[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

-Peut-être ne lui laissera-t-il pas le choix : il est têtu, notre Loup blanc, et quand il a quelque chose à l'esprit, l'en détourner est rien moins qu'aisé ! Pour le reste, je ne crois pas un seul instant que vous représentiez un danger, Albérich, car vous êtes incapable de garder le moindre secret ! Ainsi, même dans le cas très peu probable où vous nourririez de sombres projets en votre for intérieur, vous nous en informeriez à votre corps défendant à la première occasion, réduisant ainsi toutes vos chances à zéro...

[Galathée]

Albérich ne put s'empêcher d'éclater de rire.
" Bon sang... Dire que j'étais réputé pour ma capacité à ne rien répéter... Quelle déchéance, fit-il en nichant un instant son visage entre ses mains. Enfin, j'imagine que c'est rassurant pour vous, évidemment !"
Il eut un sourire, hésita un instant à interroger Marthe sur Robert, mais il avait l'impression que cela aurait été chose indiscrète. Il aurait voulu pouvoir lui apporter, personnellement, autant qu'elle venait de le faire. Mais il devrait trouver d'autres voies, en se montrant attentif et impliqué, en relevant les défis des jours à venir.

[Taliesin]

Elle se pencha vers lui et baissa d'un ton.
-A mon avis, vous avez surtout pensé que cette histoire de secret était une plaisanterie. Ce qu'elle est, d'ailleurs, mais... seulement en partie. Nos instituteurs tiennent vraiment à paraître exemplaires aux yeux de leurs élèves et surtout de leurs parents. A franchement parler, ils s'inquiètent pour rien : notre communauté est plutôt progressiste, et nous n'allons pas mal les juger sous prétexte qu'ils aiment jouer aux cartes ou aux Hermines, boire un coup de temps à autres et parfois partager le chanvre de maître Giovanni... De toute façon, nous ne leur aurions pas confié les enfants si nous n'avions pas entière confiance en eux.

[Galathée]

" Je m'en doute mais... Sérieusement, Marthe... Je n'ai pas voulu les trahir... Et je comprends leurs raisons de vouloir garder la chose relativement confidentielle... Simplement... J'ai oublié Alban. Ce gosse est tellement discret, tellement effacé... Je ne suis pas accoutumé à devoir surveiller mes paroles sans cesse parce qu'un enfant est dans la pièce, à l'affût des conversations... J'imagine que vous vous y êtes faits et les nobles chevaliers ont l'habitude de ces ombres juvéniles, puisqu'ils en ont été, eux-mêmes... Mais moi, j'ai... je parlais avec vous, avec Hubert et Robert... Bien sûr, je sais qu'Alban était à table avec nous, je ne suis pas non plus complètement aveugle, et nous avions bavardé... des grenouilles... mais... Voilà. Je pensais que vous étiez au courant... Et vous l'étiez, même s'ils feignent de l'ignorer... Mais Alban, évidemment... Je comprends très bien qu'on soit furieux contre moi. Mais je ne vois pas bien ce que je vais pouvoir y faire, hormis m'excuser et m'excuser encore, et promettre de surveiller mes propos à l'avenir."

[Taliesin]

La magistrate parut légèrement décontenancée.
-Allons, ne nous vous mettez pas martel en tête pour si peu. Personne n'est furieux contre vous. Nos instituteurs vous ont simplement taquiné, comme ils l'ont fait avec Hubert. Et ils n'ont pas du tout peur qu'Alban vende la mèche : ils savent pertinemment qu'il sera muet comme une carpe. Certes, un écuyer accompagne son maître quasiment en permanence, car cela fait partie de sa formation ; mais il s'engage aussi à ne rien révéler de ce qu'il a entendu, à garder ses secrets... Alors sachant à quel point ce garçon est scrupuleux, il n'y a pas la moindre change pour qu'il pipe mot, pas même à la petite Ruth. Et rassurez-vous : il n'assiste pas aux réunions plus privées, plus sérieuses. A ces moments-là, Robert lui confie certaines tâches et, plus souvent encore, il essaie de le pousser à prendre du temps pour s'amuser. Ce qui n'est pas une mince affaire.

[Galathée]

" Je peux imaginer, dit le Luménien. Enfin... Je parle sans savoir... Je dois avouer que je l'ai à peine vu... mais il m'a eu l'air très sérieux pour un gosse de son âge. Et un peu naïf, peut-être... A moins qu'Hubert ne soit particulièrement doué pour faire gober n'importe quoi à n'importe qui..."
Il eut une grimace.
" Ne prenez pas mal ce que je vais dire mais... n'est-il pas un peu... obsolète, dans une communauté qui se veut égalitaire, de faire perdurer cette sorte d'aristocratie guerrière que constituent les chevaliers ? Je veux dire... je comprends la nécessité d'un système d'apprentissage... et je comprends la nécessité d'avoir une caste militaire... mais... ne serait-ce pas le moment opportun pour démocratiser la profession ? D'après ce que j'ai vu, les chevaliers ne sont pas instructeurs, ce qui signifie qu'ils réservent leurs lumières à un unique élève... Je ne dis pas qu'il y a moyen de bouleverser les méthodes en trois jours, mais... cette formation d'une élite... Je ne sais pas... J'imagine que mes propos leur apparaîtraient comme scandaleux, et sacrilèges, et qu'ils me diraient que je n'y comprends rien. C'est sans doute vrai. C'est ce que me disent toujours les gens d'armes quand j'ose mettre mon nez dans leurs affaires."

[Taliesin]

-Je ne suis pas la mieux placée pour vous répondre, étant moi-même complètement étrangère aux milieux martiaux. Je ne peux donc que vous répéter ce qu'il est ressorti de mes discussions à ce sujet avec Robert et ses homologues... La formation d'un chevalier diffère de celle des autres types de combattants, d'abord parce qu'on inculque des valeurs autant que des techniques, sinon plus, ensuite parce qu'il faut certaines qualités très spécifiques pour entreprendre cette carrière - du moins si on la considère telle qu'elle a été conçue à l'origine, et non comme une tradition désuète mais bien pratique pour montrer sa supériorité, comme c'est trop souvent le cas, de nos jours, au sein de la noblesse. Cette éducation - car c'est bien d'une éducation qu'il s'agit - réclame donc une grande proximité entre le maître et l'élève, puisque chaque moment de la journée est une occasion d'apprendre... Certes, nos chevaliers pourraient avoir deux ou trois écuyers. Il n'est pas impossible qu'ils y viennent. Davantage, en revanche, cela semble difficile : prenez les artisans, ils n'ont pas beaucoup d'apprentis à la fois... Par ailleurs, au sein de la communauté, les chevaliers ne jouissent d'aucun privilège particulier, et ils essaient de diffuser leur savoir de diverses manières : Robert entraîne lui-même certain groupe, ce qui est également le cas des autres, lorsqu'ils en ont le temps - ce qui est rare, il faut l'admettre. Enfin, Si les écuyers de Louis, d’Étienne et de Gaspard sont de jeunes aristocrates, Alban est fils de meunier. S'il a été choisi, c'est pour ses compétences, non pour son lignage...
Sa mine se fit pensive.
-Néanmoins, rien n'interdit de réfléchir à d'autres méthodes. Il n'y a pas de sujet tabou, parmi nous, et tous nos membres sont ouverts d'esprit. On ne peut sans doute pas leur demander d'oublier ce qu'ils ont été, et on doit tenir compte du fait qu'ils seront toujours plus efficaces en procédant selon une manière à laquelle ils sont habitués. Ce n'est pas une raison, cependant, pour brider notre imagination, notre pensée... Il reste bien des choses à inventer, en ce bas-monde, et la communauté est un excellent laboratoire potentiel.

[Galathée]

" Effectivement. Mais ce n'est assurément pas une priorité... Je m'interrogeais, simplement. Et je vais essayer, pour une fois, de ne pas me mettre tous les militaires à dos dès les premiers jours, murmura le Luménien, toujours sceptique de l'opportunité de conserver une élite aussi marquée. D'autant que le Loup Blanc a bien failli me prendre en grippe dès mon arrivée, après une tentative peu subtile de fuir les entraînements... Je dois me surveiller."

[Taliesin]

-Ah ça, il est intransigeant en matière d'entrainements. Mais on ne peut pas vraiment lui jeter la pierre : s'il commençait à faire des exceptions, il n'en aurait jamais fini... Quoi qu'il en soit, je doute que vous parveniez à vous le mettre à dos : je ne l'ai jamais vu en vouloir à qui que ce soit, et encore moins se mettre en colère.
Son sourire se fit amusé.
-Enfin si, une fois. Une seule. Lorsqu'Hubert l'a battu à la joute...

[Galathée]

Le souvenir n'était pas particulièrement agréable, Albérich ne put s'empêcher de grimacer.
" Je dois avouer que... la scène était plutôt pénible... Hubert n'en a pas reparlé mais j'ai le sentiment qu'il a vraiment dû se demander ce qui lui tombait sur la tête. C'est une chance qu'il ait pu reprendre du poil de la bête."
Un léger sourire revint sur ses traits.
" Mais donc Sir Robert est mauvais perdant ! J'imagine que c'est normal... Je n'y connais pas grand chose en chevalerie, mais si mes souvenirs sont bons, la joute était ce qui faisait sa réputation autrefois. Ça ne doit pas être facile, non, pas facile du tout... J'espère qu'il a quand même la sensation qu'Hubert était un adversaire valable... et puis il y a ce satané cheval qui comprend tout, aussi."

[Taliesin]

-Je ne crois pas que Robert soit mauvais joueur. Sinon, il aurait été d'une humeur massacrante des jours durant, puisqu'il a perdu le duel en sus de la joute. A mon avis, il a juste été piqué au vif... Quant à Hubert, force est de constater qu'il ne manque pas d'atouts, depuis son destrier jusqu'à son sourire charmeur grâce auquel, comme vous en faisiez l'hypothèse tout à l'heure, il est capable de convaincre n'importe qui de n'importe quoi... Hum, à ce propos, vous pensez qu'il a rétabli la vérité auprès d'un certain écuyer ? Enfin, je vous rejoins, ce type de spectacle n'est pas non plus ma tasse de thé. Je pense cependant que vous l'avez trouvé moins pénible quand les rôles ont été inversés, quand c'est votre ami qui a harcelé puis térassé le Loup Blanc...

[Galathée]

" C'est un peu normal, ne pensez-vous pas ? Je crois qu'il est toujours difficile d'assister à la défaite d'un proche... Alors à son humiliation... Sans pouvoir intervenir, sans pouvoir rien faire... Oui, j'ai trouvé ça pénible. Et sans doute aurais-je été triste de voir Robert perdre si j'avais été plus proche de lui que d'Hubert. Mais je n'en suis pas certain. C'est la manière, qui était épouvantable. De contempler tant d'impuissance... d'envisager les retombées en termes de confiance en soi... Par contre, je ne crois pas qu'Hubert ait humilié Robert. Il l'a vaincu après un beau duel où, heureusement, ils ont fini par pouvoir prouver l'un et l'autre ce dont ils étaient capables. Si Robert avait écrasé Hubert comme il a manqué le faire... Je ne pense pas qu'il aurait un second aujourd'hui."
Son sourire revint.
" Mais, pour répondre à votre autre question, ça m'étonnerait qu'Hubert ait eu le temps de parler à Alban des mantes religieuses depuis hier... Cela dit, il m'a dit que Ruth s'était chargée de lui remettre les idées en place..."

[Taliesin]

-Puisque je n'ai pas entendu de cri déchirant, puisque je les ai vus danser à nouveau ensemble en fin de soirée, j'en déduis qu'elle n'a pas usé, pour cela, de sa légendaire botte secrète. Étonnant. Très étonnant, même. Détesterait-elle moins Alban que les autres garçons ? Aurait-elle un petit faible pour lui ?
Son sourire s'élargit.
-Et pour revenir un instant sur le tournoi... Avez-vous déjà songé à vous faire barde ? Je demande cela parce qu'il semble que vous aimiez réécrire quelque peu l'histoire... En effet, Hubert à passé dix bonnes minutes à taper comme un forcené sur Robert, avant de le désarmer. Les rôles étaient exactement inversés, de manière assez troublante...

[Galathée]

" Je ne suis pas d'accord, s'exclama le Luménien. Je ne transforme pas les choses : il est différent d'être vaincu après avoir combattu pendant près d'une demi-heure, en prouvant toute sa maîtrise, en manquant de terrasser son adversaire, que d'être écrasé avant même d'avoir pu esquisser le moindre mouvement. Et c'est exactement dans cette situation qu'était Hubert : assommé. Ensuite, le duel s'est équilibré, fort heureusement. Et c'est vrai qu'Hubert a eu le dessus sur la fin. Mais le Loup Blanc a montré que, même épuisé, il pouvait tenir le coup, longtemps. Il aurait même pu l'emporter sur son adversaire, en dernière seconde... En fait, la seule chose que ce duel a prouvé, c'est que même avec dix ans de moins, Hubert est tout juste meilleur que lui. S'ils avaient eu le même âge, Robert l'aurait écrasé en moins de dix minutes. C'est la fatigue de votre Loup Blanc qui a permis à Hubert de vaincre, rien d'autre. Et, malheureusement, dix ans, c'est beaucoup."

[Taliesin]

-Je ne partage pas tout à fait votre avis. Durant la décennie écoulée, Robert a dû s'aguerrir ; il a probablement gagné en expérience et en maîtrise. De surcroît, depuis qu'il a rejoint la communauté, il s'impose tous les jours un entraînement intensif... Par conséquent, je ne suis pas certaine que même s'il avait eu le même âge que lui, il soit parvenu à vaincre Hubert. Enfin, je l'admets, je ne suis pas bonne juge en la matière. Et de toute façon, ce qu'il faut retenir de ce tournoi, c'est que nous comptons d'excellentes lames dans nos rangs, dont deux combattants d'exception. Et c'est une excellente nouvelle, d'autant qu'ils s'entendent fort bien et qu'il n'y a donc aucun risque pour qu'ils gaspillent leur énergie en duels inutiles...

[Galathée]

Albérich sourit.
" Je n'y connais rien non plus, en réalité. Mais je suis certain qu'ils seraient ravis d'apprendre que nous commentons leurs prouesses dans la pénombre de notre chariot, cela dit, et que nous défendons leur honneur avec véhémence. En fait, non... J'aimerais autant qu'ils n'en sachent rien ! J'ai une réputation à maintenir."
Il s'appuya sur la toile derrière lui et croisa les bras, redevenant sérieux.
" Mais c'est certain que c'est un soulagement. Je n'ai jamais douté des compétences d'Hubert, cela dit, mais je suis forcé de reconnaître que jusqu'à ce tournoi... Ce n'était qu'une impression. Je ne pouvais sans doute pas imaginer qu'un piètre combattant soit capitaine de la garde d'une grande ville... Mais en réalité, si on y réfléchit bien, plus on s'élève dans ce genre de professions, surtout quand on a un nombre important d'hommes, et moins on est sur le terrain. Enfin, l'un dans l'autre, nous avons de la chance, oui, d'être si bien entourés. Et je sais qu'Hubert est vraiment heureux de la place qu'il a pu se trouver auprès de Robert. Je pense que cela fait une éternité qu'il n'avait plus eu de pair."

[Taliesin]

-De fait, il paraît déjà dans son élément, tel un poisson dans l'eau, alors même qu'il n'a pas encore pu beaucoup fréquenter nos autres chevaliers. certes, ils sont plus jeunes, et... au moins l'un d'entre eux n'est pas dépourvu de ces travers agaçants que l'on rencontre souvent chez les jouvenceaux de l'aristocratie. Toutefois, ils ont tous un excellent fond, ils sont tous dévoués à notre cause qu'ils ont fait leur sans hésiter... Je pense qu'Hubert les appréciera.
Marthe chercha sono regard.
-J'espère seulement que vous finirez par être autant à l'aise que lui, parmi nous. Si nécessaire, pour que vous puissiez également côtoyer l'un de vos pairs, nous enlèverons le dirigeant d'une cité voisine...

[Galathée]

Albérich rit de bon coeur.
" Honnêtement, épargnez-moi, Marthe. Je ne me suis jamais senti très à mon aise avec les autres conseillers luméniens. J'étais beaucoup plus jeune, beaucoup plus naïf, beaucoup moins rompu aux usages. J'ai appris, par la force des choses, mais je ne suis resté conseiller qu'un peu plus de six mois, au total. Je n'ai pas l'impression d'appartenir à cette caste... Ou alors elle n'existe sans doute pas vraiment... Je n'ai pas rencontré les consuls d'Antelucas, Sailorath, Lunaros et Solarcis ont encore leurs seigneurs, Eredhun est dirigée par des grands prêtres..."
C'était une chance que Marthe ne les ait pas mentionnés. Il avait la sensation que s'il avait des pairs, pourtant, c'étaient immanquablement ces clercs devenus étrangers. Il les connaissait. Il les comprenait. Le temple demeurait un environnement familier, sécurisant, il avait pu le constater à Solarcis.
" Non... Je n'ai pas besoin que vous alliez me kidnapper qui que ce soit pour me sentir à l'aise. Vous me facilitez déjà grandement les choses en vous montrant aussi ouverte et accueillante avec moi."

[Taliesin]

-Cela me paraît naturel. Il n'est jamais aisé de s'intégrer à un groupe où tout le monde se connaît alors que, soi-même, l'on ne connaît personne. Et même si les choses sont sans doute un peu plus faciles ici, puisque la bienveillance est de mise, j'imagine que beaucoup de gens hésitent à vous aborder : aussi simple et abordable soit-il, un dirigeant de votre envergure reste intimidant... Enfin, dans tous les cas, je n'ai personnellement aucun mérite : vous n'êtes pas exactement un interlocuteur désagréable...

[Galathée]

Les paroles de Marthe emplirent un moment Albérich d’amertume. Il avait été dirigeant luménien pendant six mois, sur trente-huit ans de vie. Six mois qui avaient radicalement changé la tonalité de son existence. Un moment, il eut envie de lui dire que s’il avait pu revenir en arrière, il aurait refusé de se présenter aux élections. Il se serait contenté de la merveilleuse charge d’aubemestre, dans laquelle il se sentait comblé, et sans cet accès direct au pouvoir, les adeptes de Shar l’auraient sans doute épargné, cherchant une cible plus prestigieuse, ailleurs. Il serait toujours là-bas, chez lui, avec ses amis de toujours, ses fameux pairs, ses frères, à faire son métier et sa passion, usant chaque jour de ses compétences au service des gens. Mais il s’était laissé tenter… et tout s’était écroulé. En même temps, les regrets ne servaient à rien. Et il n’était pas non plus sûr que c’était tout à fait vrai. Il avait aimé diriger Luménis au côté de Longuehune et de Lathiriel, même si ça n’avait duré qu’un temps… un clignement d’œil… un battement de cœur…
« Permettez-moi de vous retourner le compliment, dit-il à la juge. Et j’espère que vous colporterez le bruit que je n’ai rien d’effrayant et que je n’attends pas de déférence, de personne. En vérité, Hubert et moi comptions voyager sous des noms d’emprunt, pour éviter de transporter nos réputations avec nous… mais en découvrant votre communauté, et vu son histoire, son parcours… J’imagine que nous n’aurions pas fait illusion longtemps. Hubert a pris la décision qui s'imposait. »

[Taliesin]

-Effectivement. Vous auriez fini par être reconnus ou par donner des indices à votre insu... et la communauté aurait alors été très mal à l'aise. Pas au point de vous exclure ou de vous en vouloir réellement, bien sûr, parce que vos raisons sont on ne peut plus compréhensibles. Néanmoins... Quand on découvre que quelqu'un n'est pas ce qu'il disait être, on se sent floué, vexé par ce que l'on interprète forcément comme un manque de confiance... Bref, je suis heureuse que vous soyez venus à nous sous vos identités réelles.
Son expression devint mutine, la rajeunissant de plusieurs années.
-Par contre, je suis au regret de devoir décliner votre demande : si je disais la vérité vous concernant, vous deviendriez immédiatement aussi populaire que notre paladin, ce qui ne vous laisserait plus une seconde pour le travail, ce qui m'empêcherait de discuter à loisir avec vous... Je crois donc que je vais crier à qui veut l'entendre que vous n'êtes rien d'autre qu'un intellectuel poussiéreux de Luménis...

[Galathée]

" Pourtant je n'ai jamais été un intellectuel poussiéreux de Luménis ! Jamais ! Boueux, peut-être, parfois. Mais poussiéreux... Où donc aurais-je pu prendre la poussière ? Et surtout quand ?"
Il leva les yeux au ciel. En même temps, il était touché par les paroles de la juge, même si elles n'étaient sans doute qu'une boutade...
" Mais était-ce une manière de me rappeler à l'ordre ? Il est vrai que je n'ai pas travaillé de toute la journée... J'ai pourtant emporté le nécessaire... quelque part par là..."
Il exhuma un petit recueil à la couverture grise et aux pages parcheminées, manifestement très ancien.
" Regardez... C'est un collègue de Solarcis — un avocat — qui me l'a offert. C'est la toute première charte des droits d'un certain "Royaume Septentrional d'Helonna", datant de 1164. Quelques uns de ces droits sont truculents, je dois dire... On voit quand même qu'un certain chemin a été parcouru depuis..."

[Taliesin]

-Ce n'était pas du tout un rappel à l'ordre, Albérich ! protesta-t-elle.
L'instant suivant, elle se penchait sur le volume avec un intérêt manifeste.
-Quand vous l'aurez terminé, je crois que je solliciterai la permission de vous l'emprunter. Vos vous en doutez, pareil document ne peut qu'intéresser la juriste que je suis...
Elle releva les yeux.
-Je viens d'avoir une idée... Pourquoi ne pas glisser de-ci de-là, dans le document que nous soumettrons à l'assemblée, certains des éléments les plus amusants de cette charte ? Nous pourrions même en inventer quelques-uns... Cela laisserait pantois les autres et contribuerait à détendre l'atmosphère de réunions qui risquent d'être assommantes pour beaucoup...

[Galathée]

" Marthe, je ne vous imaginais pas si facétieuse ! Ne croyez-vous pas qu'on va nous haïr, au contraire, d'allonger encore les réunions en y plaçant des plaisanteries ? fit-il avec le sourire. Mais dans le fond... Certains passages sont particulièrement appropriés pour les régions que nous allons traverser... et où nous allons nous poser."
Il feuilleta rapidement le recueil.
" Il y a en un sur le droit d'abattre un castor qu'on retrouve dans sa fosse d'aisance, si je me souviens bien... Un autre sur le nombre de tiges de roseaux qu'on a le droit de couper, en fonction de leur taille et de leur couleur... Et aussi une histoire de moustiques... Attendez... Voilà. Tout citoyen mâle d'âge adulte aura droit à un litre de bière de tourbe — ça doit être délicieux — par veille, pour autant qu'il remplisse les exigences en matière de chasse aux moustiques. Voir alinéa 78.c... Alinéa 78.c La chasse aux moustiques est obligatoire de Chès à Marpenoth, pour tous les citoyens du Royaume à partir de 4 ans, à l'exception des personnes reprises à l'alinéa 136.d — les nobles évidemment. Le quota est de 78 moustiques par veille pour les enfants de 4 à 11 ans, de 120 moustiques par veille pour les enfants de 12 à 15 ans, de 340 moustiques par veille pour les adultes, à l'exception des femmes enceintes et allaitantes (56 moustiques) et des personnes de plus de 60 ans reconnues incapables de chasser par un clerc assermenté (12 moustiques). En cas de non-respect de ces quotas, voir alinéa 263 de la charte des peines. C'est dommage, je n'ai pas cette partie-là. Je suis certain qu'il y aurait eu des choses intéressantes, impliquant probablement des sangsues ou des ragondins."
Il tendit le petit livre à la juge.
" Mais je vous le prête volontiers."

[Taliesin]

-Vous êtes sûr qu'il ne vous manquera pas ? s'enquit-elle. J'ai bien quelques livres en réserve, mais je doute qu'ils vous passionnent beaucoup...
A son tour, elle feuilleta l'ouvrage.
-Cette histoire de moustiques me parait tellement ubuesque que je me demande s'il ne s'agit pas d'un canular... Au cours de ma carrière, j'ai vu d'admirables faux présentant toutes les marques d'une honorable antiquité, et il a fallu des expert chevronnés pour découvrir le pot aux roses...
Elle sourit.
-Il est néanmoins dommage que nous soyons en hiver. Alors que beaucoup s'inquiètent de la manière d'occuper les enfants lors des haltes, la chasse aux insectes aurait constitué pour eux une formidable activité...

[Galathée]

" La construction de créatures de neige pourra les occuper aussi... mais s'il neige, nous serons dramatiquement ralentis... Non. Il faudra les faire danser, ou quelque chose comme ça, pour qu'ils aient chaud et qu'ils se dépensent. La chasse aux moustiques dans les marais... Vous vous moquez de moi, en fait, et, dans mon immense naïveté, je m'engouffre dans votre piège. Ah ! On voit bien que vous êtes juriste !"
Il rit doucement.
" Mais ne présumez pas de l'intérêt que vos lectures pourraient représenter pour moi... J'ai des goûts qui font généralement verdir mes interlocuteurs. Enfin... sauf si vous êtes amatrice de romans à l'eau de rose ou de traités de stratégie militaire... Dans ce cas, effectivement, j'en resterai à ce que j'ai emporté."

[Taliesin]

-Hormis les documents sur les constitutions et les législations successives de Luménis, j'ai quelques traités non militaires, mais juridiques, généraux ou spécialisés. J'ai également emporté des romans. Point à l'eau de rose, non, mais... burlesques, dirons-nous. D'aucuns me jugeraient trop âgée pour cela et, pourtant, je dois avouer mon petit faible pour les aventures du mage Lavebrise... Sous des dehors de joyeuse parodie, l'auteur multiplie les références à l'histoire, à la philosophie, aux sciences. Il dresse aussi un portrait assez mordant de nos sociétés...
Elle déposa délicatement le volume sur le banc, à côté d'elle.
-Et permettez-moi de vous détromper : je ne me moquais en rien de vous, pour la chasse aux moustiques. Les enfants auraient pu la mener sans jamais quitter les limites du camp, ils se seraient amusés tout en nous rendant service, et ils ne se seraient guère salis, ce qui est indispensable puisque nous n'aurons pas vraiment d'opportunité de faire la lessive avant notre arrivée dans la cité. La danse pourrait constituer une excellente idée, mais je crains que nombre de garçons la trouvent peu à leur goût... Hum, et certaines filles, également.

[Galathée]

" Je pensais davantage à une sorte de gymnastique musicale qu'à une tentative d'organiser un bal, je dois dire. Mais nous improviserons, je suppose, en fonction des lieux..."
La nuit ne tarderait probablement plus trop à tomber : ils cheminaient depuis un moment et la partie d'Hermines avait bien duré deux heures. Il résista, cependant, à l'envie de jeter un oeil à l'extérieur. Il n'était pas certain d'apprécier ce qu'il découvrirait et pour l'heure, grâce à Marthe, il se sentait plutôt détendu.
" Je ne lis pas beaucoup de fiction... Je n'en ai jamais vraiment eu le temps, je dois dire... Je testerais bien une de vos aventures de Lavebrise, à l'occasion. J'en ai entendu parler, bien sûr, je ne vis pas sous une cloche, mais... C'est l'occasion de bousculer un rien mes habitudes. Enfin... Sauf si vous estimez que je ferais mieux d'ingurgiter toute la littérature juridique que vous avez emportée... D'ailleurs... Y a-t-il d'autres juristes, dans la communauté ? Je ne vous ai pas vu d'apprenti... ou de stagiaire, comme on appelle ça dans le milieu, si je ne m'abuse."

[Taliesin]

-Ignace est assez pointu en droit commercial et en ce qui concerne les impôts. C'est également le cas de plusieurs de nos membres qui ont exercé la profession de marchand. Mais je suis l'unique juriste pure et dure et, pour autant que je sache, je n'ai actuellement suscité aucune vocation. Il faut reconnaître que, pour les jeunes, même pour ceux qui aiment le plus les études, ça n'est pas forcément la carrière d'emblée la plus enthousiasmante.
Albérich n'eut nul besoin de jeter un coup d’œil au dehors pour constater que, lentement mais sûrement, la luminosité faiblissait.

[Galathée]

Sans doute ne tarderaient-ils plus à bivouaquer... Monter un campement dans le noir, en territoire inconnu, alors qu'ils étaient pratiquement tous humains, n'était probablement pas un risque que voulait courir Robert.
" Espérons que cela changera, dit-il. Si vous devez gérer toute la justice à vous toute seule... Non seulement la charge de travail sera monstrueuse, mais ce sera un peu délicat d'un point de vue strictement éthique... Enfin... Rien que la quantité de choses que vous aurez à faire devrait nous inciter à trouver des candidats... Même si on peut espérer que, dans un premier temps, tout le monde se tienne bien. Mais dès que la nouvelle de notre réussite atteindra le monde extérieur, de nouveaux colons surgiront sur la route... et sans doute n'auront-ils pas tous les mêmes intentions que les premiers arrivants."
Il secoua la tête.
" Je brûle des étapes. Et je ne veux pas vous inquiéter. Je vous donnerai un coup de main dans la mesure de mes compétences, en l'attente de jeunes gens plus aptes à vous aider."