leur fasse du mal. Cela pourrait fonctionner, tant le Refuge est cloisonné : si on s'y prend bien, ceux des autres secteurs pourraient ne se rendre compte de rien, et nous profiterions de ce répit pour tenter d'en apprendre davantage.

[Galathée]

" Non, fit simplement le Luménien. Nous devons tout apprendre cette nuit. Nous aurons huit ou neuf heures devant nous. Nous devons les exploiter. Tu devras les exploiter si je ne peux pas être sauvé. Tergiverser... Bon sang, Taliesin, ça fait trois jours que j'entends des hommes, des femmes et des gosses se faire disséquer à quelques mètres... Furvan m'a déjà expliqué la procédure en long et en large, je sais exactement de quoi il retourne, crois-moi... Non. Nous devons nous concentrer sur quelques objectifs et agir vite. Il suffira d'attraper un des assistants. Le tien me semble fragile, il craquera vite si je peux m'occuper de lui..."

[Taliesin]

-D'accord. On enquêtera cette nuit. On s'y mettra dès que les Ilmates t'auront soigné. Et si, au matin, nous n'avons rien pu faire pour enrayer la machine, nous reviendrons ici pour empêcher de nouveaux supplices. Si nous parvenons à conquérir ce secteur, il pourrait nous servir de refuge où envoyer les elfes que nous parviendrons à libérer. A moins que nous n'ayons trouvé un meilleur endroit. Un enddroit qui ne soit pas les enclaves : celles-ci ne résisteraient pas à un assaut. Tout est fait, au contraire, pour le faciliter.

[Galathée]

Kerun opina du chef, comme rasséréné par les paroles de l'elfe, puis soupira et renversa la tête en arrière.
" Excuse-moi pour ce que je vais te demander mais... Je suis épuisé et... j'ai besoin d'un peu de répit..."
Il leva la main droite et fit signe à Taliesin d'approcher.
" Peux-tu poser la main sur mon épaule ? Appuie un bon coup... Je sais que ce sera répugnant et j'en suis désolé, mais la douleur... la douleur devrait me faire perdre connaissance et franchement... franchement, je n'en peux plus..."

[Taliesin]

-Ne sois pas désolé. Je regrette juste de ne pas pouvoir t'endormir d'une manière moins brutale...
Il s'avança et jeta un regard au bâillon.
-C'est à mon tour de te présenter mes excuses, mais... Ne vaudrait-il pas mieux prendre des précautions pour que... pour que ton cri éventuel ne soit pas entendu ? Si quelqu'un vient par ici, il remarquera forcément que tu es détaché...
Que Kerun accepte ou non, il entendait bien faire ce que celui-ci demandait. Il le lui devait.

[Galathée]

Kerun eut un sourire douloureux.
" Je ne voudrais pas te décevoir, Taliesin, mais... j'ai déjà beaucoup crié depuis que je suis arrivé ici... Personne ne devrait en être surpris. Quant à ce truc... Il sert à récolter la salive, pas à museler les hurlements."
Sur une grimace, il détourna ensuite la tête et prit une profonde inspiration, tandis que le barde se résolvait à agir comme il le lui avait demandé. Ce fut en fait plus rapide que le barde ne l'avait anticipé. Une simple pression de la paume suffit à révulser les yeux du Luménien qui lâcha une plainte déchirante en glissant dans le néant. Son corps fut encore animé d'un grand tremblement et il manqua glisser de la table, ce que Taliesin put heureusement prévenir. Puis il s'apaisa et le barde put constater qu'il avait la main couverte d'un liquide jaune-vert nauséabond.

[Taliesin]

Le barde s'essuya la main sur l'un des morceaux de tissu à sa disposition, couvrit Kerun du tablier puis alla s'assoir dans un coin où, pensait-il, une personne ouvrant la porte pour jeter un simple coup d’œil à l'intérieur de la pièce ne le verrait pas.
Il était épuisé. Physiquement et, surtout, psychologiquement. Toutefois, il estimait ne courir aucun risque d'assoupissement malvenu. Il avait eu du mal à dormir chez Jaeld, dans la petite chambre de son défunt enfant. Alors sombrer ici, au sein de cette maison des supplices... C'était purement inimaginable.
Bien sûr, en quittant l'enclave, il était animé par une intime conviction : avant longtemps, il verrait des choses horribles. Il avait même deviné que les malheureux pensionnaires du Refuge étaient envoyés à une mort certaine. Mais rien ne l'avait préparé à ce qui se déroulait ici. Rien, pas même le nom d'"extraction" que Trent et Furvan lui avaient appris malgré eux. Dire qu'en l'entendant, c'est une exploitation minière qui lui était venue à l'esprit... Interprétation naïve et troublante à la fois. Car ici, les mineurs portaient des tabliers gris, leurs pioches étaient des scalpels et ils s'en servaient pour extraire non des veines de minerai prisonnières de froids rochers, mais des filons elfiques arrachés à la chair palpitante...
Qui aurait pu s'imaginer une telle chose ? Personne. Pas même Taliesin qui, pourtant, avait été témoin et auteur de bien des atrocités. Mais en comparaison des horreurs perpétrés par Maebryn et ses acolytes, les crimes commis par le Monstre et ses sbires paraissaient aussi dérisoires que les jeux cruels d'un gamin s'amusant à arracher les ailes d'une mouche...

[Galathée]

La lumière déclina doucement au travers de la petite lucarne obstruée. Taliesin entendit des portes claquer dans le lointain. Des pas circulaient parfois dans les couloirs mais n'arrivèrent-ils jusqu'à leur hauteur. Kerun eut un sommeil paisible pendant de courtes minutes puis il commença à s'agiter et le barde fut forcé de rester à proximité pour s'assurer qu'il ne tomberait pas de sa table. Le Luménien repassa par des phases tranquilles, toujours brèves, replongea dans ce qui ressemblait à des cauchemars, puis s'éveilla en sursaut, se redressant brusquement sur un cri, ce qui lui fit perdre l'équilibre et manqua le renvoyer dans les limbes tant la douleur dans son épaule levée s'avéra insupportable. Il parvint néanmoins à rester conscient, se rattrapant au bras secourable du barde.
" La nuit tombe, observa-t-il, une fois recouché. Ils doivent être sortis."
Il soupira.
" Les Ilmates sont probablement enchaînés. Si tu ne parviens pas à les libérer, il faudra que tu me mènes jusqu'à eux."

[Taliesin]

-Ne t'inquiète pas, je trouverai une solution pour le faire s'il n'y a pas d'autre solution. Sans doute seront-ils en mesure de m'indiquer ou trouver le nécessaire pour faciliter ton déplacement et le rendre moins éprouvant.
Il sourit au Luménien.
-Courage, je reviens le plus vite possible. Sous peu, tu seras remis sur pied.
S'approchant de la porte, il colla son oreille contre le battant. Si le couloir paraissait désert, il s' engagerait sans recourir à un sortilège pour se dissimuler : comme l'avait dit Kerun plus tôt dans la journée, mieux valait les garder en réserve pour les cas d'extrême urgence. Mais si l'endroit avait bel et bien été déserté, il était possible qu'il puisse l'explorer assez tranquillement. Quoi qu'il en soit, il avait l'intention de se montrer plus prudent que jamais.