Quête : le Père des innocents - Prélude ...

[Althéa]

Autour, la guerre. Et ici, un îlot où règne un certain calme. Une taverne qui n'accueille depuis quelque temps que les vieux de la ville. Les jeunes sont partis. Paladins, mages, prêtres, et même parfois simples paysans, ils se sont engagés pour défendre leur cité. L'ambiance est feutrée mais pas du tout tranquille. Inquiète. Les mélandiens ne sont pas loin. Les badauds de la ville ont vu débarquer les luméniens sur leurs magnifiques vaisseaux. Ils ont parlé, murmuré, méfiants. Ils n'aiment pas vraiment l'inconnu, même s'il leur vient en aide. Ils savent que leur intervention est nécessaire. Et ils espèrent qu'à la fin des combats, ils repartiront.

Ils parlent du mauvais temps, de l'hiver qui approche, de l'humidité qui rend leurs articulations douloureuses. Et des deux paladines. Ils les connaissent bien. Elles viennent chaque années depuis trente ans ou presque. Durant quelques temps, elles n'avaient pas reparu. Elles paraissent fatiguées, blessées peut-être ce qui explique pourquoi elles ne sont pas parties. La grande brune et la grande blonde. Elles sont là mais ne se parlent pas, ne jouent pas, ne se promènent pas. Comme si, soudain, elles avaient vieilli pour devenir comme eux. Ils les regardent et soupirent ...

[Oriane]

Quête : le père des innocents - prélude

Dehors, le temps est à l'orage. Le regard de Théodora s'attarde un instant sur une fenêtre puis la paladine soupire, et tourne la tête. La pluie, doucement, commence à tomber. Elle pourrait être bien ici, au chaud. Elle l'a toujours été. Elles l'ont toujours été. A quelques mètres, le feu ronronne dans la cheminée, dégageant une douce chaleur qui, pourtant, ne parvient pas à la réchauffer. Face à elle, Angèle se tait. Elle n'a rien touché de son assiette.

Elles sont arrivées une semaine plus tôt aux Pierres d'Aurèle, la petite auberge tenue par la tante de Théodora, et où les deux femmes se rejoignent une fois l'an pour se ressourcer. L'endroit s'y prête. Aurélia d'Orival s'est appliquée à faire de cet endroit un havre de paix. La pièce principale n'est pas très grande, mais agréable. Le comptoir se trouve près de l'entrée. De part et d'autre, deux ou trois rangées de tables s'alignent. Les murs, de couleur chaude, sont recouverts de tableaux de paysages, invitant au voyage et au rêve. Une porte, au fond de la salle, donne sur un jardin ombragé où les deux paladines ont passé bien des heures à débattre, rire, rêver, échanger. Vivre. Avant.

Théodora repousse son assiette avec un peu plus d'humeur qu'elle ne l'aurait souhaité, et se ressaisit. Elle ne veux pas brusquer son amie. Mais elle ne sait plus quoi faire. Elle a tenté de lui parler, mais Angèle s'est enfermée dans son mutisme, et rien ne semble vouloir l'en faire sortir.

"Angèle... Tu devrais manger un peu. Tu n'as... pas très bonne mine, tu sais."

[Althéa]

Dehors, le temps est à l'orage. Il l'est un peu à l'intérieur aussi. Les vieux se retournent intrigués. Peut-être ont-ils senti la tension, dans l'inflexion de la voix. Qui ne ressemble pas à la jeune paladine. Angèle pour sa part met quelques bonnes secondes à relever la tête. Le temps d'un battement de cil, son visage a affiché la plus parfaite surprise. Puis elle s'est reprise. Elle regarde Théodora, les yeux vides. Elle n'a pas envie de montrer ce qu'elle ressent, ni même de ressentir. Elle aussi a perçu le malaise. En temps normal, elle s'en serait voulue, se serait excusée pour le malaise qu'elle cause. Mais mots et émotions restent figés à l'intérieur. Glacés. Comme si la jeune femme en face d'elle n'était à présent qu'une parfaite inconnue.

Elle n'a pas faim. Elle a simplement sommeil. Et mal. L'humidité réveille la douleur de ses os encore fragiles. La chaleur atténue ou du moins fait semblant. Elle a l'estomac noué, le coeur au bord des lèvres. Elle aimerait dire à son amie d'enfance qu'elle est heureuse de l'avoir retrouvée. Presque indemne ... Elle a remarqué une fêlure qui avant n'existait pas. Elle voudrait qu'elle lui parle. Comme avant. Mais les mots restent glacés dans sa gorge.

Elle la regarde encore, un long moment. Et repousse à son tour son assiette. Un soupir. Le silence est tentant. Elle la regarde encore. Ne sachant pas vraiment ce qu'elle cherche. Peut-être que tout simplement, elle la laisse tranquille ...

[Oriane]

Le silence. Autour d’elles, même le bruit des conversations et des couverts semblent être descendus un cran en-dessous. Mais peut-être n’est ce qu’une impression. Peut-être bien que tout ce que Théodora entend, c’est le silence installé entre elle et son ami. Une semaine de silence. Plusieurs fois, la paladine a tenté de le rompre, par quelques paroles anodines. Sans succès.

Elle voudrait qu’Angèle lui parle, partager son histoire, la réconforter. Lui raconter la sienne aussi. Son cœur se serre. Ce séjour à Mélandis a été terrible, à bien des points de vue. Elle a besoin d’en parler. Pour exorciser, peut-être. Parce qu’il en a toujours été ainsi, entre elles. Mais c’est comme si quelque chose s’était brisé. Pendant quelques secondes, Théodora dévisage son amie. Elle a du mal à la reconnaître. Elle est pâle. Ses traits sont tirés, son regard vide.

"Il faut que tu reviennes..."

Ses paroles ne sont guère plus qu’un murmure. Difficile de dire si elle s'adresse à elle-même ou à son amie.

[Althéa]

Les vieux se taisent. Théodora entend l'un d'entre eux demander :"Mais qu'est-ce qu'elle a dit ?". Un autre lui répond : "Elle dit qu'elle a vu une baleine.". D'ordinaire, l'intervention les auraient amusées. Angèle regarde son amie, espérant la voir sourire. L'entendre parler encore pour exorciser le silence. Elle lui demande de revenir. Comme avant. Mais c'est impossible. C'est comme vouloir remonter le temps. Effacer Melandis. Mais la cité est toujours bien en place. Comme la pluie.

Angèle l'écoute tomber sans tourner la tête. Enfants, elles s'abritaient dans la cabane qu'elles avaient bâtie dans leur chêne. Aujourd'hui, elle n'est sûrement plus que du bois vermoulu, rongée par les vers. Le temps passe et les hommes trépassent. Ses yeux se reportent sur l'autre paladine. Les mots sonnent comme une prière. Elle la lit dans ses yeux, dans ses mots, ses gestes. La même depuis une semaine, depuis son réveil. Mais elle ne peut l'exaucer. La peur de raconter, réveiller les blessures. Partir encore un peu. Éloigner cette amie ...

"Laisse-moi Théodora, veux-tu ?"

Sa voix est presque rauque, et elle a murmuré simplement. Mais le prénom et l'inflexion ne trompent pas. Ce n'est pas une demande, plutôt un ordre. Presque une menace. Mais le visage est resté impassible.

[Oriane]

Les mots tombent, comme une gifle. Cinglants. Mais ce sont les premiers mots prononcés par Angèle depuis son retour. Une brèche ? La paladine s’y engouffre.

"Non."

Le ton est doux, mais la voix est ferme. Elle n’en restera pas là. Elle reviendra, inlassablement, jusqu’à ce que son amie parviennent à avancer, d’une façon ou d’une autre. Elle ne peut pas, ne veut pas la laisser comme ça. Angèle a perdu cette étincelle, que peu de gens étaient capables de percevoir. Cette lueur dans son regard, qui n’aurait d’ordinaire pas manqué d’apparaître après la réponse du vieux. Il n’y avait plus rien.

"Si tu n’as pas envie de parler, soit. Restons silencieuses, une semaine, un mois, un an. Mais ne compte pas sur moi pour te laisser. Je ne te lâcherai pas, et surtout pas maintenant."

Les mots sont sans appel. Un peu maladroits. Une tentative pour reprendre le contact, pour faire passer un message. Quoiqu’il arrive, elle est là. Dehors, un premier éclair zèbre le ciel, éclairant la pièce d’un éclat surnaturel.

[Althéa]

Autour d'elles, les ancêtres s'agitent. Une grand-mère chuchote avec la discrétion des sourds. Ce qui fait que tout le monde entend : "Moi, je dis qu'il y a un homme là-dessous." Quelqu'un regarde sous la table. Les autres hochent la tête d'un air entendu. Un autre vieux réplique : "Ah oui, c'est une histoire de gros sous. Elles ont des têtes de bandits, surtout la grande blonde."

Angèle relève la tête. Mais elle ne sourit pas. La réponse de Théodora quelque part a fait mouche. Elle est là, elle le sera toujours. Mais c'est aussi cela, le problème. Elle ne veut pas de cette attache, de ces promesses. Tout disparaît. Le monde s'est éteint tout à fait quand elle a crû l'avoir perdue. Elle ne le supportera pas une seconde fois. Mieux vaut qu'elle s'en aille. Elle croise les bras.

"Toujours à vouloir me sauver, n'est-ce pas ? A vouloir sauver tout le monde. Pauvre Théodora."

Son expression s'est faite presque moqueuse. Elle se dégoûte. Mais elle continue.

"Trouve-toi quelqu'un d'autre."

[Oriane]

"Après avoir passé toutes ces années à te supporter ? Tu plaisantes ?"

La remarque, qui se voulait taquine, est prononcée sur un ton beaucoup plus sec que prévu. Les mots de son amie l’ont touchée, lui ont fait mal. Elle s’efforce de se convaincre que ce n’est pas Angèle qui parle, qu’elle ne le pense pas réellement. Difficilement. Sa mâchoire se crispe. Autour d’elles, les commentaires vont bon train. Des histoires à base de nez à suturer, à cause d’une vieille querelle qui aurait mal tourné. L’interprétation est des plus loufoques, mais permet à la tension de Théodora de redescendre d’un cran.

"Mais j’ai compris, tu n’as pas envie de parler pour l’instant. Soit. Tu peux continuer à te morfondre encore un peu. Je ne suis pas pressée..."

L’espace d’un instant, la paladine regrette son choix de terme, le ton employé. Elle guette la réaction de son amie. Peut-être est-elle allée un peu loin...

[Althéa]

"Quoi ? Elle a fait du feu et elle veut lui donner une fessée ?", demande le vieux de tout à l'heure. Ses comparses qui n'entendent rien ou presque partent dans leur commentaires peu académiques. Les visages se crispent. Quoi qu'il en soit, le ton ne trompe pas. L'orage est proche malgré le calme apparent. Angèle garde la tête haute, comme si les paroles de Théodora avaient glissé sans l'atteindre. Elles l'ont heurtée cependant. Ce qu'elle cherchait, peut-être. Elle pourrait demander une trêve, ne pas aller plus loin. Laisser la dispute s'éteindre d'elle-même. Mais elle ne le veut pas. Ce qui compte est de faire mal, qu'elle la déteste. Que ses sentiments à elle soit le reflet de ce qu'elle ressent pour elle-même. Du dégoût, de la détestation. Elle connaît Théodora depuis l'enfance, et sait exactement où frapper pour faire mal.

"Me supporter ? Mais c'est ce que tu aimes. Avoue que tu adores te faire plaindre. La gentille Théodora et la méchante Angèle. C'est comme cela que nous avons toujours fonctionné, non ? Et qui te dit que je te supporte, toi ? Avec ta gentillesse et tes bons sentiments ? Tu espères que je change. Encore une cause perdue pour Théodora d'Orival. Mais si tu crois que je vais changer, tu te trompes. Tu voulais que je te remercie de m'avoir sauvée ? Mais est-ce que tu m'as demandé si j'en avais envie ? Non ... Comme d'habitude, tu n'en as rien à faire."

Elle la regarde sans ciller. Mais Théodora voit à ses yeux qu'elle ment. Elle lit de la tristesse, du chagrin. Pas de larmes mais une profonde détresse.

[Oriane]

Théodora écoute la tirade de son amie, sans broncher. Autour, il semble que plusieurs personnes ont retenu leur souffle. La tension doit être palpable. Dehors, la pluie a redoublé d'intensité. Le cœur de la paladine se serre. Les mots l'ont touchée, mais lui font moins mal que ce qu'elle perçoit derrière. La détresse. Le désespoir. Elle murmure :

"Je ne veux pas que tu changes tu sais... Je ne l'ai jamais voulu."

Le message passe-t-il ? La paladine est très loin d'en être certaine. Il n'est pire sourd que celui qui ne veut entendre, songe-t-elle. Mais elle poursuit, dans l'espoir qu'une partie de ce qu'elle veut faire passer, au moins, atteigne Angèle. Comme on lance une bouée de sauvetage dans la nuit, sans même savoir si elle atteint son but, on espère...

"Tu as sombré, d'accord. Tu as touché le fond, je l'ai compris, et si tu ne veux pas m'en parler, je le comprendrai. Mais arrête de creuser le fond, ça suffit maintenant."

Son ton est doux, mais ferme. Elle parait calme, mais attend, inquiète, la réponse. Au fond de la salle, un autre vieux demande à son comparse s'il arrive à voir la pelle.

[Althéa]

L'autre vieux demande à l'autre s'il lui parle d'une pieuvre. La conversation vire au surréalisme. Une grand-mère se plaint qu'il n'y a pas de seiche dans sa soupe. Une autre se met à parler de ses chaussettes. Angèle ne semble pas les entendre. Elle fixe Théodora, un long moment sans décroiser les bras. Quelques instants, sa bouche s'est entrouverte sous l'effet de la surprise. Mais elle a vite retrouvé son impassibilité coutumière. Le masque de sévérité qu'elle emploie pour les autres.

"Comment peux-tu penser que j'ai touché le fond ? C'est avec toi que je le touche. Je n'ai pas besoin de toi, ni de ta pitié. Et pourquoi est-ce que je parlerai, moi ? Tu penses que je n'ai pas vu que tu n'allais pas, toi ? Mais non, tu préfères me préserver. Et tu sais quoi, j'en ai assez. Je n'en peux plus d'être dans ce cocon, dans cette taverne stupide. Je n'en peux plus de te voir, toi. J'en ai assez de ta gentillesse."

Elle n'a pas levé la voix, ni baissé les yeux. Elle a parlé comme si elle énonçait une vérité générale à propos du temps qu'il fait. Elle a employé tout son sang-froid pour que sa tirade sonne juste. Sa tirade l'épuise. Elle se tait. L'espace d'un instant, le masque se fissure. Théodora ne lit plus qu'un immense chagrin.

[Oriane]

La paladine recule sa chaise. De quelques centimètres, juste pour initier le mouvement qui la fera quitter la pièce. Avant qu'elle finisse par dire des choses qu'elle pourrait regretter.

"Comment veux-tu que je te parle ? Tu ne m'écoutes même pas."

La vieille à la seiche s'est assez plainte pour que la cuisinière se déplace en personne. Du coin de l’œil, Théodora aperçoit sa tante venir récupérer l'assiette. Elle semble fatiguée. Son tablier est tâché, ses yeux cernés, mais elle écoute avec patience les récriminations de sa cliente. Un instant, son regard se tourne vers celui de sa fille adoptive. La paladine y lit une interrogation. Elle y répond par l'esquisse d'un sourire, qui disparaît dès qu'elle se retourne vers son amie.

"Quand tu seras prête à m'entendre, et à parler si tu le souhaites, je serai là. Mais ce n'est visiblement pas encore le cas. Il vaut peut-être mieux que je m'en aille..."

Une ultime hésitation. Elle guette la réaction d'Angèle, espère qu'elle ne sera pas celle à laquelle elle s'attend. Sans trop y croire.

[Althéa]

Un instant, sa main a attrapé son poignet, l'a serré doucement pour la retenir. Le mouvement manque de force mais pas de conviction. Un instant, elle a eu peur de se retrouver seule, devant sa culpabilité et une chaise vide. Elle ne la regarde pas. Pendant un long moment, elle ne parle pas. Elle ne sait pas vraiment quoi dire. Il est si difficile de rattraper ses silences et les mots qu'elle regrette déjà.

"D'accord. Parlons mais pas ici."

Les mots sont brefs. Mais la voix est presque douce. Elle finit par lever les yeux. Théodora voit briller des larmes. Angèle se lève à son tour. Sans ajouter un mot, elle gagne l'escalier qui mène aux chambres, à la chambre qu'elles ont toujours partagée.

[Oriane]

Une forme de soulagement ? Peut-être. La paladine ne sait pas ce qu'elle aurait fait si son amie l'avait laissée partir sans rien dire. Une forme d'appréhension ? Certainement. Toujours cette peur de ne pas trouver les mots justes. De tomber à côté, de ne pas aider autant qu'elle le pourrait. Qu'elle le devrait. Quelques secondes après Angèle, Théodora entre dans la pièce et referme la porte derrière elle. Elle reste silencieuse, un instant, puis annonce, tout de go :

"Je n'ai rien pu faire."

Elle ne veut pas que son amie se sente obligée de raconter son histoire, alors elle fait le premier pas. A sa manière, un peu maladroite.

"Mélandis. Il... il a pris d'énormes risques pour m'aider à fuir et... Je n'ai rien pu faire."

Elle se laisse tomber sur le lit, la gorge serrée. Les souvenirs affluent. Le visage de cet ami inattendu. Son regard. Ne pas pleurer.

[Althéa]

Angèle regarde Théodora interloquée. Soudain peureuse de ces larmes latentes. Elle ne sait pas vraiment comment agir. Autant qu'elle s'en souvienne, elle ne l'a presque jamais vue pleurer. Toujours ce visage éclairé par son éternel sourire. Ce changement est difficile. Mais pas insurmontable. Elle déplie ses grandes jambes, grimace quelques secondes et se laisse tomber à coté d'elle. Elle la regarde encore. Elle se souvient de Chandara, de sa spontanéité et de sa gentillesse. Qu'aurait-elle fait dans ces moments là ? Elle pose une main hésitante sur le bras de Théodora, le serre un bref instant et retire son bras. Trouver les bons mots est difficile. Mais elle devine la détresse dans les yeux de Teddy. Il est temps d'ouvrir la brèche et de laisser s'échapper les souvenirs ...

"Qui ? Que s'est-il passé ?"

Ne pas démultiplier les questions. Ne pas la presser. Même si c'est difficile. Elle voudrait savoir, comprendre. Et pourquoi pas aider. Ne serait-ce qu'en écoutant. Même si elle a peur de ce qu'elle va entendre. Sa culpabilité d'être parvenue à s'enfuir seule qui la hante. Mais Théodora et Marzhevenn sont revenus. Depuis quelques jours, elle se réveille la nuit. Elle reste un long moment, les yeux ouverts dans le silence. Sans faire aucun bruit, elle guette le bruit paisible de la respiration de son amie, attestant sa présence. Avant de se rendormir. Théodora est ici, à bout de bras, bien vivante. Et elle n'ose même pas la prendre dans ses bras.

[Oriane]

Le contact l'a apaisée, l'espace d'un instant. Le temps de mettre des mots sur ses souvenirs, de reprendre la main sur ses émotions. Ses yeux brillent, mais les larmes ne menacent plus de couler. Plus pour l'instant.

"Il s'appelait Thibaud. Je..."

Elle réalise soudain que son amie ne sait rien de son périple à Mélandis, qu'elles se sont quittées rapidement, et qu'elles n'ont échangé quasiment aucun mot depuis leurs retrouvailles.

"Je ne sais pas par où commencer... Tu sais, ce orfèvre. Il avait un apprenti. Thibaud. A peine une vingtaine d'années. Un gamin."

Sa gorge se serre, sa voix menace de dérailler. La paladine laisse passer quelques secondes, son regard part dans le vague. Elle revoie le visage du jeune apprenti, souriant, dégourdi, un peu espiègle. Et elle commence à raconter, comme les souvenirs lui viennent, par bribes.

"Il a découvert que son patron m'avait... savait qui j'étais. Il m'a prévenu, juste à temps. Je serais tombée dans un guet-apens. Il m'a sauvé la vie. Il m'a laissé rester quelques jours, dans un endroit connu de lui seul. Mais son patron... a tout découvert. Un soir, je ne l'ai pas vu revenir. Et j'ai vite appris ce qu'il s'était passé. Aujourd'hui il est, il est... pour avoir voulu m'aider."

Son regard se porte sur son amie, qui y lit une profonde détresse. Et la culpabilité, qui ronge, qui conduit à des interrogations sans fin. Et si je ne l'avais pas laissé m'aider. Si je ne lui avais jamais adressé la parole... Il serait encore en vie.

[Althéa]

Elle l'écoute. Et sans en avoir conscience, elle a croisé les bras comme un repli. Tout du long du récit, elle a retenu son souffle. La détresse, les larmes latentes. Une seule fois dans sa vie, Teddy est son miroir. Cette pensée la bouleverse. Elle ferme les yeux, une seconde. Les larmes sont proches. Elle en sent dans sa gorge le goût salé.

Doucement, avec un geste que la maladresse rend presque brusque, elle pose sa main sur l'épaule de Théodora et l'attire dans ses bras. Elle la serre contre elle. Son amie la sent trembler doucement. Ce n'est pas le froid. Simplement de savoir que sans ce jeune homme, son amie ne serait peut-être plus là.

"Pleure, si tu en as besoin. Je suis là."

[Oriane]

Les larmes, d’abord, ne coulent pas. Le corps de la paladine se tend, imperceptiblement. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Mais à mesure que l’ordre se répète, son exécution devient difficile. A quoi bon, après tout ? A quoi bon toujours être forte ? Se tenir, tel un roc, et sembler capable de tout endurer ? Une première larme coule, puis une deuxième. Théodora pleure, en silence, sur l’épaule de son amie. Elle pleure ces vies perdues, à Mélandis et avant. Ces personnes qu’elle n’a pas pu sauver. L’absence de son amie. Elle a eu tellement peur de ne pas la revoir. De l’avoir perdue. Mais elle a survécu. Elle est là. La paladine s’accroche à cette idée comme à une bouée de sauvetage. Peu à peu, ses larmes se tarissent . Doucement, elle s’éloigne de son amie et murmure dans un souffle :

"Merci d’être revenue..."

[Althéa]

Angèle s'est presque cramponnée à Théodora. Elle a senti couler les larmes, contact salé contre sa propre joue. Elle n'a pas bougé. Tendue, presque effrayée. Un instant, elle croit qu'elle ne s'arrêtera jamais de pleurer. Alors, elle la serre encore. Et peu à peu, les sanglots se tarissent.

Teddy la remercie, mais elle secoue la tête. Elle a voulu partir. Et si elle est présente, ce n'était pas de son propre gré. Un hasard, une chance. Et aussi une jeune femme du nom de Tempérance. Elle ne l'oubliera pas.

"Merci à toi."

[Oriane]

Théodora essuie une larme qui s’attarde sur sa joue, esquisse un maigre sourire, qui s’efface rapidement. Parler lui a fait du bien. Pour la première fois depuis que tout était arrivé, elle s’est surprise à penser qu’elle pourrait peut-être un jour vivre avec ces souvenirs. Et aussitôt, en rejette l’idée. C’est trop tôt. Le visage de Thibaud s’impose à son esprit, elle tente de le chasser en reprenant la parole :

"Et toi ? Depuis que nous nous sommes quittées ?"

La question est abrupte, maladroite, elle s’en rend compte à peine les mots prononcés. Elle baisse les yeux, secoue brièvement la tête. Elle ne souhaite pas brusquer son amie.

"Tu n’es pas obligée de répondre..."

[Althéa]

Angèle hésite. C'est difficile. Peut-être cela aurait-il été plus facile avec une personne qui ne la connaît pas. Une personne qui sera affectée modérément par son histoire. Cela fait des années qu'elle confie tout à Théodora. Ses rêves, ses espoirs, ses peines, ses désillusions, son histoire. Tout ce qui la constitue. Mais elle sait que ce qu'elle va raconter l'affecte. Comme ce que son amie lui a raconté. Elle sait qu'elle n'en dormira pas. Et elle ne veut pas rendre la pareille. Mais il faut qu'elle parle. Sinon, les mots emprisonnés l'envahiront toute entière. Ces noms dits, ces silences, l'indicible. Et elle en mourra. Elle a peur, elle hésite. Pèse ses mots, comme à son habitude.

"J'ai trouvé une étrange porte à Melandis. Je suis entrée dans une boutique. J'ai rencontré une femme étrange. Elle s'appelait Chance. J'ai reçu pour mission de la protéger. Je l'ai suivie. Pendant ce temps, Guillaume nous a trahis. Il n'a sûrement pas digéré le fait que notre dieu ait assassiné le sien ... J'aurais dû lui parler, tu sais. Quand je suis rentrée, la prêtresse de Baine m'attendait. Elle savait. Elle m'a arrêtée. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis restée dans ce cachot avec Yorven. Il avait peur. Il pleurait. Je lui disais que tout allait bien se passer. Il m'écoutait, tu sais. Puis ils sont venus me chercher. Ils voulaient savoir où vous étiez. Je n'ai rien dit. Rien du tout. Je voulais vous laisser le temps de fuir. Elle m'a torturée. Jours et nuits. Elle m'empêchait de dormir, me soignait juste assez pour que je tienne. Je n'ai rien dit. Alors, elle a tué Guillaume. Et puis elle a emmené Yorven. Je ne pense pas qu'elle voulait le tuer. Mais il m'a vue ... Et il a prit l'épée qu'elle avait abandonnée. Elle l'a tué pour se défendre. Le lendemain, ils voulaient m'exécuter. Elle m'a aidée à m'enfuir. Parce que j'étais avec elle. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour chuter un peu plus. Elle m'a permis de m'enfuir, tu sais ? Elle voulait que je vive dans la culpabilité. Je suis revenue par le désert. Et je suis arrivée à Medann. J'ai été reçue par le Conseiller Lothringen. J'étais intimidée ... Il m'a incorporée aux Helmites. Parce que je voulais combattre contre les mélandiens. Mourir ... J'ai rencontré une jeune femme admirable. Elle s'appelle Chandara. C'est un vrai tourbillon, un peu comme toi. Guiguemar m'a écrit une lettre. Il disait que tu ne survivrais pas à Melandis. Que je t'avais abandonnée là-bas. Je ne l'ai pas supporté. Alors, j'ai voulu être utile. J'ai voulu combattre. Pour Morgan, pour toi. Chandara m'a blessée au genou pendant un entraînement. J'avais trop mal. Je ne pouvais plus combattre. Alors, j'ai décidé d'en finir. Je suis allée sur la falaise. Et j'ai sauté. Je suis désolée, Teddy."

Les mots sont venus en désordre. Elle ne pleure pas. Pas une larme. Sa voix est monocorde. Elle regarde son amie.

"J'ai peur du vide. J'ai peur qu'il m'aspire. S'il te plait, aide moi."

[Oriane]

Théodora met un temps, quelques secondes, à réaliser ce qu'elle vient d'entendre. L'histoire lui parait irréelle. Elle préférerait qu'elle soit irréelle. Les mots commencent à se bousculer dans son esprit. Il lui semble comprendre comment son amie en est arrivée à vouloir en finir, et l'instant d'après ne le comprend plus. Imagine si elle avait réussi, et rejette violemment cette idée.

"Plus jamais..."

Quoi ? Son cœur se serre. Elle a été si proche de la perdre, bien plus qu'elle ne l'avait imaginé.

"Ça va..."

Aller ? Comment peut-elle le savoir ? Mais que peut-elle faire, dire face à tant de détresse, face à ce que son amie a pu endurer ? Des images viennent s'imposer à son esprit, cette...prêtresse de Baine, même si elle ne l'a jamais vue. Elle ferme les yeux, un instant, comme pour chasser l'image de cette scène à laquelle elle n'a jamais assisté. Elle ouvre les yeux, Angèle est là, face à elle, un bloc de pierre. Refermée sur elle-même. Elle tend la main, prend celle de son amie, la serre.

"Je suis là."

Que peut-elle dire d'autre ? Pas grand chose. Etre présente, c'est tout ce qu'elle peut faire.

[Althéa]

Angèle la regarde, garde quelques instants sa main dans la sienne. Puis elle rompt doucement le contact. Elle n'est plus habituée aux gestes de tendresse, depuis la mort de Morgan. Elle se souvient de Chandara qui avait pris ses mains. Elle lui manque. Sans le savoir, la jeune paladine a retardé sa chute, l'a quelque part préservée.

Elle regarde Théodora un moment. Elle ne sait plus vraiment quoi lui dire. Les mots l'ont épuisée, au sens figuré comme au sens propre. Elle manque encore de souffle. Elle voudrait bien se coucher et dormir, fermer les yeux. Mais elle ne veut pas inquiéter son amie. Il lui semble passer sa vie à se reposer.

"Je suis là aussi.", finit-elle par dire. Un sourire, elle ajoute.

"Je devrais peut-être prendre ma retraite, aller voir si le soleil brille ailleurs."

[Oriane]

La paladine sourit à son tour. L’espace d’un instant, il lui semble avoir retrouvée son amie. Le chemin sera encore long, sans doute, mais le contact est là.

"Peut-être oui…"

Un éclair malicieux passe dans son regard, et elle ne peut s’empêcher de rajouter :

"Et j’ai déjà trouvé le cadeau idéal pour ton départ : j’ai repéré une belle branche balayée par la tempête, dans la cour. Ce sera parfait comme canne... "

D’ordinaire, elle se serait peut-être levée pour mimer les pas hésitants d’une petite grand-mère pour taquiner son amie, mais il était sans doute encore un peu tôt.

"Tu as le temps d’y penser. Il faut d’abord que tu... que nous nous remettions. Je n’ai pas d’impératif, et nous pouvons rester ici aussi longtemps que nous le souhaitons."

De fait, ce séjour aux Pierres d’Aurèle fut certainement l’un de plus longs qu’Angèle et Théodora s’étaient jamais accordé. Elles prirent le temps de se remettre, de discuter, à rire même, parfois, même si ce n’était pas encore leur rire d’autrefois. Un repos bien mérité après tant de tourments...

[Althéa]

Angèle la gratifie d'un faux sourire féroce.

"Bonne idée, comme ça, je pourrai vous fouetter le popotin, jeune fille."

Le temps passe, file. Les larmes se tarissent. Les forces reviennent. La paladine blonde et la paladine brune ont regagné la salle commune. Et doucement écoutent les rumeurs de la guerre. Grand serpent de violence, de corps et de sang. Elles la guettent avec inquiétude. Elle n'est pas loin, les frôle mais jamais ne les touche.

Un matin, elles sont assises comme leur habitude près du feu. La porte de la taverne s'ouvre, faisant entrer le froid, dissipant quelque peu la chaleur. Une petite fille blonde entre seule. Elle va de table en table et sans une hésitation, s'arrête en face de Théodora qu'elle montre du doigt. La paladine a une sensation étrange de déjà vu quand elle la regarde. Les traits de son visage ne lui sont pas étrangers. La porte s'ouvre à nouveau. Une femme entre dans la taverne, visiblement inquiète. Elle regarde autour d'elle et sourit rassurée en regardant l'enfant. Et son regard s'arrête sur Théodora. Elle la scrute. Son visage s'éclaire.

"Teddy, tu es Teddy, n'est-ce pas ? La petite Teddy ?"

[Oriane]

Théodora repose son bol de thé sur la table, mais garde ses mains jointes autour. Le bol diffuse une chaleur agréable et bienvenue, tandis que la paladine fouille dans sa mémoire, cherchant à se souvenir où elle a déjà vu cette enfant. Sans succès immédiat. L'entrée d'une femme dans la taverne et son intervention interrompt ses recherches. Elle répond par un sourire. La petite Teddy ?

"Je...suppose oui. Mais cela fait bien longtemps que l'on ne m'avait pas appelée ainsi..."*

Ce disant, elle tente de remettre un nom sur ce deuxième visage, sans guère plus de succès...

[Althéa]

A coté de Théodora, Angèle garde le silence. Ses mains aussi entourent le pourtour de la tasse, l'enserrent un peu plus fort à présent. Une certaine inquiétude et indéfinissable qui la quitte quand elle voit son amie sourire. Qui peut bien être cette femme ? Aussi bien que remonte sa mémoire, elle ne s'en souvient pas. Une femme surgie du passé de Théodora, avant Manost. Elle attend de savoir.

"Il n'est pas vraiment étonnant que tu ne t'en souviennes pas. Je m'occupais de toi à l'orphelinat. Chaque "grand" devait s'occuper de deux petits. Je suis Soledad, Sole ... Mais je pense que tu ne t'en souviens pas."

Elle la regarde, sourit.

"J'aurais reconnu ton sourire entre mille. Tu as beaucoup grandi. Là-bas, tu étais une des plus petites. Mais dis-moi, que deviens-tu ?"

[Oriane]

A la mention de l'orphelinat, la paladine sent un vague malaise l'envahir, comme chaque fois que cet épisode se rappelle à sa mémoire. Mais comme toujours, elle chasse rapidement la désagréable impression. Liée à une peur d'enfant, sans doute. Sans se départir de son sourire, elle dévisage la femme avec un peu plus d'attention. Sole. Le nom lui évoque quelque chose, mais lointain, tellement lointain...

"Oui, je crois que je me souviens... Cela fait si longtemps ! J'ai..."

Elle secoue la tête, amusée. Comment résumer trente années en quelques mots ?

"Je m'en suis plutôt bien sortie je crois. Aurélia a été une mère formidable. C'est elle qui tient cette auberge, le...savez-vous ? Elle m'a beaucoup encouragée, même quand je lui ai appris que je souhaitais rejoindre les paladins de Tyr."

Elle s'interrompt un instant, songeuse, se remémorant quelque discussion mémorable entre elle et sa mère adoptive.

"Et vous, dites moi ? J'avoue avoir pensé repasser à l'orphelinat, bien des années après l'avoir quitté, mais j'ai toujours repoussé cet instant. Je ne pensais pas m'y souvenir de grand monde, ni de grand chose..."

[Althéa]

Soledad hocha la tête avec un petit sourire.

"Ce n'est pas étrange. Et j'imagine que toi aussi, tu fais des cauchemars. Tu étais petite mais je suis persuadée que quelque part, tu te souviens. Cette lumière que l'on éteignait jamais, ces rideaux que l'on ne tirait pas pour que celle du phare parvienne toujours jusqu'à nous. Parce qu'il était là, dans l'ombre à attendre ... Les autres ont disparu peu après mon adoption, peu de temps après la tienne, d'ailleurs. L'orphelinat a été fermé. Mais je l'ai rouvert. Je voulais aider les victimes de la guerre. J'ai toujours été attirée par l'endroit. Parce que je voulais lui montrer que je n'avais pas peur de lui. Mon mari et moi nous sommes installés ici avec nos deux enfants. Mais Tonino, mon fils a disparu. J'ai besoin d'aide. Je crois qu'il est encore dans l'orphelinat. Qu'il le retient. Et comme par hasard, je te trouve ici. Teddy, il faut que tu m'aides. Non, ce n'est pas un hasard. Il faut que tu viennes avec moi."

[Oriane]

Assez brutalement, des images reviennent à l'esprit de la paladine, des souvenirs, des impressions. La peur. Un frisson parcourt son échine. Mais elle n'est plus une enfant apeurée. Les monstres sous le lit ne l'effraient plus. Elle hoche la tête et répond d'une voix douce.

"Bien sûr, je viendrai. Je ferai ce que je peux pour vous aider."

Elle lance un regard vers son amie, interrogatrice.

"Tu..."

Elle laisse sa phrase en suspend, attend qu'Angèle la termine, que ce soit pour lui dire qu'elle viendra ou qu'elle ne viendra pas.