[Quête] Dans la Campagne du Soleil

[Taliesin]

La situation était pourtant loin d'être aussi désespérée qu'ils auraient pu le croire. L'endroit avait servi le jour même et, à côté des vestiges d'un grand feu, on avait laissé un bon tas de bois sec. Albérich n'eut donc aucun mal à allumer une belle flambée.
Les flammes commençaient à crépiter, hautes, lumineuses, lorsqu'il entendit, provenant du pied de la colline, l'aboiement d'un chien et les échos ténus d'une conversation à mi-voix. Ainsi n'étaient-ils pas les seuls à se retrouver sans logis... Toutefois, découvrir que ce lieu de bivouac était déjà occupé suffit à convaincre les voyageurs de poursuivre leur route. L'ancien aubemestre et le paladin n'auraient pas à souffrir de compagnie malvenue cette nui-là.

[Galathée]

Pendant qu'Albérich allumait le feu, Hubert s'était occupé des chevaux. Le Luménien vint lui prêter main forte pour monter la tente (chose qu'il n'avait jamais faite, en vérité) : elle n'était pas très grande, mais elle les accueillerait tous les deux, sans difficultés. Hubert était toujours sombre, n'ouvrant la bouche que pour lui donner des directives. Quand la toile fut dressée, ils se penchèrent sur le ravitaillement. Tobias avait été généreux et prévoyant, aussi n'eurent-ils aucun problème à se bricoler quelque chose, qu'ils allèrent manger côte à côte, près des flammes. Albérich hésitait à relancer la conversation, peut-être sur ce fichu blason, mais il n'avait pas davantage d'idées que plus tôt, et il avait la conviction que le paladin en profiterait pour déverser un peu de sa colère. Rester silencieux était plus prudent. Hubert avait l'air vraiment piteux.
« Beshaba a décidé de te prouver que j’étais un incapable, murmura finalement le paladin.
— Si ça peut te rassurer, je ne crois pas à l’intervention des dieux dans nos vies médiocres, Hubert. Ni des bons, ni des mauvais.
— Ça ne me rassure pas. Ça veut dire que je suis vraiment un incapable. Tu dois te dire que tu t’en serais mieux sorti en mon absence. Sailorath regorge d’établissements impeccables où tu aurais pu bouquiner tout l’hiver.
— Ne dis pas n’importe quoi. J’aurais peut-être eu plus chaud, moins faim, été moins fatigué, mais je ne m’en serais sûrement pas mieux sorti. Je préfère mille fois me les cailler dans un buisson en ta compagnie, que rester seul dans une hostellerie huppée. »
Le paladin le dévisagea, les lèvres pincées, comme pour éprouver la véracité de ses paroles et Albérich lui sourit doucement.
« Je suis heureux que tu sois là. Vraiment heureux. Et je ne me soucie pas de ces petits désagréments. Nous avons goûté au luxe la nuit passée, nous dormirons mal celle-ci, qui sait ce que nous réservera la suivante… »
Le paladin soupira et acquiesça.
« Je vais essayer d’anticiper…
— Ecoute. Faisons un marché. Tu t’occupes de l’itinéraire et je m’occupe de l’intendance. Comme ça, si nous rencontrons ce genre de… déconvenue… et bien les torts seront partagés et tu cesseras de battre ta coulpe comme si tu avais commis un meurtre. »
Cette fois, le sourire du chevalier était plus franc et le Luménien se sentit rassuré. Si Hubert se mettait à broyer du noir, c’en était fini de leur périple, il le sentait. Il était conscient que la présence du paladin gardait pour l’instant les émotions difficiles des derniers jours à distance, mais dès que la routine se serait installée, il songerait à Solarcis, à l’inanité de ce nouveau voyage, à l’absence de dessein dans son existence. Il fallait que l’un d’entre eux conserve de l’énergie, de l’enthousiasme, de l’espoir… Et ça devait être Hubert.
« D’accord. Essayons comme ça.
— Parfait. Je vais aller me coucher. »
Il se leva en prenant appui sur l'épaule du paladin, lequel lui décocha un sourire tranquille mais ne fit pas mine de bouger. Albérich décida de ne pas s'en inquiéter et partit vers la tente.

[Taliesin]

Peut-être Beshaba était-elle intervenue à Valfrêne. Mais, si c'était le cas, Tymora avait pris le relai sitôt quittées les limites du bourg. Car, s'il faisait un froid glacial, le sol sur lequel s'étendit Albérich s'avéra étonnamment égal et confortable : pas une pierre, pas une souche pour lui endolorir le dos. Écrase par la fatigue du voyage, il ne tarda donc pas à sombrer, bercé par les accents discrets d'un violon et d'une harpe jouant une paisible ballade. Bien plus tard, lorsqu'il rouvrit les yeux, il faisait déjà grand jour et le soleil matinal nimbait la toile de la tente. Sur l'éminence, le silence était absolu : seuls le troublaient, dans le lointain, les coassements d'une bande de corbeaux.

[Galathée]

Le Luménien se redressa et jeta un oeil autour de lui. Nulle trace d'Hubert : il devait s'être levé à l'aube, pour saluer Lathandre. Cependant, en examinant mieux la tente autour de lui, il se demanda si le paladin s'était même couché. Il faisait très froid, cependant, aussi s'extirpa-t-il de ses couvertures sans se poser davantage de questions, et rejoignit-il le coin du feu. Le chevalier s'y trouvait, la mine vaseuse, mais il l'accueillit d'un sourire.
" Alors, ça a été, les moustiques et les mottes de terre ?
— J'ai dormi comme un sanglier."

[Taliesin]

Le soleil s'élevait doucement dans un ciel d'azur dépourvu du moindre nuage, et la journée promettait d'être encore plus radieuse que la précédente, si telle chose était possible ; encore plus chaude, en tout cas. Ne s'y étant pas trompés, bien des voyageurs avaient déjà quitté leur auberge : Albérich et Hubert virent ainsi passer, au bas de la colline sur laquelle ils s'étaient établis, les premiers cavaliers, les premiers attelages cheminant, paisibles, sur la route boueuse dont la blancheur immaculée laissée par le blizzard avait quasiment disparu.

[Galathée]

Les deux hommes replièrent leur tente et entreprirent de petit déjeuner. Albérich trouvait qu'Hubert avait vraiment mauvaise mine et avait de plus en plus l'impression que ce dernier avait monté la garde à l'extérieur à la place de dormir. Comme il ne s'était pas réveillé une seule fois tout au long de la nuit, il n'avait jamais pu le localiser. La question lui brûlait les lèvres mais il avait l'impression que le paladin se moquerait de lui s'il osait le soupçonner à voix haute.
" Alors, la nuit t'a-t-elle porté conseil ?" demanda-t-il en terminant de petit-déjeuner.
Le Luménien releva les yeux de son morceau de pain. Le miel était particulièrement délicieux.
" Porté conseil ? Sur quoi ?
— Sur ton blason, évidemment.
— Alors là... Je ne me souviens pas d'une bribe de rêve et je me suis endormi dans l'instant. Donc non. La nuit ne m'a porté aucun conseil.
— Une marmotte, donc.
— Je ne suis pas très féru d'animaux, de manière générale.
— De végétaux ?
— Genre une carotte ?
— Je pensais plutôt à un chêne.
— Un chêne. Ça me donne tout de suite l'impression d'avoir quatre-vingts ans."
Hubert rit.
" J'avais pensé à une éclipse. On peint le bouclier en noir... et au fur et à mesure que tu retrouves de l'allant... on ajoute des petits morceaux de soleil..."
Albérich le regarda avec une grimace stupéfaite et le paladin pinça les lèvres.
" D'accord, ce n'est pas drôle.
— Désolé. Il y a des sujets qui me restent difficiles...
— Je sais. Je suis stupide."
Il s'éclaircit la gorge.
" On peut simplement mettre une couleur simple. Ou un damier, des rayures... Je sais !
— Oh dieux...
— Mettons des hermines. Une hermine brune, même.
— Mon être résumé à un jeu."
Albérich se leva et secoua la tête.
" Remettons-nous en route, Hubert. Si tu tiens absolument à ce que je mette quelque chose sur mon bouclier, et bien... Choisis. Tu es peut-être mieux placé pour savoir ce qu'il reste de moi."
L'expression que revêtit le visage du paladin l'informa de l'excessivité de ses paroles, mais c'était trop tard. Il soupira et alla préparer son cheval : autant qu'ils se mettent en route tout de suite, l'illumination ne viendrait pas. Il se sentait vide et on ne pouvait représenter le vide. Un trou noir sans fond. Que disait la vieille mouette que Noir Dessein avait tué ? Un coquillage. Il avait la sensation d'être un gouffre.

Ils se mirent en route peu après. Hubert semblait hésiter sur le chemin à emprunter, mais finit quand même par les conduire chez l'héraldiste. Albérich n'en pensa pas grand chose : un bouclier n'était qu'un bouclier, après tout. Il n'avait pas l'intention de s'en servir souvent.

[Taliesin]

Située dans la partie la plus élevée - et le plus huppée - de Valfrêne, la demeure de l'héraldiste se repérait au premier coup d’œil, car sa façade était décorée de boucliers portant les armes des nobles qui avaient fait appel à ses services et dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils s'avéraient nombreux.
Ce fut une accorte servante d'une vingtaine d'années qui leur ouvrit la porte et les introduisit dans la maison, les faisant attendre dans un bureau aux allures de bibliothèque, tant les rayonnages alignés contre ses murs croulaient sous les livres - consacrés à l'héraldique, bien sûr, mais aussi à l'histoire et à la généalogie. Le propriétaire des lieux les rejoignit quelques minutes plus tard : c'était un homme d'âge mur, la barbe et le cheveu gris, portés courts ; il émanait de sa personne une aura de distinction à laquelle se mêlait un soupçon de pédantisme...
-Salutations, messires. Que puis-je pour votre service ? s'enquit-il en s'asseyant face à eux.

[Galathée]

Dès leur arrivée devant la maison, Albérich avait commencé à jeter des regards inquiets à Hubert, sans pour autant oser verbaliser ce qui lui paraissait évident : est-ce que c'était vraiment une bonne idée ? Mais Hubert avait paru ne rien remarquer et le Luménien s'était demandé s'il était trop fier pour reconnaître que c'était peut-être une initiative inutile. Comme le paladin avait l'air passablement épuisé, il avait renoncé à lui faire des grimaces. Tant pis, après tout. Cette expédition ne valait pas une prise de bec.
Mais à présent qu'il était dans le bureau du peintre, il se demandait vraiment ce qu'il faisait là et comment ils allaient se dépêtrer de la situation sans vexer l'artiste ou blesser l'amour-propre du chevalier. Il décida donc de ne rien dire. Du tout. De toute façon, il avait remis les choses entre les mains d'Hubert.
" Mon ami a un bouclier gris terne et nous aurions voulu l'orner de quelque chose d'un peu plus... personnel."

[Taliesin]

L'homme acquiesça.
-C'est une excellente idée. Toute personne de qualité se doit d'avoir un blason sur son écu : ne rien arborer est bon pour la piétaille ou pour les mercenaires de bas-étage... La lignée de messire possède-t-elle ses propres armoiries ? Appartient-il à un ordre, une guilde ou une confrérie dont il souhaiterait reprendre le symbole ? A moins qu'il n'ait un emblême plus individuel ?

[Galathée]

Les propos du peintre laissèrent Albérich pantois. Il jeta un regard aigu à Hubert, qui s'était très légèrement empourpré. Avec son teint très clair, c'était immédiatement visible, mais le paladin toussa dans son poing.
" Je crains de devoir avouer que nous n'avons pas encore exactement solutionné cet aspect des choses." dit-il, avant de se tourner vers Albérich.
Ce dernier sourit au peintre.
" En fait, je n'ai rien de tout cela, et un grand manque d'imagination, fit-il avec aplomb. Une couche de peinture me semblait suffisante."

[Taliesin]

La situation ne parut décontenancer en rien le peintre.
-Ne vous inquiétez pas, ce cas de figure n'est pas aussi rare qu'on le croit, et mon rôle est aussi d'aider mes clients à arrêter leur choix. Je vais donc commencer par les questions de base... Peut-être souhaiteriez-vous que votre blason fasse référence à votre profession ou à celle de vos parents ? Qu'il rappelle votre ville ou région natale ? Qu'il illustre l'une de vos passions, ou bien un trait de votre caractère ? Je sais qu'on n'est pas soi-même le meilleur juge, dans ce dernier cas, mais votre ami pourra sans doute apporter sa contribution...

[Galathée]

Albérich jeta cette fois un regard franchement furieux en direction du paladin, qui grimaça sous le coup imaginaire.
" Ce n'est peut-être pas une si bonne idée, tout bien considéré, fit Hubert. Peut-être que des couleurs suffiront. Genre... rouge...
— Rouge ?!
— Heu... Alors jaune ?"
Le Luménien leva les yeux au ciel et les reposa sur le peintre.
" Ecoutez, maître Gray, je n'ai pas particulièrement envie de voir figurer quoi que ce soit sur ce bouclier. Je ne me sens pas bien différent de cette piétaille dont vous parliez plus tôt. Ma profession est... floue pour dire le moins, et même si je vous la définissais, vous lui lieriez des animaux qui ne me ressemblent en rien. Je n'ai pas envie d'y voir figurer quoi que ce soit de lié à ma famille ou à ma ville d'origine... N'avez-vous pas, je ne sais pas, des propositions neutres ? Un fond gris, trois lignes vertes, et c'est bon ?"

[Taliesin]

L'homme parut indigné.
-Une telle chose est tout bonnement inenvisageable. L'héraldique est un art, messire, et si l'on commence à vouloir faire figurer sur un blason des symboles sans signification, c'est le début de la décadence. A ce compte-là, le moindre marmot recevant sa première boîte de peinture serait tout aussi indiqué qu'un spécialiste pour ce genre de... "tâche". Aux deux sens du terme. Mais pour en revenir à notre véritable sujet... Pas d'animaux, donc ? Dommage, j'aurais bien vu.... Un taurillon rouge. Oui, rouge. Je ne vous connais pas, mais cela collerait parfaitement avec vos réactions, avec le regard que vous avez jeté à votre ami... Hummmm...

[Galathée]

Albérich changea de couleur. Avait-il toujours l'air d'un boeuf, vingt-cinq ans plus tard ? Comment ce maudit peintre avait-il pu deviner... D'autant qu'il n'avait jamais été colérique. Jusqu'à ce jour, peut-être...
" Un taureau... C'est sûr que c'est... viril, dit Hubert, dubitatif. Mais je ne suis pas certain que ce soit complètement adéquat..."
Il jeta un regard en coin au Luménien, qui se sentit envahi d'une immense reconnaissance envers le paladin.
" Je suis plutôt... un lettré qu'un combattant, offrit finalement Albérich, histoire de faire dévier les idées du peintre. C'est surtout son initiative à lui..."

[Taliesin]

-Un lettré avec un bouclier ? Enfin, on dit bien que la plume est plus tranchante que l'épée, alors j'imagine que cela n'a rien d'étonnant, dans le fond... Hum, que diriez vous de... de... De deux chandeliers encadrant un pupitre sur lequel reposerait un grand livre ouvert ? Un livre dont les pages seraient blanches ? Une histoire encore à écrire, en somme... Peu commun mais... Très spirituel. Oui. Symbolique, aussi... Hum...

[Galathée]

Albérich n'osait pas imaginer la tête d'un hypothétique adversaire s'il se retrouvait avec un bouquin sur son bouclier.
Quel cliché, songea-t-il.
Il imaginait Elisa tomber de cheval. Thibault aurait du mal à se retenir de rire. Bastien ferait une grimace. Et César lui taperait amicalement sur l'épaule en lui disant : c'est très bien, mon garçon.
Il se demanda si on pouvait facilement repeindre un bouclier, mais c'était le genre de questions qu'on ne pouvait pas poser à l'artiste. Il se renseignerait plus tard.
Et puis peut-être qu'une goule serait distraite par ce genre d'absurdité héraldique, lui permettant de protéger son flanc droit... Il jeta un oeil à Hubert. Le paladin avait l'air complètement ailleurs.
Même lui, il ne m'associe à rien, songea-t-il amèrement, une seconde.
" Très bien, dit-il. Combien de temps vous faudrait-il pour ce genre de choses ? Et à quel prix ?"

[Taliesin]

Gray se frotta le menton d'un geste très distingué.
-Je pourrais terminer d'ici demain matin... Demain midi au plus tard : en effet, vous avez de la chance, vous vous êtes présentés entre deux grosses commandes. Quant aux prix, c'est cinquante pièces d'or. Cela peut paraître onéreux, j'en convient, mais le travail d'un artiste de renom à un coût, et je garantis évidemment la qualité de l’œuvre et sa durabilité : elle ne s'effacera pas à la première pluie et, à moins que votre bouclier ne soit complètement défoncé, elle ne s'écaillera pas.

[Galathée]

Hubert parut contrarié. Pourtant, rien de ce qu'avait annoncé le peintre n'avait semblé particulièrement excessif au Luménien. Oui, c'était hors de prix, mais c'était couru d'avance, il ne pouvait pas être réellement surpris.
" Je pense à une chose qui n'a rien à voir... dit le paladin. Pouvez-vous juste peut-être me dire... Pourquoi y avait-il tant de monde dans les rues à Valfrêne, hier soir ? Est-ce quelque chose qui va se répéter aujourd'hui ?"
Albérich ne put s'empêcher de sourire. Une nuit de plus à organiser... Hubert ne voulait manifestement pas connaître les mêmes désagréments que la veille. Quitte à oublier ses envies de voir un livre sur le bouclier de son adversaire du matin...

[Taliesin]

-Oh non, c'est terminé, les dieux en soient loués ! A l'occasion des noces de sa fille, célébrées hier, le bourgmestre a organisé des réjouissances pour la populace. Geste très noble, indéniablement, mais qui a eu l'inconvénient d'attirer la racaille dans nos rues... Imaginez-vous qu'hier, sortant pour rendre visite à un ami, je me suis retrouvé face non seulement à de pseudo-artistes grimés, mais également à un ours pouilleux et à un singe presque aussi laid que son propriétaire ! Un vrai cirque, et de la pire espèce ! J'espère qu'ils sont déjà tous très, très loin. Et avec un peu de chance, le froid réduira les rangs de leur abjecte cohorte, les empêchant d'empuantir et de pervertir une autre bourgade comme ils l'ont fait à Valfrêne...

[Galathée]

Cet homme était vraiment à peine supportable. Albérich avait du mal à comprendre pourquoi Hubert l'avait emmené dans pareil endroit. Il hésita, essaya d'accrocher le regard du paladin, sans y parvenir, puis poussa un bref soupir et prit le taureau —*décidément la bête le poursuivait —*par les cornes.
" Pouvez-vous nous accorder un temps de réflexion ? Pas plus de quelques minutes, je vous rassure. Nous avions prévu de quitter Valfrêne avant la fin de la journée, et il faut que nous puissions nous assurer que ce délai ne posera pas de problème dans notre... notre programme."
Il se leva. Hubert le dévisageait, incrédule. Albérich lui décocha un sourire qu'il espérait explicite et le paladin se leva à son tour, passablement mortifié.

[Taliesin]

Mis devant le fait accompli, Gray esquissa une grimace mais opina néanmoins du chef.
-Fort bien. Je vous attends ici. Je vous saurais gré, cependant, de ne point trop me faire patienter : vous avez été heureux de venir chez moi alors que j'avais quelques instants de libre, mais ce court répit touche bientôt à son terme. De surcroît, étant très demandé, au point de devoir établir des listes d'attente, je ne puis vous garantir que cette opportunité sera encore de mise dans un quart d'heure, si un autre client plus décidé vient à se présenter entretemps.

[Galathée]

Le peintre n'était pas content, mais Albérich n'en avait cure. Il fit remonter le couloir à Hubert et l'entraîna jusqu'à l'extérieur.
" Hubert, je sais que ça partait d'un bon sentiment, et je suis désolé d'avoir un bouclier gris fer sans jolies couleurs, et de n'avoir aucune idée de quoi y faire figurer, mais... va-t-on vraiment payer une somme pareille pour un symbole qui ne me dit rien ? Ne pourrions-nous pas... je ne sais pas... faire quelque chose d'un peu moins superficiel de cet argent ? Comme le donner à un temple ou un dispensaire, ici ou ailleurs ? Je te promets qu'un jour, si quelque chose se produit et qu'une idée me vient, nous irons chez un héraldiste... moins snob... et nous peindrons quelque chose sur ce fichu bouclier, mais... Je trouve que c'est inapproprié, pour l'heure. Je sais à peine me servir de cet écu... et je n'y suis pas attaché comme un paladin peut l'être, j'imagine... Non ?
— Que veux-tu que je réponde à ce genre de discours ? fit Hubert. Bien sûr que ça parait ridicule.
— Merci. Je vais aller m'excuser auprès du peintre.
— Non, je vais le faire. Je suis désolé de t'avoir imposé cette... cette séance.
— Ne sois pas désolé."
Le chevalier grimaça, puis retourna à l'intérieur.

[Taliesin]

En apprenant la nouvelle, l'héraldiste blêmit, puis devint cramoisi. Sa respiration s'accéléra et le regard qu'il jeta à Hubert était autant chargé de fureur que de mépris.
-Fort bien. Au moins, vous ne m'avez fait perdre que deux ou trois minutes supplémentaires de mon temps précieux. C'est un moindre mal, j'imagine.
Il se leva.
-Comme vous connaissez le chemin, il est inutile que je vous raccompagne, n'est-ce pas ? Bonne journée.
Et il quitta le bureau à grands pas. Cependant, le paladin l'entendit encore marmonner :
-Saleté de péquenauds. C'est la dernière fois que cette imbécile de boniche en laisse entrer chez moi. Oh oui, la dernière fois.

[Galathée]

Hubert ressortit peu après, un sourire plaqué sur les lèvres, et le teint légèrement cramoisi.
" Bon, c'est fait." dit-il simplement, avant d'enfourcher Grand Vent.
Il guida le destrier sur la route et redescendit vers le centre de Valfrêne. Albérich était ennuyé car il sentait Hubert dépité, mais il n'osa pas revenir sur le sujet. Le peintre avait probablement été odieux, le paladin avait affronté la tempête, et à présent, il fallait attendre que le vent dissipe les nuages. Se confondre en excuses aurait été une faible parade.
Une fois au coeur du bourg, le Luménien s'en tint à ses nouvelles prérogatives et commanda une halte pour pouvoir faire quelques emplettes. Ils repartirent ensuite et quittèrent Valfrêne par le sud, suivant la route qu'ils avaient empruntée la veille pour aller bivouaquer. Les chevaux marchaient tranquillement, Hubert lorgnait la campagne, Albérich dans son sillage, observant le langage corporel du paladin. Il vit donc la tension s'amenuiser petit à petit, au fil des réflexions invisibles du chevalier, ses épaules se relâcher, entendit le son d'un soupir bref puis un fredonnement. L'épisode serait heureusement rapidement oublié, mais Albérich continuait à s'inquiéter de cette succession néfaste d'échecs. Hubert avait été un homme respecté et efficace, rarement pris en défaut, un capitaine aimé de ses hommes et craint de ses détracteurs, et voilà qu'il devait traverser, dans les premiers jours d'un changement radical dans son existence, une suite d'événements malheureux. L'ancien clerc était tout à fait conscient de redouter qu'il ne s'immobilise subitement et déclare qu'après tout, il avait fait une erreur. Et il savait en même temps qu'il ne le ferait jamais, car Hubert était tenu par l'honneur, désormais. Il s'était engagé à le suivre. Mais s'il le faisait contraint et forcé, frustré, démoralisé, les choses seraient pires, encore. Il valait mieux ne pas y songer et s'efforcer de redresser la balance au plus vite.
Ils s'arrêtèrent à nouveau pour s'entraîner, un peu plus loin, à la faveur d'un ruisseau bondissant. Albérich apprécia l'attention et tenta de se concentrer, ce qui n'empêcha pas Hubert de lui mettre une sévère déculottée. Même crevé, le paladin lui était très supérieur. Aucun commentaire ne fut échangé sur le bouclier gris, qui reçut un déluge très habituel de coups.
Les larges foulées de Grand Vent rendaient complexes les conversations en selle, aussi cheminèrent-ils en silence pendant la majeure partie de la journée. Ils firent une pause pour se restaurer et Hubert avoua qu'il ne connaissait pas très bien la zone dans laquelle ils allaient désormais pénétrer. Le village suivant s'appelait Fougères, il se trouvait en bordure d'une petite forêt... Au delà de ça, il n'en savait pas grand chose. Le Rayon était une milice urbaine et il n'était jamais sorti de Solarcis que pour trouver des chevaux ou recruter des hommes. Béranger était un adepte de la chasse mais le paladin ne s'y était jamais intéressé et était ravi de garder le fort quand le seigneur partait en expédition. L'un dans l'autre, cette région d'Hélonna lui deviendrait de moins en moins familière à mesure qu'ils progresseraient. Albérich l'assura de sa parfaite confiance en sa capacité à les guider.
Ils continuèrent ensuite leur route, à un rythme soutenu, et parvinrent à Fougères avant le coucher du soleil.

[Taliesin]

Le contraste avec Valfrêne s'avéra saisissant. Situé au milieu d'un paysage bucolique, Fougères n'était guère plus qu'un hameau qui devait son importance relative aux scieries des environs et à son éloignement des autres bourgades jalonnant la route, ce qui en faisait une étape quasi obligatoire pour les voyageurs. L'auberge qui les accueillait, le plus grand édifice de la communauté, était tenue par un couple d'âge mûr et leurs deux filles - c'est d'ailleurs l'une d'entre elles qui s'occupa des montures d'Albérich et d'Hubert. Pour le reste, ils n'auraient pas à bivouaquer à nouveau, car il restait des chambres disponibles, rustiques mais propres et agréables.

[Galathée]

Curieusement, ce cadre tout simple vit le retour des pensées noires chez le Luménien. Peut-être était-ce dû à sa douce insignifiance, à sa tranquillité, mais en mettant pied à terre, en montant ses affaires dans la chambre qu’il partagerait avec Hubert, en observant le hameau par la fenêtre, il se demanda subitement ce qu’il faisait là, pourquoi il y était, et ce qu’il espérait encore trouver sur la route… Bien sûr, il n’avait vu ni Correliah, ni Lunaros, ni Antelucas, encore. De grandes cités foisonnantes, formidables, avec leur cohorte de défis… Mais Solarcis lui avait appris qu’on ne peut se glisser en ces lieux aisément. Il n’était originaire d’aucune d’entre elles. Il ne savait rien de leurs problèmes, si peu de leur histoire. Et il savait aussi qu’il serait aisément frustré. Guérisseur était un mauvais rôle, il l’avait expérimenté et découvert combien la perte de ses pouvoirs l’affectait, chargeant chaque acte, chaque diagnostic, chaque remède, d’un goût de trop peu, de pis-aller. Professeur était une possibilité, mais pour enseigner quoi ? Tout son savoir était chargé de religion lathandrite, et chaque parole prononcée le renvoyait à une philosophie, un mode de vie, des valeurs, qu’il ne pouvait plus faire siennes sans éprouver un profond sentiment de perte. Alors oui, il y avait la politique. Mais où ? Luménis semblait être le seul endroit où sa manière de voir les choses serait accueillie comme une évidence. En même temps, la capitale était soumise à des tensions, des intérêts, des convoitises, qui lui donnaient le tournis. Et c’était la ville qu’il avait quittée. La ville qui en savait trop. La ville qui ne pourrait jamais le voir rentrer sans hausser les sourcils, se poser des questions, émettre des hypothèses. Sans compter que le pouvoir le rendrait à nouveau visible et la visibilité en ferait une cible, et les Sharites reviendraient. Il était consterné d’arborer ces mêmes angoisses depuis un an. Mais elles lui semblaient terriblement légitimes, alors même qu’il tentait de s’en défier.

Hubert parut sensible à son changement d’humeur mais se garda bien de l’interroger. Il s’employa plutôt à lui changer les idées en le défiant à nouveau aux Hermines. Albérich était préoccupé et décrocha plusieurs fois de la partie, ce qui ne l’empêcha pas de battre le paladin. Pour la première fois depuis le départ, il se concocta cependant une infusion soporifique, craignant une nuit difficile.
Elle le fut.
Il s’éveilla plusieurs fois, en nage, en proie à un sentiment de panique indéfinissable. Hubert dormait comme un bienheureux et chaque fois, sur la pointe des pieds, il alla se réfugier dans son aura. Elle paraissait moins forte la nuit, peut-être était-ce dû au sommeil, peut-être à l’absence du soleil. Albérich n’y entendait rien et n’avait pas l’intention de se renseigner. Le paladin trouverait certainement son comportement des plus inquiétants, autant qu’il l’ignore. Le Luménien veillait donc à réintégrer son lit dès que les battements de son cœur et son souffle avaient retrouvé leur rythme normal.

Au petit matin, ils déjeunèrent rapidement et se remirent en route. S’ils continuaient à progresser à la même vitesse, ils pouvaient espérer atteindre Grand Estuaire le surlendemain à la mi-journée. Hubert n’était cependant pas prêt à annuler leur entraînement quotidien, même pour gagner quelques heures, aussi s’y plièrent-ils avec la nonchalance d’habitués. Mais le chevalier remarqua que son adversaire était fatigué et le força à rompre l’affrontement, avant de l’inviter à s’asseoir un moment.
« Tu es devenu plus sombre, depuis hier soir. » fit-il avec cette franchise désarçonnante qu’Albérich avait appris à attendre de sa part.
Il ne tenta pas de se défiler.
« Je crois que cette histoire de blason… et le temps, simplement… Je me sens à nouveau désoeuvré. Ce qui s’est passé à Solarcis… Je ne le mesure pas bien, encore. Mais j’ai comme la sensation… d’avoir pu retrouver le soleil un moment… et puis le brouillard est tombé. Et maintenant j’erre… »
Il adoucit ses propos d’un sourire.
« Tu tiens la lanterne, et je t’en remercie, mais… mais où allons-nous aller ? Et pour quoi faire ?
— Tu avais dit que tu me laisserais me charger de ça.
— De l’itinéraire, oui.
— Alors laisse-moi me charger du reste aussi. Ce ne sera peut-être pas ce que tu aurais fait, seul, mais ce sera quelque chose.
— Tu as quelque chose en tête, n’est-ce pas ? C’est Tobias qui t’a convaincu de t’enfoncer dans les Landes…
— Non. Je ne t’imposerai rien. Mais je pense qu’un but, quel qu’il soit, te fera du bien. Ce sera peut-être mon but à moi, mais peut-être pourras-tu te contenter, un temps, de m’aider simplement, non ?
— Peut-être, oui.
— Et je ne nous mettrai pas inutilement en danger. »
Albérich ne put s’empêcher de sourire.
« Nous jugerons de ça ensuite. » fit-il en se levant.
Hubert se para d’une expression outrée.
« Homme de peu de foi ! » s’exclama-t-il, faussement vexé.
Il secoua ensuite la tête et se fendit d’un sourire, à son tour.
« Nous trouverons. Je le sais. » lâcha-t-il, sérieux.
Puis il remonta sur Grand Vent, Albérich l’imita, et ils repartirent dans la campagne enneigée.

[Taliesin]

Leur étape du soir s'appelait La Ruche, une bourgade qui tirait son appellation non de son activité - plutôt modeste, au moins en cette saison - mais des nombreuses exploitations d'apiculteurs établies dans ses parages. Le miel y était d'ailleurs omniprésent et ce, sous toutes ses formes : bordant la rue principale du village, vendant des pots de diverses essences, ainsi que des confiseries, diverses spécialités et même tout une gamme d'hydromels, une enfilade de magasins devaient, à n'en pas douter, approvisionner maints grossistes, marchands et boutiquiers installés dans la partie est de la Côte du Soleil et au-delà. Bien évidemment, l'auberge locale, appelée "Les mille abeilles", se faisait fort de proposer l'ensemble de ces produits à ses clients.

[Galathée]

Albérich entra dans l'établissement et se dirigea vers le comptoir. L'odeur de miel était délicieuse mais... pour le moins prégnante. Il se demanda si les gens qui vivaient dans ce village percevaient encore ce parfum, si certains y devenaient allergiques, et si cela avait une influence sur leur humeur. Il sourit en imaginant les poignées de main collantes qui devaient s'échanger, puis leva les yeux au ciel de sa propre stupidité. Il était fatigué, simplement. Son humeur noire l'avait vidé, la conversation avec Hubert remis en selle, au propre comme au figuré, et il voulait absolument se préserver de nouvelles idées sombres. Un petit hydromel semblait la chose la plus indiquée pour s'en défendre.

[Taliesin]

Le tenancier était un individu bien en chair aux cheveux couleur de miel clair, preuve que le hasard faisait parfois bien les choses - à moins qu'il ne s'agisse d'une teinture, auquel cas l'homme l'avait imposée à toute sa nombreuse famille... Il montra à Albérich la chambre qu'il occuperait avec le paladin, une belle pièce peinte de teintes... mielleuses... puis ne se fit pas prier pour servir aux voyageurs, dans la grande salle, deux couples pleines à ras-bord de son meilleur hydromel. Lequel, il fallait l'avouer, s'avéra délicieux.

[Galathée]

Le crépuscule emplissait la pièce d’une lumière dorée qui n’était pas sans rappeler la couleur du breuvage et, avec le feu crépitant pour compléter le tableau, Albérich se sentit empli d’une douce félicité. Pendant un moment, il savoura l’hydromel, en silence, aux côtés du paladin qui semblait tout aussi détendu.
Il était encore relativement tôt, les cuisines bruissaient d’une activité tranquille, l’hiver semblait à des kilomètres, la Lande des Sirènes n’était qu’un mirage distant. Le Luménien avait un peu mal au dos et aux jambes, rien de grave, cependant. L’alcool faisait peu à peu son effet sur son estomac vide, un léger sourire naissait à la commissure de ses lèvres, sans qu’il sache exactement pourquoi, mais ça lui était égal.
Il finit par faire signe à l’aubergiste pour lui commander le repas.