[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences

[Galathée]

Le Comptoir aux Transparences est un petit immeuble qui semble composé d’un entrepôt de taille modeste, d’une cour murée donnant sur un quai privé et d’un corps de bâtiment de deux étages, en pierre et de bois, à la façade grise. Au rez-de-chaussée se trouve une boutique dans laquelle marchands et particuliers peuvent venir quérir les nombreux objets en verre qui sont la spécialité de l’endroit : fioles et bocaux, bouteilles et carafes, vases et verres, et on y rencontre aussi bien des mages que des sommeliers.

***

Quête : Les Squelettes du Placard
Chapitre 9 : Sauvetages (suite)

D'ici...

Kerun s'immobilisa face au petit comptoir puis se tourna vers Taliesin. Ils se dévisagèrent un moment, puis l'elfe des bois hocha la tête et se dirigea vers la porte de l'échoppe. Celle-ci tourna sur ses gonds en actionnant un petit dispositif de clochettes dont le son cristallin se répercuta en écho sur les nombreux objets de verre entreposés sur les étagères à l'intérieur.
" Attention à vos grosses pattes ! Qui casse, paie !" s'exclama une voix depuis le fond de la boutique.
Celle-ci était brillamment éclairée, contraste avec l'extérieur encaissé des rues mélandiennes, car le verre reflétait la lueur des deux lampes posées sur le comptoir. Une femme se trouvait derrière celui-ci, demi-elfe aux longs cheveux châtains lui atteignant la taille et aux yeux verts presque lumineux. Elle portait une robe violette, brodée, et semblait presque étrange dans ce décor de bric à brac transparent et translucide.
" Je peux vous aider ?"
Petite complication : deux jeunes mages en toge sombre examinaient des fioles à quelques pas seulement.

[Taliesin]

Et merde, jura-t-il intérieurement.
De fait, ils jouaient de malchance. Mais était-ce bien étonnant ? Depuis leur départ de Luménis, tout avait tourné de travers, sans pour autant les empêcher d'avancer. Alors, ce n'était pas un minuscule contretemps qui allait le faire craquer, quand même !
-Bonjour ! lança-t-il d'un ton cordial. Ne vous dérangez pas, nous ne faisons que jeter un coup d’œil...
Et, espérant que cela compenserait leur aspect débraillé, il se mit à examiner les marchandises en multipliant les précautions.

[Galathée]

La jeune femme ne parut pas complètement convaincue par la répartie du barde et son expression se fit chagrine. Elle semblait hésiter à les interpeller à nouveau ou à quérir quelqu'un d'autre. Ombeline lui décocha un pauvre sourire, puis regarda Kerun avec un regard insistant. Celui-ci pinça les lèvres et marcha jusqu'à Taliesin.
" Je vais devoir vous demander de sortir, si vous ne voulez rien acheter..." dit la jeune femme d'une voix plus forte.
Les deux mages levèrent les yeux, regardèrent les trois nouveaux venus, et grimacèrent, manifestement dégoûtés par leur apparence. La demi-elfe actionna alors une petite cloche et la porte de l'arrière-salle s'ouvrit sur un nain hirsute, cheveux roux et barbe fournie. Il scruta Taliesin, Kerun et Ombeline de ses yeux noirs.
" Allez, les p'tits gars, vous n'avez pas envie de m'énerver."

[Taliesin]

Le barde faillit jurer à nouveau. A voix haute, cette fois. Mais il se ressaisit et s'inclina courtoisement.
-Très bien, messire, nous nous en allons, fit-il en se redressant. Mais à une seule condition : allez trouver Constance et dites-lui que vous avez mis dehors Belenn et Calanon, venus tout droit de Ferhulm pour la retrouver. Un conseil, cependant : parlez-lui en privé. D'abord parce qu'elle et nous préparons une surprise pour des amis communs. Ensuite, parce qu'elle sera dans une telle colère en aprenant que vous nous avez virés comme des malpropres qu'il vaut mieux qu'aucun témoin n'assiste à ça.
Et, se drapant dans sa dignité, il fit volte face, s'apprêtant à sortir.

[Galathée]

Kerun grimaça et le nain sourcilla.
" Attendez une petite seconde, vous..." fit-il en levant un index.
Il se tourna vers les deux mages.
" Désolé, les gamins, mais on ferme.
— Quoi ?
— On ferme, c'est comme ça, pause de midi, faut comprendre...
— Mais enfin...
— Dehors, les guignols, vous viendrez chercher vos tubes à essai plus tard !"
Les deux jeunes gens furent aussitôt proprement virés, malgré leurs protestations, et le nain verrouilla la porte sur leurs pas, puis tira le rideau. La demi-elfe était sortie. Seul le nain demeurait, soupçonneux.

[Taliesin]

Espérant que leur plan n'avait pas déjà échoué, il tenta de rattraper le coup. Pour peu que ce soit encore possible.
-Désolé. A la base, nous voulions attendre que les deux mages soient sortis avant de parler à la vendeuse, mais elle ne nous a pas laissé le choix... J'espère qu'elle est allé trouver tout droit le capitaine Lamalice, parce que Gauthier et Greta ne doivent rien savoir de notre présence : c'est pour eux que nous préparons la surprise. Même Guéric ne doit pas être au courant : depuis qu'il a perdu sa jambe, il a tendance a boire plus que de coutume et, dans ces moments là, il a la langue trop pendue...
Montrer qu'il connaissait bien l'équipage était une solution risquée mais, dans son état de fatigue et de stress, il n'en avait pas vu d'autre.

[Galathée]

Le nain n'eut pas le temps de répondre que la porte de l'arrière-salle s'ouvrait sur Constance, suivie par un grand humain aux cheveux blonds, à la carrure impressionnante, et une demi-elfe aux cheveux gris et au regard clair, nettement plus âgée.
" Taliesin !" s'exclama le capitaine en se dirigeant vers lui, des larmes dans les yeux.
Elle étreignit l'elfe avec chaleur.
" C'est bien toi ! Nous te croyions perdu !"
Son regard se fit alors nettement plus dur et fila au-dessus de l'épaule du barde.
" Emparez-vous de celui-là...
— J'en étais sûr..." souffla le Luménien.
L'humain avait déjà dépassé le barde et le nain était toujours à la porte. Kerun jura et parut hésitant une seconde, puis dégaina son arme.

[Taliesin]

-Bordel, Kerun, range ton arme ! lança-t-il, pris de panique. Ne fais rien d'irréparable !
Puis il se retourna vers Constance et plongea son regard dans le sien.
-Capitaine, au nom... Au nom de ce qui s'est passé sur Mersant, dites-leur d'arrêter. Dites-leur de nous écouter. Sinon, le sang des innocents sera répandu, et je ne pourrai pas le supporter, après tout ce que j'ai... Après tout ce que nous avons traversé.
Incrédule, il se rendit compte qu'il était au bord des larmes. Ou de la crise de nerfs. Ou des deux.
-Je vous en supplie... ajouta-t-il d'une voix cassée.

[Galathée]

Kerun rengaina avec une grimace, tandis que l'humain mettait la main sur son épaule. Il le dépassait d'une bonne paume et était deux fois plus large que lui. Pendant ce temps, le nain avait délesté le Luménien de son arme. Ombeline ne savait pas quoi faire d'elle-même.
" Tu es épuisé, je le comprends, fit Constance avec douceur, en posant une main compatissante sur la joue du barde. Mais tu ne sais pas ce que nous savons. Viens te reposer... Nous avons beaucoup de choses à te raconter, mais cela peut attendre après que tu te sois changé et restauré. Et que tu aies dormi, peut-être."
Elle tira sur son bras pour l'entraîner vers l'arrière-salle.
" Je suis tellement heureuse de te voir vivant..."

[Taliesin]

Mais il résista.
-Non, capitaine, dit-il d'un ton qui avait retrouvé une certaine assurance. Il faut que nous discutions ici et maintenant. Sans quoi... Sans quoi nous courrons à notre perte. Vous, moi, Kerun, tous les membres de la Réunion et tous ceux qu'elle essaie de sauver.
Oui, s'il voulait éviter une catastrophe, il devait absolument parler sans perdre une seconde.
-Capitaine, je vous demande pardon pour ce que je vais dire à présent, parce que cela va vous blesser profondément. Mais je vous jure sur ma vie et sur celle de tous ceux que j’aime que c’est la pure vérité.
Il prit une profonde inspiration et, toujours fermement campé sur ses jambes, débuta sa tirade :
-Gauthier et Greta nous ont vendus en esclavage, comme ils auraient vendu tous les passagers du navire s’ils étaient arrivés jusqu’à Ferhulm. Griselda le savait, elle en a parlé à deux reprises sur Mersant : d’abord devant moi, dans son inconscience, alors qu’elle se remettait de son empoisonnement ; ensuite devant Victor et Jehan, alors que les drows l’emportaient pour la tuer… Malheureusement, avec tout ce qui s’est produit ensuite, je ne m’en suis rappelé que trop tard…
Une nouvelle inspiration rapide et il recommençait son discours, sans laisser à quiconque le temps de réagir :
-Une fois débarqués à Ferhulm, j’ai accompagné Greta à l’Antre des Mille Mets. Grâce à son intervention, madame Plantesouc m’a permis de choisir parmi les divers tabacs qu’elle propose. Vous avez dû trouver le paquet, dans les caisses. Ensuite, nous sommes allés acheter une pipe : je l’ai perdue depuis, mais vous vous souvenez à quel point fumer me manquait, n’est-ce pas ? Enfin, nous avons retrouvé les autres à la Fleur de Sel. Ils s’étaient installés dans l’arrière-salle. Dans cette arrière salle si tranquille et si loin des regards indiscrets, où ne se tenaient que quelques très calmes clients… Gauthier et Greta nous ont encouragés à boire et à manger : quand j’ai demandé s’il ne valait pas mieux vous attendre, vous et Guéric, ils ont répondu que non, que vous en aviez encore pour une bonne demi-heure. Alors nous avons trinqué, dégusté les amuse-gueules… Puis ce fut le trou noir. A mon réveil, j'étais ligoté à l'arrière d'une carriole, où j'ai eu tout loisir d'écouter les esclavagistes raconter que, non contents de nous vendre, Greta et Gauthier avaient révélé qui nous étions pour tenter de toucher davantage. Si j'ai pu me tirer de là, c'est uniquement parce que Kerun, libéré grâce à Esther, est venu me détacher au cours de notre première halte nocturne.

[Galathée]

Constance parut ébranlée par le discours du barde, mais elle reprit partiellement son aplomb. Sa voix était un petit peu moins assurée.
" Tu fais erreur, Taliesin. Si Greta et Gauthier sont revenus sans vous à la Liberté, c'est parce que lui..."
Elle désigna Kerun.
" C'est parce qu'il a fomenté cet enlèvement par des esclavagistes. Il cherchait à gagner ta confiance. Comme nous tardions à arriver, suite à un sabotage à bord du bateau, Greta est partie à notre rencontre. Les hommes de la table voisine se sont alors attaqués à vous, mais Gauthier est parvenu à s'enfuir. Tu ne te souviens pas de ces détails, parce que la drogue qui t'a été administrée, une drogue que les services secrets luméniens utilisent depuis toujours, efface la mémoire. Le reste a été mis en scène, dans l'unique objectif de te ranger dans son camp, alors que tu te méfiais viscéralement de lui, et avec raison, depuis le jour où il a embarqué. Son seul objectif est de te ramener à Luménis, consentant, et de démanteler la Réunion, qu'il a toujours détestée.
— Ce sont des mensonges, Taliesin, intervint Kerun, toujours coincé entre l'humain et le nain.
— Et quelle meilleure manière de faire en sorte que tu sois lié à ta promesse que de te sauver la vie ? Que de te rendre à ce point redevable envers lui que tu ne pourrais pas le trahir, même pour sauver ta propre vie et celle de ta compagne ?
— Vous ne savez rien de lui, intervint alors la demi-elfe aux cheveux gris. Vous ne savez rien du rôle qu'il a joué pendant la dictature morféenne, notamment, de la place qu'il occupait, aux côtés du tyran. Les services secrets n'ont aucune limite quand il s'agit d'atteindre leurs objectifs."
Kerun jura.
" Taliesin, elles essaient de t'embrouiller. Greta et Gauthier leur ont manifestement menti, comme nous savions qu'ils le feraient."

[Taliesin]

Effectivement ils l'avaient su. Mais il fallait admettre que le mensonge était particulièrement habile. Il aurait presque pu le faire douter, sans certains éléments...
-Tout cela se tiendrait s'il n'y avait les propos de Bellyra. Comme je vous le disais, elle a parlé de Gauthier dans son inconscience. Elle a clairement prononcé son nom et ajouté qu'il "ne devait pas" ou "qu'il ne fallait pas". Plus tard, en toute conscience cette fois, ses derniers mots avant de mourir ont été une mise en garde adressée aux enfants : une mise en garde selon laquelle nous devions nous méfier de Greta. N'est-ce pas troublant, tout de même ?
De la main, il désigna l'agent secret.
-Quant à Kerun... Il a cherché à me dissuader de revenir à Luménis. Il l'a fait dès que nous lui avons proposé de se joindre à nous, arguant que cela arrangerait beaucoup de monde. Demandez à Guéric, si vous ne me croyez pas : il a tout entendu. De surcroît... Comment aurait-il pu monter un tel plan, alors qu'il n'était jamais venu à Ferhulm, alors qu'il ne savait même pas que nous y ferions halte ? La décision a été prise très tard... Quant à mettre en place le piège dans le court intervalle séparant notre débarquement de notre arrivée à la Fleur de Sel, c'est tout bonnement impossible ! A moins d'avoir déjà fréquenté Ferhulm et d'y avoir noué des contacts... Comme c'est le cas pour Greta et Gauthier.
Il refit face à Constance.
-Apparemment, au cours de vos voyages précédents, vous avez eu des ennuis dans presque tous les ports de la Houleuse, comme à Rivenalis où une auberge a été incendiée. Comme à Ferhulm... Vos deux compagnons n'y ont-ils pas joué un rôle ? Est-ce la première fois, depuis qu'ils sont à votre bord, que vous perdez des passagers qu'ils étaient chargés d'escorter ? Et même si ça n'était encore jamais arrivé... Est-il impossible que, suite à l'un de ces incidents, ils se soient retrouvés dans une fâcheuse situation les ayant obligés à faire un pacte avec des esclavagistes pour sauver leur peau ?

[Galathée]

" Faites-les venir, que nous tirions ça au clair, proposa alors la demi-elfe âgée, avec un haussement d'épaules.
— Je voyage avec eux depuis toujours, ce sont des mensonges, fit Constance.
— Allez chercher Guéric, également."
La demi-elfe aux yeux verts qui les avait accueillis dans la boutique repartit vers l'arrière-salle.
" Tu as pu te méprendre sur les paroles de Griselda. Elle était dans un état de stress terrible, et elle n'a jamais été très douée pour résister à l'urgence, reprit Constance. Gauthier et Greta sont des alliés irréprochables, depuis toujours, ce qui n'est pas son cas à lui..."
Kerun paraissait hésiter sur la marche à suivre et Taliesin croisa son regard où il lut une question tue. Le nain lui avait saisi les poignets et les avait ramenés dans son dos, pour l'heure sans violence, et l'humain tenait une courte corde, nonchalamment, attendant qu'une décision soit prise.
" Les services secrets luméniens ont des hommes partout, y compris à Ferhulm, des hommes qui peuvent organiser n'importe quoi en très peu de temps. L'avez-vous vraiment cru lorsqu'il a dit n'avoir aucune connaissance de ces lieux ? Savez-vous quel est le grade de cet homme ? Quelle position il occupe dans la hiérarchie des services secrets ?"

[Taliesin]

-Je ne sais rien de tout cela, répondit-il doucement. Ce que je sais, en revanche, c'est que Kerun est un être bon et que toutes les horreurs dont nous avons été témoins dans les terres mélandiennes l'ont terriblement affecté. Je sais aussi que si les services secrets étaient aussi puissants en cet empire que vous le laissez entendre, nous n'aurions pas abouti dans un camp où l'on rassemblait les elfes malades de la Feuille Pourrie pour les soigner... avant de les dépecer tout vifs pour vendre leurs fluides et leurs organes dans des boutiques spécialisées. Si Kerun jouissait de tant de contacts, de tant d'appuis, de tant de pouvoir, il n'aurait pas dû passer trois jours attaché sur une table, à subir la torture, à entendre les hurlements des malheureux de tous âges que l'on martyrisait dans les pièces voisines.
Il soupira.
-Mais attendons l'arrivée de Gauthier de Greta. Et surveillons l'expression de leur visage quand ils nous découvriront. Sera-ce de la joie, du soulagement ? Sera-ce plutôt de la peur, de l'angoisse ? Et s'ils ont assez de ressources pour continuer à mentir, à jouer la comédie... Nous pourrons demander de l'aide à Ombeline - il désigna la jeune femme. Elle est prêtresse d'Ilmater. Peut-être a-t-elle les moyens de révéler la nature profonde des gens... Je sais que les clercs disposent parfois de tels sortilèges.

[Galathée]

La prêtresse d'Ilmater sursauta, surprise d'être prise à partie de la sorte, dans un conflit dont elle ne maîtrisait aucun enjeu. Kerun soupira et ne fit aucun geste pour tenter de se soustraire à ceux qui étaient désormais ses geôliers.
" C'est un sortilège que je maîtrise, mais... je ne le connais pas en ce moment.
— Je peux le lancer." dit alors l'humain, sans pour autant se détourner de Kerun.
La demi-elfe plus âgée opina alors du chef, satisfaite de l'arrangement.
" Taliesin, il est certaines choses dont je dois te parler, dit alors Kerun avec une grimace. Et je l'aurais fait... mais les choses ne se sont pas mises et...
— Il est un peu tard pour ça, non ? Le sortilège vous y contraindra.
— Mais je veux que tu saches que je n'y suis pour rien dans tout ce qui nous est arrivé. Quels que soient... mes torts par ailleurs..."

[Taliesin]

Le barde commençait tout juste à être rasséréné, à croire que les choses finiraient bien lorsque les propos du Luménien le frappèrent de plein fouet, le sonnant mieux que ne l'aurait fait un uppercut en plein visage. Il eut l'impression que le sol s'ouvrait sous ses pieds et, par réflexe, se raccrocha à Constance sans même en avoir conscience.
Se pouvait-il que les coupables ne soient pas ceux qu'il croyait ? Avait-il été trahi, à nouveau ?
Il ne pouvait le croire. Refusait de le croire.
-Kerun ? lâcha-t-il, d'un ton pitoyable. Que... Que voulais-tu me dire ?
S'il y avait une réponse qu'il ne souhaitait pas connaître, c'était bien celle-là. Mais peut-être y s'agissait-il d'un malentendu. Peut-être l'agent secret faisait-il uniquement référence à son passé trouble durant la dictature. Or, le barde ne le jugerait jamais sur cela...

[Galathée]

Kerun pinça les lèvres et soupira.
" Je n'avais pas l'intention... de le faire en public...
— Il veut vous dire qu'il a travaillé pour le juge Kanter pendant la dictature, fit la demi-elfe. Et puis probablement se trouver des tas d'excuses."
Le Luménien grimaça.
" J'avais mes ordres, protesta-t-il d'une voix éteinte.
— Bien sûr, vos ordres, c'est tellement facile, n'est-ce pas ? Sont-ce vos ordres, aujourd'hui, qui vous font détruire le travail que nous avons entrepris pour ramener les Luméniens kidnappés dans le giron de leur famille ?"

[Taliesin]

Les pensées, les idées, les émotions violentes et contradictoires se bousculaient en lui avec tant de virulence qu'il avait bien du mal à les contenir, qu'il peinait ne serait-ce qu'à réfléchir. Que venaient faire les Kanter dans cette histoire ? L'enlèvement n'avait-il été qu'un stratagème ordonné par les services secrets et exécuté par Kerun ? Si les autorités luméniennes étaient capables de telles manœuvres, quel destin avaient-elles réservé à Martin ? Ne devait-il pas, de surcroît, s'inquiéter pour Victor ?
La panique manqua le faire défaillir, et il n'avait plus aucune certitude à laquelle se raccrocher. Même les propos tenus par Griselda... N'avait-elle pas voulu dire, simplement, que Gauthier et Greta étaient des agents gouvernementaux infiltrés à bord ?
Qu'était devenu Luménis, après la dictature ? La bienveillance presque naïve avait-elle été remplacée par le pragmatisme le plus froid ?
Il s'efforça de serrer les dents, de faire le vide dans son esprit.
Échoua complètement.
C'est là mon expiation... songea-t-il de manière confuse.
Oui, quel que soit le fin mot de cette histoire, il devait normalement l'accepter. Il devait accepter toutes les souffrances, toutes les trahisons, toutes les déceptions.
Mais entre la théorie et le principe, il y avait un pas énorme.
Or, dans son état d'épuisement physique et nerveux, il n'était pas capable de le franchir.

[Galathée]

" Ce que j'ai fait hier n'a rien à voir avec aujourd'hui ! répondit Kerun avec virulence. Vous refusez de voir la gangrène en votre sein ! Je suis le bouc émissaire, évidemment. Gauthier devait savoir que vous m'attendiez ! Qu'avez-vous fait de mes hommes ?
— Je ne pense pas que vous ayez vraiment envie de le savoir." répondit l'humain d'un ton froid, et l'elfe des bois se tut, comme frappé par la foudre.
Il leva cependant les yeux vers Taliesin.
" Je ne t'ai pas trahi. Je n'ai trahi personne. Je t'aurais parlé de la dictacture, mais je n'en ai pas eu le temps. Et le coeur." lui dit-il.
A ce moment, la porte arrière s'ouvrit alors sur la demi-elfe brune, ainsi que Gauthier, Guéric et Greta. La surprise se peignit sur les trois visages, simultanée, et peut-être était-elle un peu plus extrême, ou peut-être horrifiée, sur le visage de certains, mais il était très difficile d'en juger, surtout dans l'état émotionnel dans lequel le barde se trouvait. Tout ce qu'il perçut, ce fut l'étreinte brutale de Guéric.
" Ah par les dieux ! Je te croyais mort !" fit le halfelin quelque part à hauteur de son ventre.
Devant lui, l'humain s'était mis à incanter, préparant probablement sa zone de vérité.

[Taliesin]

Il avait le cœur au bord des lèvres, la tête lui tournait et son équilibre était si précaire que l'étreinte de Guéric, dont il se rendit à peine compte, manqua le faire choir. Il avait l'impression qu'il allait s'évanouir d'un instant à l'autre, terrassé par ce terrible coup du sort venant conclure des jours terrifiants... Mais, tentative désespérée pour ne pas s'effondrer, il se cramponna avec la force du désespoir aux dernières paroles de Kerun. Parce qu'il espérait toujours, à son corps défendant...
-Il faut que Gauthier et Greta soient aussi soumis au sortilège... croassa-t-il. Il faut que toute la vérité soit faite, il faut que nous comprenions ce que voulait dire Griselda... Et quoi qu'il advienne, ne tuez pas Kerun. Il m'a sauvé la vie. Et son passé ne compte pas. Quoi qu'il ait fait sous la dictature, cela ne sera jamais aussi horrible que ce que j'ai commis, moi...
Comme épuisé par cette tirade, il fut parcouru d'un violent tremblement et agrippa plus fort que jamais l'épaule du capitaine.

[Galathée]

" Quel sortilège ? demanda Gauthier, circonspect.
— Je suis heureuse de te voir en vie, Taliesin, dit Greta avec le sourire. Nous avons imaginé le pire..."
L'humain en avait terminé et l'atmosphère tout entière rayonnait d'une énergie argentée, à peine visible, mais présente comme une poussière ténue dans l'air. Toute la pièce était manifestement englobée dans la zone.
" Si vous nous racontiez ce qui s'est passé à Ferhulm ? proposa l'humain en croisant les bras.
— Sedanius, que veux-tu dire ? demanda Gauthier.
— Juste pour que Taliesin puisse l'entendre.
— Nous... nous vous en avons déjà parlé.
— Taliesin a été drogué. Il s'est effondré sur la table. Je m'étais protégé et je suis resté éveillé. Quand les hommes que ces deux-là avaient payés ont voulu passer à l'action, ils ont d'abord dû m'assommer. J'ai été pris comme Taliesin, je ne connaissais en rien ces esclavagistes, je n'ai posé aucun acte visant à nuire à Taliesin ou à la Réunion depuis que je suis monté à bord de la Liberté.
— Il... Il dit...
— Il dit la vérité, lâcha Constance, atterrée.
— Voyons Constance..." dit Gauthier d'un air scandalisé.
Mais pas une parole de plus ne franchit ses lèvres. Kerun semblait sur le point de continuer. Le second de la Liberté leva alors les mains au ciel, mais une fois de plus, rien ne sortit de sa bouche. Tous les yeux étaient braqués sur lui et sur ce qu'il allait trouver à dire. Le dénommé Sedanius avait une expression grave sur les traits.
" Pourquoi ? demanda alors Constance.
— Pour l'argent." dit alors Kerun.
Mais il ne put aller plus loin car Greta, à laquelle personne ne faisait plus attention, s'était dirigée vers lui et lui porta, vive comme le serpent, un coup de dague dans le ventre.

[Taliesin]

En entendant les déclarations du Luménien, Taliesin avait fermé les yeux et poussé un long soupir tremblant.
Les dieux soient loués, tout n'était pas noirceur, tout n'était pas trahison...
Mais le sinistre spectacle auquel il assista lorsque se soulevèrent ses paupières le ramena brutalement à la réalité.
Spontanément, il porta la main à son épée, fit un pas en avant... pour constaté qu'il ne pouvait être d'aucune utilité : il n'en avait plus la force.
-Attrapez-la... Attrapez-les... lança-t-il d'une voix mal assurée. S'ils s'enfuient, ils vendront toute l'organisation aux Mélandiens...
Puis, incapable d'ajouter un mot, il se tourna vers Ombeline, espérant qu'elle pourrait secourir Kerun...

[Galathée]

Ce fut en quelques secondes le capharnaüm dans la petite pièce, comme Greta ruait pour échapper au grand humain qui l'avait ceinturée, et renversait plusieurs étagères garnies d'objets en verre. Son initiative meurtrière avait cependant surpris son complice, et celui-ci réagit une seconde trop tard : la rapière de Constance était déjà pointée sur sa gorge, à deux doigts de l'embrocher. Il leva les mains, en guise de défense, face à son capitaine qui pleurait sans retenue, le visage déformé par la rage. Les deux demi-elfes se mirent en mouvement, la plus jeune partant vers l'arrière-salle, la seconde, les traits fermés, pour aller vers Greta, qu'elle paralysa d'un geste et d'un mot. Kerun avait chu sur un genou, les mains pressées sur le ventre, et Ombeline, agenouillée devant lui, avait commencé à incanter. Guéric demeurait cramponné à Taliesin, abasourdi.

[Taliesin]

Plus que jamais chancelant, l'elfe soupira à nouveau. Les choses s'étaient terminé au mieux, même si ce mieux n'était pas dépourvu d'amertume et de souffrance : si la blessure de Kerun serait bientôt de l'histoire ancienne, celle dont avaient écopée Constance, Guéric et les autres membres de la Réunion, de nature différente quoique tout aussi douloureuse, ne serait pas aussi aisément apaisée. Mais l'affaire était désormais éclaircie, et sans mort inutile. De surcroît, savoir que le Luménien ne l'avait pas trahi lui procurait un inexprimable réconfort. S'il en avait été autrement, s'il avait été victime d'un coup monté par les services secrets... Il ne savait pas s'il s'en serait remis.
Tout juste capable de rester debout, il demeura immobile et silencieux, guettant la suite des événements. Il espérait qu'on ne tarderait pas à boucler les traîtres en lieu sûr et à lui montrer un endroit où s'assoir...

[Galathée]

Ombeline avait terminé d'incanter et Kerun se remit debout, péniblement, en prenant appui sur son épaule. Il était manifeste qu'il avait encore besoin de soins, mais sa blessure n'était plus mortelle.
" Bouclez-les tous les trois." ordonna la demi-elfe aux cheveux gris.
L'humain reposa Greta, pétrifiée, sur le sol, et prit Kerun par le bras. Le Luménien ne se défendit pas et leva tout juste un regard morne sur son gardien. Le nain était arrivé derrière Gauthier et il lui prit les mains, les attirant derrière son dos.
" Constance, tu sais que je ne t'aurais jamais trahie !
— Tu m'as trahie.
— Taliesin représente une fortune. Kerun aurait rapporté un bon prix aussi. Imagine ce que nous aurions été en mesure de faire avec une telle somme, pour la Réunion... L'un et l'autre sont des ennemis.
— N'essaie pas de te justifier. Je sais que tu penses vraiment ce que tu dis, car tu ne pourrais pas faire autrement, mais... Comme as-tu pu ? "
La demi-elfe posa la main sur l'épaule de Constance.
" Nous en parlerons plus tard. Emmenez-les."
L'humain poussa Kerun devant lui tout en soulevant Greta sur son épaule.
" Il a besoin de soins, encore..." murmura Ombeline d'une voix éteinte.
Le Luménien lui jeta un sourire désolé avant d'être entraîné vers l'arrière-salle.
Une chaise parut se matérialiser sous les fesses de Taliesin et Guéric l'aida à s'asseoir.
" Je vais vous chercher un petit remontant... dit la demi-elfe brune.
— Nous en avons tous besoin." murmura le halfelin.

[Taliesin]

Il serra faiblement l'épaule du halfelin.
-Je suis désolé que notre arrivée se soit soldée par un tel coup pour vous tous. Et si Greta et Gauthier nous ont vendus uniquement parce qu'ils nous considèrent comme des ennemis et voulaient obtenir de l'argent pour l'organisation, si c'est vraiment leur première faute, alors c'est moi qui suis responsable de leur trahison. Je n'aurais pas dû prendre contact avec la Réunion, sachant que mon identité risquait de semer le trouble dans vos rangs. Si j'avais agi ainsi, Kerun non plus ne serait pas venu...
Il secoua la tête.
-J'ai du mal à comprendre pourquoi vous l'enfermez, cependant. C'est nous qui lui avons demandé de nous accompagner, en sachant parfaitement qu'il travaillait pour les services secrets... De plus, que ces derniers vous espionnaient, vous deviez vous en douter... Sincèrement, à moins que bien des aspects de la situation m'échappent, je trouve qu'il ne mérite pas un pareil traitement. Surtout après les épreuves que nous avons traversées ensemble depuis notre enlèvement...

[Galathée]

" Ne dis pas n'importe quoi. Nous t'avons accueilli parmi nous en sachant parfaitement qui tu étais. Tous. Si Gauthier et Greta se sont fourvoyés... Tu ne dois pas t'en vouloir. Nous avions donné notre parole de t'aider à retrouver ta compagne et ils ont trahi. Ils ont trahi. Pas toi, jamais. Je n'ai pas oublié Mersant et ce que tu as donné pour nous tous. Gauthier et Greta... C'est... J'ai peine à le croire et sans doute... Sans doute cela prendra-t-il un peu de temps... murmura Constance. Quant à Kerun... Je ne savais pas...
— Constance n'est nullement le chef de cette cellule de la Réunion, intervint la demi-elfe âgée d'une voix tranchante. Kerun n'est peut-être pas responsable de votre enlèvement par des esclavagistes, mais il reste un indésirable avec la rage de détruire au coeur. Que l'équipage de la Liberté ne soit pas au courant des turpitudes de la Réunion ne devrait pas vous surprendre. Chacun ses prérogatives."
Constance acquiesça. La demi-elfe brune reparut avec une coupe, qu'elle plaça entre les mains de Taliesin.
" Tenez, cela va vous revigorer."

[Taliesin]

-Merci beaucoup.
Prenant la coupe d'une main tremblante, il en avala une longue rasade. L'alcol embrasa instantanément sa gorge et le fit tousser, mais, quelques instant plus tard, il se sentait déjà mieux et continua à boire à plus petites gorgées.
-Pardonnez-moi d'insister sur ce sujet, mais je voudrais dire un dernier mot sur Kerun, reprit-il. Je ne sais rien de son passé sous le règne de Nwalk, de sa position au sein des services secrets, des ennuis qu'il a pu causer à la Réunion. Cependant, je puis vous assurer que c'est quelqu'un de bon : j'ai eu tout loisir de le constater, au fil des derniers jours, au cœur des épreuves que nous avons traversées. De surcroît, j'ai pu mesurer l'ampleur de ses compétences... Il pourrait vous rendre de grands services, dans le cas où libérer des esclaves réclamerait une infiltration discrète. Je suis sûr qu'il le ferait sans arrière pensée et avec toute la bonne volonté du monde, si vous le lui demandiez.
Il grimaça, embarrassé.
-Je dois vous paraître un hôte bien indélicat et, à nouveau, je vous en demande pardon. Simplement... Je suis loyal envers mes amis et... On ne survit pas à ce que nous avons affronté ensemble sans que se tissent des liens profonds.

[Galathée]

" Nous ferions mieux d'aller nous installer derrière, dit la demi-elfe brune. Nous serons plus à l'aise, et nous pourrons installer Taliesin et... cette demoiselle dans nos locaux. Vous avez l'air affamés et vos vêtements sont dans un état épouvantable...
— Vous pourrez tout nous raconter... ajouta Guéric.
— Et vous reposer." fit Constance avec un sourire embarrassé.
On les conduisit donc de l'autre côté de la porte, dans une salle plus vaste, bien éclairée, où trônait une grande table en bois ciré. Une fenêtre s'ouvrait sur la cour, et plus loin la Houleuse. Taliesin aperçut la Liberté qui se dandinait sur l'onde. On lui tira une nouvelle chaise, ainsi qu'à Ombeline. Constance demeura debout, Guéric s'assit à côté du barde. L'un et l'autre avaient l'air complètement épuisés par les derniers événements et ils demeurèrent silencieux.
" Je suis Aliosha, fit la demi-elfe aux yeux verts. Je sers un peu d'intendante dans cette maisonnée. Voulez-vous que je vous fasse préparer un bain ou un lit ? Ou peut-être voulez-vous quelque chose à manger ?"
Ombeline avait l'air complètement déstabilisée.
" Je pense... je pense que j'aimerais dormir..."

[Taliesin]

Il tendit la main et la posa sur son bras.
[color=#FFFFF66]-Tout va bien se passer à présent, Ombeline. Je sais que notre arrivée a été pour le moins mouvementée mais, croyez-moi, vous êtes en lieu sûr, parmi des amis.[/color]
Évidemment, puisqu'une trahison venait juste d'être éventée, ses propos paraissaient un peu creux. Mais qu'aurait-il pu dire d'autre ?
-Pour ma part, si cela ne vous cause pas trop de dérangement, j'opterais bien pour un bain... reprit-il en se tournant vers Aliosha.
Sa peau était tellement incrustée de sueur, de sang et de sable que la simple idée de se glisser ainsi entre des draps propres lui donnait la nausée. De surcroît, il ressentait une sorte de besoin viscéral de se purifier, comme pour mettre de la distance entre lui et les horreurs du Refuge. Et puis, il se voyait mal abandonner immédiatement Constance et Guéric, après le choc que leur avait causé les révélations dont il était porteur...