[Quête] Dans la Campagne du Soleil

[Taliesin]

Encore quelques pas et le vent le percutait de plein fouet, glacial, chargé de flocons mais également vivifiant. Comparé à celui qu'exhalait ce maudit boyau, il paraissait d'une telle pureté, d'une telle légèreté, qu'il y avait de quoi en avoir le tournis.
-Tout va bien, messire ?
Déjà, ils avaient désobéi à ses consignes. Déjà ? Peut-être un certain temps s'était-il écoulé, après tout...Sans doute, même, car de la lumière provenait de la grotte : le feu était rallumé.
-C'est pas à cause des cartes que vous êtes sorti, au moins ? On avait dit pas d'enjeux, finalement...

[Galathée]

Albérich n'était pas certain de ce qui s'était produit. Sans doute avait-il finalement craqué, mais il n'en avait aucun souvenir. Il n'en avait jamais aucun souvenir, en réalité. Il reprenait conscience brutalement, le temps s'était écoulé sans lui, il ne récupérait jamais les moments où il avait été absent. Peut-être son esprit enregistrait-il quand même quelque chose... Peut-être. C'était sa grande hantise : retrouver les souvenirs perdus de la Tour des Sharites. Il ne le voulait pas.
A l'instant présent, la vision du feu rallumé et le souci dans la voix des adolescents l'emplirent de honte et il suffoqua une seconde dans son propre dégoût de lui-même. Il n'avait pas été à la hauteur, mais les gamins s'étaient pris en main, exactement comme l'avait suggéré la petite voix lâche qui résonnait dans son esprit.
" Non, j'avais... besoin d'air." dit-il, tâchant de dissimuler le trouble dans sa voix.
Il était gelé, il avait faim, mais il se sentait trop misérable pour retourner jusqu'au coin du feu. Son regard se posa à nouveau sur toute cette blancheur obscure et il ressentit l'attraction du vide avec une force renouvelée. Il suffirait de quelques pas, de quelques minutes, peut-être... et puis tous les tourments s'éteindraient, tout deviendrait aussi silencieux et tranquille que possible. Qu'espéré.
C'est l'effet de ce vent démoniaque, s'époumona quelque chose en lui.
Il n'en était pas sûr, non. Pas sûr du tout...
Il fit à nouveau un pas vers l'extérieur.

La tempête qui soufflait l'étourdit un instant dans sa froide étreinte. Il se sentit curieusement apaisé. L'atmosphère délétère qui régnait dans la caverne, la fatigue de son corps, de ses nerfs, tout cela le tirait vers le fond, mais il se retrouvait davantage maître de ses émotions dans cet univers immaculé, brutal, presque familier. Il serait bien resté dans l'hiver, à l'abri, pour protéger son âme des ténèbres, mais même la pureté pouvait tuer. Il fallait qu'il puisse retourner dans la grotte avec la certitude que les choses tourneraient bien et qu'il avait en lui — qu'ils avaient en eux — de résister à ce qui se terrait dans l'ombre.

Il refit un pas en arrière.
" Cette soupe sent bon..."
Ce n'était pas facile, mais ce n'était pas impossible.

[Taliesin]

Il remarqua que les trois garçons avaient renfilé celles de leurs frusques qu'ils avaient mises à sécher, et qu'ils s'étaient munis de leurs bâtons, craignant sans doute qu'il ne lui soit arrivé quelque chose.
-Malheureusement, elle n'est pas encore prête, dit Willhelm. Ça fait même pas cinq minutes qu'on a rallumé le feu.
Ils hésitaient sur le seuil de la grotte : manifestement, ils n'étaient pas insensible à la pureté de l'air.
-On est vraiment obligés de rentrer ? s'enquit même Tobias.

[Galathée]

" Non, on n'est pas obligés, pas tout de suite..." dit alors Albérich, demeurant à la limite entre la grotte éclairée aux effluves sinistres et le blizzard glacial, meurtrier mais sain.
Contrairement aux garçons, il ne s'était pas équipé pour faire face aux bourrasques et il lui faudrait probablement reculer le premier. Mais il avait besoin de glaner encore quelques secondes de pureté avant de retourner s'empoisonner dans leur refuge incertain. Il goûta à la clarté retrouvée de son esprit, comme on respire l'air du large, sans se soucier de la bise qui lui meurtrissait les joues et couvrait ses cheveux de givre, puis dans un sursaut, il s'arracha à l'hiver.
" Venez, à présent. Cela devient dangereux..."

[Taliesin]

-Pardon, messire, mais... Pourquoi ce serait dangereux ?
-On est bien couverts et on risque pas de se perdre !
-Moi je préfère être dehors. Dans la grotte, c'est... c'est...
-Pesant.
-Malsain.
-Et puis ce vent-là, il est beaucoup moins désagréable que l'autre.
-Vous voulez que j'aille vous chercher votre manteau ?
-Ou un truc à manger ?
-On devrait peut-être même commencer à déblayer, au cas où le blizzard s'arrête vite.
-Oui, bonne idée. Comme ça, on pourrait repartir plus rapidement.

[Galathée]

" Pourquoi pas, vous avez raison..."
Les garçons étaient effectivement bien plus habitués aux frimas et aux orages que lui, qui les avait toujours affrontés à l'intérieur, du moins jusqu'à l'année précédente. Il avait encore le souvenir d'une randonnée nocturne dans la froidure, sur les traces de César, à la recherche du paradis caché de la Dame de Combeloup. Songeant à la fée formidable, il ressentit une curieuse crispation dans son ventre, qui le laissa un peu amer, car il pensa aussitôt à Mahaut et à leur nuit catastrophique. Tout ce temps passé à attendre était propice à une avalanche de réminiscences dont il se serait bien passé. En même temps, il était forcé de réaliser que sans Hubert, sans les Ekhart, les choses auraient été encore bien pires : il aurait été irrémédiablement seul, avec son âme fragile, les tourments du passé et du futur, les regrets, aucune distraction, aucune porte de sortie, aucune aide.
Il retourna chercher son manteau, puis rejoignit les adolescents à l'entrée de la grotte et retrouva la pureté de la neige avec félicité. Si seulement il avait pu hiberner et se réveiller sous un printemps plein de promesses...

[Taliesin]

Le bref séjour dans la caverne lui avait fait prendre conscience à quel point l'atmosphère y était viciée, sur le plan des sensations, au moins : la peur, la colère, le désespoir semblaient insidieusement sourdre de chaque parcelle de rocher. Pas étonnant que les fils Ekhart ne veuillent plus s'y attarder : d'ailleurs, le temps de récupérer leurs pelles et ils étaient ressortis, se démenant déjà pour dégager une tranchée. Si leur débauche d'énergie avait au moins le mérite de leur tenir chaud, malgré la neige qui les trempait, elle paraissait dérisoire sur un plan strictement pratique, puisque le blizzard faisait toujours rage, à peine moins violent qu'auparavant. Toutefois, ce déblayage n'était qu'une excuse, un prétexte. Ils en avaient tous conscience. Et en ce domaine, la manœuvre était efficace : entre l'aîné et son plus jeune frère, la tension et les ruminations semblaient appartenir à l'histoire ancienne.

[Galathée]

Albérich espérait que les adolescents savaient ce qu'ils faisaient et qu'ils battraient en retraite avant d'attraper quelque chose. Lui-même était beaucoup trop moulu pour leur prêter main forte. Mais de toute façon, ce n'était qu'une manière de tromper l'ennui et la terreur, une excuse pour ne pas rester à portée des flux maléfiques qui régnaient dans la grotte, il n'y avait pas de réel objectif, aussi ne se sentait-il pas vraiment coupable de les laisser travailler. Il finit cependant par se retourner, présentant son dos aux éléments, pour garder un oeil sur le tunnel.
Le temps devenait long. Hubert et Tobias devaient être baignés, imprégnés, par ce souffle vicié. Dans quel était seraient-ils en remontant ?
S'ils remontaient.
Le froid de l'hiver était implacable, Albérich avait l'impression que ses perceptions étaient plus aiguisées que jamais. Mais l'heure n'était pas encore écoulée. Il fallait qu'il s'en tienne à ses déclarations, qu'il trouve encore la force d'attendre. Rien de réellement inquiétant ne s'était produit. Grand Vent paraissait calme. Hubert allait immanquablement apparaître, avec son sourire tranquille, et se moquer de son inquiétude ; le vaillant Tobias sur les talons, qui tancerait ses gamins d'avoir été courir dans la poudreuse.

[Taliesin]

Les minutes succédèrent aux minutes et ses trois compagnons ne manifestaient toujours aucune intention de s'abriter : leur tranchée avait progressé de quelques mètres et ils paraissaient décidés à la continuer jusqu'au bas de la pente. C'était tout juste si leurs gestes s'étaient faits un peu plus lents, signe que la fatigue, mine de rien, commençait à prendre le dessus sur leur énergie pourtant débordante.
Quant à la caverne, elle n'exhala aucun nouveau souffle malsain. En revanche, c'est une bonne odeur de soupe qui en émanait, à présent. Albérich crut même l'entendre bouillonner. De fait, elle était sur le feu depuis un certain temps.

[Galathée]

Albérich laissa la raison prendre le dessus.
" Les gars ! La soupe est prête ! Je n'ai pas l'intention de devoir ramener trois statues de glace à l'intérieur ! Vous retournerez faire des bonhommes de neige plus tard !" s'exclama-t-il, les poings sur les hanches.
Il espérait que leur pitance avait un goût à la hauteur de son odeur et que cela suffirait à réchauffer leurs corps et leurs âmes... L'absence de souffle pestilentiel pouvait, peut-être, vouloir dire qu'Hubert et Tobias étaient enfin arrivés à quelque chose, qui sait ?
Il retourna donc près du feu, espérant qu'il n'aurait pas à cavaler dans le blizzard pour aller récupérer des ados récalcitrants.

[Taliesin]

Malgré le fracas de la tempête, Albérich les entendit récriminer. Et pourtant, ils vinrent. Ou firent mine de venir car, s'il les vit bientôt apparaître au seuil de la grotte, l'écarlate de leurs visages et de leurs mains tranchant avec le blanc immaculé de la neige qui les maculait de la tête aux pieds, ce fut pour noter, l'instant suivant, qu'ils s'étaient immobilisés. Manifestement, ils n'avaient absolument aucune envie d'affronter à nouveau l'atmosphère délétère de leur abri...
-Et si on mettait la charrette devant l'entrée du tunnel ? s'enquit Hans. Peut-être qu'elle bloquerait le souffle. En partie, au moins...

[Galathée]

Albérich regarda la charrette, puis le tunnel. Le vent qui avait éteint le feu était violent mais serait-il capable d'ébranler le véhicule ? Sans doute que non...
" Il ne faudrait pas boucher la sortie, si votre père et le capitaine doivent remonter rapidement..." dit-il, pensif.
Il avait la sensation que c'était à nouveau une action plus symbolique qu'utile, mais si elle pouvait rassurer les garçons, après tout...
" Cela dit, elle nous protège du blizzard... Si nous la déplaçons, les chevaux seront exposés, et une bonne partie de la grotte..."
Malgré lui, il sentait l'ambiance néfaste de la caverne s'immiscer dans son être, comme un lutin malveillant perché sur son épaule, lui murmurant des horreurs au creux de l'oreille. Mais que pouvaient-ils faire ? Quitter les lieux paraissait devenir urgent, car jamais ils ne pourraient trouver le moindre repos entre ces murs sinistres, mais sans Hubert et le fermier ? C'était impossible. Il fallait qu'il mange, puis qu'il descende les chercher. Vite.

[Taliesin]

-Ah oui, les chevaux...
Tous trois se tournèrent vers les montures et, de concert, poussèrent un profond soupir.
-P'pa serait en rogne si on les exposait trop.
-Et si on leur mettait des couvertures sur le dos ?
-Faut qu'on les garde pour dormir.
-T'arriverais à dormir ici, toi ?
-Avec assez de vin chaud, peut-être...
-Sinon, on a qu'à mange dehors...
L'idée parut leur plaire, mais un regard jeté à Albérich suffit à les faire renoncer. Sur un nouveau soupir, ils s'avancèrent donc, laissant une piste humide derrière eux. Hans fit un crochet par leur charrette pour récupérer des bols en bois qu'il apporta ensuite près du feu. Wilhellm entreprit alors de faire le service.

[Galathée]

Albérich était désolé de les forcer à rentrer mais les bienfaits de l'hiver étaient un leurre : ils finiraient par attraper la mort au détour d'une bourrasque, tousseraient la moitié de l'hiver, cracheraient leurs poumons jusqu'à en crever. Hubert pouvait bien sûr les en débarrasser d'une simple parole, suivie d'un éclair lumineux rose et légèrement doré, mais Hubert était absent, et le Luménien ne savait pas s'il était sage de compter avec lui alors même que la terre l'avait englouti.
C'est cette caverne, tout va bien, ils vont remonter, tu le sais.
Il remercia Willhelm, goûta à la soupe, qui était délicieuse puis regarda les trois adolescents, tour à tour.
" Connaissez-vous une autre grotte, qui soit aisément atteignable ? Nous pouvons laisser un message aux autres et nous y rendre... Grand Vent peut surveiller les chevaux."
Voeu pieu, mais peut-être était-ce la seule solution.

[Taliesin]

Ils le fixèrent un instant, avec une expression mêlant incrédulité et espoir, puis Jonas et Willhelm se tournèrent vers leur aîné.
-Il y en a une aussi grande à environs deux lieues, de l'autre côté de la route, fit celui-ci. Mais c'est sans doute trop loin, avec cette tempête. La seule autre que je connais, elle est à dix minutes d'ici... enfin, dix minutes quand il fait beau... et il suffirait de longer la colline pour y arriver. Pas de risque de se perdre, donc. Et je sais qu'elle ne donne pas sur un tunnel, qu'il y a pas la moindre fissure dans les parois par laquelle ce maudit vent pourrait souffler. Par contre, faut se faufiler pour y entrer, et elle n'est pas très grande. Comme ce renfoncement, je dirais.

[Galathée]

Albérich dévisagea les deux autres adolescents, à la recherche d'une réponse à sa question tue. Ekhart connaissait très certainement cette seconde grotte. Même s'ils mettaient plus d'une demi-heure à l'atteindre, ils pourraient s'y réfugier. Il leur suffirait de s'équiper... C'était incroyablement risqué et incroyablement stupide, mais rester dans cette caverne ignoble paraissait plus intolérable à chaque minute qui s'écoulait.
Cependant l'ancien clerc était coutumier des mauvaises décisions. Il avait renvoyé Bastien dans la bise, une nuit semblable à celle-ci, peuplée de maléfices et de haine, et le gosse avait failli mourir. Il l'avait laissé aux mauvais soins de Blanche, alors qu'il savait qu'elle était de mèche avec Hugues. Il n'avait pu empêcher Noir Dessein de l'emporter pour le torturer.
Des erreurs de jugement.
Elles le hanteraient toujours. Il en ferait d'autres. Peut-être maintenant.
En même temps, l'inertie était sa plus grande ennemie, il le savait. Il n'en souffrait jamais quand il était en confiance, mais pour l'être, il avait besoin de maîtrise, et à l'instant présent, il n'en avait aucune et sur rien.
" Qu'en pensez-vous ?" finit-il par demander à haute voix.

[Taliesin]

-Je suis pour y aller. On peut pas se tromper de chemin, et pour éviter de se perdre les uns les autres, il suffit qu'on s'attache avec la corde qui se trouve dans la charrette.
-Mais on sera trempés en arrivant là-bas... Et tout ce qu'on apportera sera aussi trempé...
-On peut prendre des bûches et des branchettes. Le bois humide ça met du temps à s'enflammer, mais ça s'enflamme.
-C'est vrai. Donc je suis pour y aller aussi.
-Pareil. Tant qu'on va dans un endroit où il y a pas ce vent ou ces voix, je vote pour.
Et de fixer Albérich, attendant sa décision finale. C'était lui le chef, après tout.

[Galathée]

" Ça marche, fit le Luménien. Equipons-nous au mieux. Préparez le matériel. Je vais laisser un message pour les autres."
Il ne leur fit pas l'insulte de leur lister les choses dont ils auraient besoin : les Ekhart apprenaient manifestement très tôt les bases de la survie, ce qui était loin d'être son cas, et il leur faisait confiance pour qu'ils n'oublient rien de crucial. Il retourna plutôt vers ses fontes d'où il sortit plume et parchemin, avant de regagner le coin du feu. Un moment il eut l'impression qu'il ne parviendrait pas à écrire un seul mot, imaginant la tête d'Hubert remontant pour découvrir la grotte vide, l'instant de panique qui ne manquerait pas de s'écouler avant qu'il ne découvre leur message. Il avait presque envie de se répandre en excuses pour commencer... puis il se rasséréna en réalisant que Tobias serait avec lui. Il fut donc très factuel, mentionna la petite grotte, les effets difficiles du souffle malfaisant, la nécessité de battre en retraite. Il décida de laisser le message sous le plateau d'Hermines, non loin du feu. Le capitaine serait fatalement intrigué par la présence du jeu et découvrirait aisément le parchemin plié. Il alla ensuite vers Grand Vent auquel il confia les quatre autres chevaux. Le destrier l'observa de ses yeux noirs, sans broncher, et le Luménien s'écarta sans avoir la moindre idée de si l'animal avait compris quoi que ce soit.
Puis il rejoignit les adolescents. Au moment de s'engager dans l'hiver, il ressentit cependant un déchirement imprévu. N'était-il pas en train d'abandonner Hubert ? Ce silence, cette absence, n'étaient-ils pas signe que quelque chose n'allait pas ? Qu'ils étaient perdus, blessés ou pire ? Il avait dit qu'il irait à leur rencontre... et il était en train de fuir.
Une erreur de jugement.
En même temps, si le paladin avait échoué, que pourrait-il faire, lui ?
Il regarda la masse qu'il manipulait si mal, la gueule noire du tunnel, songea à l'horreur que seraient les journées à venir s'il devait survivre et Hubert mourir dans cette fichue grotte.
J'aurais dû pousser pour Sailoroth, cette idée était stupide, et je n'ai pas voulu le contredire.
Puis il entendit que les adolescents s'impatientaient. Il pouvait les accompagner jusqu'à la petite caverne puis revenir en arrière pour descendre. C'était peut-être le mieux. Les mettre en sécurité, puis partir à la recherche des autres. S'il était bien une personne, parmi eux tous, qui n'avait absolument rien à perdre, c'était lui. Il était temps qu'il agisse en fonction.

[Taliesin]

Les trois frères étaient déjà encordés et, sitôt qu'Albérich fut à son tour attaché, Hans donna le signal du départ, s'enfonçant dans le blizzard avec ce qui ressemblait à de l'enthousiasme. Ce qui en était, sans doute.
Cela ne dura pas dix minutes, non. Mais une demi-heure, au moins. Une demi-heure à lutter contre le vent, à s'enfoncer dans la neige, à la sentir s'insinuer à travers leurs frusques et les glacer jusqu'à la moelle. Mais ils ne s'égarèrent pas : toujours, le flanc de la colline s'élevait sur leur droite, il leur suffisait de tendre la main pour le sentir. Il n'y eut pas d'accident, non plus : tout juste l'un ou l'autre glissa-t-il à l'occasion, pour être aussitôt relevé par ses compagnons. En fait, le seul événement étrange se produisit seulement une ou deux minutes après leur départ : il leur sembla qu'un autre hurlement se mêlait à celui du blizzard. Peut-être n'était-ce que le produit de leur imagination, cependant...
Enfin, les marcheurs atteignirent leur but. Épuisés, transis, plus gelés que trempés, ils durent se contorsionner pour franchir une étroite fissure et se retrouver à l'abri d'une grotte minuscule. L'aîné des fils Ekhart avait dit vrai : elle était à peine plus grande que le renfoncement où ils s'étaient terrés une bonne partie de l'après-midi. Mais au moins était-elle préservée du vent de l'hiver. De celui vomi par les profondeurs, également. En revanche, le froid y était tout aussi mortel qu'à l'extérieur et, désormais, leur seule chance de survie dépendait de la capacité d'Hans à allumer un feu, ce qu'il tenta sitôt après avoir fait circuler une flasque contenant un cordial particulièrement corsé.
Si Albérich avait songé à repartir, il devait se rendre à l'évidence : il n'en serait pas capable dans l'immédiat. Les garçons ne valaient pas mieux. Jonas, surtout, qui arriva tout juste à bouger assez pour boire une gorgée d'alcool.

[Galathée]

Le Luménien se dépouilla rapidement de son manteau, espérant que ses vêtements n'étaient pas trempés jusqu'à la peau, puis se tourna vers le gamin gelé, qu'il déshabilla à son tour. Il était trop tard pour l'empêcher de boire de l'alcool, une tradition bien ancrée mais pourtant inutile pour traiter les coups de froid, et Jonas dépendrait du feu pour se remettre. En même temps, dans un espace aussi confiné, ce brasier risquait de les tuer aussi efficacement que l'hiver. La fumée stagnerait à l'intérieur, leur empoisonnant les bronches, tandis que les flammes dévoreraient l'air dont ils avaient besoin pour respirer... Ils étaient dans un petit piège de roche, mortel, Albérich ne pouvait pas croire qu'Hans n'en soit pas conscient. Mais ils n'étaient pas en état de faire marche arrière et il leur fallait une source de chaleur.
" Nous reste-t-il une couverture sèche ?" demanda-t-il.
A l'abri des effluves de la grotte maudite, l'ancien clerc se demanda si c'étaient elles qui les avaient poussés à cette tentative de suicide. Il avait désormais la certitude que leur seul espoir était que le blizzard tombe. Sans cela, ils mourraient dans leur trou avant même le lever du jour. Seul réconfort, la torpeur assassine provoquée par les gaz de leur feu serait plus douce que la morsure du froid. Maigre réconfort, en réalité.

[Taliesin]

Bien sûr, les minutes suivantes apportèrent leur lot de désagréablements. D'abord, comme l'avait prévu Willhelm, tout ce qu'ils portaient et avaient apporté était trempé : leurs frusques, qui n'étaient pas exactement imperméables, mais aussi les couvertures, même s'ils les avaient enroulées les unes dans les autres, même si la mieux protégée étaient un peu moins atteinte. Ensuite, lorsque Hans parvint à enflammer la paille et les branchettes disposées sur le sol, ils furent instantanément enfumés.
Toutefois, tandis que le feu se fit plus vif, Albérich put constater que ses pires craintes étaient infondées. La surface de la grotte était minuscule, indéniablement. En revanche, la lumière révéla que sa hauteur, comme celle de la fissure qui faisait office d'entrée, était beaucoup plus importante, lui conférant des allures de cheminée. Mieux : à environ deux mètres au-dessus de leurs têtes, elle commençait à s'étrécir, formant une pente douce vers l'extérieur qui aidait la fumée à s'évacuer.
Ils ne périraient donc pas asphyxiés. Pas davantage qu'ils ne mourraient de soif ou de faim : les garçons avaient rempli une outre de fruit secs, une autre contenait de la soupe désormais froide, et des vivres divers, malheureusement mouillés, étaient posés près du foyer.
L'humidité omniprésente, voilà d'ailleurs qui constituait leur principal problème. Le froid, aussi, qui les engourdissait encore au point de rendre tout mouvement difficile.

[Galathée]

Un moment, Albérich se morigéna d'imaginer toujours le pire, tournure d'esprit qui lui était devenue naturelle, inévitable, dès qu'il était en situation de crise. Le moment suivant, il s'arracha à son inertie pour s'occuper de Jonas. Il avait l'impression d'être revenu un peu moins d'un an en arrière, lorsqu'Elisa et lui-même avaient découvert Bastien, gelé, dans cette grotte combelupine. Mais l'adolescent n'était pas encore inconscient et les choses étaient donc nettement moins critiques. Les flammes nues restaient peu appropriées à son état, aussi l'enveloppa-t-il dans la moins humide des couvertures avant de le pousser vers le feu. Pour le reste, il ne leur restait plus qu'à faire sécher leurs vêtements au plus tôt.
" Il faut se bouger, les garçons."
Ils le savaient, bien sûr, et c'était chose malaisée dans un espace aussi restreint. Mais il fallait que le sang circule, que l'énergie continue à les chauffer, sans quoi ils s'engourdiraient. Il déploya une couverture trempée devant le feu. L'eau tiède était un excellent remède à l'hypothermie.

[Taliesin]

La tempête, la neige, le froid, l'engourdissement : oui, il y avait des similitudes avec de sinistres souvenirs. Mais la comparaison demeurait limitée.
D'une part, l'ambiance cessa rapidement d'être tragique. Les adolescents semblaient plutôt apprécier cette mésaventure, s'amusaient du fait qu'ils avaient d'abord rechigné à accompagner leur père, pensant que l'expédition serait ennuyeuse. Quant à s'activer, Willhelm disposait au mieux les bûches près du feu, pour que leur surface sèche, tandis qu'Hans avait, comme Tobias dans l'autre grotte, installé une corde pour faire sécher leurs effets.
D'autre part, Jonas n'était pas Bastien. Il n'avait pas perdu son compagnon animal, n'était pas plongé dans un état comateux et, au contraire, retrouva rapidement une belle énergie.
-Je peux ravoir du cordial ? s'enquit-il.
-Non. P'apa dit qu'une gorgée est parfaite pour donner un p'tit coup de fouet, mais qu'en boire davantage, surtout quand on est gelé, c'est dangereux.
-Oui mais c'est rudement bon...
-Visez-moi ça ! Douze ans et déjà alcoolique !
-P'pa dit que la valeur attend pas le nombre des années !

[Galathée]

" Si on arrive à réchauffer un rien cette soupe, ce sera nettement plus indiqué." fit l'ancien clerc en soupesant l'outre.
A la lueur chaleureuse de leur feu, la grotte paraissait presque accueillante. L'air restait froid car une grande partie des bienfaits de la flambée gagnait les hauteurs en même temps que la fumée, mais il était déjà plus sec, et ils pourraient se rhabiller petit à petit.
L'absence de souffle malsain était une bénédiction, Albérich se sentait éreinté mais libéré. Cette nouvelle marche dans l'hiver avait sérieusement entamé sa résistance, il savait qu'il aurait des courbatures, et à l'instant présent, il avait férocement envie de dormir. C'était peut-être ce qu'il avait de mieux à faire : se reposer une heure ou deux, puis retourner en arrière, pour vérifier que les chevaux allaient bien, pour aller à la rencontre de ceux qui avaient disparu... Avec un peu — beaucoup — de chance, le blizzard serait tombé et la progression plus aisée...
Il étouffa un bâillement.
" Je crois que je vais faire un somme..." annonça-t-il.
Il était vraiment épuisé, sans doute un contrecoup des émotions, autant que des efforts consentis dans les dernières heures. Il était toujours inquiet aussi, douloureusement inquiet, mais la fatigue était plus forte...

[Taliesin]

-Vous ne voulez pas manger un peu, avant ? s'enquit Hans, prévenant.
Après avoir accroché leurs vêtements sur la corde tendue au travers de la caverne, il y avait attaché une ficelle puis entouré l'extrémité de celle-ci autour du goulot de l'outre remplie de soupe qui, désormais, était suspendue au-dessus des flammes. Ainsi, comme l'avait espéré Albérich, dont il avait pris les paroles au pied de la lettre, l'adolescent avait fait en sorte qu'ils puissent manger - enfin, boire, plutôt - quelque chose de chaud.
-Je vous donnerai la couverture, assura Jonas. J'ai plus du tout froid.

[Galathée]

" Garde ta couverture, Jonas, surtout... Je pense que dans mon état de fatigue, je dormirai très bien sans... et j'avais déjà bu ma part de soupe dans l'autre grotte... Nourrissez donc vos jeunes organismes..."
Il bâilla dans le creux de sa paume et poussa un bref soupir.
" Je vous conseillerais de prendre un peu de repos, vous aussi... Nous risquons peu d'avoir des visiteurs..."
Il secoua la tête.
" Enfin... Vous êtes bien assez grands pour décider de tout cela vous-mêmes. Je vais juste m'allonger un moment."
Et ensuite j'irai chercher ces deux explorateurs de l'ombre, par la peau du cou, s'il le faut.

[Taliesin]

-On en a eu aussi, de la soupe, protesta Willhelm.
-Alors vous pouvez en reprendre.
-D'autant qu'il y en a largement pour quatre.
-Après, vous pourrez dormir tranquille.
-On fera le guet à tour de rôle.
-Juste pour s'assurer que le feu s'éteigne pas.

[Galathée]

" Réveillez-moi pour prendre mon tour." fit-il avec un sourire, avant d'aller s'adosser contre la paroi de la grotte.
La pierre était dure et glacée, inconfortable au possible, et malgré sa grande fatigue, il comprit qu'il aurait bien du mal à glisser dans le sommeil. Dire qu'il avait trouvé la vie cauchemardesque deux jours plus tôt, qu'en penser à présent ? Que ça pouvait toujours être pire, sans doute.
Avec un sourire contraint, il laissa son esprit dériver, songea à ses appartements luxueux du fortin, aux bains fumants dans leur salle décorée de mosaïques, aux soupers délicieux mais mortels avec la famille de Solarcis. Il pensa à son lit moelleux, à l'âtre vigoureux de la salle à manger chez Hubert, aux Hermines déployées sur leur plateau de verdure et de roche, à la Rayonnante qu'ils buvaient dans l'alcôve aux Lueurs du Large, au réfectoire du Temple, à la bibliothèque de Thurel, à la salle d'examen d'Aloysius, aux conseils animés, à son bureau, non, le bureau de Béranger, la table usée en noyer, tachée d'encre, aux mille parchemins roulés, déroulés, annotés, déchirés, et tous ces objets bizarres que le seigneur collectionnait...
Et puis voilà. Une grotte au milieu de nulle part, en hiver.
Pouvait-on imaginer pire contraste ?
Mais c'était mieux, peut-être. Encore quelques heures et il oublierait complètement qu'il y avait eu autre chose, une autre vie, un autre temps. Il fallait faire face et faire face, c'était aller de l'avant.
Où était Hubert ?
Il entendait les Ekhart deviser, avait renoncé à réellement trouver le sommeil. Il pouvait se laisser bercer à la musique de leurs conversations, et puis attendre...
Attendre.
Il ne pensait pas que son organisme trouverait jamais la force de retourner en arrière et pourtant ils ne pourraient pas rester dix ans à attendre, si ?
Il s'imagina vieillir dans cette grotte et mourir un jour, comme un vieil ours, à force d'avoir espéré en vain que d'autres fassent ce qu'il n'était plus capable de faire lui-même.
Cela le rendit amer, et puis las, et fatigué à nouveau. Il ne pensait plus droit. Juste dormir un rien, une heure, et puis ça irait mieux...

[Taliesin]

Une bonne demi-heure après avoir à leur tour quitté l'Antre du Dépeceur, Hubert et Tobias parvinrent à l'entrée de la petite grotte où s'étaient réfugiés Albérich et les trois adolescents.
-Si c'est pas mignon : ils dorment tous comme des bébés ! commenta le fermier en s'écartant de l'étroite fissure pour laisser le paladin jeter un coup d’œil à l'intérieur.
Celui-ci put constater que l'endroit était aménagé à peu près comme leur renfoncement, dans l'autre caverne : un feu toujours vivace occupait le centre de l'espace, réchauffant l'atmosphère et séchant très lentement le monceau de frusques suspendu à la corde qui le surplombait. Sur le sol, on avait entendu des couvertures encore mouillées ; on avait posé la moins humides de toutes sur Albérich, lequel était couché le long d'une paroi. Quant aux fils Ecart, ils s'étaient assoupis autour du foyer, peut-être au beau milieu d'une conversation. Hans avait dû essayer de veiller, car sa main était toujours refermée sur un lourd bâton ferré. Mais la fatigue avait fini par l'emporter, comme tous les autres...

[Galathée]

La neige était partout. Dans toutes les directions. Il faisait noir, il était debout, il ne distinguait que le blanc de son souffle s’envolant en arabesques dans la nuit. Il ne savait pas où aller, que faire, et sa poitrine le faisait souffrir à chaque inspiration. Il avait couru, fuyant quelque chose d’indistinct mais de terrible. Il était perdu et seul, et peut-être blessé, car il avait mal tout au fond, et l’angoisse…

L’angoisse se dissipa.

Des brins d’herbe pointèrent au travers du manteau blanc. Une première fleur, jaune, comme une étincelle dans les ténèbres, puis une seconde, à la corolle orangée. Le ciel grisait à l’est, faisant reculer le gel. L’aube, bientôt, sur un printemps précoce. Il fit un pas, puis un autre. Il ne savait pas encore quelle serait sa destination, mais il se sentait étrangement confiant. Un chemin là-bas, près du ruisseau qui cabriolait, libéré des crocs de l'hiver. Le chant des oiseaux, soudain, presque tonitruant.
Un rayon de soleil.

Soupir.

Il bougea. La vision se dissipa et il ouvrit les yeux. Mur gris de pierre glacée. Il avait fini par s’endormir. Ses doigts se refermèrent sur la couverture que Jonas avait dû lui apporter malgré tout. Il pivota lentement et croisa le regard d’Hubert, dans la pénombre. Le paladin était assis contre la paroi, calfeutré dans son manteau. La lueur des flammes jouait sur son visage, lui donnant la même couleur que ses cheveux. Il avait l’air épuisé mais, comme prévu, il se fendit d’un sourire.
Albérich sentit sa colère fondre sous l’effet apaisant de son soulagement : il était vivant, entier, de retour, enfin.
« Comment vas-tu ? souffla le Luménien, soucieux de ne réveiller personne.
— J’allais te retourner la question. » répondit Hubert, songeur.
Le Luménien sourit doucement.
« Je vais mieux. »
Il se redressa lentement et soupira. Le fermier était assis près du feu, non loin, l'air endormi... ou rêveur.
« Les gamins ont été charmants… mais nous n’avons pas pu rester…
— Je suis désolé d’avoir tant tardé. » répliqua Hubert, coupant court à toute récrimination possible.
Albérich passa les mains sur son visage.
« L’important, c’est que nous allions tous bien. » dit-il finalement.
Le chevalier opina du chef.
« Qu’était-ce ? »
Hubert avait les yeux sur la flamme ; son expression s’altéra une seconde.
« Hubert ? »
Il soupira.
« Une sorte de dragon mort-vivant, je dirais. Un squelette gigantesque et furieux. Attaché dans le fond d’un puits. »
Le Luménien écarquilla des yeux ronds.
« Quoi ?!
— Moins fort, tu vas les réveiller !
— Hubert, il y avait… un…
— Je ne sais pas ce que c’était, honnêtement, et il est prisonnier. Vomir sa haine, c’est tout ce qu’il peut faire. Et nous ne nous y sommes pas frottés, d’accord ? »
Albérich leva les yeux au ciel.
« Bon sang, et tu veux nous emmener dans la Lande des Sirènes… Nous ne sommes même pas à deux jours de cheval de Solarcis !
— Pouvons-nous discuter de ça à un autre moment ? Quand nous serons reposés par exemple ? »
L’ancien clerc pinça les lèvres et acquiesça. Il se demandait bien quels arguments Hubert allait pouvoir trouver pour le convaincre du bien fondé de son plan. Mais peut-être aurait-il changé d’avis de lui-même…
« Nous allons prévenir Béranger. Avec une équipe bien formée, quelques paladins, quelques clercs, ils pourront sûrement en venir à bout. »
Son ton avait quelque chose de résigné et Albérich l’observa un moment. S’il avait encore été capitaine du Rayon, il aurait bien entendu été tout désigné pour mener cette expédition. Regrettait-il cette gloire qui lui passerait sous le nez ? Ou regrettait-il de ne pas avoir affronté la bête cette nuit même ? Etait-ce la cause de ce regard distant, de cette raideur dans le maintien ? Ou bien… avait-il mal au dos ?
« Tu t’es cassé quelque chose ? »
Hubert le regarda avec surprise.
« Cassé… quoi ?
— Tu as la mine de quelqu’un qui s’est froissé un muscle… ou fêlé une côte…
— Je me suis peut-être fêlé une côte, oui. »
Il se tâta le flanc, grimaça.
« C’est juste un bleu, à mon avis. »
Albérich sourit.
« On le rajoutera dans la chanson.
— Ah, la chanson… »
Il soupira.
« Tu aurais voulu le tuer, le monstre ?
— Non. Non, tuer, ce n’est pas mon truc.
— C’est à cause de moi, n’est-ce pas ? »
Le paladin secoua la tête.
« Nous n’y serions pas arrivés, de toute façon, Albérich. Nous n’étions pas équipés. Nous ne savons même pas exactement ce que c’était. Ça n’a rien à voir avec toi. »
Le Luménien opina du chef, songeur, et s’adossa au mur. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser que le paladin s’était avant tout inquiété de son devenir. Il pensa ajouter quelque chose, puis renonça, cherchant autre chose à lui dire.
« Si tu veux, demain, je te donnerai un onguent pour ton bleu. »
Hubert sourit.
« Je crois que j’aimerais ça, oui. »