[Quête] Montequine

[Galathée]

Antoine échangea un regard avec la femme qu'Astrée ne connaissait pas, puis jeta un oeil vers Madeleine et pinça les lèvres.
" Nous préférons... être certains que tout est bien terminé... Certaines... choses pourraient être désagréables à... contempler..."
Il désignait manifestement la petite fille du menton. Un cri hanté résonna alors au dehors et tous tressaillirent. Clémence caressa les cheveux de Madeleine et Antoine esquissa un sourire contraint.
" Nous avons fait en sorte qu'ils se séparent, pour en venir plus facilement à bout. Nous devons être sûrs qu'ils sont hors de combat tous les trois avant de sortir."

[Voyageuse]

Astrée frissonna en entendant le cri. Son regard allait d'Antoine à Madeleine. Elle aurait voulu savoir... quelles étaient ces choses qu'il fallait cacher à une enfant. Ce qui se passait, exactement, au-dehors. Pourquoi ces cris ? Et elle ne pouvait interroger Antoine.
- Je vais aller voir, déclara-t-elle subitement en se dirigeant vers l'entrée de la caverne. Ne vous en faites pas, je serai prudente.
Il fallait qu'elle sache. Même si une petite voix anxieuse lui soufflait que non, ce n'était peut-être pas une bonne idée, qu'elle devrait laisser les montequins régler le problème sans s'en mêler ni même chercher à savoir. Mais... non, elle avait besoin de voir ce qui se passait. Ce serait toujours mieux que laisser courir son imagination.
Elle n'attendit nulle permission pour sortir.

[Galathée]

Mais il n'y avait rien à voir. La forêt en contrebas s'offrait à son regard, distante, les branches touffues masquant en grande partie le sol. Ce n'était pas un aussi bon poste d'observation que l'avait cru la rôdeuse : on distinguait aisément le relief de la colline, juste sous l'ouverture, et donc d'éventuelles personnes tentant de la gravir. Mais au-delà : rien. Et Astrée ne vit personne. Antoine la rejoignit au dehors.
" Ne vous inquiétez pas. Il n'arrivera plus rien. Vous pourrez bientôt redescendre dans la vallée." dit l'aubergiste avec un calme sourire.

[Voyageuse]

Redescendre dans la vallée... Elle aurait été bien en peine de dire, en cet instant précis, si elle désirait retrouver le plus vite possible la sécurité des Étourneaux, ou rester encore un peu... mais pour faire quoi au juste ? Elle n'avait une envie, profonde, viscérale : se reposer et oublier un peu cette mésaventure. Mais elle pouvait tout aussi bien le faire en restant quelques jours encore par ici.
Elle secoua la tête, d'un geste vague, en guise de réponse à la remarque d'Antoine. Il n'y avait pas d'urgence à prendre une décision... Et pour le moment, elle avait besoin... de respirer un peu. Elle guettait de nouveaux cris, se demandant si tout était fini, vraiment.
- Je voudrais juste... savoir ce qui se passe, expliqua-t-elle d'un ton d'excuse, en fouillant du regard la végétation alentours. Après tout, il lui suffisait de suivre les traces que les centaures avaient dû laisser sur leur passage.

[Galathée]

Antoine posa une main sur son épaule.
" Les chasseurs se sont séparés en groupes de quatre, dit-il d'une voix douce. Ils ont commencé par apparaître dans la petite trouée que vous voyez là... Deux hommes... Le mâle les a vus. Il a chargé droit dans la pente, vous voyez encore ses traces... La femelle noire a suivi presque aussitôt. Nous avions contourné la butte par les côtés et nous les attendions juste en bas. Le mâle allait trop vite pour pouvoir freiner à temps et il a enfoncé les lignes, non sans être blessé. Nous l'avons ensuite attiré vers la droite, tandis que nous avons levé une barrière de pieux pour que la femelle prenne vers la gauche. Le troisième était blessé, il est resté ici... quand il a réalisé que les deux autres rencontraient des difficultés, il est sorti. Nous avions trois hommes juste au-dessus de l'entrée qui ont essayé de le neutraliser tout de suite, mais il était encore vigoureux et il a réussi à descendre. C'est son cri que vous venez d'entendre. Et il n'y en aura pas d'autre."
Le chant des oiseaux lui répondit, comme en écho. La forêt paraissait tranquille.
" Pourquoi cette inquiétude ?" demanda-t-il alors.

[Voyageuse]

Astrée sentit son coeur se serrer.
- Parce que... le gris n'était pas plein de hargne, pas comme les autres. J'aurais voulu... je ne sais pas. Qu'on ne lui fasse pas de mal.
Sa voix s'était étranglée malgré elle. Et pourtant... Antoine avait parlé de les neutraliser. Qu'entendait-il par là ? Les tuer, sans doute... Ou quelque chose d'autre ? Pour les tuer, il suffisait d'une flèche bien ajustée, ils n'avaient pas besoin de toute cette mise en scène. Et Madeleine avait dit quelque chose... que les centaures seraient dangereux tant que le grand mâle était sauvage. Que voulait-elle dire ? Qu'il fallait le capturer ? Mais qu'en feraient-ils alors ? Elle n'osait pas poser la question, craignant de paraître trop naïve peut-être. Mieux valait qu'elle ne se fasse pas d'illusion. Neutraliser était juste un mot plus doux que tuer.
- Est-ce que je peux aller voir ?

[Galathée]

Antoine la regarda avec une expression indéfinissable puis soupira.
" Je suis désolé que vous vous soyez laissée abuser par une de ces bêtes. Nos ancêtres, il y a bien des années, ont cru aussi que la cohabitation était possible avec les centaures. Ils parlent, ils pensent, ils ont un semblant de culture, un semblant d'organisation, une apparence semi-humaine. Mais c'est un leurre. Ce sont des bêtes sauvages, et il n'y a pas trente-six solutions avec les bêtes sauvages. La première guerre entre les humains et les centaures, dans cette région, a pratiquement décimé la communauté humaine. Une partie des survivants sont partis à Lustac. Les autres sont restés, ont fortifié Montequine, ont défendu leurs familles et leurs troupeaux. Pendant plusieurs années, les choses sont restées à couteaux tirés, mais chacun gardait ses distances... et puis il y a eu de nouveaux incidents... et il a fallu prendre les choses en main. Aujourd'hui est un grand jour, Astrée. Grâce à vous, à votre petit cheval, nous avons pu nous débarrasser du problème que représentait le chef de la harde... Nos problèmes seront bientôt terminés. Mais vous êtes une étrangère, il n'est pas étonnant que vous ne puissiez comprendre..."
Il croisa les bras.
" Vous pouvez descendre si vous le voulez, mais il ne reste rien à voir. Les chasseurs ont agi comme il le fallait et les corps sont probablement déjà partis."

[Voyageuse]

Astrée soupira. Oui, elle était une étrangère, et elle ne connaissait rien aux centaures. ni à cette guerre qui les opposait aux villageois. De quel droit aurait-elle jugé quelque chose qui la dépassait ?
Elle baissa la tête. Elle aurait dû se dépêcher de sortir de la grotte en entendant le cri. Mais de toute façon personne ne l'aurait écoutée.
"Je vais voir", fit-elle avec un haussement d'épaules triste. C'était trop tard, bien sûr : il n'y avait rien à voir, il l'avait dit. Mais rester ici, immobile, à ruminer des idées sombres sur ce qu'elle aurait dû dire, ou faire, ou pas, lui serrait trop le coeur.
Il suffisait de descendre, de suivre les traces. Et contre toute raison, elle était décidée à ne pas perdre une seconde de plus et à avancer d'un bon pas. Juste au cas où il y ait encore quelque chose à faire.

[Galathée]

Antoine haussa les épaules et la laissa partir, retournant à l'intérieur de la grotte. Astrée se dirigea donc vers le bas de la colline, marchant à grands pas sur le chemin. Elle entendit cependant le bruit d'une marche venant dans sa direction et, au coin d'un buisson épais, elle tomba sur Hugo, le chef des chasseurs. Il sourit en l'apercevant. Ses vêtements étaient froissés et sa mine harassée, mais il paraissait indemne.
" Dame Astrée... C'est un soulagement de vous voir vivante, dit-il. Après ce qui est arrivé à Léon... et à Isaure... Nous imaginions le pire."

[Voyageuse]

Astrée blêmit, oubliant immédiatement son soulagement de voir Hugo indemne.
- Isaure aussi... ?
Elle avait espéré que la jeune femme s'en était tirée. Elle avait suivi une autre piste, qui logiquement devait l'amener dans la même clairière qu'eux puisque les trois centaures s'y étaient retrouvés avant que deux d'entre eux se cachent dans les taillis. Mais elle avait cru qu'elle était arrivée après eux, après le drame. Et qu'elle avait pu rentrer au village, donner l'alerte. Elle avait eu tort.
- Je ne savais pas... On s'était séparés...

[Galathée]

Hugo pinça les lèvres.
" Nous l'avons trouvée non loin de Léon... Elle avait été... Peu importe. Au moins, elle n'aura pas souffert longtemps, fit-il. Je suis désolé. Vous avez dû vivre quelque chose de très difficile... C'est la première fois qu'ils prennent des otages, nous avons subi beaucoup de pertes, mais jamais... Ils ne vous ont pas molestée, au moins ? Les rumeurs sont parfois épouvantables..."

[Voyageuse]

Astrée secoua la tête.
- Non, ils ne nous ont pas blessées, ni Madeleine ni moi. C'est vrai qu'ils étaient brutaux, menaçants, et il était clair qu'au moindre signe de résistance ou de désobéissance ç'en était fini. Ils ne me gardaient que parce qu'ils avaient besoin de moi pour soigner le gris. C'est éprouvant de se sentir constamment épiée et de craindre à chaque instant d'éveiller leur colère... Mais ils ne nous ont rien fait, donc je pense qu'on peut s'estimer chanceuses. Ils ont même pensé à nourrir Madeleine.
Pas elle, certes.
- Et elle a été drôlement courageuse, cette petite, ajouta-t-elle avec un sourire.

[Galathée]

" Oui, elle a du cran. Mais nous allons réfléchir à deux fois avant de l'exposer à nouveau au danger, désormais... Je pense que notre expérience de pisteurs devrait suppléer à ses intuitions. Un minimum, en tout cas. Mais le jeu n'en vaut plus la chandelle."
Il secoua la tête.
" Quel massacre. Je suis désolé que vous ayez été impliquée là-dedans... Pour nous, c'est presque la routine... Mais j'imagine que lorsqu'on a la chance de vivre dans des régions plus civilisées... L'expérience doit être terrible."

[Voyageuse]

Astrée hocha la tête, sombrement.
- Oui...
Oui, elle se sentait éprouvée par ses journées de captivité, par la haine dont elle s'était sentie l'objet, par la violence qu'elle lisait dans le regard de deux des centaures, par la certitude qu'ils la tueraient. Elle avait eu si peur...
- Je ne m'attendais pas... à tant de haine, je crois. Et j'aurais voulu croire qu'il y avait une autre alternative... un moyen d'éviter le massacre...
Elle secoua la tête. Elle savait bien ce qu'il répondrait. Qu'il n'y en avait pas.

[Galathée]

Le chasseur opina du chef, les lèvres pincées, et ne dit rien pendant un moment.
" Je suis sûr qu'il existe des hardes pacifiques, ailleurs, peut-être dans la Vallée du Nirvana. Ici... La montagne est rude et accouche de rudes créatures. Nos loups sont plus sauvages, nos ours plus agressifs, nos centaures plus violents... Nous nous devons, nous aussi, d'être plus durs, sans doute. Je voudrais vous dire qu'il existe une autre solution... mais je pense que ce n'est pas toujours le cas. Ce n'était pas possible avec les orques, ce n'était pas possible avec les ogres, ça ne l'est pas avec les centaures. Une espèce doit prendre le dessus et je suis soulagé que ce soit la mienne, aujourd'hui, qui a remporté l'affrontement. La bonne nouvelle, c'est qu'avec la disparition de leur mâle, les autres ne nous causeront plus grand problème, et dans quelques veilles, nous n'y penserons plus que pour célébrer nos morts, de temps en temps."

[Voyageuse]

Astrée hocha la tête. Elle comprenait ses arguments. Pourtant, l'autre jour, le même Hugo lui avait laissé entendre qu'il y avait de la place pour tout le monde, pourvu que chacun n'empiète pas sur le territoire de l'autre. Peut-être n'avait-elle alors compris que ce qu'elle désirait entendre. Et peut-être que ce n'était pas complètement antinomique, au fond.
- C'est heureux que le problème ait fini par être résolu, oui. Ce grand mâle roux était clairement le plus haineux de tous, il fallait l'arrêter... Mais vous ne croyez pas qu'à la mort de celui-ci, un autre mâle dominant va prendre le relais ? Que tout va alors recommencer ? Ou alors, ils se souviennent, pendant quelques générations, qu'il ne faut pas se frotter à vous ?

[Galathée]

Hugo pinça les lèvres et lui sourit.
" Les dynamiques des hardes sont complexes... Elles ne se comportent pas tout à fait comme les hardes de biches ou les meutes de loups. Le mâle dominant a la responsabilité du clan, quelque part. De ses victoires, dépend la force du groupe tout entier. Quand le mâle tombe... C'est la stupeur, dans la harde. Le groupe qui se trouve aux environs de Montequine est très réduit, désormais. Même s'ils comptent des jeunes mâles... Oui, ils réfléchiront à deux fois. Et idéalement, nous ne leur laisserons pas le temps de réfléchir pour frapper. C'est la meilleure chose que nous ayons à faire. Nous avions eu le mâle précédent, il y a deux ans, et nous étions certains qu'ils nous laisseraient tranquilles... C'était une erreur. Personnellement, je n'étais pas pour l'annihilation complète de la harde. Comme les loups, ou les ours, ils ont un rôle à jouer dans l'environnement, et ce sont des créatures superbes, il faut le reconnaître... Mais ces dernières années ont été terribles et je crois que nous devons accepter le fait que la cohabitation avec une harde sauvage est impossible. C'est malheureux, mais c'est une réalité."

[Voyageuse]

Astrée secoua la tête.
- Pourtant... j'aurais voulu croire que ce soit possible... Et vous-même m'avez dit que la disparition des orques avait laissé le champ libre à d'autres espèces pires. La disparition des centaures pourrait avoir le même genre d'effet...
Elle soupira.
- Et si un nouveau mâle dominant apparaît mais qu'il se révèle moins haineux, s'il ne vous agresse pas, ou s'il décide d'étendre son territoire ailleurs qu'en se rapprochant de Montequine... Ou s'il reste au-delà de la faille dont m'a parlé Madeleine... Oui, je sais, vous ne pensez pas que ce soit possible...
Elle devait décidément passer pour une incorrigible optimiste, une rêveuse qui ne connaissait rien aux réalités de la région. Pire, une citadine, peut-être. Les villageois ne s'accrocheraient pas à des "si". Ils préféreraient éradiquer la menace avant même qu'elle apparaisse. Surtout avec ce qui venait de se produire...

[Galathée]

A nouveau, il la dévisagea, un peu interdit. Puis acquiesça.
" Nous verrons comment les choses se passent. Il est trop tôt pour en juger, de toute façon."
Il sourit.
" Vous avez été séduite par leur beauté. Vous n'êtes pas la première. Vous seriez moins tendre s'il s'agissait d'un nid de frelons, de grouilleux ou d'ettins. Mais je ne vous blâme pas. Les apparences nous jouent souvent des tours."
Il posa une main amicale sur son épaule.
" Mais vous ne devez pas vous tourmenter de ces questions. Elles ne vous concernent pas."

[Voyageuse]

Astére hocha la tête avec un sourire. Elle n'avait pas à se mêler de tout cela, après tout.
- Oui, c'est vrai, cela ne me concerne pas. Et pardonnez-moi... je ne voulais surtout pas vous donner l'impression de... critiquer... quoi que ce soit. La vie est rude par ici, et je sais bien que vous prenez les décisions les meilleures possibles pour protéger la communauté. C'est juste que l'un des centaures, le gris, m'avait paru différent, moins haineux. Et je me disais que si ceux qui restent étaient plutôt comme lui, peut-être qu'il n'y aurait plus de telles flambées de violence. Une poussée d'optimisme. Mais apparemment, cela fait longtemps que la harde vous pose problème, donc celui-ci était une exception... Ou alors, comme vous dites, je me suis laissée abuser par leur aspect. C'est probable... Et c'est vrai qu'on se pose moins de questions pour un nid de frelons !
Les frelons, eux, ne parlent pas, ne savent pas lire, n'ont pas des visages humains... Hugo avait raison, elle se laissait sans doute abuser par leur apparence.

[Galathée]

Il parut songeur une seconde.
" Ne vous excusez pas. Je vais aller prévenir les autres que la voie est libre, c'est pour ça que je montais par ici... Vous devriez nous attendre avant d'avancer... La menace principale est écartée, mais il reste de nombreuses créatures dangereuses dans les bois. Jack a vu un lion des cavernes non loin, il y a deux jours, et il y a une bande de chiens sauvages qui traînent près de la falaise. Une femme seule constitue une proie alléchante pour ce genre d'animaux. Et si je ne doute pas de votre capacité à leur survivre... Vous éviteriez l'affrontement en restant en groupe."

[Voyageuse]

"Vous avez raison, j'imagine... Et je crois j'ai eu largement mon compte d'émotions fortes pour le moment. Je vais vous attendre ici... Ou même remonter là-bas avec vous, plutôt."
Quant à ses capacités à survivre... Elle ne se faisait guère d'illusion, dans l'état de fatigue qui était le sien, sur ses chances face à un lion ou une quelconque bête affamée. Elle n'avait d'ailleurs même plus d'armes.
Et puis, si Hugo montait, c'était que tout était fini. Cela ne servait à rien qu'elle s'obstine à vouloir voir, de ses yeux, trois cadavres de centaure... d'autant que ça lui évoquerait fatalement des corps humains. Et elle continuerait de se demander s'il n'aurait pas mieux valu laisser la vie sauve au gris. Non, il valait mieux qu'elle reste à l'écart, qu'elle tente d'oublier tout ça. Elle détestait voir des cadavres. Par ricochet, ses pensées revinrent à la bergerie où elle avait enterré deux corps. Elle se demanda, fugacement, s'il s'agissait bien d'humains. Elle ne les avait pas vraiment regardés. Ça aurait pu être, après tout, les deux centaures que les chasseurs disaient avoir abattus. Elle ne le saurait jamais. Mais ils n'enterraient probablement pas leurs morts, c'était complètement absurde...

[Galathée]

Hugo lui sourit à nouveau, un peu embarrassé, puis reprit son ascension. Ils arrivèrent rapidement à l'entrée de la grotte, et ce furent les effusions des retrouvailles, Madeleine paraissant particulièrement heureuse de voir le chef des chasseurs, Antoine lui serra la main puis l'étreignit, manifestement ému.
« Bon sang, il aura fallu presque trente ans… Trente ans ! Et combien de morts ? murmura l'aubergiste, d'une voix rauque.
— On l’a eu, Antoine. C’est tout ce qui compte.
— Oui… »
Ils se séparèrent.
« Je vais avoir du mal à réaliser. Ah… Pas de… victimes, au moins ?
— Non. Jack et Ralph ont pris des coups, mais rien de grave. Ils marchaient encore quand je les ai quittés. Gabriel règlera ça rapidement. Tout s’est déroulé comme prévu. Tu verras le changement assez vite. »
L'aubergiste acquiesça avec un sourire et le chasseur se retourna vers la forêt.
" Allons-y, à présent."
Madeleine grimpa sur son dos et ils repartirent vers la forêt.
" On va faire la fête, ce soir ? demanda la petite fille.
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Les gens sont fatigués, Madeleine. Tu dois l'être aussi, intervint Antoine.
— Oui... Mmm... Est-ce qu'on va le manger, le roux ?"
Les deux hommes se dévisagèrent en haussant les sourcils.
" Non. On ne va pas le manger, non. Mais il y aura d'autres bonnes choses.
— Du faisan ?
— Du faisan si tu veux.
— Alors ça va."
Lorsqu'ils atteignirent le sous-bois, Hugo passa Madeleine à Clémence, décrocha son arc de son épaule et, avec la femme dont Astrée ne connaissait toujours pas le nom, il se plaça sur les flancs du petit groupe. Les deux guetteurs étaient cependant nettement moins tendus que les jours précédents.

[Voyageuse]

Astrée observa avec émotion les retrouvailles entre Hugo et Madeleine. L'aubergiste paraissait tout aussi ému que cette histoire se termine. Elle écouta d'une voix distraite leur conversation. Trente ans... trente ans à traquer le mâle roux ? Non, ça ne faisait que deux ans. Elle grimaça intérieurement : elle devait vraiment être épuisée pour s'embrouiller ainsi les idées. Trente ans de... guerre, si on pouvait appeler cela ainsi. C'était le terme qu'avait employé Antoine, après tout. Et ils venaient de la gagner, apparemment. Et sans victime... sauf Isaure et Léon, tout de même, ce qui était déjà trop. Et quasiment tous les centaures exterminés... Décidément, elle détestait les guerres.
Et de quel changement parlait-il ? Du fait de pouvoir à nouveau arpenter la campagne sans craindre une attaque ? Mais pourquoi fallait-il donc qu'elle se pose toujours tant de questions... L'idée de Madeleine l'interloqua. Manger les centaures... Cela ne lui aurait jamais traversé l'esprit. Eux ne les considéraient que comme des bêtes, des bêtes dotées d'intelligence... Avec raison sans doute. Mais elle revoyait leur corps semi-humain, leur visage, entendait leurs voix. Certains savaient lire. Non, elle n'arrivait pas à les considérer comme du gibier.
Trop perdue dans ses pensées, elle faillit trébucher, et décida qu'il était préférable de se concentrer sur ce qu'elle faisait. Elle était trop fatiguée et éprouvée pour analyser tout cela. Et elle n'avait pas envie de faire la fête. Elle était soulagée que tout soit terminé, heureuse d'être en vie, mais elle sentait aussi un malaise en elle. Parce que le gris était mort, et que cela lui semblait... peut-être... un gâchis. Et aussi, peut-être, parce qu'elle avait survécu, elle, l'étrangère, alors qu'Isaure et Léon étaient morts.

[Galathée]

Ils cheminèrent dans la forêt, empruntant un itinéraire vierge, à travers bois. Il n'y avait nulle trace de lutte, nulle trace de sang, nulle trace de pas. Au bas de la colline, Astrée avait vu les marques faites par les centaures au grand galop, mais leurs trajectoires avaient rapidement bifurqué dans d'autres directions, invisibles. Ils marchèrent bientôt en silence, accompagnés par les oiseaux, les insectes, le vent, les arbres, la chanson sourde d'un cours d'eau non loin. Madeleine reposait dans les bras de Clémence, à moitié endormie. Les chasseurs scrutaient les bois, tranquilles. Antoine paraissait plongé dans ses pensées. Il y avait une réelle quiétude en ces lieux, comme une accalmie après une tempête. La nature semblait avoir perdu toute hostilité envers le petit groupe.
Mais Astrée ne put profiter longtemps de cette sérénité car son esprit explosa bientôt en paroles presque criées.
Astrée ! Bon sang ! J'étais inquiet !
Reynald avait choisi son moment pour faire sa réapparition. Six mots, déjà.

[Voyageuse]

Le visage d'Astrée s'éclaira d'un coup, et une onde d'émotions la fit vaciller sur ses jambes. Elle s'écarta du groupe, faisant mine de devoir satisfaire une envie pressante, sans un mot. C'était la seule chose qui lui soit venue à l'esprit. Elle ignorait si les paroles prononcées à destination de quelqu'un d'autre étaient décomptées dans le sort. Sans doute que oui.
"Reynald !" s'exclama-t-elle d'une voix étranglée, s'efforçant de parler à voix basse. On allait l'entendre, certainement, dans une nature aussi calme. Mais au fond, elle s'en fichait éperdument. Entendre sa voix, maintenant, après avoir cru mourir sans jamais le revoir... La joie, le soulagement, lui faisaient monter les larmes aux yeux. Ainsi, il avait bien tenté de la contacter lorsqu'elle était inconsciente. Il devait être malade d'inquiétude...
"J'étais prisonnière des centaures...", tenta-t-elle d'expliquer maladroitement.
Mais comment lui dire en trente mots sa mésaventure, sa terreur, son malaise aussi, comment lui expliquer cette guerre qu'elle comprenait mal?
"Les montequins m'ont libérée et tué leur chef..."
Et les autres, aussi. Mais c'était trop complexe. Elle aurait voulu le voir, lui parler. Il savait tant de choses sur tout, peut-être en savait-il sur les centaures. Mais en trente mots... C'était trop peu. Et puis, il y avait cette interrogation, latente au fond d'elle : que faire maintenant, ou aller, à laquelle il ne pouvait répondre bien sûr. Et puis, surtout, plus fort que tout... l'envie de se blottir dans ses bras pour oublier tout ça. Elle sentit une larme rouler sur sa joue.

[Galathée]

Quoi ?! fut la seule chose qui résonna dans son crâne pendant une seconde.
Reynald demeura ensuite silencieux, mais elle eut l’impression de l’entendre avaler ces informations. A moins qu’il ne soit en train de répéter ce qu’il avait à lui dire, afin de vérifier qu’il aurait suffisamment de mots. Il reprit, d'un ton monocorde, très sérieux.
Tu veux vivre. Gagne leur confiance, même si tu mens. Sois sûre qu’ils te croient. Ensuite pars. Ils n’ont pas l’arbre.
Il avait épuisé ses trente mots et peut-être en avait-il un peu trop dit, aussi... Elle percevait son inquiétude sans pouvoir la toucher. Derrière elle, Hugo s'approchait.
" Est-ce que tout va bien ?"

[Voyageuse]

Ils n'ont pas l'arbre... Elle avait failli sourire, surprise par cette information inattendue. Elle ne s'attendait nullement à ce qu'ils l'aient, tant cette mésaventure lui apparaissait déconnectée de sa quête. A tort peut-être. A vrai dire, prise dans le feu de l'action, elle n'avait plus eu le loisir de songer une seule seconde à l'arbre. Sa recherche lui paraissait tellement dérisoire en regard des violences quelle venait de vivre. Mais le fait que Reynald le mentionne, alors qu'il était tenu au secret, trahissait le souci qu'il se faisait pour elle, son désir sincère de l'aider. Il croyait en sa réussite, alors qu'elle-même, secouée par les événements, n'osait même plus l'envisager. Elle soupira. Lui ne flancherait pas, lui ne perdrait pas de vue son objectif... Elle n'avait décidément rien d'une héroïne.
Mais déjà Hugo revenait. Et elle n'avait pas utilisé ses trente mots. Elle hocha la tête, affirmativement, posa un doigt sur sa bouche, lui tourna le dos et acheva, à voix basse.
"Merci... pour tout. C'est difficile pour moi, tu me manques tellement... Je t'aime..."
Elle essaya d'y mettre toute l'émotion qui lui serrait le coeur, se demandant s'il la ressentait. Cela lui faisait tellement de bien de pouvoir la partager.
Puis, un peu embarrassée, elle se tourna vers Hugo, avec une légère grimace d'excuse.
"Un ami qui prenait de mes nouvelles, à distance... Je ne m'y attendais pas..."
Le reste du message de Reynald lui apparaissait, en revanche, totalement flou. Elle se le repassa mentalement, pour ne pas en oublier les mots. Elle y réfléchirait à tête reposée. Ou peut-être que tout cela s'éclairerait tout seul, plus tard...

[Galathée]

Hugo parut passablement décontenancé, puis sourit.
" Ah, la magie ! fit-il en la raccompagnant vers le petit groupe. La vie serait bien plus facile si nous avions un ou deux magiciens parmi nous... Mais la rude vie du montagnard ne les intéresse généralement pas."
Il haussa les épaules et ils se remirent en route. Ils marchèrent encore un petit moment, en silence, avant d'atteindre le bois de conifères qu'Astrée avait traversé avec Léon et Isaure l'avant-veille, puis la tranchée plus large qu'empruntaient les bûcherons. Le sol avait été foulé en de nombreux endroits et Astrée eut grand peine à reconnaître quoi que ce soit. Ce n'était de toute façon plus nécessaire. Ils quittèrent la forêt et arrivèrent à la route rouge, où les attendaient Bertille et un petit cheval miel passablement agité, qui arriva au grand galop vers sa maîtresse dès qu'il l'eut reconnue.

HRP : et m... il parlait même pas du tout en mauve, ce perso... *va éditer trente-six messages*

[Voyageuse]

HRP : pas grave (f)(f)

Astrée n'avait pu s'empêcher de se répéter en boucle les paroles de Reynald tout au long du trajet. L'entendre lui avait fait un bien fou, lui redonnant un peu de confiance. Son aventure l'avait éprouvée, et une part d'elle avait envie de redescendre dans la vallée, tout simplement, comme on l'y exhortait. Mais les quelques mots de Reynald l'avaient recentrée sur son objectif. Il fallait qu'elle se repose un peu, reprenne des forces, elle y verrait plus clair et retrouverait sa motivation. Et comprendrait mieux, peut-être, ce message si flou. Oui, bien sûr, elle voulait vivre... ce qui voulait dire ne pas prendre de risque inutile. Et l'afficher, sans doute. Mentir si besoin, c'était déjà plus difficile. A qui ? Et à quel sujet ?
Mais ces questionnements furent balayés dès qu'elle aperçut Prince. Elle se précipita vers lui et passa les bras autour de son cou pour l'enserrer de toutes ses forces.
"Heureusement que je t'ai, toi..." lui souffla-t-elle à l'oreille. Il lui avait sauvé la vie... Et lui, au moins, il ne se trouvait pas à des jours et des jours de marche et savait, à sa manière, lui apporter un peu de réconfort.