[Quête] Dans la Campagne du Soleil

[Taliesin]

Une demi-heure s'écoula, au rythme des exclamations joyeuses lorsqu'une flèche touchait au but, des récriminations lorsqu'un trait manquait sa cible. Autour d'eux, peu à peu, le pré se faisait moins peuplé, comme les groupes regagnaient un à un le campement. Enfin, Edgar libéra ses élèves.
-Et bien, vous n'avez pas tardé à prendre vos marques, dit-il à Hubert, quand ils se furent éloignés. Vraiment, vous compter dans nos rangs, ça va faire un sacré bien !
Il sourit.
-Par contre, l'arc, c'est moins votre truc, pas vrai ? C'est pareil pour moi. Mais il y a des spécialistes, parmi les instructeurs et les rôdeurs. Et puis, j'imagine qu'on pourra continuer ce genre d'entraînement durant le trajet vers la cité, alors que le reste... Je doute qu'on ait souvent de tels espaces dans les marécages, et si on en trouve, ils seront utilisés pour monter le camp...

[Hubert de Maleval]

" L'arc n'est pas très fonctionnel en ville... L'arbalète, à la limite... Mais je dois dire que le maintien de l'ordre dans une cité ne nécessite en fait que très peu de combat... Il faut être paré à toute éventualité, bien sûr, mais les rixes sont rares et l'on s'y lance rarement l'épée à la main... Alors l'arc, ma foi..."
Il haussa les épaules.
" J'essaierai de m'y remettre, cela dit. Je suis bien conscient qu'il me faut remiser mes méthodes urbaines. Je n'ai plus tué quoi que ce soit depuis... oh... Un certain temps."
Il se tourna vers son homologue.
" Mais j'ai pu constater que vous n'étiez pas sans expérience. Où avez-vous travaillé auparavant, si ce n'est pas indiscret ?"

[Taliesin]

-Oh, rien de bien palpitant. J'ai travaillé dix ans dans la garde de Bortheias, où j'avais atteint le grade de sergent. Quand le Tyran a pris le pouvoir à Luménis, les autorités ont considérablement accrus leurs effectifs militaires, au cas où les Morféens auraient des visées expansionnistes, et lorsque la dictature a pris fin, elles se sont retrouvées avec des troupes dont elles ne savaient plus que faire. Bref, l'heure était au dégraissage. Je n'aurais pas été concerné, vu mon ancienneté. Cependant, quand l'expédition s'est arrêtée sous nos murs, quand j'ai entendu parler de ce projet... J'ai démissionné pour m'y rallier. Je commençais à me lasser des patrouilles dans les rues, et j'étais bien ami avec un autre sergent qui, plus jeune, père de famille et tout, espérait ne pas se faire licencier. Bref, que je parte, ça a arrangé tout le monde : moi, parce que je pouvais voir du pays, lui, parce qu'il conservait sa place, et le gouvernement, ravi qu'intervienne un départ volontaire.

[Hubert de Maleval]

Hubert sourit.
" Un bon arrangement, effectivement, fit-il. Et une chance pour cette communauté. Je craignais qu'elle ne soit peuplée que de jeunes idéalistes, mais je dois reconnaître que je me suis trompé."
Il jeta un coup d'oeil circulaire au campement.
" Bon, j'imagine que je ferais mieux d'essayer de retrouver mon acolyte avant d'aller manger... C'est bien parti, je n'ai absolument aucune idée de la direction qu'il a empruntée..."
En fait... autant attendre qu'il revienne de lui-même. A le poursuivre dans ce dédale, il perdrait toute sa journée, à coup sûr. Il se tourna vers Edgar.
" N'entraînons-nous qu'un groupe par jour, ou est-ce un roulement continuel depuis l'aurore ?"

[Taliesin]

-Réponse numéro deux, mon capitaine ! On a pas le choix, vu qu'on est une poignée et eux, près de quatre cent... Alors voilà, on reste ici de l'aube à une heure de l'après-midi, en gros, pendant que les groupes se succèdent... On commence avec ceux qui ne pourront plus se libérer pendant le reste de la journée. Les conseillers, notamment : je crois que dame Marthe et messire Ignace en font des cauchemars. Puis on enchaîne avec les autres. C'est vers dix heures que les gosses débarquent, comme ça, leurs parents n'ont pas à les surveiller et peuvent vaquer tranquilles à leurs occupations, tandis qu'eux s'amusent comme des fous. Et se fatiguent. Un peu, du moins. Les plus crevés, ce sont les instructeurs qui les ont en charge. Enfin, on l'est tous, quand la matinée se termine. Mais eux... Vous verriez leur état !
Il sourit à nouveau.
-Et pour revenir à ce que vous disiez au début... Moi aussi, ça m'a étonné qu'il y ait tant de gens expérimentés, dans la communauté. Tant de familles, aussi. Çà m'a persuadé que leur projet était pas rien qu'une folie, et ça m'a donné encore plus envie de les aider. Pour l'instant, j'ai juste signé pour l'escorte et pour les premiers mois d'installation. Mais c'est pas impossible que je prolonge. On verra comment ça tourne.

[Hubert de Maleval]

" C'est sage, dit le paladin. Bon, mais dans ce cas, nous avons tout juste le temps de manger avant de nous remettre au travail... A moins que l'après-midi soit consacrée à autre chose ?"
Toujours aucune trace d'Albérich. Il espérait qu'il ne s'était pas perdu... Mais peut-être avait-il à nouveau rencontré une gente demoiselle entre deux tentes ? Il allait falloir qu'il le surveille un rien... s'il en avait le temps, bien sûr, ce qui n'était manifestement pas gagné.

[Taliesin]

-Mais, capitaine, il est déjà dans les une heure de l'après-midi : les entrainements sont donc terminés, et nous pourrons manger tranquillement... Tant mieux, parce que je commence à avoir sacrément faim. On vous a montré où se trouve la cantine ? Sinon, je me ferai un plaisir de vous y conduire.

***

Deux bonnes plus tôt, de retour au cœur du village de toile, Albérich n'avait vu aucun des apprentis soldats récemment libérés de leurs exercices matinaux : soit ils s'étaient réfugiés sous leur tente pour prendre un peu de repos, soit ils avaient pris la direction de la plage, pour se débarbouiller dans l'eau glacée. Les environs, toutefois, ne manquaient pas d'animation : à nouveau, on s'activait autour de l'intendance et de la cuisine. Quelque part, on entendait un forgeron au travail.

[Galathée]

Albérich n'avait pas menti aux deux chevaliers : il avait effectivement l'intention de se faire une meilleure idée de la disposition du campement. Il n'était pas le roi du sens de l'orientation, mais il avait bonne mémoire, et il imaginait pouvoir se former une carte mentale des lieux sans trop de difficultés. Il se doutait que ses errances ne passeraient pas inaperçues, mais de toute façon, il ne passerait inaperçu nulle part, sauf retranché à l'intérieur de sa tente. Il aurait sans doute pu aller se proposer en cuisine, mais comme cela serait probablement son horizon dans les veilles à venir et qu'il n'avait pas encore signé, il préféra profiter de ses dernières heures de liberté. Il se demandait si Hubert était conscient de ce à quoi ils étaient en train de s'engager : troquer leur randonnée tranquille à travers la campagne contre une frénésie d'activités au service d'une communauté dont ils connaissaient somme toute peu de choses. Les idéaux, les objectifs. Mais pas les gens. Or, les gens, c'était le principal, c'était tout. Les mots... Les mots s'offraient à bien des interprétations. Il suffisait de voir combien les aubemestres hélonniens, de Molwen à Alaric, de Pernille à lui-même, n'avaient somme toute que très peu en commun. Hormis les mots. Peu de choses, donc. Il remonta les allées sans se presser, prenant soin d'identifier chaque lieu d'importance, de se repérer par rapport au terrain d'entraînement, à l'entrée, aux tentes des notables qu'il avait déjà rencontrés. Il se demanda aussi s'il aurait encore l'opportunité de voir le paladin avant qu'il ne vienne s'écraser, épuisé, dans son lit à la nuit tombée.

[Taliesin]

Au cours de son repérage, bien des personnes se portèrent à sa rencontre, amicales : un grand nombre lui demandaient s'il était bien le conseiller Megrall et s'il allait effectivement se joindre à l'expédition, s'en réjouissant sans réserve quand il répondait par l'affirmative ; toutes voulaient savoir s'il cherchait quelque chose, lui donnant de précieuses indications sur l'organisation du camp lorsqu'il expliquait le but de ses errances. Il fallait reconnaître qu'il n'était guère difficile de se retrouver dans ces lieux organisés de la manière la plus fonctionnelle qui soit : autour de la place centrale étaient installés les principaux lieux de vie de la communauté, à savoir l'intendance, la cuisine et la cantine ; la tente de Marthe et la forge se trouvaient non loin. Quant à l'école et au dispensaire, ils étaient établis en des points plus calmes, la première au bout de l'allée nord, le second dans le quartier sud-est, près de la mer.

[Galathée]

Albérich se doutait qu'on attendrait de lui qu'il s'implique soit dans un endroit, soit dans l'autre, et qu'on ne comprendrait sans doute pas qu'il refuse. L'un dans l'autre, il avait tout intérêt à prendre les devants et son expérience récente au dispensaire de Solarcis avait été, à cet égard, très instructive. Il prit donc le chemin de l'école, histoire d'y jeter un oeil pour voir ce qu'il s'y passait. On y enseignait probablement à lire et à écrire à une multitude d'enfants et même s'il n'avait jamais été en charge de ce genre de choses au Temple, il imaginait pouvoir s'y consacrer sans trop de heurts.

[Taliesin]

Parvenu près de la tente aux respectables dimensions, l'ancien aubemestre put, sans mal et sans déranger personne, jeter un coup d’œil à l'intérieur. Installés derrière des tables à tréteaux, sur des tabourets, il y avait là deux bonnes douzaines de gamins assez âgés pour aller à l'école mais trop jeunes encore pour participer aux exercices martiaux - ceux qui s'affairaient pour l'heure sur le champ d'entraînement devaient suivre des cours l'après-midi venu. Les enfants étaient divisés en deux niveaux : les plus petits en étaient à l'apprentissage de l'alphabet, sous la houlette d'un homme qui tentait de leur faire reconnaître de grosses lettres écrites sur des parchemins. Les plus grands, eux, faisaient du calcul, inscrivant avec application, sur leurs ardoises, des résultats que vérifiait une jeune femme. Si l'atmosphère était studieuse, on sentait que les élèves ne tarderaient pas, sans doute à cause de leur estomac, à se montrer moins disciplinés.

[Galathée]

Albérich se garda bien de se manifester ou d'attirer l'attention d'une quelconque manière, se contentant de regarder discrètement, pendant quelques secondes, le temps de s'imprégner de l'atmosphère, de s'imaginer, un instant, à la place des professeurs qui officiaient déjà. Puis il recula et repartit dans ses pérégrinations. En fait, on n'aurait peut-être pas besoin de lui dans cet endroit. Une fois l'expédition lancée, le dispensaire serait un lieu beaucoup plus actif et beaucoup plus crucial, où il y aurait certainement du travail nécessaire. Mais il savait qu'il ne le supporterait pas. Il y avait des clercs dans l'expédition. Des hommes, des femmes qui murmuraient deux mots et refermaient les plaies les plus épouvantables, réparaient les os brisés, chassaient les maladies. Si l'Ilmate était aussi expérimentée que la juge ou le chevalier, elle relevait probablement les morts. Hubert, déjà, pouvait sauver plus ou moins n'importe qui. C'était quelque chose d'intolérable. Il avait été frustré de se sentir impuissant, mille fois, aux côtés d'un guérisseur qui avait partagé ses armes. Il ne pourrait jamais côtoyer des soigneurs investis de pouvoirs divins dans l'exercice de leur pouvoir. Donc ce serait l'école. Ou les légumes. Même les chevaux. Tout sauf le dispensaire.
Il mit le cap sur la cantine, espérant plus ou moins qu'Hubert finirait par y faire son apparition.

[Taliesin]

Comme le reste des tentes qu'il avait visitées jusqu'ici, la cantine était meublée de planches installées sur des tréteaux, auxquelles on avait accolé des bancs démontables. Si le paladin ne se trouvait pas sur place, on y voyait déjà moult membres de la communauté, certains assis, en train de manger, d'autres faisant la queue pour recevoir leur repas. L'arrivée du Luménien ne passa bien sûr pas inaperçue et, des regards qu'on lui jeta, des murmures qui naquirent, il comprit rapidement que s'il restait là où il était, on ne tarderait pas à l'inviter...

[Galathée]

Il allait falloir qu'il s'habitue à cette notoriété retrouvée, avec tout ce qu'elle avait de déstabilisant. Mais les gens s'habitueraient aussi, immanquablement. Et fuir sans cesse était ridicule. Ce n'était pas ainsi qu'il s'était comporté autrefois, et ce serait la meilleure manière de lancer des rumeurs. Aussi n'hésita-t-il pas très longtemps. Il fallait apparemment faire la file pour recevoir à manger... Très bien. C'était dans ses cordes.

[Taliesin]

Ses prédécesseurs immédiats ne manquèrent pas de le saluer et de se présenter à lui : il y avait là Ludwig, le jeune et musculeux assistant du forgeron, Rebecca, qui enseignait à certains des enfants les plus âgés, et Mikaël, cordonnier de son état. Bientôt, ce fut à leur tour d'être servis, et on leur remit leur pitance, du bœuf accompagné de pommes de terre, avec un morceau de pain et une pomme. Ce n'était point un festin de roi mais, au moins, le menu était-il nourrissant et les portions en rien pingres. Il fallut alors au Luménien prendre une décision : soit se laisser inviter - les personnes avec qui il venait de lier connaissance ne tarderaient sans doute pas à le faire, à moins qu'ils ne soient par trop impressionnés, ce qui était possible - ou s'installer où bon lui semblait.

[Galathée]

Albérich décida de se laisser guider par le hasard de la rencontre. Il n'avait pas l'intention de se montrer froid, hautain ou misanthrope, aussi accompagna-t-il les trois personnes dont il venait de faire la connaissance lorsqu'elles se mirent en quête d'une table. Hubert était de toute façon invisible, sans doute retenu par une affaire martiale d'importance, et puisqu'ils allaient intégrer cette communauté... autant se jeter à l'eau le plus vite possible.

[Taliesin]

Le hasard fit bien les choses puisque, de l'endroit où ils finirent par s'installer, le Luménien pouvait, à loisir, observer l'entrée de la cantine : ainsi ne manquerait-il pas son ami quand celui-ci se manifesterait - s'il devait jamais se manifester. Amicaux, ses commensaux masculins semblaient malgré tout un peu gênés : l'égalité avait beau être de mise au sein de la communauté, ils se demandaient apparemment s'il fallait donner du "messire" ou du "conseiller" à l'auguste nouveau venu, ou bien, simplement, l'appeler par son prénom. Rebecca, institutrice expérimentée qui avait la trentaine passée, était la plus à son aise, et c'est elle qui lança la conversation.
-Si j'ai bien compris, vous nous avez rejoints en compagnie d'Hubert de Maleval, un paladin qui a longtemps officié comme capitaine de la garde à Solarcis ? J'imagine qu'il est sur le terrain d'entraînement ?

[Galathée]

Albérich acquiesça, conscient de l'embarras des jeunes gens. Ils finiraient par se décoincer, il ne pouvait pas leur en vouloir.
" Vous êtes bien renseignée, oui. J'imagine qu'il y sera tous les jours, désormais. Peut-être ferez-vous partie de ses élèves, qui sait ?"

[Taliesin]

Elle sourit, amusée.
-J'en doute fort ! Robert lui aura sans doute confié les éléments les plus prometteurs et, pour être franche, je n'en fais pas le moins du monde partie. En revanche, il y a plus de chances que Mikaël et Ludwig bénéficient de son enseignement : ils n'oseront pas le dire, mais ils sont plutôt doués.
Les deux hommes se fendirent, à mi-voix, de quelques protestations.
-Et vous ? repris Rebecca. Comment comptez-vous vous occuper ? Quand vous ne serez pas astreint aux exercices martiaux auxquels nous devons tous nous plier, je veux dire...

[Galathée]

Evidemment, c'était la question que tout un chacun devait se poser, et il était naturel qu'elle sorte rapidement, alors qu'il savait déjà ce à quoi ils s'occupaient ses interlocuteurs.
" Je ne sais pas où sont les besoins, répondit-il avec le sourire. J'imagine que je donnerai un coup de main là où on manque de gens. Peut-être à l'école... ou alors à l'intendance... Mais j'imagine que les tâches organisationnelles doivent être gérées efficacement depuis longtemps. Donc sans doute irai-je vous prêter main forte... Cela dit, j'ai longtemps vécu en communauté et je n'ai pas tout oublié des tâches modestes mais nécessaires du quotidien. Je ferai ce qu'on me demandera, en somme."

[Taliesin]

Le cordonnier et l'assistant-forgeron échangèrent des regards surpris, tandis que le sourire de l'institutrice allait s'élargissant.
-L'un de mes élèves a été novice quelques mois, avant la dictature : il m'a expliqué comment cela se passait, dans les "coulisses", si vous me permettez l'expression. Le fait que vous vous souveniez de cette époque et ne jugiez pas humiliant de participer à ces tâches quotidiennes sera très apprécié, vous verrez. Tout le monde s'y plie, mais si nos jeunes nobles ont d'abord pris la chose comme un jeu, ils en ont déjà assez ! Ceci dit, vous aurez largement de quoi faire en des domaines plus palpitants. Au niveau de l'organisation, vous n'auriez aucun mal à trouver une place : vu votre carrière, c'est tout naturellement qu'on vous en proposera une, d'autant plus que certains exercent ces fonctions pour rendre service, alors que ce n'est pas forcément ce qu'ils préfèrent. Cependant, s'il vous reste du temps pour l'école, j'en serais ravie : nous comptons peu d'érudits dans nos rangs, et moins encore qui soient à l'aise avec les enfants. Ce serait donc une chance que ceux qui aiment le plus l'étude puissent bénéficier de votre enseignement.

[Galathée]

" Je ne suis pas certain d'avoir beaucoup de choses passionnantes à enseigner..."
Une seconde, il songea à Elisa et à son grand bonheur à l'idée de devoir se farcir de nouvelles leçons ennuyeuses.
" ... mais avec un peu de guidance, j'imagine que je trouverai bien. J'ai dans l'idée que vos meilleurs artisans, les rôdeurs, les militaires doivent cependant détenir le savoir le plus utile... La théologie et l'histoire, ma foi, sont peu de choses quand on s'engage dans une aventure où survivre sera le souci principal de chacun."

[Taliesin]

-Oui. De fait, les rôdeurs et les artisans sont encouragés à prendre des apprentis, les chevaliers, des écuyers. Pour assurer la survie de notre communauté qui, en ce domaine, révèle l'une de ses particularité à mon sens les plus louables : en rassemblant des personnes de tout milieux et de toutes professions, elle offre aux enfants des opportunités de carrières qui, autrement, seraient demeurées hors de leur portée, en même temps qu'elle redonne à des membres éprouvés le goût de transmettre, de former. Néanmoins, nos essayons déjà de nous projeter au-delà de l'expédition et des premiers mois d'installation dans la cité : pour que celle-ci perdure et s'épanouisse, nous aurons besoin de sages, de lettrés. Aussi ne devez-vous pas douter de l'utilité qui pourrait être la vôtre au sein de l'école. Ni de cela, ni du fait qu'il y ait des élèves tout désireux d'approfondir leurs connaissances en des matières vraiment intellectuelles.

[Galathée]

Décidément, tous les membres de cette communauté semblaient en être les chantres. Albérich se demandait s'il y avait des voyageurs incertains, des curieux un peu moins conquis, des perplexes, des indécis... Il lui paraissait peu croyable que chaque membre de chaque famille embarqué dans cette aventure soit à ce point persuadé de la perfection de l'entreprise. Il eut la vague impression d'être un imposteur au milieu d'une secte, l'agent secret d'un culte officiel, à l'affût de signes inquiétants. En même temps, Rebecca était elle-même une lettrée, il n'était pas surprenant qu'elle ait des réponses préparées à ces questions, d'autant que certains de ses élèves se les posaient peut-être. Et Roxane, la barde, avait sous-entendu qu'il y avait de la place pour les hésitants. Mais où étaient-ils ? Peut-être les enfermait-on quelque part pour qu'ils ne puissent pas se reproduire... Il eut un sourire léger puis acquiesça.
" Nous verrons. Je suis de toute façon à votre disposition."
L'appétit vient en mangeant, disait l'adage. C'était à espérer.

[Taliesin]

-Si cela ne tenait qu'à moi, je vous confierai dès à présent une classe ! s'exclama Rebecca. Mais ce serait mieux que vous veniez en discuter avec tous les enseignants. Et puis, les conseillers m'en voudraient de vous mettre le grappin dessus alors qu'à n'en pas douter, ils ont déjà réfléchi à des propositions susceptibles de vous intéresser... J'espère malgré tout qu'ils ne vous accapareront pas totalement !
-Ignace aimerait bien du renfort, souffla Mikaël.
-Il dit ça, mais il est la crême des intendants et s'en sort on ne peut mieux.
-Mais il a des migraines, avec tout ce boulot.
-A mon avis, c'est plutôt à cause des entrainements... fit Ludwig.

[Galathée]

Albérich eut un sourire. S'il se retrouvait à épauler Ignace, il n'aurait plus qu'à envoyer une lettre à Marcus pour lui demander un exemplaire de ce bouquin qu'il cachait sous son oreiller... Le précis de l'intendance pratique. Il en avait même acheté un pour Barthélémy, à Eredhun. Il se demanda à nouveau ce que devenait son ancien intendant, bras droit et ami, s'il avait trouvé en lui de retourner dans un Temple, une ville, de reprendre sa vie là où il l'avait laissée. Il y avait eu des morts et il y avait eu du gâchis, beaucoup de gâchis, et il en était responsable, immanquablement.
Il se rendait bien compte que toutes ces personnes qu'il avait aimées et perdues le hantaient et l'empêchaient de se relancer efficacement. Solarcis avait été le dernier clou dans le cercueil... Tout avait semblé parfait et tout s'était écroulé, il s'était fait de vrais amis, qu'il avait été forcé d'abandonner derrière, à nouveau. Alors à quoi bon investir encore et encore ? Il ne parvenait pas à croire que cette aventure puisse être une chance. Il avait l'impression qu'il allait courir s'enfoncer dans un marécage et disparaître. Enfin, peut-être.
" Je suis curieux, dit-il finalement, conscient que son silence pourrait être mal interprété. Comment vous êtes-vous retrouvés impliqués dans cette aventure ?"
Il devinait que les parcours seraient relativement prévisibles... mais il lui semblait que c'était la plus élémentaire des courtoisies que de poser la question. Finalement, c'étaient surtout les nobles qui auraient les motivations les plus intéressantes. Que des gens du peuple espèrent plus d'égalité, de richesse et de liberté, ma foi, était bien normal et une raison suffisante pour tenter le diable.

[Taliesin]

La femme se tourna vers ses camarades, qui hésitèrent un instant, gênés d'être devenus le centre de l'attention.
-Ben... fit le cordonnier. Mon épouse venait de me quitter. Pour un concurrent, en plus. Alors rester dans mon village, bof... Surtout que l'activité manquait. Du coup, quand l'expédition est passé pas loin, je me suis dit que c'était une occasion de me relancer. Un chouette projet, aussi. Des comme ça, on en voit pas tous les jours !
-Mon patron bossait dans la forge de son frère, enchaîna Ludwig. Ils s'entendaient pas des masses. C'est pour ça que lui aussi, il a sauté sur l'opportunité, quand le camp s'est installé pas loin de chez nous. Et moi, ben, je terminais mon apprentissage mais comme il y avait déjà deux assistants, j'aurais pas été conservé. Je l'ai donc suivi, pas mécontent de voir du pays.
-En ce qui me concerne, termina Rebecca, j'étais en conflit avec la directrice de l'école d'Edhoras où j'enseignais. Elle était... conservatrice, pour le moins. J'ai pensé que dans cette communauté, on serait plus ouvert aux pédagogies modernes, qu'une institutrice supplémentaire ne ferait pas de mal... Et que l'odeur des marais me changerait de celle des chevaux.
Elle se fendit d'un sourire qui n'était pas dépourvu de charme, loin s'en fallait
-Et vous, Albérich ? Qu'est-ce qui vous a décidé à nous rejoindre ? s'enquit-elle.

[Galathée]

Albérich sourit à la mention de l'odeur nauséabonde des quadrupèdes. Il avait aussi conscience de s'être peut-être montré indiscret. En même temps, la question de savoir pourquoi les uns et les autres faisaient partie de l'aventure lui paraissait l'entrée en matière obligatoire pour chacun...
" Etre originaire de la Trouée et détester le parfum des chevaux... Ça doit être absolument... atroce, fit-il avec une grimace. Quant à moi... Et bien c'est le hasard, il faut bien l'avouer. J'ai... dû quitter Solarcis un peu précipitamment et... le capitaine de Maleval et moi-même entendions descendre vers Lunaros, avant, peut-être, de retourner à Luménis..."
Enfin, pas Hubert, assurément.
" Et nous sommes tombés par hasard sur votre rassemblement. En tant que paladin, Hubert a envie de s'investir dans une cause noble et la vôtre l'est assurément. Quant à moi, et bien... Sans doute mes propres motivations sont-elles encore relativement floues, au regard des vôtres... Mais... peut-être trouverai-je ma place, moi aussi, dans cette aventure..."

[Taliesin]

Sa réponse, honnête mais dépourvue de l'enthousiasme affichée par ses interlocuteurs, ne provoqua pourtant aucun émoi parmi ces derniers.
-Sincèrement, je n'en reviens toujours pas que cette expédition puisse attirer des personnalités telles que vous, avoua Ludwig.
-Oui, c'est vraiment un honneur de vous compter dans nos rangs.
-Un honneur et un atout ! Comme je l'ai dit, vous pourrez aider de bien des manières. J'espère cependant que vous y trouverez votre compte, et que vous ne regretterez pas votre décision, conclut Rebecca.

[Galathée]

Albérich faillit leur dire qu'il ne méritait pas de tels égards : non seulement il n'était plus personne, indésirable de surcroît dans certains endroits, mais en plus, ce n'était pas comme s'il avait posé le choix extraordinaire de mettre toute son énergie dans leur projet. Il était comme hier, le morceau de bois flotté arrivé par hasard sur leurs rives, prêt à être brûlé ou recyclé, ou oublié, simplement, sur la plage. Il savait qu'il devait se mobiliser, mais sa dernière mobilisation avait eu des résultats désastreux.
Il craignait aussi que sa présence dans leurs rangs, si elle devait se savoir, soit davantage un problème qu'un atout. Il ne savait pas, il n'arrivait pas à se représenter les risques... comme il avait été incapable d'anticiper qu'il jouirait d'une telle notoriété auprès de tous ces gens. Pourtant Hubert l'avait prévenu : il avait été parmi les dirigeants d'une cité moribonde, au lendemain d'une dictature. Rien que pour ça, son nom avait circulé. Un moment de l'histoire d'Hélonna. Et puis l'eau avait coulé sous les ponts...
" Ne vous inquiétez pas. L'expérience m'a rendu prudent, mais c'est une attitude qui ne résiste généralement pas longtemps aux défis rencontrés..."
Il se voyait mal lui expliquer que tant que tout tournerait sans difficultés, il aurait sans doute du mal à trouver la flamme... mais qu'il se révélerait dans l'adversité. Car dans le fond, il ne leur souhaitait que du soleil.