[Quête] Dans la Campagne du Soleil

[Taliesin]

Ils aperçurent le camp quelques instants à peine après avoir quitté la ville : vu son étendue, il était difficile de le manquer. Installé à gauche de la route, sur un immense pré s'étendant entre celle-ci et la mer, il donnait d'emblée l'impression d'un rassemblement de troupes, car il était organisé selon un plan géométrique et fonctionnel. Avec sa foule de chariots et de petites tentes regroupés comme des pâtés de maisons, ses édifices de toile plus vastes sans doute voués à des activités collectives et ses rues tracées au cordeau, on aurait dit l’œuvre d'un général particulièrement tatillon. Cependant, cette sensation martiale se dissipa au fur et à mesure qu'Albérich et Hubert s'en approchèrent : ils entendirent d'abord, portés par la brise, les accords d'instruments de musique ; ce furent ensuite les cris joyeux d'enfants en train de cavaler ; enfin, la rumeur de conversations multiples et d'artisans au travail, le hennissement ponctuel d'un cheval, l'aboiement d'un chien... Au final, c'était un endroit plein de vie, bruissant de l'activité ordinaire d'un village et non empreint de la rigueur spartiate d'un camp militaire. Il y avait pourtant des soldats : deux, au moins, nonchalamment appuyés sur leurs hallebardes de part et d'autre de ce qui devait être l'entrée principale des lieux.

[Galathée]

Les deux hommes s'approchèrent donc de l'entrée. Albérich demeurait circonspect en dépit de l'atmosphère plutôt joyeuse du campement. Ce qui l'inquiétait n'était pas la compagnie mais bien son objectif : une cité-mirage dans un des endroits les plus dangereux de l'île. Pourtant ces gens étaient des locaux, ils devaient savoir à quoi s'en tenir, connaître les légendes, les risques, bien mieux que lui... et pourtant... Ce Fontbrune devait avoir des arguments formidables, pour les avoir conquis.
Comme de coutume, Hubert se chargea de parler pour eux.
" Salutations, messieurs... Nous sommes deux voyageurs du nord et les rumeurs concernant votre... noble entreprise ont piqué notre curiosité... Pouvez-vous peut-être nous en dire davantage ?"
Si Hubert avait conservé son épée, dont il ne se défaisait pour ainsi dire jamais, Albérich était évidemment sans armes. Le chevalier et son secrétaire, bien entendu. Le destrier aurait sans doute fait son effet, mais Grand Vent, le veinard, devait profiter d'un bon picotin dans la paille.

[Taliesin]

Les deux gardes, plutôt jeunes et l'allure engageante, leur adressèrent un sourire amical, et quand l'un d'entre eux leur répondit, ils purent constater qu'il n'avait pas l'accent de la région : non, il parlait indéniablement avec celui d'Antelucas.
-Salutations, messires. Nous sommes toujours heureux de recevoir des visiteurs et de répondre à leurs questions. Comme vous le savez sans doute, nous nous apprêtons à mener une expédition dans les Landes des Sirènes, pour y retrouver une cité abandonnée. Non pas une cité chimérique, cependant : messire de Fontbrune, qui est à l'origine de ce projet, a hérité de ses ancêtres des documents attestant de son existence et donnant des indications quant à son emplacement. Une fois là-bas, nous restaurerons la ville et en ferons un lieu où tous les hommes de bonne volonté seront les bienvenus. Évidemment, la région est hostile, mais nous sommes nombreux, soudés, bien équipés, bien protégés... Bref, ce n'est pas une expédition suicidaire, loin s'en faut.

[Galathée]

Hubert jeta un oeil vers le campement et acquiesça.
" Vous avez l'air nombreux, effectivement..." dit-il.
Albérich se demanda combien de soldats il y avait pour tout ce petit monde enchanté.
" Vous avez l'accent d'Antelucas, ajouta le paladin en s'adressant à son compatriote. Messire de Fontbrune a-t-il fait le tour d'Hélonna pour rassembler ses braves ou est-ce un hasard ?"

[Taliesin]

-Il a longtemps séjourné à Antelucas et, quand il a eu l'idée de ce projet, après que les autorités luméniennes lui aient restitué ses archives familiales, c'est tout naturellement vers les amis qu'il s'était fait dans notre ville qu'il s'est tourné pour obtenir du soutien. Mon employeur, le chevalier d'Argencourt, s'est joint à lui avec enthousiasme, et j'ai fait de même. Cependant, le sieur de Fontbrune ne s'est pas arrêté là, et il a recruté nombre de personnes ayant tout perdu pendant la dictature : des Luméniens, des paysans de diverses provinces victimes des déprédations des Gardes Rouges... Ce n'est un mystère pour personne : il tente de laver l'honneur de sa lignée, de réparer les crimes commis par son père. En tout cas, pour lui comme pour nous tous, cette expédition est un nouveau départ.

[Galathée]

Hubert tourna un sourire triomphant vers Albérich. Celui-ci était surpris par le discours du garde : la chose devait être récente, il n'en avait en tout cas pas entendu parler avant son départ de Luménis. Mais cela faisait presque un an, à présent... Tant de choses dont il ignorait tout avaient pu — avaient dû, même — se dérouler. Il en ressentait une légère frustration, un peu d'amertume, un pincement de coeur... Lui qui avait tant aimé cette ville, voilà qu'il n'en savait plus rien.
" Est-il possible d'entrer dans le campement ? demanda le paladin. Nous ne sommes pas vraiment venus nous engager, mais nous sommes curieux, immanquablement... L'aventure que vous nous décrivez est bien intrigante."
Il essaie de me ménager, songea Albérich. Il est déjà complètement convaincu.

[Taliesin]

L'homme acquiesça.
-Bien sûr : le camp est ouvert à tous. Vous pouvez aller ou bon vous semble et discuter avec n'importe qui. Et si vous souhaitez obtenir de plus amples informations, n'hésitez pas à vous rendre à l'intendance, la plus grande des tentes : elle est située sur la place centrale, et c'est là que vous aurez le plus de chance de trouver le sieur de Fontrbune, qui répondra volontiers à vos questions. S'il devait être absent, Ignace, l'intendant, sera tout autant en mesure de le faire.

[Galathée]

" Merci beaucoup." répondit Hubert de son ton le plus affable, puis ils franchirent la barrière et entrèrent dans le camp.
Le paladin mit évidemment le cap sur la tente de l'intendance.
" Ta décision est prise, n'est-ce pas ? demanda Albérich.
— Presque.
— Qu'est-ce qu'il te manque ?
— Le noble en question. Si c'est lui le chef de l'expédition, c'est lui qui détermine tout. Quel genre est-il ? Fiable ? Courageux ? Intelligent ? Quel dieu vénère-t-il ? Quel genre de gouvernement entend-il mettre en place, une fois sa cité trouvée ?
— Sa cité trouvée ?! Pour moi la bonne question est : combien de morts lui faudra-t-il avant qu'il ne réalise que c'était là folie et qu'il ait la décence de repartir en arrière ?
— Ce n'est pas une mauvaise question, c'est vrai.
— C'est du suicide, Hubert.
— Attends au moins d'avoir rencontré cet homme... Nous allons bien voir de quel bois il est fait !
— C'est une mauvaise idée..."
Le paladin lui jeta un sourire ravi et poursuivit sa route.

[Taliesin]

En progressant dans le camp, qui avait décidément de véritables allures de villages, si on exceptait le fait que ses maisons soient de toile, les deux hommes purent avoir une bonne idée de sa population. Il y avait beaucoup d'hommes, mais les femmes n'étaient pas rares, pas davantage que les enfants : leurs parents devaient soit être inconscients, soit être très confiants en leurs chances de réussite pour s'être lancés avec eux dans une telle aventure. En matière de races, les humains étaient évidemment prédominants, mais ils croisèrent des demi-elfes, ainsi qu'un elfe à part entière et un nain. Tout ce beau monde vaquait à ses occupations dans une atmosphère plutôt légère, quoique l'on sentit une certaine impatience générale. Sans doute beaucoup étaient-ils impatients de se mettre en route.
La place centrale, un vaste espace herbeux, était elle aussi semblable à celle d'une petite bourgade, avec ses promeneurs, ses groupes de badauds en pleine discussion. Quant à l'intendance, il s'agissait d'une tente de belles dimensions près de laquelle se trouvaient des chariots bâchés. Probablement contenaient-ils le matériel dont on n'avait pas besoin dans l'immédiat.

[Galathée]

L'atmosphère du campement, contrastant avec ses propres inquiétudes, n'était pas pour rassurer le Luménien. L'idée que des compatriotes, peut-être meurtris par la dictature morféenne, aient succombé à des sirènes potentiellement tout aussi meurtrières commençait à s'insinuer dans son esprit, l'emplissant d'effroi. Etait-ce une étrange répétition, déformée, du passé, un nouvel illuminé dément convaincant des ouailles fragilisées qu'un monde meilleur était possible, mais qu'il faudrait en passer par le sang ? Il ne pouvait l'imaginer. Hubert paraissait toujours aussi détendu, détaillant les alentours d'un air curieux, offrant son sourire, à tous ceux qui croisaient son regard. Albérich n'osa cependant pas grommeler davantage. Il aurait tout le loisir de le faire quand ils en sauraient plus. Ils pénétrèrent donc dans la tente du dénommé Ignace, à la recherche, peut-être, du seigneur des lieux.

[Taliesin]

Une fois franchi le pan de toile qui tenait lieu de porte, ils remarquèrent, juste à leur droite, une table à tréteaux chargée d'une impressionnante quantité de registres et de documents divers. Le reste de l'espace était pour l'essentiel une zone de stockage où s'alignaient des caisses et des tonneaux étiquetés avec soin. Ils devaient contenir presque uniquement des vivres, comme le révélaient plusieurs d'entre eux : ils étaient ouverts. sans doute en prévision du repas du soir. Au milieu des rangées, deux hommes étaient en pleine discussion. L'un, petit, replet, chauve, devait approcher la cinquantaine. Pour l'autre, il fallait compter deux décennies de moins : c'était un svelte jeune homme aux cheveux châtains, au teint halé et aux traits harmonieux empreints d'une certaine gravité ; quant à sa mise, elle était d'une grande sobriété.
Sitôt qu'il eut remarqué l'arrivée d'Albérich et d'Hubert, il s'excusa auprès de son interlocuteur et s'avança vers les visiteurs.
-Bienvenue, messires, dit-il d'un ton aimable. Je suis Étienne de Fontbrune. A qui ai-je l'honneur ?

[Galathée]

Hubert lui sourit en lui tendant la main.
" Hubert de Maleval, paladin de l'Aster, annonça-t-il de but en blanc, prenant Albérich au dépourvu par sa franchise. Je suis honoré de faire votre connaissance, messire de Fontbrune."
Le Luménien fut à moitié soulagé que le chevalier ne prenne pas sur lui de le présenter sous un nom d'emprunt farfelu ou même celui de sa mère. Si les gardes avaient dit la vérité, s'il y avait des Luméniens dans le campement, il y en aurait bien un pour l'identifier et le confondre. Dans ces circonstances, mentir devenait très douteux. Il se morigéna : il aurait mieux fait de rester à l'extérieur, de laisser Hubert juger pour lui-même... Oui, mais alors il n'aurait pas pu participer à la conversation qui s'ensuivrait fatalement... C'était trop tard de toute façon.
" Je suis Albérich... Megrall." fit-il avec une hésitation, scrutant le visage du jeune noble, à la recherche d'un étincelle de reconnaissance.
Il n'y en aurait peut-être pas, ce qui serait formidable. Mais s'il y en avait une, peut-être pourrait-il éteindre le feu avant qu'il ne prenne...

[Taliesin]

L'homme, qui venait de serrer la main d'Hubert avec chaleur, écarquilla des yeux ronds comme des soucoupes quand il apprit l'identité de son second visiteur.
-Messire Megrall ? Le...
Il secoua la tête et fit un sérieux effort pour se reprendre.
-C'est un très grand honneur pour moi de vous accueillir tous deux, même si je suis désolé de le faire dans de telles conditions... Si vous me laissez un instant, je vous trouverai de quoi vous assoir. Vous aimerez peut-être boire ou manger quelque chose, également ?
Il était manifestement très impressionné. Très désireux d'être un hôte digne de ce nom, aussi.

[Galathée]

Hubert se tourna bien naturellement vers lui et Albérich grimaça. Au temps pour leurs rôles respectifs, au temps pour la discrétion, au temps pour le reste. Comment avait-il pu imaginer, une seconde, qu'un noble luménien, même s'il vivait à Antelucas, allait ignorer qui il était ?! Il sourit doucement à Fontbrune, espérant l'apaiser.
" Surtout ne vous dérangez pas pour nous, Messire de Fontbrune. Nous... n'avions pas l'intention de vous déranger dans vos préparatifs.
— Mais si vous avez quelque chose de rafraîchissant, je ne suis personnellement pas contre, ajouta Hubert. Sans grever vos réserves, cependant."
Au temps pour la réserve, aussi.

[Taliesin]

-Ne vous inquiétez pas, nous avons prévu large, et nous continuons à faire des achats à Grand Estuaire, fit une autre voix.
L'homme plus âgé s'était approché et tendait la main aux deux visiteurs.
-Messire Megrall, messire de Malval, c'est un honneur. Je suis Ignace, l'intendant de cette expédition, et je puis vous proposer du vin, de la bière, de l'hydromel... Je vous parlerais bien d'infusions, si vous ne souhaitez pas d'alcool, mais puisque vous avez évoqué une boisson rafraichissante...

[Galathée]

Hubert serra chaleureusement la main de l'intendant, Albérich l'imita dans l'instant, toujours mal à l'aise.
" Je ne serais pas contre une bière." disait le paladin.
Même s'il demandait à Fontbrune et son intendant de garder le silence sur sa présence, il y aurait toujours un fidèle de Lathandre pour le reconnaître dans la foule. Cet endroit, n'en déplaise à Hubert, n'était pas propice aux nouveaux départs, même s'il en avait tous les atours. Exactement comme Solarcis. Fontbrune allait s'enthousiasmer à l'idée de profiter de son expérience jusqu'au moment où il réaliserait qu'il avait un rival potentiel dans les pieds. Bien sûr, Albérich pouvait décider de refuser toute charge liée à l'organisation, à la gestion, à la supervision de l'aventure... Mais que ferait-il dans ce cas ?
" Un verre de vin, pour moi, merci." fit-il, réalisant qu'Ignace attendait sa réponse.

[Taliesin]

-Je vais vous chercher ça, dit Ignace avant de s'éloigner.
Quant à Étienne, il conduisit ses ivisiteurs jusqu'à la vaste table à tréteaux, les invita à s'assoir sur les tabourets qui l'entouraient et entreprit de déplacer quelques registres pour dégager un minimum d'espace. L'intendant ne tarda pas à venir y déposer une pinte de bière et deux coupes.de vin, avant de s'éclipser à nouveau, expliquant qu'il lui restait du travail avant le repas du soir.
-Que me vaut le plaisir de votre visite ? finit par s'enquérir le jeune noble, s'étant à son tour assis.

[Galathée]

Hubert jeta un regard à Albérich avant de reprendre les rênes de la conversation.
" A vrai dire, la curiosité, simplement, dit le paladin. Nous descendions vers le sud quand nous avons entendu parler d'un étrange — pardonnez l'expression — rassemblent près de Grand Estuaire. Votre initiative semble être sur toutes les lèvres. J'exagère peut-être un rien, mais sans doute pas tellement."
Le Luménien s'attendait à ce qu'Hubert enchaîne immédiatement sur une offre d'aide, mais le chevalier n'en fit rien, et Albérich apprécia cette circonspection, même s'il la sentait factice.

[Taliesin]

Il sourit.
-C'est sûr que nous faisons parler de nous... Je m'étonnerai toujours de la vitesse avec laquelle se répandent les rumeurs et de leur incroyable capacité de déformation. Je sais bien que c'est l'une de leurs caractéristiques, mais tout de même : alors que nous n'avons jamais fait mystères de nos intentions, les hypothèses les plus folles circulent à notre sujet... Heureusement que nous avons pris soin d'envoyer des émissaires dans toutes les villes près desquelles nous comptions nous arrêter, sans quoi nous aurions bien pu être accueillis par des armées craignant une invasion !
Il porta sa coupe à ses lèvres.
-J'imagine que les gardes de faction à l'entrée du camp vous ont expliqué en quoi consiste globalement notre projet ? Si c'est le cas, vous avez sans doute envie d'obtenir des éclaircissements sur certains points. Sinon, je peux tout vous exposer depuis le début...
Il hésita, embarrassé.
-Et je tiens à vous présenter d'avance mes excuses, car il se peut que je doive, à plusieurs reprises, interrompre notre conversation : les membres de l'expédition sont susceptibles de venir me trouver, et je mets un point d'honneur à être toujours disponible pour eux. C'est la moindre des choses, puisqu'ils ont accepté d'être parties prenantes du projet...

[Galathée]

" Bien sûr, vous n'avez pas à vous excuser, dit Hubert. C'est nous qui sommes désolés de débarquer à l'improviste et de bouleverser votre emploi du temps. Nous pouvons d'ailleurs nous retirer et revenir à un moment plus propice, si vous le désirez... Je serai bien capable de museler ma curiosité jusque là."
Albérich nota que le paladin ne l'avait pas impliqué et se demanda si Fontbrune le remarquerait et en tirerait des conclusions. Il demeura cependant silencieux, ravi qu'Hubert persévère dans son rôle d'interlocuteur.
" Mais, si vous en avez le courage et le temps, je pense que vous pouvez tout nous raconter..."
C'était sûrement la meilleure manière de cerner le jeune noble. Le Luménien se promit d'être attentif à tout signe, verbal ou corporel, qui lui permettrait de se faire une idée claire du personnage. Malgré son enthousiasme, il se doutait qu'Hubert en ferait de même. Un paladin se doit de choisir prudemment ses causes.

[Taliesin]

-Vous ne devez surtout pas être désolé : recevoir les visiteurs et répondre à leurs questions est à la fois un plaisir et un devoir, car nous ne voudrions surtout pas que des doutes ou des ambiguïtés subsistent quant à nos intention.
Il but une nouvelle gorgé"e de vin.
-Commençons donc par le commencement... Comme vous le savez certainement, messire Megrall, après que Nwalk ait mené à bien son coup d’État, mon père a fait parti des traitres qui l'ont soutenu. Il s'est même montré particulièrement actif, achevant de déshonorer notre nom. Je n'étais pas en ville, ni pendant la tyrannie, ni durant le soulèvement qui a permis d'y mettre un terme. Je vivais depuis plusieurs années à Antelucas et, quoique j'aie manifesté le désir de retourner à Luménis pour rejoindre les rangs de la Résistance, les autorités locales m'ont demandé de rester en leurs murs. Je pense qu'elles ne doutaient pas de ma sincérité, me connaissant bien ; cependant, m'avoir à portée de main, c'était pouvoir éventuellement faire pression sur un membre du régime morféen... Sitôt que celui-ci est tombé, elles m'ont autorisé à rentrer dans la capitale où, mon père étant mort au cours de la Libération, le gouvernement provisoire souhaitait discuter avec moi de ses biens : ils avaient été saisis, comme tous ceux des traîtres, et devaient être redistribués à ses victimes. Une partie, au moins, car on n'entendait pas me spoiler, puisque je n'étais coupable de rien. Au final, je n'ai demandé à récupérer que les archives familiales.
De grave, son expression devint enthousiaste.
-Parmi tous ces vieux papiers poussiéreux, dont les plus anciens remontaient à des siècles, j'ai découvert des documents traitant de la cité d'où venait ma lignée, celle qu'elle avait fondée dans les Landes des Sirènes. Bien sûr, je connaissais cette histoire, qui se transmet de génération en génération. Cependant, c'est seulement alors que j'ai compris qu'il ne s'agissait pas d'une légende, mais de faits réels. Et c'est à ce moment-là qu'est né ce projet. J'y ai vu une chance de laver mon honneur et de racheter, au moins partiellement, les fautes de mon père. Je me suis dit qu'en ressuscitant cette ville, je pourrais offrir un nouveau départ à ceux qui avaient pâti de la dictature, qui ne disposaient pas des moyens nécessaires pour repartir de zéro et qui ne souhaitaient pas le faire là où ils avaient jadis vécu. Sans compter que l'apparition, dans cette région, d'une cité loyale à Luménis était susceptible de stopper l'expansionnisme d'Ithilion.
Un sourire naquit sur ses lèvres.
-La capitale étant en pleine reconstruction, je me suis tourné vers Antelucas pour obtenir de l'aide. Plusieurs de mes amis, enthousiastes, m'ont aussitôt soutenu, de même que la banque Lestival : c'est elle qui finance l'expédition.
Cet établissement n'était pas inconnu d'Albérich : déjà puissant avant la guerre civile, n'ayant pas souffert de celle-ci, c'était désormais l'un des tout premiers d'Hélonna.

[Galathée]

" C'est tout-à-fait louable de votre part." dit Hubert avec le sourire.
Albérich hésita. Il avait déjà mille et une questions à poser, mais ne voulait pas se montrer hostile ou trop critique. Fontbrune semblait enthousiaste et sincère... même s'il n'était plus trop certain de ses intuitions en la matière. Mais même en imaginant que ses intentions soient aussi pures qu'il l'affirmait, le Luménien ne se sentait pas rassuré. Autrefois, un barde elfe revenu de Mélandis avait eu le même genre de naïveté, sans réaliser qu'il abritait dans sa troupe le serpent qui allait faire saigner Luménis, l'empoisonner durablement, la contraindre à une convalescence qui durerait encore, sans nul doute, des décennies. Fontbrune pouvait être le jeune homme le plus honnête d'Hélonna... Cela ne signifiait pas grand chose.
Peut-être pouvait-il se contenter de laisser Hubert mener la danse et garder ses inquiétudes pour plus tard. Le paladin, pourtant, le guettait comme s'il s'était attendu à ce qu'il fasse le premier commentaire. Mais comme rien ne venait...
" Messire, vous n'êtes sûrement pas sans ignorer que les Landes ont une réputation terrible. Même en imaginant que vous sachiez précisément où se trouve cette cité que vous entendez reconstruire... Ne craignez-vous pas d'avoir à affronter mille dangers sur la route ? Mille dangers qui pourraient réduire votre équipée à néant ?"

[Taliesin]

Fontrbune hocha la tête.
-Tous les membres de l'expédition en son parfaitement conscients, et je puis vous assurer que nous avons pris le maximum de précautions : nous ne conduirions pas en ces lieux des civils, notamment des enfants, si nous ne pensions pas pouvoir assurer leur sécurité. D'abord, nos éclaireurs cherchent actuellement les bornes de l'ancienne route conduisant à la cité : en les suivant, nous éviterons les enlisements et les autres dangers propres aux marais. Une fois parvenus à destination, nous disposons d'assez de vivres pour tenir des mois en autarcie, mais il y aura des terres arables à cultiver, du gibier à chasser, et nous ferons en sorte de sécuriser la route pour que le contact soit toujours possible avec Grand Estuaire. Enfin, pour faire face aux créatures hantant les Landes, nous comptons dans nos rangs quarante soldats de métier, une compagnie de trente mercenaires ayant fait leurs preuves en éliminant des bandes de Gardes Rouges, ainsi que quelques rôdeurs, magiciens, clercs et chevaliers errants. De surcroît, chaque civil, y compris les enfants assez âgés, ont accepté de suivre un entraînement martial. Chacun doit être en mesure de se défendre, le cas échéant.

[Galathée]

Cette fois, Hubert parut surpris. Albérich devinait que les déclarations du noble lui plaisaient : il était enthousiaste mais préparé. Lui-même trouvait malheureux que des enfants soient déjà forcés de prendre les armes. Pourquoi ne pas sécuriser la route avant de les emmener ? Une fois encore, cependant, il se garda bien de verbaliser ses remarques. Il avait promis à Hubert de le suivre, Hubert allait signer, et rien ne servait d'inquiéter le jeune noble... Il ne serait peut-être déjà pas complètement ravi de compter un personnage aussi encombrant que lui au milieu de ses troupes.
" Vous m'avez l'air d'avoir réfléchi à tout, dit finalement le paladin. Mais avez-vous une idée de la distance à laquelle se trouve cette cité ? Nous sommes aux portes de l'hiver. Ce n'est pas un moment très propice aux grandes transhumances... surtout en des lieux aussi périlleux."

[Taliesin]

-Je vous l'accorde, se mettre en route en cette saison peut paraître au mieux déconcertant, au pire stupide. Toutefois, les marais sont un terrain particulier et les traverser en hiver n'est pas une si mauvaise idée : l'atmosphère est alors plus pure, on n'est pas agressé par des nuées d'insectes, la densité moins grande de la végétation permet de mieux voir venir le danger... Évidemment, la contrepartie, c'est que des chutes de neige peuvent nous ralentir, notamment parce que les bornes seront alors plus difficiles à retrouver. Voilà pourquoi nous estimons que le voyage pourrait prendre jusqu'à deux bonnes semaines. Nul doute qu'il sera beaucoup plus court à l'avenir, quand nous connaîtrons bien le trajet et l'aurons complètement dégagé et balisé.

[Galathée]

Une fois encore, Hubert parut satisfait des réponses, son sourire était toujours franc, son attitude détendue.
" Vous avez raison... Mais... n'êtes-vous pas inquiet des multiples expéditions qui ont tenté l'aventure avant vous ? On parle beaucoup de ces cités, mais personne ne les a jamais trouvées... Ne serait-il pas plus raisonnable d'envoyer un petit groupe reconnaître le terrain avant d'envoyer un si grand nombre de personnes ? Que ferez-vous si la route est impraticable ? Ou si la ville est inhabitable, occupée par un peuple hostile, par exemple ? Il est plus difficile de rebrousser chemin quand on est des centaines... Pensez-vous que les autres étaient simplement mal préparés ?"
Albérich faillit sourire. Au moins devait-il reconnaître qu'Hubert ne se lançait pas à l'aveuglette...

[Taliesin]

-Aucun d'entre nous n'est assez présomptueux pour se croire supérieur à nos prédécesseurs. Au contraire, nous avons envoyé des émissaires dans les villes et les villages d'où étaient parties ces expéditions, pour s'informer de leur composition, de leur organisation, prendre modèle sur celles qui sont allées le plus loin, éviter d'éventuelles erreurs... Par ailleurs, nous avons été rejoints par un Paludier qui affirme avoir visité la cité, qu'il certifie déserte et habitable. C'est lui qui supervise les opérations de reconnaissance sur la route. Or, je crois pouvoir affirmer que les groupes qui ont réussi, car il y en a bel et bien, même s'ils ont préféré être discret, avaient tous une telle personne dans leurs rangs.

[Galathée]

" J'imagine que vous avez aisément pu vérifier que votre Paludier dit la vérité." fit Hubert avec un haussement d'épaules.
Il semblait ne plus avoir d'autres questions. Albérich en avait, cependant, et le paladin ne pourrait y répondre... Il pinça les lèvres puis finit par se lancer. Après tout, s'il devait s'engager dans ce projet, autant ne pas se voiler derrière un semblant d'indifférence.
" Pourquoi n'avoir pas tenté d'améliorer les choses à Luménis même ? La ville se meurt de bonnes volontés, d'enthousiasme et d'énergie. Ne pensez-vous pas un peu dommage d'aller créer une nouvelle cité au milieu de nulle part à l'heure où la capitale, qui a tant souffert, a besoin, plus que jamais, de forces vives ?" demanda-t-il d'un ton qu'il espérait amical.
Il se doutait que le jeune homme aurait réponse à cette question qu'il estimait cruciale. Il espérait ne pas y déceler un prétexte derrière lequel se déploierait une vanité toute nobiliaire. La ville de mes ancêtres, mon nom, ma lignée, ma place dans l'Histoire. Les gens qui avaient souffert de la dictature auraient dû rester, justement, pour s'assurer que pareille chose ne se reproduise jamais. Mais voilà que plutôt que d'affronter, on leur proposait de fuir. C'était tellement plus simple.
Evidemment, il était parfaitement conscient d'avoir fait la même chose... dans un autre contexte. Mais il n'en était pas fier.

[Taliesin]

Même prononcée sur un ton amical, la remarque d'Albérich n'en restait pas moins un reproche, et le jeune noble ne chercha pas à cacher qu'elle le touchait. Cependant, il répondit sans colère et avec, semble-t-il, la plus grande des sincérités.
-Je suis parfaitement d'accord avec vous, Conseiller, et je vous prie de croire que je ne suis pas parti avant d'avoir essayé de participer à l'effort de reconstruction. Malheureusement, je n'ai pas pu faire grand chose, et rester s'est vite avéré impossible. Je ne songerais jamais à me plaindre, parce que comparé à ce qu'ont subi une multitude de gens, ce à quoi j'ai dû faire face est tout bonnement insignifiant. Cependant, je puis vous assurer que le quotidien à Luménis devient vite invivable, quand on porte le nom d'un Morféen notoire : on a affaire au moins à de la méfiance, au pire à une franche hostilité. Et toutes les portes vous sont fermés : même ceux qui me savaient innocent de tout crime, à commencer par les membres du gouvernement provisoire, n'osaient m'employer, par crainte que l'opprobre attachée à mon patronyme ne rejaillisse sur leurs projets. Bref, si je voulais me rendre utile, c'était forcément hors ailleurs. Et cette cité abandonnée... Détenir les preuves de son existence et de ses atouts m'a permis d'obtenir de la banque Lestival d'importantes sommes auxquelles je n'aurais jamais eu accès autrement et qui me permettront d'offrir de quoi démarrer une nouvelle existence à tous les membres de cette expédition.
Il ne put s'empêcher d'esquisser un nouveau sourire enthousiaste, qu'il réprima aussitôt pour reprendre sa physionomie sérieuse et légèrement contrite.
-Enfin, sachez que je n'ai procédé à aucun recrutement à Luménis ou dans ses environs. Une poignée de ses habitants m'ont rejoint quand ils ont entendu parler du projet, mais ils songeaient déjà à partir. Pour eux, demeurer là où ils ont trop souffert, où ils ont tout perdu, où ils ont vu ses proches tomber... c'était inenvisageable. Ils éprouvaient le besoin de changer d'air pour faciliter leur deuil, pour concrétiser, dans les faits, un nouveau départ... Voilà l'état d'esprit des quelques Luméniens que l'on compte dans nos rangs. Les autres viennent d'autres cités, d'autres régions. Tous, pour des raisons variées, aspiraient à une nouvelle vie. Nous n'avons donc nuit à aucune communauté, puisque chacun d'entre nous aurait de toute façon, tôt ou tard, quitté l'endroit où il demeurait jusqu'ici.

[Galathée]

Le regard que lui avait décoché Hubert avait averti Albérich de la dureté de ses paroles avant même que le pauvre Fontbrune n'ait commencé à se justifier. Il se sentait vaguement honteux de l'avoir attaqué de la sorte, d'autant qu'il pouvait imaginer la difficulté de porter un patronyme honni dans une cité fragile comme Luménis. Oui, il avait sans doute été maladroit, mais les intentions derrière l'initiative du jeune noble n'en demeuraient pas moins cruciales. Il réalisa qu'il avait peut-être eu besoin de se dédouaner lui-même en écoutant ses paroles. Car si Hubert l'entraînait au fin fonds des Landes, quand rentrerait-il chez lui ? Quand tenterait-il à nouveau d'infléchir le destin des habitants des taudis ? Comment pourrait-il aider à la reconstruction nécessaire ? A la prévention d'un autre désastre ?
Jamais. Peut-être était-ce là une des réponses qu'il avait cherchées si longtemps. Peut-être Luménis était-elle perdue, comme Lathandre, et fallait-il s'y résigner. Mais il ne pouvait pas le supporter. C'était trop, en trop peu de temps, et un instant, il se sentit vaciller.
Hubert était aux aguets, cependant, et le Luménien sentit sa main se poser sur son genou, une seconde, comme s'il voulait lui rendre sa stabilité.
" Merci pour votre réponse, dit finalement l'ancien clerc. Je ne voulais pas douter de vos motivations."
Il avait d'autres questions, bien sûr, mais il n'oserait jamais les formuler.
" Le départ est-il imminent ?" demanda alors Hubert, jetant un coup d'oeil autour de lui.