[Quête] Le Refuge de Solossë

[Galathée]

" Soyons circonspects, dit Kerun. Nous ne devons pas être pris dans des tirs croisés... Les elfes comme les gardes doivent être sur la brèche..."
Il se tourna vers la jeune femme.
" Ombeline, je vous en conjure. Acceptez de rester cachée le temps que Belenn et moi-même allions à la recherche de votre ami... Notre furtivité et notre capacité à voir dans l'ombre vont devenir cruciales dans les minutes à venir et vous allez nous ralentir. Vous allez même nous mettre en danger, lui et moi..."
Cette fois, la jeune femme parut touchée par ses paroles.
" Mais... où... où pourrais-je me cacher ? Je ne serai en sécurité nulle part...
— Le plus loin possible des affrontements."
Il leva la tête comme le vent soufflait à nouveau dans leur direction. En plus des odeurs de feu, il apportait des cris.

[Taliesin]

-Ombeline, la décision vous appartient, mais je crois qu'il vaudrait mieux que vous retourniez à la Maison de Vie. La soignante vous a vue, elle ne vous sera pas hostile, et vous pourrez la convaincre de barricader la porte, voire l'aider à soigner les malades, au besoin. Ce n'est pas un refuge parfait ; cependant, nous n'avons pas le temps de vous conduire ailleurs... A ce propos, quelle que soit votre décision, je vous supplie de la prendre vite : nous ne pouvons plus perdre une seconde, à présent.
Il avait l'impression que leur halte se prolongeait depuis des heures, et ça le mettait sur les nerfs. Or, il était déjà bien assez anxieux comme cela...

[Galathée]

Le bâtiment n'était qu'à quelques mètres et Kerun la prit par le bras pour l'y ramener. Elle résista moins d'une seconde, presque par principe, puis le suivit. Taliesin les vit courir vers l'hospice, le Luménien ouvrit la porte, échangea quelques mots avec une soignante invisible, poussa la prêtresse, l'expression résignée, à l'intérieur et revint.
" Que ne donnerais-je pour une arbalète..." fit l'elfe des bois en arrivant à hauteur de Taliesin.
Il dégaina cependant une des épées courtes qu'il s'était procuré et ils se remirent en route, toujours silencieux mais plus rapides. Ils dépassèrent l'extraction silencieuse, puis la chaîne, enfin le local des exports vivants, puis remontèrent vers l'enceinte qui séparait les baraquements du reste. Depuis leurs taillis, ils devinaient une fumée noire s'élevant sur le ciel, éclairée par des flammes que les remparts dissimulaient encore. Quand ils parvinrent à proximité, Kerun arrêta Taliesin d'un geste.
Les portes étaient grandes ouvertes, invitant qui le désirait à entrer. Mais ce semblant d'accueil était contredit par les corps qui gisaient à quelques pas, sur le chemin, criblés de flèches. A cette distance, difficile de les identifier, mais il y avait peu de chances, compte tenu des empennages qui les hérissaient, qu'il s'agisse d'elfes.

[Taliesin]

-Soit ils ont déjà pris d'assaut l'armurerie, pour peu qu'il y en ait une, soit les lunaires ont fabriqué arcs et projectiles à l'insu de leur gardiens. Ce ne serait pas étonnant qu'ils l'aient fait : d'après ce que j'ai entendu, leur enclave est moins agréable que celle des solaires et ils auraient donc pu se méfier davantage...
Il tambourina des doigts contre le sol, nerveux.
-Ce qui me paraît certain, c'est qu'ils guettent les demi-elfes que l'incendie pourrait attirer pour les abattre à vue... Par conséquent, nous aurons du mal à nous infiltrer sans être repérés. Sachant par ailleurs que je n'ai plus qu'un sortilège d'invisibilité en réserve, je serais d'avis de nous annoncer, d'expliquer en elfique que nous sommes des amis et que nous voulons voir Jaeld.

[Galathée]

" Je crains de ne plus être vraiment un ami, Taliesin... En défendant les gardes, j'ai... hum... épuisé mon capital sympathie, je crois... De plus, tu seras tiré avant même de pouvoir t'exprimer. Non, je pense que tu dois passer invisible... et réapparaître au plus près de ce Jaeld. Quant à moi, j'escaladerai l'enceinte plus loin, sans me faire repérer. J'essaierai ensuite de couvrir tes arrières... Je sais que c'est un plan boiteux et mon dernier plan..."
Il se tut un instant et soupira.
" Non, décide-toi."

[Taliesin]

-Ton plan nous a sauvés, répondit-il sans la moindre hésitation. Si tu m'avais écouté, si tu étais venu avec nous, tu aurais été pris, toi aussi. Alors, il n'y aurait pas eu un, mais trois morts. Et, le matin venu, la chaîne et l'extraction auraient rouvert leurs portes comme si de rien n'était. Tu n'as donc rien à te reprocher. S'il faut blâmer quelqu'un, ici, c'est moi : si j'avais su mieux résister à la douleur, j'aurais peut-être pu sauver Trent.
Il ferma les yeux, un instant. Se reprit.
-Je devrais donc suivre tes conseils, si j'étais sage. Mais... Kerun, les elfes ne sont pas nos ennemis. Leurs méthodes nous révoltent, certes, mais leur vengeance est légitime. Et s'ils agissent ainsi, comment peut-on les en blâmer sachant que, pour l'essentiel, ils n'ont connu que l'ignoble Melandis ? Ils n'ont pas eu la chance de grandir, de vivre dans une cité libre et bienveillante ; toute leur existence n'a été que malheur et souffrance...
Il grimaça.
-Ne te méprends pas : je n'excuse pas leur attitude. J'essaie de la comprendre, voilà tout... Quoi qu'il en soit, ils ne sont pas nos adversaires. Ils ont même une dette à notre égard. En revanche, si nous nous infiltrons, si j'apparais près d'eux à l'improviste... Ils comprendront que je me méfie. Ils penseront à une trahison, à un coup fourré. Et là, ça pourrait vraiment mal tourner. Alors je préfère y aller franchement, honnêtement, comme si je pensais sincèrement ne rien avoir à craindre d'eux.
Il jeta un nouveau regard aux portes grandes ouvertes.
-Je ne suis pas suicidaire : si je tente cela, c'est parce que je pense réellement que c'est la meilleure solution. Et si je me trompe... Ne te jette pas à ton tour dans le piège mais fuis ces lieux. Et si tu le peux... Va à Melandis, essaie de retrouver ma compagne... et notre enfant, s'il est déjà né.
L'instant suivant, sans attendre de réponse, il rebroussait chemin sur une bonne dizaine de mètres, sortais des fourrés et se mettait à marcher au beau milieu de la route, les mains en évidence. Quand il se pensa à portée de voix, il se mis à crier, en elfique :
-Ne tirez pas ! Je suis Belenn, un ami ! Je souhaite parler à Jaeld, s'il est encore ici !

[Galathée]

Kerun demeura dans le sous-bois tandis que Taliesin s'avançait.
Après sa déclaration, personne ne répondit et aucune flèche ne fusa. Par l'ouverture dans les remparts, Taliesin put voir les deux bâtiments en flammes et quelques corps hérissés de flèches à proximité, sans doute des malheureux qui avaient tenté de s'enfuir.
" Tu peux passer ! Jaeld t'attend !" lui lança une voix depuis une des tours, dans un elfique approximatif.
Le barde put donc franchir la palissade sans être inquiété. Se faisait, il vit qu'il y avait deux archers dans chaque tour, flèches pointées sur la route, et lorsqu'il eut dépassé les portes, il en trouva une dizaine d'autres en position, attendant de cueillir quiconque oserait revenir jusqu'aux baraquements. La plupart étaient des elfes de la lune, mais il y avait aussi deux elfes sauvages.
Jaeld se trouvait non loin des demeures en flammes, devisant avec les frères chasseurs et Estë. Ils levèrent la tête à l'approche du barde. L'ancien gladiateur mélandien avait une expression grave, un peu effrayante, illuminée par les feux qui rougeoyaient autour d'eux.
" Tu avais raison. Sur toute la ligne." dit-il dès que Taliesin fut devant lui.

[Taliesin]

-Oui, malheureusement. Les dieux savent pourtant à quel point j'aurais préféré me tromper, à quel point j'aurais préféré que le Refuge soit réellement le paradis qu'il semblait être.
Il reporta son attention sur le plus petit des deux bâtiments, celui où avaient dormi les esclaves, celui où ils étaient en train d'agoniser, selon toute vraisemblance. Il faillit faire une remarque à ce sujet mais y renonça : il était trop tard pour eux.
-En revanche, je suis heureux d'avoir pu revenir vous avertir. Ce que je n'aurais jamais pu faire sans l'aide de Calanon, de Trent et des deux Ilmates. A ce propos...
Il refit face à Jaeld, sans chercher à masquer son inquiétude, sans adopter non plus une attitude agressive ou accusatrice.
-Puis-je te demander où est le vieil homme ? Calanon m'a dit que vous lui aviez demandé de vous accompagner.

[Galathée]

Le guerrier pinça les lèvres et désigna le brasier qui dévorait à présent l'intégralité de la demeure qui avait abrité le personnel de Maebryn. Il n'y restait, vraisemblablement, personne en vie, tant les flammes étaient furieuses.
" Il a voulu aller porter secours à ceux que nous avons enfermés. Il s'est rué vers la porte, a tenté de l'ouvrir, de retirer la barre qui la bloquait... Un des archers l'a tué. Je suis désolé, mais il a choisi le mauvais camp au mauvais moment."
Parmi les quelques corps qui jonchaient le sol autour du bâtiment, Taliesin pensa effectivement pouvoir reconnaître celui du vieux clerc. Il faisait beaucoup trop chaud, cependant, pour se risquer jusque là.

[Taliesin]

Il resta un moment à contempler le corps, le visage marqué par une profonde tristesse.
-Je voudrais te demander une faveur, Jaeld, dit-il d'une voix très douce, chargée d'émotion. Quand l'incendie sera terminé, donnez à Étienne de dignes funérailles. Sans cet homme que sa foi poussait à aimer et à soulager tous ceux qui souffrent, sans aucune distinction, rien de ce qui se passe maintenant n'aurait pu avoir lieu. Donnez aussi de dignes funérailles aux malheureux enfermée dans ce petit bâtiment. Car il s'agissait d'esclaves à qui on n'a jamais pris la peine de faire croire qu'ils étaient libres, à qui les sbires de Maebryn n'épargnaient rien ; il s'agissait de gens qui, comme vous, n'avaient jamais connu que la servitude et la souffrance. Je t'en prie, fais en sorte que ces victimes ne soient pas, jusqu'au bout, traitées comme vos bourreaux communs.
Il refit face à l'ancien combattant d'arène et lui adressa un pâle sourire.
-Adieu, Jaeld. Puissiez-vous remporter la bataille et mener la vie heureuse à laquelle vous avez droit. Puissiez vous aussi, une fois la colère retombée, honorer tous les innocents sacrifiés en ces lieux, quelle que soit leur race, quelle que soit la manière dont ils sont tombés. Puissiez-vous, enfin, ne pas oublier que Trent, tout fils de Maebryn et demi elfe qu'il fut, a donné sa vie pour vous sauver.
Il tendit une main tremblante, serra brièvement l'épaule de l'elfe du soleil puis se détourna.
Il n'avait plus rien à faire ici.

[Galathée]

Jaeld ne dit rien et ne le retint pas, Taliesin quitta donc les lieux auréolé des flammes vengeresses que les elfes avaient allumées pour purger le Refuge de sa vilenie. Il retraversa la courte prairie qui entourait les brasiers, passa entre les archers aux aguets qui le regardèrent sans baisser leurs flèches meurtrières et regagna le sous-bois où un Kerun nerveux l'attendait toujours. L'elfe des bois ne parut pas surpris de le voir revenir seul et ne lui posa aucune question. Ils marchèrent un moment en silence dans les sous-bois, cachés aux yeux de tous, délaissant les craquements sinistres des incendies et les elfes victorieux.
" Penses-tu que nous puissions passer par les portes ? " demanda finalement le Luménien, d'une voix sourde, comme ils approchaient de la Maison de Vie.

[Taliesin]

-Nous essaierons, en tout cas. J'ai laissé entendre à Jaeld que nous partions, il n'a pas protesté. De surcroît... Je ne veux pas quitter cet endroit comme un voleur, comme un ennemi traqué. J'aimerais que les prisonniers se souviennent que s'ils ont pu se rebeller... c'est grâce à deux elfes étrangers, à deux Ilmates humains et à un assistant demi-elfe. Cela me paraît important. Pour la société qu'ils commenceront bientôt à bâtir.
Il poussa un profond soupir.
-Mais pour l'heure, direction la Maison de Vie. Nous devons annoncer la nouvelle à Ombeline, et lui demander ce qu'elle souhaite faire : si elle désire rester... Je ne pense pas qu'ils la tueront, si elle demeure à l'intérieur jusqu'à ce que tout soit réglé ; son aide pourrait ensuite s'avérer précieuse, pour eux. En revanche, si elle veut nous accompagner, elle doit être consciente de ce que cela implique... de ce que cela impliquera quand nous serons à Melandis. Cette question réglée, je devrais livrer les informations dont nous disposons à la soignante. Et si la prêtresse n'est pas en mesure de me guérir de la Feuille Pourrie, dont je souffre toujours, il me faudra obtenir de bonnes réserve d'antidote.

[Galathée]

Kerun acquiesça.
" Tu es plus optimiste que moi, c'est un comble, fit-il, la voix toujours altérée. Je pense qu'elle doit venir avec nous. Ici, elle n'a pas d'avenir, humaine parmi les elfes... Ils se méfieront d'elle... Ils la mépriseront..."
Il secoua la tête tandis qu'ils atteignaient l'entrée de la Maison de Vie.
" Tout ce qu'ils ont fait ici... Quelles que soient leurs raisons, leurs excuses... Il faudra du temps pour que leurs âmes s'en remettent."
Il le regarda un moment.
" Mais tu as raison, la rédemption est possible. Bien sûr."
Il n'eut pas le temps d'ouvrir la porte qu'Ombeline sortit à leur rencontre. Elle ne dit rien, les dévisagea l'un et l'autre avec un regard hanté, et lut dans leurs expressions ce qu'il y avait à lire. Elle nicha son visage dans ses mains et demeura figée. Kerun la prit contre son épaule, une seconde.

[Taliesin]

Le barde serra celle de la prêtresse et en profita pour glisser quelques mots à l'oreille de Kerun.
-Si elle est en état avant mon retour... N'hésite pas à lui poser la question. J'aimerais que nous quittions le Refuge et que nous nous en éloignions au plus vite.
L'instant suivant, il rentrait dans la Maison de Vie et abordait la soignante qu'il connaissait le mieux.
-Désolé de vous importuner encore, mais... Je dispose d'informations importantes, et les combattants n'ont ni le temps de m'écouter, ni la tête à le faire... Je pense donc que vous êtes la mieux placée pour m'entendre.
Il lui raconta alors tout ce qu'il savaient, tout ce que Trent leur avait appris. Il en profita pour louer le courage et le dévouement de ce dernier : il le lui devait bien. Enfin, il s'enquit d'éventuelles doses d'antidote qu'il pourrait emporter sans nuire à personne.

[Galathée]

La Soignante absorba toutes ces informations avec des yeux de plus en plus écarquillés de stupeur. Mais elle hocha la tête et promit de répandre l'information... dès qu'elle serait relevée au chevet des malades, cependant. Elle invita ensuite Taliesin à prélever ce dont il aurait besoin.
" Si... si c'est juste une question de dosage, si c'est les elfes du soleil sont gardés malades plus longtemps afin d'éviter leur départ trop rapide... Alors les doses que nous donnons aux Lunaires devraient fonctionner. Un organisme lunaire est nettoyé en trois jours."
Ses yeux s'emplirent de larmes.
" Tant des miens sont morts parce que nous sommes nombreux... Chaque fois que de nouveaux malades arrivaient, il fallait faire de la place dans l'enclave... Penser qu'ils sont tous... tous morts... Je n'arrive pas à croire que je n'ai rien entendu... J'ai dû entendre mais je ne voulais pas reconnaître ce que c'était, je ne vois pas d'autre explication..."
Elle confia quatre fioles à Taliesin.
" Vous les reconnaîtrez aisément. Celle-ci contient le remède lunaire. Prenez deux petites boules par jour, le matin, pendant trois jours. Cela devrait suffire. Si cela ne fonctionnait pas... Les trois autres contiennent le dosage solaire. Nous en avons toujours trop car vous êtes si peu nombreux... Cela devrait suffire pour vous soigner, mais ne manquez pas de prise !"
Au dehors, Ombeline sanglotait toujours contre la poitrine de Kerun. Il décocha un regard désolé à Taliesin.
" Elle vient avec nous. Mais elle ne peut pas te soigner, je suis désolé..."

[Taliesin]

Il s'arracha un sourire et brandit les quatre fioles.
-Aucun problème, la soignante m'a donné ce qu'il faut. Et si ça ne marche pas, nous pourrons toujours nous payer les services d'un...
Il grimaça.
-Non, nous ne pourrons rien nous payer du tout. Nos pièces d'or sont de l'histoire ancienne, comme nos chevaux. Je proposerais bien de faire un petit tour dans le Refuge pour nous rééquiper, mais je doute que ce soit fort indiqué.

[Galathée]

Kerun soupira.
" Partons, Belenn, je t'en supplie, partons, dit alors Kerun d'une voix lasse. Je n'ai plus en moi de prolonger cette nuit."
Et Taliesin vit que c'était vrai. Le Luménien avait l'air à bout de nerfs. Ou simplement épuisé.
" Trouvons-nous des chevaux, s'ils l'acceptent, et partons. Il nous faudra encore un moment avant de trouver un endroit sûr où camper..."
L'elfe des bois, entraînant la prêtresse derrière lui, reprit son chemin. Il semblait avoir le pas moins sûr mais n'osait pas pour autant avancer sur la route.

[Taliesin]

-S'il n'est pas possible de prendre des chevaux, j'invoquerai un coursier pour chacun d'entre nous, répondit-il. Ce serait sans doute mieux, d'ailleurs : en un rien de temps, nous serions à des lieues du Refuge. Il se pourrait même qu'à midi, la forêt et les sinistres créatures qui la hantent soient loin derrière nous...
Bien sûr, croiser un convoie de prisonniers ou de ravitaillement poserait problème... Mais ils auraient le temps d'aviser. D'abord, trouver la sortie. Il n'avait qu'une vague idée de sa localisation ; cependant, il prit la tête du groupe et avança d'un pas assuré, espérant que cela réconforterait le Luménien. Espérant que ça le réconforterait, lui aussi : même s'il donnait le chance, il était au moins autant à bout que Kerun. C'était même inespéré qu'il ne se soit pas encore effondré, pour tout dire. Songer aux aspects concrets de leur départ avait au moins cet avantage : lui éviter de penser au reste...

[Galathée]

Le trio dépassa rapidement l'extraction, la chaîne, puis la conserverie. Kerun n'eut pas l'air de s'y intéresser le moins du monde : sans doute en avait-il assez vu. Ils ne s'arrêtèrent pas non plus devant les écuries et les chariots, et finirent par marcher sur la route principale, de plus en plus large, mais sous la frondaison des arbres, histoire de ne pas constituer de cible trop tentante. Ils arrivèrent en vue des portes principales, massives et gigantesques.
" Comment nous y prendre, cette fois ? Ne crains-tu pas qu'ils nous confondent avec des gardes tentant de fuir ? J'en ai toujours le costume, malheureusement. D'autant que nous entraînons une humaine avec nous..."

[Taliesin]

-Kerun... J'ai annoncé mon départ à Jaeld, et il n'a pas bronché. Pourtant, il doit se douter qu'Ombeline et toi quitteront le Refuge en ma compagnie... Je pense donc que nous pouvons sortir sans crainte. Mais, par précaution, je vais agir comme aux baraquements : m'avancer seul, m'annoncer, expliquer que nous sortons avec l'autorisations de Jaeld, ce qui ne sera pas un mensonge... S'ils refusent de nous laisser passer, tant pis : nous trouverons un coin d'enceinte tranquille, et je convoquerai un allié. Je dois pouvoir faire venir un oiseau assez gros pour pouvoir nous transporter tour à tour de l'autre côté. Est-ce que cela te va ?

[Galathée]

" Très bien." fit simplement le Luménien, avec un geste de la tête.
Il ne paraissait plus en état de parlementer sur quoi que ce soit.
Ils s'approchèrent donc et Taliesin alla seul en avant, s'annonçant. Ce fut Lobanteriel qui vint à sa rencontre, armé d'un arc et d'une épée qu'il avait probablement subtilisée sur un corps. Il écouta les doléances du barde, se montra attentif mais circonspect, lui expliqua qu'il devrait en référer à Jaeld : en effet, il n'avait reçu aucune consigne sinon celle de ne laisser sortir personne, sans exception. La révolution qui s'était déroulée en ces lieux devait absolument rester secrète et si Lobanteriel lui-même avait confiance en Taliesin, il doutait des deux autres, restés plantés plus loin sur la route. Le barde s'apprêtait à tenter de le convaincre de leur bonne foi lorsqu'il y eut un cri venant des hauteurs.
" Gaaaardes !"
Ils déboulèrent à pleine vitesse, montés sur des chevaux qu'ils avaient dû récupérer dans les écuries non surveillées. Ils étaient cinq et filèrent droit sur les portes. Deux flèches fusèrent, abattant un des animaux qui roula dans la poussière, désarçonnant son cavalier avec violence. Taliesin eut le temps de voir Kerun dégainer et se placer dos à la prêtresse pour la protéger. L'un des cavaliers s'était arrêté à sa hauteur, hors de portée des archers. Les trois autres arrivèrent au corps à corps. Dès qu'il vit l'ancien esclave brandir sa lame, le barde comprit qu'il n'avait jamais utilisé une telle arme de sa vie. Au-dessus d'eux, les archers ne tiraient plus, craignant probablement de les toucher.

[Taliesin]

Ayant tiré sa lame - une épée courte mal équilibrée, mais c'était toujours mieux que rien -, Taliesin se positionna spontanément entre les cavaliers et Lobanteriel.
-Repliez-vous et demandez aux archers de tirer ! lui souffla-t-il d'un ton pressant.
Leur hésitation était compréhensible mais pouvait s'avérer fatale, car face à des ennemis montés et en supériorité numérique, ni lui, ni Kerun ne feraient longtemps le poids. En revanche, s'ils se décidaient enfin, il se pouvait que la bataille ne se conclue pas par un désastre. Et même si l'un des elfes le blessait dans l'opération... Ombeline devrait pouvoir le soigner, non ?

[Galathée]

Mais ils avaient les portes dans le dos et le repli était donc périlleux. D'autant que s'ils faisaient volte-face pour atteindre la base de l'une des tours, ils seraient certainement frappés dans le dos. Lobanteriel ordonna cependant aux archers de tirer. Loin devant, le cavalier qui attaquait Kerun était à terre, le Luménien ayant occis sa monture sans hésitation. Taliesin se trouva face à la même décision et plongea sa lame courte dans un poitrail roux qui le serrait de trop près tandis qu'une flèche fusait des hauteurs, se plantant dans la croupe de l'animal. A ses côtés, Lobanteriel n'avait pas autant de chance et son épée ne formait qu'une barrière très fragile devant son agresseur.

[Taliesin]

Sans doute les horreurs qu'ils avaient perpétrées n'avaient-elles pas suffi à effacer la compassion qu'il éprouvait pour les prisonniers dont il avait partagé le quotidien. Peut-être le pragmatisme joua-t-il aussi son rôle, l'idée que, s'il se dévouait, les elfes reconnaissants les laisseraient plus facilement partir. En tout cas, Taliesin n'hésita pas un seul instant : il choisit de s'en prendre au garde qui attaquait Lobanteriel. Bondissant en avant, il tenta de le faire choir de sa monture en lui tirant violemment le pied. S'il parvenait à ses fins, s'il parvenait à occire l'ennemi d'un bon coup d'épée, ce n'était pas impossible qu'il ait ensuite l'opportunité de se jucher sur le cheval et de poursuivre le combat dans des conditions moins précaires.

[Galathée]

La manoeuvre fonctionna et Lobanteriel en profita pour reculer jusqu'à la tour. Mais le cheval se déroba, énervé par l'agonie de son congénère à quelques pas, et repartit au galop vers la forêt, tandis que de nouvelles flèches pleuvaient au petit bonheur la chance autour d'eux. Aucune ne toucha le barde, mais il avait désormais deux demi-elfes armés face à lui, le visage déformé par la terreur et la haine. Le dernier était encore à cheval et tentait de contourner l'animal à terre. Il n'y parvint cependant pas car Kerun prit appui sur la croupe de l'animal pour sauter en selle et égorgea violemment son cavalier. Il croisa le regard de Taliesin et bondit au sol.

[Taliesin]

Cependant, Taliesin ne baissa pas sa garde, ni au sens propre, ni au sens figuré. En général, c'est quand on croyait la bataille gagnée qu'on recevait un mauvais coup... Il resta donc concentré sur son adversaire et, les heures précédentes ayant été éprouvantes, l'énergie commençant à faire défaut, il chercha à s'appuyer sur la frustration qu'avait fait naître en lui les événements pour trouver la force de harceler le demi-elfe, de lui porter assaut sur assaut jusqu'à ce qu'une faille apparaisse dans sa défense, une faille qui lui permettrait de porter une attaque fatale... Avec un peu de chance, après cet épisode, les prisonniers, défénitivement convaincus qu'ils étaient leurs alliés, les autoriseraient à franchir les portes du Refuge. Ce sinistre épisode ne serait alors plus que de l'histoire ancienne...

[Galathée]

Kerun prit un des demi-elfes à revers tandis que Taliesin harcelait le dernier. Le barde parvint à puiser en lui-même, à analyser les intentions de son adversaire, à prévoir son mouvement, à le frapper avec brutalité, abattant sa lame sur son épaule et lui détachant pratiquement le bras. L'homme tomba à terre avec une mine absolument stupéfaite. Kerun retira sa lame du ventre de son propre ennemi et recula. Une flèche fusa du haut, le manquant de peu, et le Luménien leva des yeux inquiets vers le sommet de la tour. Il ne restait aucun demi-elfe, mais il restait un elfe des bois de bonne constitution qui portait exactement les mêmes vêtements qu'eux. Un nouveau trait fendit l'air et Kerun jura tandis qu'il frappait le sol à moins d'un mètre de lui. Ce furent ensuite deux flèches qui partirent dans sa direction et il ne put que se réfugier derrière le cheval encore vivant, qui les encaissa l'une et l'autre avant de tomber.
Kerun perdit alors spectaculairement son sang froid et grimpa sur le cadavre en hurlant.
" IMBECILES ! MAUDITS MELANDIENS ! TUEZ MOI SEULEMENT ! ALLEZ-Y !"

[Taliesin]

Dieux tout puissants, Kerun avait mal choisi son moment pour craquer...
-Cessez le tire, bon sang ! cria-t-il. Vous avez bien vu qu'il se battait à nos côtés !
L'instant suivant, sans hésiter, il se précipitait en avant pour faire de son corps un barrage entre l'agent secret et les flèches des elfes. Il avait bon espoir que ces derniers n'osent pas prendre le risque de le blesser... A moins, bien sûr, que se voir traiter de Mélandiens ne les ait rendus complètement fous furieux... Ce n'était pas impossible : ils devaient déjà être particulièrement à cran pour tenter d'abattre quelqu'un qui; tout revêtu de l'uniforme ennemi qu'il soit, avait terrassé plusieurs gardes sous leurs yeux...

[Galathée]

Taliesin entendit la voix de Lobanteriel répéter ses paroles en écho, sommant les archers embusqués dans les tours de cesser de tirer, tandis qu'il se dirigeait vers Kerun. Une dernière flèche fusa, droit vers l'elfe des bois exposé, mais elle n'atteint pas son objectif. Une lumière mauve s'était épanouie autour du Luménien, l'englobant dans une gangue, et le barde devina Ombeline juste derrière lui, qui avait posé une main chargée d'énergie sur sa jambe. Il vit qu'elle lui parlait et en s'approchant à son tour, il se sentit soudain moins nerveux, moins agressif, moins furieux. Apaisé. Il était toujours conscient de leur situation précaire, de la nécessité de fuir, de la violence du combat qui s'était déroulé autour d'eux, mais il était capable de le faire avec calme. Les archers avaient cessé leurs tirs et Kerun descendit lentement du cheval mort. La prêtresse s'approcha de Taliesin, entourée d'un halo argenté.
" Vont-ils nous ouvrir, à présent ?"

[Taliesin]

Le barde adressa un sourire reconnaissant à la prêtresse : non seulement elle avait sauvé Kerun mais, de surcroît, elle leur offrait la chance de réfléchir plus posément et, qui sait, de trouver les bons mots pour convaincre Lobanteriel.
-Si vous tentez toujours à consulter Jaeld, vous pouvez y aller sans crainte : si de nouveaux gardes surviennent, nous aiderons vos compagnons à les éliminer, dit-il à ce dernier, d'un ton à la fois paisible et solennel. Cependant, si vous avez réellement confiance en moi... Croyez-moi quand je vous dis que vous pouvez également vous fier à mes camarades. Sans eux, je n'aurais jamais pu tenir la promesse faite à Jaeld, je n'aurais jamais pu revenir à l'enclave. De surcroît... Calanon, mon vieil ami, a passé trois jours à l'extraction, trois jours à souffrir, trois jours à entendre les cris des malheureux qu'on dépeçait. Quant à Ombeline... Lorsque je l'ai trouvée, elle était aux fers, parce qu'elle avait osé résister à nos ennemis communs, à ces gens dont elle était l'esclave et qui l'obligeaient à utiliser ses pouvoirs pour servir leurs ignobles desseins. Pourquoi vous trahiraient-ils, l'un et l'autre ? Ils n'ent pas la moindre raison de le faire, c'est même tout le contraire. De plus, si vous nous laissez partir, je vous jure qu'aucun d'entre nous ne révélera jamais la localisation du Refuge et que nous ne nous ferons pas remarquer des convois de prisonniers ou de ravitaillement qui pourraient être en route pour le Refuge.