[Bâtiment] Domaine des Aigremont

[Galathée]

Le Manoir MontAmer, la demeure des Aigremont, est une grande bâtisse aux allures de château, formant une sorte de U aplati et s’élevant sur deux étages en plus du rez-de-chaussée. D’apparence plutôt austère, aux fenêtres étroites et aux murs de pierre grise, il se trouve au cœur d’un jardin méticuleusement entretenu où arbres et buissons se tiennent droits et alignés comme s’ils craignaient d’être pris en défaut au cours de l’inspection du seigneur des lieux. Seul un très vieux hêtre, gigantesque, s’est permis de pousser au milieu de la pelouse principale. Il n’a jamais été élagué et on prétend qu’il a une signification particulière pour la famille.

Le maître des lieux, Adégrin d’Aigremont, était autrefois haut gradé dans l’armée mélandienne et y conserve une place qu’il pourrait décider de reprendre à tout moment. C’est un homme sévère et froid, pour qui la fin justifie toujours les moyens. Son épouse, Amélia, est plus retorse, mais non moins dangereuse. Ils ont une fille, Amaryllis, qui étudie à l’Université de la Magie et deux fils, Gatien et Maugis.

La devise familiale est « Frappe tant que tu dois » et les armoiries présentent un bélier noir cabré sur fond sable.


***

Quête : Les Squelettes du Placard.
Chapitre 9. Sauvetages (suite)

Laissant la rue derrière eux, Kerun et Taliesin pénétrèrent sur la pelouse des Aigremont. Détrempée par la pluie, elle était spongieuse, mais leur pas léger d'elfe leur permettait de n'y laisser que d'infimes traces. L'agent luménien préféra cependant contourner une zone trop humide pour filer jusqu'au premier arbre, qu'il escalada aussitôt. Le barde le vit s'asseoir à califourchon sur une branche, à environ une toise du sol, puis il entendit un léger sifflement, deux fois. Sans doute le Luménien avait-il lancé les leurres dont il parlait. Kerun s'engagea ensuite le long de la branche pour gagner l'arbre voisin, sans plus toucher terre.

[Taliesin]

C'est vrai que cette demeure a des airs de fortin...
Taliesin chassa la pensée, qui avait suffi à accélérer encore les battements de son cœur.
La réponse à ses interrogations était à l'intérieur de l'édifice. Et l'obtenir impliquait qu'il reste parfaitement concentré, qu'il observe les moindres faits et gestes de Kerun pour calquer son attitude sur la sienne. Laisser ses pensées divaguer, c'était courir tout droit à l'échec. Or, échouer n'était pas envisageable.
Sans plus perdre un instant, il grimpa donc à l'arbre où l'agent secret s'était trouvé quelques secondes plus tôt, et entreprit de le suivre de branche en branche. Là encore, ce n'était pas quelque chose qu'il faisait fréquemment. Mais en se montrant prudent, cela devrait aller.

[Galathée]

En réalité, le chemin n'était pas si difficile à suivre, car les branches étaient épaisses, et s'entrecroisaient très pratiquement pour autant qu'on ne souffre pas de vertige. Elles étaient froides et glissantes, cependant, et il fallait agir sans précipitation, avec calme, prendre le temps de repérer prises et appuis. Ils durent parfois monter un peu plus haut dans les ramures pour trouver des chemins plus évidents, mais globalement, leur progression fut aisée. A la faveur d'une pause, Taliesin vit deux lampes se déplacer sur les pelouses, loin sur sa droite et loin sur sa gauche. Il entendit aussi un aboiement chassé par le vent, devina la silhouette d'hommes en mouvements. Aucun ne s'approcha des arbres qu'ils escaladaient et ils disparurent bientôt, avec leurs lanternes, de l'autre côté du bâtiment.
Devant lui, Kerun avait atteint le dernier arbre, qui se trouvait bien à dix mètres de la façade. Mais Taliesin entendit un nouveau sifflement et, quelques secondes plus tard, il devina la silhouette d'un filin, reliant l'arbre à la corniche du premier étage. Kerun lui fit signe d'approcher.
" Je vais passer devant. Les fenêtres sont équipées de glyphes, mais elles sont aussi piégées. Ne regarde pas en bas. Fais attention, ça glisse très fort. Quand tu arrives au bout, décroche le grappin et tire trois coups secs dessus. Il se détachera et la corde te reviendra en main. Garde-le sur toi jusqu'au moment où tu pourras me le rendre."
Puis sans attendre, le Luménien s'accrocha à la corde, se mit à l'envers, et se hala sur sa longueur, jusqu'à la façade. Il prit appui sur la corniche et se redressa, se plaquant aussitôt contre le mur.

[Taliesin]

Voilà qui s'annonçait pour l'heure comme l'épisode le plus ardu de leur équipée. Taliesin ne souffrait pas de vertige, mais il n'avait rien d'un acrobate chevronné et le filin semblait terriblement mince... Mais il s'en sortirait. Il fallait qu'il s'en sorte.
Avant de se lancer, il prit soin de vérifier que, durant l'opération, sa dague ne se décrocherait pas et que le tissu offert par le pipeau - qui servirait peut-être à effacer les traces humides qu'ils laisseraient dans la maison - ne filerait pas de la poche où il l'avait glissé pour planer jusqu'à la pelouse.
Enfin, imitant les gestes du Luménien, il se mit à progresser le long de la fine mince.
Prudence. Concentration.
Ne pas glisser.
Et penser à faire ce qu'on lui avait dit sitôt parvenu sur la corniche.

[Galathée]

Alors que Taliesin était à mi-parcours, il entendit le bruit d'un châssis qu'on manipulait sur sa gauche, en bas. La pièce du rez-de-chaussée qu'il survolait était brillamment éclairée et une terrasse de pavés clairs avançait de quelques mètres dans la pelouse. Une double-porte vitrée s'ouvrit sur l'extérieur et Taliesin discerna deux silhouettes, qui demeurèrent cependant à l'intérieur.
" Tu vois, il pleut toujours, dit une voix masculine, amusée.
— Quelle poisse, répondit une femme, plus jeune. Talos ne se remet pas de son éviction."
L'homme rit.
" Ne le provoque pas. La foudre pourrait surgir.
— Pour ce que ça changerait ! s'exclama la jeune fille. Je suis quand même coincée ici.
— Je parie que Serafina a tout annulé, de toute façon.
— Hum.
— Il te reste demain soir.
— Oui. J'irai peut-être sacrifier quelque chose dans les ruines du temple demain. On ne sait jamais que la pluie s'arrête."
Son interlocuteur rit à nouveau, un rire grinçant, désagréable, puis ils fermèrent les portes. Taliesin put reprendre son parcours et parvint, enfin, à bon port.

[Taliesin]

Rester immobile, accroché au filin mince et humide le temps que la conversation prenne fin n'avait pas été évident, et l'elfe avait bien cru qu'il allait tomber. De surcroît, apprendre que la jeune disciple était présente n'évait rien d'une bonne nouvelle. Néanmoins, c'était Kerun le chef de l'expédition, et il avait aussi, forcément, entendu la conversation : nul doute qu'il aviserait en fonction.
Sitôt parvenu sur la corniche, Taliesin décrocha le grappin, tira trois fois sur la corde qui lui revint, comme annoncé, et glissa l'accessoire dans une poche.
D'ici quelques instants, ils seraient à l'intérieur de la maison.
A l'intérieur d'une maison dont les occupants étaient tout ce qu'il y avait de plus éveillés.
Peut-être faudrait-il user de la potion remise par l'agent secret avant longtemps...

[Galathée]

Kerun s'était arrêté devant une fenêtre qui donnait sur une salle plongée dans le noir. Il fit signe à Taliesin d'attendre un instant, puis manipula lentement et précisément quelque chose que le barde ne pouvait pas voir. Il décela cependant un infime déclic, avant que Kerun ne lui fasse signe d'approcher. Il sortit un sac de sa ceinture, minuscule replié, mais de grande taille une fois ouvert. Le barde se demanda s'il n'y avait pas là quelque magie.
" Je vais passer le premier. C'est une salle de musique, personne ne devrait y venir. D'après les données de Meloenn sur les Aigremont, ils vont seulement passer à table et ils en ont pour deux petites heures. Ecoute. Au moment où tu t'assieds sur l'appui de fenêtre, tu retires tes bottes. Nous allons marcher pieds nus, sinon notre piste prendra trop de temps à effacer. Souviens-toi que ton costume est humide, lui aussi. Ne t'appuie pas à du textile pendant trop longtemps. Les murs, les meubles, c'est moins grave. Nous mettrons nos bottes dans le sac et je le garderai."
Il glissa ensuite un fin filin métallique entre les deux battants de la fenêtre, travailla quelques secondes, puis recula pour les tirer vers l'extérieur. Des tentures masquaient l'intérieur de la pièce, Kerun glissa un oeil entre elles, puis retira ses bottes et se laissa glisser au sol.

[Taliesin]

Le barde s'efforça de contrôler sa respiration.
Les choses sérieuses allaient commencer...
Se déplacer dans une demeure occupée sans se faire repérer, et sans user d'invisibilité, cela ne faisait pas partie de ses habitudes. Mais les lieux où se dissimuler ne manquaient pas, il disposait d'une potion propre à l'aider, d'un exemple à suivre, de consignes à respecter.
A l'inverse, pas de décisions à prendre... Obéir, imiter. Il en était capable, non ?
Si. Bien sûr que si.
Il inspira, expira. Réitéra l'opération.
Puis il ôta ses bottes, se faufila à l'intérieur, prenant soin de frôler les tentures aussi brièvement que possible.

[Galathée]

Kerun se déplaça jusqu'à la porte, contournant un superbe piano-forte doté de marqueteries manostiennes de toute beauté. Il s'immobilisa un moment, les sens aux aguets, puis rejoignit Taliesin.
" Il y a un chien. Prends ça."
Il lui tendit une petite ampoule de verre.
" Claque-la sur ta poitrine."
Il le fit chez lui, pour lui montrer l'exemple.
" Ne t'inquiète pas des bris de verre, ils vont rester collés à ta tunique. Mais comme ça, ton odeur sera brouillée. Nous allons sortir dans le couloir. Au fond, il y a l'escalier qui monte. Ne marche pas sur la troisième et la septième marches, elles sont piégées. Avant ça, il y a deux statues qui encadrent le couloir. Tu vas te cacher, acroupi, dans l'ombre de celle de gauche. Moi je prendrai la droite. Le gardien va passer. Ne bouge pas. Attends mon signal pour gagner l'escalier. Même s'il met un peu de temps à arriver, nous devons attendre qu'il nous ait dépassés pour nous remettre en mouvement."
Sur ces entrefaites, Kerun gagna la porte et l'ouvrit. Après une seconde d'hésitation, il se glissa dans le couloir. Taliesin suivit. C'était un vaste vestibule sur lequel s'ouvraient plusieurs portes, un tapis sombre en couvrait le sol et, comme l'avait dit le Luménien, deux statues flanquaient le couloir, non loin de l'escalier qui montait. Les deux sculptures représentaient des chevaliers caparaçonnés de métal, le premier tenant la tête d'un ennemi par les cheveux, devant lui, le second le pied sur le corps décapité du même, probablement. Kerun se glissa dans l'ombre de la tête, Taliesin dans l'ombre du corps. Puis ils attendirent. Il faisait sombre, aucune trace de lumière, ni sous les portes, ni à l'étage, ni au bout du couloir qui formait un angle à l'opposé de l'escalier. C'est de cette direction que vinrent les pas et le halètement d'un chien, puis la lueur d'une lanterne. Un homme de grande taille, vêtu d'un tabard noir sur des vêtements de cuir, et tenant un molosse en laisse s'encadra dans le couloir. Il avança jusqu'à l'escalier, guidé par son chien baveux, puis fit volte-face et repartit. L'animal n'avait pas bronché, et la lueur décrut comme le garde s'éloignait dans le couloir perpendiculaire. Kerun attendit avant de donner son signal et fila vers l'escalier. C'était un moment où ils étaient exposés et ils gravirent les marches à toute vitesse, en évitant les deux qui étaient piégées, bien qu'elles soient larges et accueillantes, situées dans des courbes où il aurait été tentant d'y poser le pied. Ils arrivèrent sur le palier supérieur, qui ressemblait au précédent. Les statues étaient différentes mais non moins sinistres. De la lumière perlait sous une porte sur leur droite, mais Kerun n'y prêta pas grande attention et fila dans le couloir, droit vers l'angle au fond, où il s'immobilisa, faisant signe à Taliesin de suivre.
Ils parvinrent dans le couloir suivant. Kerun avança jusqu'à une première porte, une seconde, puis s'immobilisa un instant au coeur du couloir, aux aguets, figé comme un animal. Taliesin eut l'impression qu'il allait faire volte-face, mais le Luménien se détendit et repartit jusqu'à s'arrêter dans l'ombre d'une énorme penderie noire. Il lui fit alors signe d'approcher.

[Taliesin]

Et il approcha.
A chaque minute qui passait, il prenait davantage conscience de la chance qu'il avait que Kerun l'accompagne. Ses sens exercés, sa capacité à détecter et à désamorcer les pièges, cet attirail d'accessoires, depuis l'ampoule jusqu'au filin... Autant d'atouts qui lui faisaient défaut. Certes, il était capable de lancer quelques sorts, mais en quoi l'invisibilité l'aurait-elle préservé des chiens, des traquenards ?
Non, à bien y réfléchir, l'assaut du Squale sur Mersant, l'arrivée des renforts luménien avec l'agent secret dans leurs rangs... Malgré les morts, malgré les souffrances, tout cela semblait prendre sens, après coup.
Oui, il avait une chance immense.
Restait à ne pas la gâcher. A continuer à agir comme il l'avait fait jusqu'ici.
Ils étaient sans doute tout près du but. Certes, il aurait aimé libérer Galathée dès ce soir, mais le repérage, l'identification étaient nécessaires. Et dans vingt-quatre heure, ils seraient enfin réunis.
Vingt-quatre heures... Une éternité.
Un bref instant, surtout, comparé aux longs mois qui s'étaient écoulés depuis leur séparation...

[Galathée]

Une fois qu’il fut tout près, Kerun lui prit l’épaule et se pencha pour lui glisser quelques mots à l’oreille.
« Taliesin, je… »
Une douleur inattendue et fulgurante surprit alors le barde, lui perçant les entrailles et lui coupant le souffle. La vision subitement trouble, il vit les yeux de Kerun s’écarquiller, ses traits se tendre, et la lame qui venait de lui pénétrer le ventre et les couches de tissu noir si discret mais si fragile, remonta lentement à l’intérieur de lui-même, tuant tout geste, tout mot, toute initiative.
Les doigts crispés sur son épaule, l’agent secret retira brusquement sa dague et le barde sentit ses genoux se dérober sous lui. Kerun ne dit rien, fit un pas en arrière et détala, tandis que Taliesin heurtait l’armoire, puis glissait face contre terre, dans un bruit sourd.

[Taliesin]

Il ne comprenait pas.
Avait trop mal pour comprendre.
Des questions fusaient pourtant dans son esprit qui s'embrumait sans cesse davantage.
Pourquoi Kerun avait-il agi ainsi ?
Avait-il déclenché un piège à son insu, un piège dont l'effet aurait été de le plonger dans la confusion, de le soumettre à un sortilège de domination ?
Était-ce une vengeance préméditée ? Pour tout le mal que le barde avait causé ?
L'agent secret songeait-il encore à libérer Galathée ? Ou bien tout cela n'avait-il été qu'une mascarade cruelle ?
Oui, les questions affluaient. Mais de réponse, point.
Juste des interrogations. Des interrogations et une souffrance immense.
Des regrets, aussi : celui d'avoir échoué si près du but, celui de trahir presque à coup sur la Réunion si les Aigremont le ressuscitaient et le soumettaient à la torture...
Pardon, Gal. Pardon, Victor. Pardon, Guéric. Pardon à vous tous...
Regrets, remords, incompréhension.
Pas de haine, en revanche.

[Galathée]

Sa conscience s'effilocha petit à petit. Pourtant, dans la chute, sa main droite s'était retrouvée coincée sous son ventre, comme si elle voulait repousser tout ce sang, tout cette vie, à l'intérieur de lui-même. Il sentit contre sa peau déchirée, entre ses doigts, le carré de tissu blanc que le pipeau lui avait porté le matin même. Peut-être était-ce un mirage induit par la douleur, un rêve d'agonie, un hasard ou la providence... Peut-être le geste qui suivit n'était-il qu'un réflexe musculaire de sa carcasse mourante ou bien y eut-il, au-delà du désespoir, une envie plus fondamentale de survie...
Peu importe.
Sa main bougea lentement, le tissu coincé entre deux doigts, l'emplissant d'une souffrance brute, et il perdit connaissance aussitôt.

Songes noirs, ombres, mouvements.
Peut-être les cris d'un animal. Bris de verre. Quelqu'un hurle.
Lumière, nuit, nuit, toujours nuit.
Le chant de la pluie.
Les ténèbres sont rouges.
Un rire, un choc.
La souffrance reflue.
Puis l'aube sans lumière.
Retrouver son corps.
Retrouver la vie.
Qu'on le veuille ou non, là n'est pas la question.


Les Squelettes du Placard
Chapitre 10. Le bord du gouffre

Il fut réveillé par une gifle, assénée sans retenue, qui lui fit tinter l'oreille.
« Tu risques pas de le tuer, si tu fais ça ? demanda une voix féminine.
— T’inquiète. Je le tuerai quand j’aurai envie de le tuer. »
Une main lui agrippa les cheveux. Taliesin reprit peu à peu la mesure de sa situation. Il était appuyé contre une surface légèrement inclinée, du bois. Morsure froide du métal aux chevilles, sur ses poignets aussi, écartés au-dessus de sa tête. Pas de latitude de mouvement. La douleur dans son ventre était résiduelle et il sut, avec certitude, qu’il n’était pas mourant. Prisonnier, par contre, c’était manifeste.

[Taliesin]

La voix féminine. Ce fut elle qui l'ancra vraiment à la réalité, qui coupa court aux interrogations confuses, qui amena les certitudes plus glacées que le métal qui lui enserrait les poignets.
Car c'était celle de la Disciple.
Il était chez les Aigremont. Dans une salle de torture.
C'était l'acte incompréhensible de Kerun qui l'avait conduit là.
On allait l'interroger, et il finirait par répondre, pas le moindre doute là dessus. La seule question qui se posait concernait le nombre de minutes avant que cela n'arrive.
Et quand ce serait arrivée... Galathée, Guéric, tous les membres de la Réunion, tous les enfants qu'ils avaient libérés seraient condamnés.
Tout était perdu.
Absolument tout.
Mais avait-il réellement douté qu'il en irait ainsi ? Malgré les espoirs stupides auxquels il s'était raccroché ?

[Galathée]

Il se trouvait effectivement dans une pièce qui ressemblait à une petite salle de torture privée, sombre et encombrée d’objets aux formes inquiétantes. Outre la plateforme inclinée à laquelle il était rivé, le barde aperçut un chevalet, un crochet qui devait permettre de suspendre un homme et un carcan de bois. Mais, davantage que le décor sinistre, il eut sans doute l’attention attirée sur ses interlocuteurs. Devant lui se tenaient deux jeunes gens, manifestement apparentés. La fille devait avoir une vingtaine d’années, brune et mince, les yeux gris. Elle portait une robe de mage noire, rehaussée de broderies or. A côté d’elle se trouvait un jeune homme à peine plus âgé, le sourire mauvais, les cheveux courts, vêtu d’une tenue de nobliau, le pourpoint noir orné d’un écu sable au bélier. Ils avaient posé une lanterne sur le chevalet. L'homme lui lâcha les cheveux pour prendre du recul.
« Alors, raclure de cambrioleur minable… On a cru qu’on pouvait s’introduire chez les Aigremont pour rafler le trésor, hein ? On a cru que parce que le père était en campagne, on allait entrer ici comme dans un temple ? Ha ! Tu vas voir ce qu’il en coûte de s’attaquer aux Aigremont ! Tu vas regretter de ne pas avoir directement marché sur un piège !
— Maugis, tu vas faire quoi ?
— J’sais pas encore. Mais j’ai l’embarras du choix, non ? »

[Taliesin]

En fait, non, tout n'était pas perdu. Pas pour les autres, du moins : le fils Aigremont était déjà tellement convaincu des raisons pour lesquelles il s'était introduit chez eux qu'il ne lui avait posé aucune question, qu'il ne lui en poserait probablement pas davantage par la suite. Il se réjouirait simplement des hurlements de sa victime.
Cela signifiait donc pas de débarquement des Melandiens au Comptoir.
Sauf si Kerun était un traître.
Mais il n'arrivait pas à le croire...
Non, le Luménien avait dû vouloir se venger, simplement. Son forfait accompli - ou, plutôt, une fois la justice rendue -, il était rentré au bercail, avait expliqué que le pauvre Taliesin avait craqué, commis une erreur et perdu la vie du même coup.
Le pire, c'est que c'était quasiment la vérité. Car oui, le barde avait commis une erreur : se fier à l'agent secret. Et oui, cette erreur allait lui valoir le trépas. Ou l'esclavage, ce qui était tout comme.
Mais d'ici là... Torture.
Pourquoi diables n'avait-il pas demandé à ce qu'on lui remette du poison avant de partir en expédition ? Même avec le ventre ouvert, il aurait eu le temps de se suicider, évitant ainsi ce qui allait suivre.
Malheureusement... Il fallait toujours qu'il oublie quelque chose.
Naïf, incapable, irrécupérable. Voilà qui le définissait bien.

[Galathée]

Le dénommé Maugis alla jusqu’au mur où étaient alignés divers instruments, suspendus à leurs crochets. Taliesin distingua plusieurs types de fouets, de pinces et de lames, des fers à marquer, des choses dont il n’avait aucune idée de l’usage. Le jeune homme laissa sa main se promener sur les manches, le cuir et le métal, un sourire pensif aux lèvres. Des pas résonnèrent alors, proches, et la porte s’ouvrit. Derrière elle, Taliesin vit les ténèbres d’un couloir enfoui. Sans doute étaient-ils au sous-sol. Un autre jeune homme entra, en uniforme militaire. C’était sans doute l’aîné de la fratrie, car il partageait les traits des deux premiers.
« Il s’est réveillé, je vois.
— Oh oui…
— Tu es sûr que tu ne veux pas le faire interroger ?
— Il était à deux portes de la salle au trésor. Deux portes ! La loi mélandienne m’autorise à disposer comme je veux d’un intrus découvert sur notre domaine.
— Je sais. Bon, amuse-toi tant que tu veux, mais le corps doit avoir disparu après-demain au plus tard, avant le retour des parents, sinon on en entendra parler pendant les dix années à venir. Je reviens dans la soirée. »
Il ressortit aussitôt. La fille en profita pour s’approcher du prisonnier et poser une main sur sa joue, avant de lui redresser la tête.
« Maugis, pourquoi tu me le donnes pas ? J’en aurais bien besoin pour mes expériences.
— Tu as déjà ton gnome. C’est mon tour de m’amuser.
— Mais un elfe, c’est quand même pas la même chose ! Je veux dire, sa résistance à la magie…
— Je te filerai le cadavre pour ta nécromancie, si tu veux.
— C’est déjà ça. Mais je te signale que je pars demain matin !
— Il sera mort avant ça. »

[Taliesin]

Un nouveau choc.
Deux, plutôt.
D'abord, la salle du trésor n'était pas au sous-sol, contrairement à ce qu'avait dit Arion, mais au deuxième étage. Et Kerun l'y avait conduit tout droit.
Ensuite, le cobaye était un gnome, pas une femme enceinte.
Conclusion : c'était bien une trahison, et qu'elle soit justifiée ne la rendait pas moins douloureuse. De surcroît, elle avait été ourdie de concert par les deux agents secrets. L'elfe des bois ne l'aurait pas poignardé, s'il n'avait pas été dans la confidence. Et il aurait été capturé, lui aussi.
Restait à espérer qu'ils n'avaient rien contre les membres de la Réunion.

[Galathée]

Maugis avait choisi un petit couteau à la lame abimée et il revint vers le barde restreint. La bouche encombrée d'une étoffe humide, celui-ci n'avait pas la possibilité de protester, même s'il l'avait voulu. Le jeune homme glissa la pointe du couteau au bas de la tunique du barde et commença à la fendre vers le haut. La toile était solide, l'arme usée, cela prit un certain temps dont le jeune Aigremont sembla se délecter. Boudeuse, sa soeur restait dans un coin de la pièce, à observer l'elfe avec une grimace.
" Est-ce que je peux pas lancer un sort pendant que tu le tortures ? demanda-t-elle, finalement. J'suis pas encore très forte, je le tuerai sûrement pas ! Juste quelques projectiles magiques ou une flèche acide, quelque chose comme ça ?"
Son frère ne répondit pas, atteignant petit à petit la poitrine, puis la gorge, qu'il frôla furtivement de la pointe de la lame.
" On aimerait une mort rapide, n'est-ce pas ? Mais non, non, non, il n'en est pas question !"
Il glissa le couteau à sa ceinture, puis écarta les pans de tissu, révélant le torse nu du barde. Ce dernier constata que l'endroit où la dague de Kerun l'avait frappé était encore visible, mais à peine, comme un long trait rosé sur sa peau blanche.
" Maugis, et juste une décharge électrique ? Ou un sort de glace ? Tu sais que mon gnome est presque usé, et sur un cadavre, ça donnera rien...
— Va te choisir un esclave et fiche-moi la paix. Celui-ci, il est à moi."
Il avait repris le couteau et le promena un moment sur la peau du barde, mais sans le blesser, comme hésitant.
" Oh ! Je viens d'avoir une idée !" s'exclama-t-il subitement.
Son sourire devint franchement sinistre.
" On va bien s'amuser !
— Tu vas faire quoi ?
— Tu vas voir ! Remontons, il faut prévenir Marie qu'il y aura du monde pour le goûter."
D'une main, il saisit le visage du barde, lui comprimant les joues.
" J'espère que tu aimes crier, l'elfe. Prépare-toi pour le spectacle."
Puis, énergique, il sortit de la pièce en entraînant sa soeur derrière lui. Taliesin entendit la clé tourner dans la serrure, et il fit ensuite absolument noir.

[Taliesin]

Oui, il allait crier. Hurler, même. Et tenter d'implorer qu'on l'achève malgré le bâillon.
Cela, il le savait.
Dès lors, pourquoi songer au comment ? Mieux valait ne songer à rien.
Non, en fait, mieux valait se concentrer sur la mort qui viendrait au plus tard dans deux jours.
Deux jours, une goutte d'eau comparé aux dernières années écoulées, émailles d'épreuves, d'échecs...
Deux jours... Pas assez pour expier.
Car qu'était cette conclusion, sinon le clou de son expiation ?
Il avait été un tortionnaire, il allait mourir entre les mains d'un tortionnaire. Juste retour des choses.
Mais le savoir ne rendrait pas l'épreuve à venir plus supportable.
Enfin... Sans doute ses victimes auraient-elles préféré qu'il expie encore des années durant. Toutefois, si le cadet des Aigremont savait si prendre, peut-être les quarante-huit heures suivantes seraient-elles l'équivalent de décennies de souffrance.

[Galathée]

Il demeura longtemps dans le noir, sans qu'il ne se passe rien. Il entendait parfois le crissement d'un petit animal en maraude, parfois des pas ténus, loin au-dessus de sa tête, mais le plus souvent, il n'entendait que son souffle laborieux et les battements de son coeur.
Au bout d'un moment, il eut froid. Un peu plus tard, il eut soif. Il eut mal aux membres avant d'avoir faim.
Tout cela dans l'indifférence absolue du monde autour de lui.
Et les heures égrenaient, propice aux ruminations noires, à la certitude du gouffre, sans offrir aucune lueur, aucun soulagement.
Il sombra peut-être, d'ennui ou d'angoisse, retrouva la lumière, sombra à nouveau, jusqu'au moment où le bruit de la clé dans la serrure l'arracha à sa torpeur.
Deux hommes en uniforme noirs entrèrent, colosses aux expressions vides de menace, comme s'il n'y résidait plus la moindre humanité. Le premier se porta à hauteur de son visage, le second se pencha pour lui détacher les chevilles, les ré-enchaînant aussitôt l'une à l'autre. Ensuite, on lui libéra les poignets. Les deux hommes le dépouillèrent du restant de sa tunique, puis lui enchainèrent les mains dans le dos. Ils lui mirent enfin un sac de toile noire sur la tête, et l'entraînèrent vers la sortie.
Taliesin n'était pas resté immobile assez longtemps pour ne plus savoir marcher, mais les maillons qui lui liaient les jambes n'étaient pas nombreux, aussi ne put-il avancer qu'à petits pas. Il sentit la terre battue sous la plante de ses pieds, devina qu'il franchissait le pas de la porte, chemina un rien, avant de butter contre la première marche d'un escalier de pierre.

[Taliesin]

Tiens, l'aîné avait dû convaincre le plus jeune de le faire interroger par les autorités, finalement.
A moins que ce brave Kerun n'ait décidé de pousser les choses plus loin, de le dénoncer lui-même, d'une façon ou d'une autre. Et, qui plus est, de donner sa véritable identité.
Dans les deux cas, ce changement de programme n'apportait pas une once de lumière, pas une once d'espoir.
Il avait compté sur quarante-huit heures de souffrances puis sur l'oubli éternel.
Et bien non. La torture viendrait, à un moment ou à un autre. Malheureusement, il y avait de fortes chances pour qu'elles n'amènent pas son trépas.
Ceci dit, un trépas, ça se provoque, non ? Peut-être aurait-il l'opportunité de se jeter sous un carrosse ou depuis un pont au long de son trajet...
Peut-être même qu'une petite prière à Tymora en accroitrait les probabilités.
Lâche, se révolta une part de lui-même.
Lâche, il l'était, cependant. Et stupide, de surcroit, s'il avait jamais cru avoir la force d'expier jusqu'au bout.

[Galathée]

Au bout des escaliers, il y eut un nouveau couloir, au sol de pierre, cette fois. Taliesin perçut un changement dans la température — plus agréable — et dans la lumière — plus présente. Il entendit aussi les bruits de la vie, autour de lui : pas pressés, portes qui s’ouvrent, murmures de conversations lointaines, vaisselle qui s’entrechoque. Il devina que des personnes jalonnaient son parcours, le regardant passer. Il détecta leur souffle, leurs soupirs, les quelques mots qu’ils échangeaient une fois qu’il était plus loin.
Un de ses gardes houspilla une servante qui était dans le chemin, et puis subitement, la pierre fit place à l’herbe humide, et la pénombre de l’intérieur au soleil.
Il faisait frais, la pelouse était boueuse sous ses pieds nus. Quelque part sur sa gauche, des gens discutaient et riaient. Il entendit une exclamation tandis qu’il avançait, toujours encadré par ses cerbères, vers l’invisible. Puis le soleil se cacha et le vent souffla dans les branches d’un arbre qui craquèrent doucement. Une pluie de gouttes serrées, arrachées aux feuilles, tomba brusquement, le glaçant, et arrachant un juron à l’un des deux geôliers. Le second rit, signe qu’il n’était pas complètement dénué d’esprit. Taliesin fut retourné et on le pressa dos contre un tronc rugueux. Ses chevilles furent fixées à quelque chose au sol, puis ses poignets, détachés à nouveau, rattachés en hauteur. Enfin, on lui ôta sa cagoule.

Il était désormais enchaîné au tronc d’un hêtre gigantesque, plusieurs fois centenaire, à la ramure pourpre, qui faisait face à l’entrée principale du manoir. Près de celui-ci, à une vingtaine de toises, on avait organisé une petite réception, apparemment. Une table, des verres, des bouteilles, et un groupe d’une demi-douzaine de personnes. Les gardes s’éloignèrent sans un regard en arrière, abandonnant l’elfe attaché. Il constata que les anneaux de métal fichés dans l’écorce et les racines étaient anciens. Sans doute n’était-il pas le premier malheureux à être ainsi exposé…

Taliesin vit le groupe se lever et venir en direction de l’arbre. Il y avait là cinq jeunes gens et une fille. Tous avaient une petite vingtaine, des vêtements qui trahissaient leur appartenance à la bonne société mélandienne, et certains titubaient, signe que l’alcool avait coulé à flot. Maugis était présent, mais pas sa soeur. Il était souriant, ses invités perplexes ou joyeux.

[Taliesin]

Ah non, il s'était encore trompé. Décidément, c'était une habitude.
Pourquoi décidément ? Avait-il, une seule fois dans sa vie, fait les bonnes déductions, pris les bonnes décisions ?
Peut-être, oui. De temps à autres. Mais ce qui prédominait, indéniablement, c'était les erreurs.
Celle-ci, du moins, tenait plutôt de la bonne surprise. Pas de dénonciation aux autorités... Juste un mauvais moment à passer. Un moment très mauvais... et très long. Mais qu'étaient deux jours comparés à l'abîme de paix, à l'océan d'oubli dans lequel il serait ensuite plongé ?
Rien.
Le mauvais moment à passer, donc.
S'il y avait eu la disciple, il aurait parié pour une séance d'expérimentations magiques. Mais comme elle n'était pas là, le plus probable etait qu'il endurerait tortures, sévices et humiliations de la part d'ignobles gamins de la bonne société, dont le cœur et l'âme étaient complètement pourris.
Il ne chercha pas a les observer. Ni eux ni rien de ce qui l'entourait. Il ne chercha pas non plus à jouer les braves, à mimer le courage et le défi.
Il était résigné, et il le paraissait.

[Galathée]

Ils s'arrêtèrent à quelques mètres de lui.
" Il est plutôt mignon." remarqua la jeune fille, s'attirant un concert de rires.
Maugis d'Aigremont alla jusqu'à l'arbre et retira le bâillon des lèvres sèches du barde.
" Rien qu'une racaille de petit voleur, dit-il. Mais on va voir s'il crie mieux qu'il ne cambriole."
Nouveaux rires.
" Ces elfes. On aurait pu espérer que la Feuille Pourrie nous en débarrasse définitivement, fit l'un d'entre eux, d'une voix docte.
— Bien cassés, ils font d'excellents esclaves.
— On ne mate jamais ceux qui sont nés à l'état sauvage. Jamais convenablement, en tout cas.
— Pour certaines tâches, il n'est pas nécessaire qu'ils soient consentants, dit un autre, tranquille.
— Ha ! Edmond ! Espèce de pervers !
— Je vois que tu es intéressé, Olaf. Je te donne l'adresse quand tu veux."
Ils gloussèrent.
" Vous êtes dégueu, les mecs."
Maugis s'écarta de l'arbre.
" De toute façon, je n'ai nulle intention de perdre mon temps à dresser une petite frappe. Il ne vaut même pas la sueur d'un coup de fouet.
— Mais Cordélia a raison. Il est quand même rudement mignon. On t'en donnerait un bon prix dans plusieurs endroits.
— Je m'en fous. Je n'ai pas besoin d'argent.
— C'est vrai aussi."
Taliesin vit que deux esclaves s'étaient approchés. L'un d'entre eux tendit une arbalète de petite taille à son maître. Celui-ci l'arma.
" Bon. Premier tour. Toucher sans tuer. Ceux qui le manquent sont éliminés. Si l'un d'entre vous me le tue... Il me doit un esclave de deuxième catégorie.
— Ah, je joue pas, s'exclama un des garçons. Je suis nul.
— Pas de pénalité si tu manques, Greg."

[Taliesin]

Il ne les avait pas vraiment écoutés.
Les discussions et les plaisanteries de jeunes gens de bonne famille, élevés dans le luxe et la facilité, qui n'avaient jamais dû faire le moindre effort, jamais connu la moindre souffrance... Cela ne l'intéressait pas. Ne l'atteignait pas.
En revanche, leurs carreaux l'atteindraient. Certains, du moins.
Il allait avoir mal. Très mal.
Et il crierait, leur donnant par là même satisfaction.
Il aurait aimé serrer les dents, tenter de rester silencieux quand les pointes de métal pénétreraient sa chair.
Il savait qu'il échouerait, cependant. Pire encore, il n'avait même pas la force d'essayer.
Résigné.
Subir, expier.
Puis partir, s'envoler.
Le seul côté positif, c'est qu'il n'avait jamais été très endurant. Aussi quelques traits suffiraient-ils peut-être à l'expédier dans l'au-delà...
Voir un seul, si l'un d'entre eux réussissait trop bien son coup.

[Galathée]

Désireux de montrer l'exemple à ses invités, Maugis tira le premier. Son trait atteignit Taliesin dans le bras gauche, le piquant comme une aiguille géante et l'épinglant à l'arbre. Apparemment, les projectiles choisis étaient très effilés, prévus pour transpercer plutôt que détruire. Ses amis applaudirent.
Détaché de la situation, Taliesin ne vit pas vraiment le second tireur. Il sentit une légère morsure au flanc, comme une brûlure, et s'ensuivit une discussion pour savoir si une estafilade comptait. Comme le sang avait coulé, ils estimèrent que le dénommé Elzéar de Rysentis demeurait dans le jeu. Le troisième, Greg, rata son coup et le trait alla se perdre dans le gazon, loin derrière, sous les quolibets de ses camarades. Le jeune homme protesta qu'avec quelques verres de moins dans le nez et une masse d'armes, il aurait certainement touché. Le quatrième trait toucha Taliesin à la cuisse. Cordélia demanda à ce qu'on ôte les chausses du prisonnier pour qu'elle puisse contempler l'endroit exact où elle l'avait eu, ce qui fit tellement rire ses compagnons que pendant un moment, il semblât qu'ils ne se remettraient pas pour continuer leur jeu. Elle obtint cependant gain de cause et s'estima satisfaite. Le cinquième carreau se planta à quelques centimètres du visage du barde, à hauteur des yeux. Le tireur, Edmond, était tellement saoul qu'il s'écroula par terre, mort de rire, quelques secondes plus tard, très fier de son coup presque fatal. Il se montra absolument imperméable aux remontrances de ses amis. Ensuite, ce fut le tour d'Olaf, qui plaça son trait dans l'épaule du barde, un coup parfaitement ajusté, précis, cruel.
" Risqué, remarqua Maugis.
— C'est seulement une épaule. A mon avis, même dans le ventre, il tient.
— A risquer, je suppose. Bon. Deuxième tour. Même consigne."
Il restait quatre tireurs en lice.

[Taliesin]

Il ne releva même pas l'humiliation qu'on lui avait infligée.
Il ne releva pas non plus leurs rires, leurs commentaires. Même s'il songea brièvement qu'il avait ri et commenté, lui aussi, lorsqu'il était le Monstre, lorsqu'il s'était tenu dans ce qui, au fil des minutes, était devenu la Chambre Sanglante.
Il ne releva rien, en fait. Rien sinon la douleur.
Elle irradiait surtout de son bras, de son épaule, insupportable.
Il avait crié, Bien sûr. Évidemment.
Il avait même failli les insulter.
Failli seulement. Car il n'avait plus la moindre envie de lutter. Car il n'y avait plus assez de colère en lui.
C'était peut-être le seul point réjouissant de toute cette sinistre histoire : la trahison, le désespoir, la souffrance n'avaient pas réveillé le Monstre.
Galathée l'avait définitivement fait disparaître.
Malheureusement, il ne pourrait jamais lui rendre la pareille en la libérant...

[Galathée]

Olaf passa le premier pour le second tour. Il visa et Taliesin comprit, dans un instant de lucidité, qu’il visait le ventre. Mais le vent souffla, l’arbre lâcha un torrent de pluie, et le trait fut dévié, le touchant sans s’enfoncer profondément. Le jeune Mélandien jura, bien que son coup ait porté.
Le ciel voilé lâcha alors ses premières gouttes. L’averse s’intensifia rapidement et les convives trouvèrent refuge sous l’arbre, à quelques pas de l’elfe. L’un d’entre eux s’approcha de lui et l’observa de près, pendant quelques secondes, avant de retourner auprès de ses amis.
« La poisse. Talos s’en remet pas, hein, ce vieux barbon.
— On fait quoi ?
— Ça va peut-être s’arrêter.
— Moi j’ai soif.
— Bon, on rentre. Je l’achève et je vous rejoins.
— C’est bête. Pourquoi on n’attend pas ?
— Regarde-moi ce ciel, c’est parti pour des heures.
— On pourrait s’amuser autrement.
— Il fait rudement froid, quand même.
— Non, c’est bon. J’ai promis à Ama qu’elle pourrait l’avoir pour sa nécromancie.
— Bon, moi je rentre. »
Un premier Mélandien s’élança sous l’averse, bientôt suivi par deux autres, qui gloussèrent comme des pendus en galopant dans l’herbe boueuse. L’un des deux dérapa et s’étala gracieusement, ce qui fit rire les trois restés à l’abri. Ils ne furent bientôt plus que deux, Maugis et Greg le mauvais arbalétrier.
« Bon, je vais le saigner, je pense… C’est plus facile, après, pour la nécromancie.
— Je te le rachète.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Hum. Tu sais que mon frère a perdu son sujet d’expérience dans les premiers jours, pendant le mois de relâche.
— Oui, j’ai entendu dire ça.
— Papa ne veut pas lui en racheter un, il dit que c’est la preuve qu’il n’est pas fait pour ce métier. Mais c’est l’anniversaire d’Edouard et… Je me dis que ça me permettrait de lui donner un coup de main.
— Hum. C’est une idée.
— Souviens-toi que tu m’es redevable, Maugis. Ce serait une bonne manière de régler nos comptes.
— Aussi. D’accord. Ama sera furax.
— Mais Edouard ravi. Merci. Tu peux le laisser là, je le dépendrai en partant.
— Tu ne crains pas qu’il crève ?
— Pas vraiment. Mais je vais le soigner un coup.
— Tu veux un emballage cadeau ?
— Tu es gentil, ça ira comme ça. »
Le jeune homme s’approcha de Taliesin. C’était le même qui l’avait observé plus tôt. Il arracha un à un les traits d’arbalète, vif et précis, sans se soucier de la douleur et du sang qui s'écoulait.

[Taliesin]

Il avait eu un vif élan d'espoir en entendant Aigremont annoncer qu'il l'achèverait.
La fin tant espérée. Après moins d'une heure...
Mais après des années et des années à l'espérer plus ou moins secrètement.
Et puis l'autre gandin avait tout réduit à néant.
Colère.
Dépit.
Désespoir.
Non, les dieux n'en avaient pas fini avec lui.
Il devrait boire le calice jusqu'à la lie.
Le tortionnaire devenu supplicié... allait bientôt se transformer en cobaye, comme celle qu'on avait puni pour l'avoir aimé.
Ses yeux débordèrent.
Qu'importe, ce n'était pas la première fois.
Et le premier carreau arraché le plongea dans l'inconscience.
Pas dans la mort, malheureusement...
Mais il se tuerait, songea-t-il en sombrant. oh oui, s'il avait la moindre opportunité, il se tuerait.
Pour en finir, à tout jamais.
Et qu'importe l'expiation.
Il n'avait pas les épaules pour cela.
Il aurait tout raté. Jusqu'au bout.