[Bâtiment] Domaine des DouceChute

[Galathée]

La première étape était probablement d'ôter les morceaux d'écorce qui demeuraient encore attachés au bois. Il en restait peu, mais c'était un début.
" Fais ce que tu dois, Taliesin, murmura-t-elle. Sache que même si tu devais disparaître deux, trois, dix jours... Je sais que tu ne m'abandonneras pas. Tu es venu jusqu'ici et je te fais confiance. Je veux que tu mettes en oeuvre ce qu'il faut pour que tu sois apaisé... Ma situation ne changera pas dans les deux ou dix veilles à venir. Si j'accouche ici, à la limite, je serai mieux entourée que n'importe où ailleurs... et quoi qu'il advienne, nous n'aurons de toute façon pas le temps de regagner Luménis, alors... Autant m'en satisfaire."

[Taliesin]

-J'espère que je n'aurais pas à m'absenter longtemps... fit-il en relevant les yeux sur sa compagne. Mais malheureusement, vu la situation, ça peut arriver, oui... Alors ça me rassure de savoir que tu ne t'inquiéteras pas trop.
Il arracha le dernier morceau d'écorce qui s'en alla rejoindre les autres, puis il entreprit de couper une excroissance disgracieuse et trop chétive pour en tirer quoi que ce soit.
-A mon avis, reprit-il. tu n'auras aucun souci à te faire si tu ne vois pas réapparaître le pipeau. Nous l'avons constaté, il refuse de tomber entre de mauvaises mains. En l'occurrence, il m'est revenu, mais si je devais être capturé, par exemple, je gage que c'est près de toi qu'il se matérialiserait. Même s'il appartient à Victor, sachant que ce dernier voudrait que tu l'aies au cas où je ne puisse plus m'en servir... Oui, ça me paraît probable.
Il sourit.
-Nous n'en arriverons pas là, cependant. Quoi qu'il se passe dans les jours à venir, je me montrerai plus prudent que jamais.

[Galathée]

" Merci." dit-elle simplement.
Le barde réalisa ensuite qu'il devait se concentrer pleinement sur son travail pour progresser. Le bois était noble, d'excellente qualité, et son expérience de lutherie lui évoqua des formes végétales, souples et lisses. Il finit par se lancer. Le ciseau glissait presque tout seul, le long des lignes, autour des noeuds, et sans réellement y prendre garde, il se retrouva bientôt environné de copeaux. Peut-être était-ce une résurgence de sa nature elfique, mais il devina rapidement que sa création serait probablement abstraite et fluide, comme une représentation solide d'un mouvement musical. Ce n'était finalement pas si difficile... malgré le manque de précision de ce qui se dessinait dans son esprit.

[Taliesin]

Le barde ne s'en faisait pas outre mesure. Même si Morvan était un grand amateur d'art, il avait l'impression que, lorsqu'il demandait à l'un de ses serviteurs ou de ses invités d'accomplir ce travail, c'était avant tout la démarche qui comptait pour lui. Dans la plupart des cas, du moins. Aussi se prêterait-il au jeu avec autant d'application que possible. D'abord, il devait bien cela au maître des lieux, à l'homme qui avait protégé Galathée. Ensuite, cela s'avérait moins difficile qu'il ne l'aurait cru. Enfin, si elle l'empêchait de profiter vraiment de la présence de la rôdeuse, la concentration que réclamait cet ouvrage l'empêchait de trop songer à ses compagnons disparus...
S'occuper la tête et les mains. Technique infaillible.

[Galathée]

Il commençait à dégager une forme approximative de sa bûche, quand il entendit des murmures derrière lui, puis une ombre se glissa derrière son épaule, se dessinant sur son travail.
« Surtout ne t’interromps pas, mon garçon, dit la voix de Morvan de Doucechute. L’art brut, voilà qui me plait… »
Il demeura un moment immobile, Taliesin le devina attentif, puis il l’entendit reculer et tirer une chaise. Deux secondes plus tard, il bavardait avec la rôdeuse, l’entretenant de l’épouvantable après-midi qu’il avait passé chez les Boutecrainte, une bande de nobles décrépits comme Mélandis en abritait bien trop. Mais il avait récolté des informations sur les murmures de guerre, ce qui l’inquiétait quelque peu. Galathée se montrait surtout attentive, le relançant de questions adroites pour son plus grand plaisir.

[Taliesin]

Par définition, un barde était habitué à officier sous le regard d'autrui. Mais travailler le bois n'était pas exactement sa spécialité, et la présence attentive de Morvan l'ambarrassa quelque peu : il se sentait gauche, hésitant... Aussi accueillit-il avec un certain soulagement la discussion qui débuta entre la rôdeuse et le vieil homme. Il ne l'écouta quasiment pas, concentré sur son ouvrage, désireux de satisfaire le maître des lieux. Cependant, il croisa mentalement les doigts pour que les dirigeants des cités impliquées veuillent bien attendre encore un moment avant de sonner le branle-bas de combat. Sinon, leur retour sur Helonna risquait d'être épique...

[Galathée]

Morvan finit par lever le camp, encourageant une dernière fois le barde et le félicitant avant de s'éclipser. La lumière au dehors s'était atténuée, signe que le soleil se couchait doucement derrière sa gangue de nuages sombres. Taliesin vit surgir un gnome hirsute et couvert de poussière de derrière son bloc de marbre. Il avait les yeux rougis mais un sourire tranquille sur le visage et leur adressa un signe avant de quitter la pièce. Galathée lui proposa de prendre une pause, lui aussi, et d'aller rendre une petite visite à la salle d'eau.
Celle-ci était modeste, mais elle lui fit porter de l'eau chaude et il put se décrasser avant de gagner la salle à manger pour le souper. Ils y retrouvèrent Morvan et Anselme, Gregor étant retenu par des obligations cléricales. Le vieux noble revint à l'oeuvre d'art que lui préparait Taliesin et s'interrogea un moment sur l'essence elfique et son expression caractéristique, avant de s'insurger — en plaisantant — contre ces créatures enchanteresses qui volaient leurs femmes aux humains. Galathée lui fit remarquer que les trois demi-elfes que comptait son personnel étaient tous issus du mélange inverse, femme elfe et humain de sexe masculin. Le vieil homme entreprit ensuite d'aller se coucher et Galathée l'accompagna, laissant Taliesin en tête avec Anselme. Ce dernier paraissait relativement réservé pour un garçon jouissant de son statut, et il trouva rapidement un prétexte — un oiseau à aller nourrir — pour prendre congé du barde, qui se retrouva seul dans la salle à manger. Galathée ne tarda cependant pas à revenir pour l'entraîner vers les hauteurs.

[Taliesin]

Plus les heures s'étaient écoulées, plus le sentiment d'irréalité qui l'habitait avait grandi. Manger à la table d'un seigneur mélandien, se déplacer librement dans sa demeure où il suffisait de tirer un cordon pour qu'apparaissent des serviteurs qui lui donnaient du "seigneur", et surtout être aux côtés de celle qu'il avait tant espéré retrouvé sans réellement y croire... Comment ne pas avoir l'impression d'évoluer en plein rêve ? Le contraste avec les horreurs de la veille et les sombres mois écoulés était si grand...
Bien sûr, l'inquiétude et le fatalisme n'avaient pas disparu. Mais il parvenait à les museler avec une facilité déconcertante. Il savait que le monde extérieur, avec ses ombres omniprésentes parmi lesquelles il fallait longtemps chercher avant de trouver une étincelle de lumière se manifesterait bien assez tôt.
D'ici là, il avait l'intention de goûter chaque minute, chaque seconde. Il allait s'étendre auprès de son aimée avec, chevillée au corps, la certitude qu'elle serait là à son réveil, qu'elle ne courrait plus le moindre danger...
Cela n'avait pas de prix.

[Galathée]

La nuit s'étendit sur le domaine DouceChute. La pluie tombait toujours, caressant la vitre de la chambre où Galathée et Taliesin s'étaient retranchés. Malgré une journée globalement tranquille, la rôdeuse paraissait épuisée et elle s'étendit sur le lit avec un soupir qui trahissait le poids de son état. Elle sourit cependant au barde, comme apaisée, et dès qu'il fit noir dans la pièce, elle se pelotonna contre lui, puis l'embrassa en le caressant sous la toile de ses vêtements. Ses gestes étaient incertains, sans doute ne savait-elle pas exactement jusqu'où aller. Trop loin, pas assez. Plusieurs mois de silence entre eux, plusieurs mois d'espoirs et d'angoisse, desquels ils ne savaient, à la seconde, pas encore grand chose.

[Taliesin]

L'elfe lui rendit ses baisers, ses caresses, avec des gestes tout aussi hésitants que les siens. L'état de sa compagne l'intimidait, il fallait l'admettre. Mais, bien sûr, c'était surtout leur longue séparation qui entrait en ligne de compte : ils devaient s'apprivoiser à nouveau, se retrouver... Cependant, il n'était pas inquiet : leurs cœurs étaient inchangés, leur amour intact. Ils suffisait qu'ils se laissent guider, qu'ils passent peu à peu outre ce qui leur emplissait l'esprit... Leur timidité finirait par se dissiper, les choses par devenir plus naturelles, plus spontanées... Et même si cela prenait du temps, qu'importe : ces retrouvailles étaient déjà merveilleuses. Plus encore qu'il n'avait osé l'imaginer.

[Galathée]

Sans avoir à le verbaliser, ils renoncèrent de commun accord à aller trop loin ce soir-là. Galathée finit par reposer la tête contre son épaule, lui posant une main sur son ventre agité, puis lui demanda de lui chanter quelque chose, un de ses classiques, une ritournelle apaisante pour glisser dans la nuit. Taliesin n'eut pas besoin d'aller très loin, car la jeune femme s'assoupit avant même qu'il n'ait terminé de fredonner le premier couplet de la mélodie qu'il avait choisie. La rôdeuse paraissait parfaitement tranquille, au creux d'un songe doré.
Lui-même trouva rapidement le sommeil, bercé par ce souffle qui avait été autrefois si familier, qu'il avait oublié puis retrouvé. Leurs corps semblaient se reconnaître sans heurts, sans crainte, et lorsqu'il bascula, il n'y eut que lumière dans sa nuit. Il rêva de Victor, cependant, et de la ferme, mais dans une succession de scènes ordinaires, simples et harmonieuses, le quotidien d'une petite exploitation familiale, ronronnante. Il figurait lui-même dans cet univers onirique, et Galathée, et la silhouette imprécise d'autres personnes, enfants et adultes, peut-être les bébés à venir, ou les petits Merlus, difficile à dire, à savoir, mais ça n'avait pas d'importance dans l'atmosphère sereine de sa torpeur.

Au petit matin, ce fut Lollia qui l'arracha à son sommeil d'un petit coup frappé à la porte. Galathée dormait toujours contre son épaule, reflet d'une plus totale félicité. Rien n'avait troublé sa nuit et ses rêves s'effilochaient paresseusement. Au dehors, les oiseaux gazouillaient et cette fois, le soleil s'était levé, radieux.

[Taliesin]

Il répondit à Lollia d'une voix ensommeillée, la remerciant et annonçant qu'ils ne tarderaient pas à descendre. Il ne bougea pas tout de suite, cependant. Il resta un moment à contempler les rayons dorés qui entraient dans la chambre : depuis quelques temps, l'astre diurne avait revêtu pour lui un sens nouveau, plus profond... Puis il se tourna légèrement et observa Galathée, souriant sans vraiment s'en rendre compte.
Combien de fois avait-il prié pour connaître à nouveau pareils instants ?
Les minutes succédèrent au minutes sans qu'il bouge davantage.
Mais il finit par se déplacer, désireux de ne pas faire attendre le maître de céans, même s'il serait bien demeuré immobile toute une éternité, même si Anselme n'était sans doute pas encore levé. Il espérait que ses mouvements précautionneux suffiraient à réveiller la jeune femme. Cependant, si elle n'émergeait pas, peut-être un baiser s'imposerait-il.
Après tout, cela fonctionnait, dans les contes de fées.
Et il avait la sensation d'en vivre un.

[Galathée]

Elle ne bougea pas d'un pouce, il finit par recourir au baiser, mais, au sourire qui s'épanouit alors sur ses lèvres, il devina qu'elle l'avait joyeusement mené en bateau. Avant de le laisser se mettre en mouvement, elle lui imposa cependant de prolonger l'étreinte, puis ils se levèrent de concert.
La journée commença sensiblement comme la veille : ils se retrouvèrent autour d'un petit déjeuner dans la maison DouceChute, entre le maître des lieux et ses deux fils. Cette fois, avant la fin du repas, Galathée parla à Morvan de fournir à Taliesin une arme. Celui-ci s'inquiéta que l'elfe ne veuille lui trancher la tête et supplia la jeune femme de le faire fléchir, tandis que les deux jeunes hommes se dévisageaient avec lassitude. Ils obtinrent cependant la permission d'aller fureter dans la salle d'armes, et Gregor se proposa de leur servir de guide. Peut-être était-ce une manière polie de garder un oeil sur leurs agissements, même si Morvan avait surtout paru s'amuser à leurs dépends.
Anselme s'inquiéta à nouveau des intentions de la rôdeuse pour la journée et celle-ci le rassura sur ses allées et venues. Elle ne s'engagea cependant pas pour Taliesin : tant qu'il n'avait pas terminé sa statue de bois, on ne s'attendait pas à ce qu'il fasse quoi que ce soit d'autre dans la maison. Dès qu'ils eurent terminé de manger, Gregor les invita à le suivre et ils se dirigèrent vers le sous-sol. Devant l'impressionnante volée d'escaliers qui y menait, la jeune femme renonça finalement à les accompagner, et Taliesin se retrouva seul avec le jeune homme qui lui avait sauvé la vie.

[Taliesin]

Déjà, l'elfe songeait à la suite de son programme. Une fois choisie une arme - il opterait pour une épée longue -, une fois celle-ci déposée là où on l'autoriserait à la mettre, il se rendrait tout droit à l'atelier. Sculpter le tentait beaucoup moins que s'attarder auprès de la rôdeuse, mais celle-ci avait ses propres occupations, et il avait hâte à la fois de faire plaisir à Morvan et d'achever cette tâche, histoire d'avoir l'esprit plus libre.
Il se força cependant à revenir à l'instant présent. Il ne pouvait demeuré coi en présence de Gregor...
-Messire, je tenais à vous remercier pour votre intervention providentielle, dit-il. Je vous dois d'être encore vivant et d'avoir pu retrouver Galathée. Je ne l'oublie pas, et si je puis faire quelque chose pour vous, en retour, ce sera un honneur autant qu'un plaisir.
Il avait choisi d'aller droit au but, de ne pas se perdre en vaines circonvolutions. Cela lui semblait la meilleure solution.

[Galathée]

" Vous la remercierez d'être une excellente sculpteuse, répondit le jeune homme en déverrouillant une épaisse porte de bois. Et d'avoir su toucher le coeur de mon père."
Il sourit, embarrassé, au barde.
" Pour le reste, même les Mélandiens peuvent avoir des amis, aussi étrange cela puisse-t-il paraître pour un Luménien, je suppose."
Il se dirigea ensuite vers une torche qu'il s'employa à allumer jusqu'à ce qu'elle diffuse une lumière crachotante dans la petite pièce.

[Taliesin]

Comme Taliesin l'avait pensé, Gregor ne souhaitait pas épiloguer sur le sujet. Aussi n'ajouta-t-il rien, ne souhaitant ni l'embarrasser davantage, ni lui faire perdre du temps : il avait fait part de sa gratitude, c'était le plus important. Il se mit doc a examiner les armes conservées dans la salle, en quête d'une épée longue de bonne facture mais non ostentatoire. Il aurait bien pris une dague en sus, mais il ne fallait pas non plus abuser des largesses du seigneur DouceChute...

[Galathée]

L'armurerie était très modeste et pourvue de seulement deux râteliers. Les armes qui s'y trouvaient étaient de bonne qualité sans être exceptionnelles, mais bien entretenues. A voir la mine de Gregor, il n'était pas coutumier des lieux. Tandis que le barde opérait son choix, son hôte prit une bâtarde de belle taille, qu'il soupesa, songeur, avant de la remettre à sa place. Il regagna ensuite la porte et attendit que Taliesin revienne avec son épée. L'elfe avait trouvé une lame appropriée mais vu le peu d'armes exposées, prendre une dague en sus aurait sans doute semblé excessif. Ils remontèrent ensuite jusqu'au rez de chaussée, où les attendait Galathée.
" Je suppose que mon père préférerait que l'épée reste dans la guérite d'Alphonse. Je ne peux cependant pas en jurer et je doute qu'il vous en fasse la demande explicite. Mais j'imagine que c'est ce que la bienséance exigerait."

[Taliesin]

Il hocha la tête.
-Bien sûr, messire. Je n'aurais jamais imaginé me promener armé en votre demeure, et j'allais justement vous demander où déposer cette épée. Je vais y aller de ce pas. Merci pour m'avoir accompagné à l'armurerie.
Il se tourna vers Galathée.
-Une petite promenade au soleil te tente-t-elle ?

[Galathée]

" Avec plaisir, répondit-elle en lui prenant le bras. Merci de ton aide, Gregor."
Ils échangèrent un sourire, le jeune homme s'inclina, puis la rôdeuse entraîna le barde vers la sortie. Elle ne reprit la parole qu'une fois qu'ils furent sur le perron. En l'absence de pluie, le parc déployait sa verdure enchanteresse et les corolles des fleurs ouvertes, multicolores, célébraient le printemps.
" Il a un bon fond, comme ses frères. C'est dommage qu'il doit évoluer dans cette ville, dans cet environnement... En même temps, je suppose qu'il est préférable que des hommes de cette trempe existent aussi à Mélandis. S'ils étaient tous comme les Aigremont ou les Fumedense... Je n'ose imaginer. Je ne sais pas bien. Parfois, j'ai envie de les convaincre de prendre un bateau et de partir... Mais ils ne comprendraient pas, je suppose. Nous ne pouvons pas regarder le monde de la même manière."

[Taliesin]

En découvrant le jardin, chatoyant sous les chauds rayons du soleil, il songea à Lena qui lui avait avoué n'avoir jamais pu vraiment observer les splendeurs printanières. Heureusement, l'intervention de la rôdeuse changea le cours de ses pensées, et il resta un instant à la dévisager. Il savait que, de manière fort logique, elle s'était beaucoup attachée aux DouceChute. Mais peut-être n'avait-il pas tout à fait mesuré l'ampleur de cet attachement... Pour le rôdeuse, le départ aurait aussi des allures de déchirement... Ce qu'il comprenait très bien, vu ce qu'il éprouvait suite à la destruction du Comptoir.
-Ce sont les gens comme eux qui permettront un jour à Melandis de changer... avança-t-il, presque timide.

[Galathée]

" Sans doute, dit la jeune femme en entrecroisant ses doigts dans ceux du barde. Mais ils sont trop peu nombreux, en réalité. Tout ce qu'ils peuvent faire, je crois que c'est l'adoucir en y préservant des petits espaces moins sombres. Je n'oserais même pas dire de lumière, parce que ce serait enjoliver la réalité..."
Elle haussa les épaules avec un sourire.
" Je n'avais pas imaginé que le départ puisse être aussi proche... même si je dois me garder de trop d'enthousiasme. Nous ne savons toujours pas comment nous défaire de la marque de l'Ecole et nous ne le saurons peut-être jamais."

[Taliesin]

-Nous le trouverons, dit-il, assuré. Ce que la magie a fait, la magie peut le défaire. Or, nous ne manquons ni de moyens, ni d'alliés. J'en parlerai à mes nouveaux amis quand...
Il se tut, un pli barra brièvement son front, puis un large sourire étira la commissure de ses lèvres.
-Voilà que je me montre optimiste, plein de confiance en l'avenir... J'ai du mal à y croire, et pourtant, c'est vrai. Alors, devant un tel miracle, comment ne pas penser que tout est possible ?

[Galathée]

" Je crois que je pourrais m'y habituer." fit la rôdeuse avec un sourire, en le serrant une seconde contre elle.
Ils s'étaient engagés sur le chemin de graviers et se dirigèrent lentement vers la grille qui marquait les limites du domaine. Ils croisèrent un jardinier et ses deux aides, des enfants d'une dizaine d'années, en train de désherber des parterres. Ils les saluèrent d'un geste avant de continuer leur travail. Quand ils atteignirent la guérite, ils furent accueillis par le gardien qui promit de prendre soin de la lame. Taliesin remarqua que l'homme vivait en fait dans une petite maison adossée à la muraille du domaine. Il les invita à boire une tasse de thé et Galathée accepta gentiment, signifiant au barde que, s'il le désirait, il pouvait remonter seul à la villa pour persévérer dans la sculpture.

[Taliesin]

Mais Taliesin, lui aussi, accepta volontiers l'invitation. D'abord, il n'avait aucune intention de se montrer distant envers les occupants du domaine, qu'ils soient maîtres ou domestiques. Ensuite, l'homme venant de lui rendre service, le moins qu'il puisse faire était de l'en remercier en lui consacrer un peu de temps, de faire montre de courtoisie. Enfin, d'ici peu, Galathée serait rattrapée par ses propres obligations auprès d'Anselme : il aurait donc été bien bête de ne pas profiter de sa présence tant qu'il en avait encore l'opportunité... Par conséquent, la sculpture attendrait, surtout qu'il lui consacrerait probablement une bonne partie de la journée. En effet, à moins que les Moandrins ne le contactent d'ici-là, il entendait leur rendre visite seulement le lendemain, afin de ne pas multiplier les allers-retours à travers la cité et les risques de leur nuire involontairement.

[Galathée]

Ils devisèrent un moment avec Alphonse et Taliesin apprit ainsi que le portier était en réalité originaire de Manost, où il avait été soldat dans l'armée avant d'être capturé au cours d'une échauffourée entre factions adverses dans les zones frontalières. Blessé, d'origine modeste, il avait été réduit en esclavage et vendu, une méthode utilisée par les forces mélandiennes pour renflouer leurs caisses. Il avait eu deux autres maîtres avant d'atterrir chez les DouceChute, six ans plus tôt. Il n'imaginait pas rentrer à Manost mais il aimait évoquer le passé avec une nostalgie douce. Dans sa guérite, il jouissait d'un excellent lit, d'un petit intérieur privé, de l'excellente cuisine d'Esmé et de mille livres empruntés à la bibliothèque du seigneur. L'un dans l'autre, la vie lui paraissait désormais parfaite.
Leur conversation fut interrompue par le débarquement inopiné d'un jeune corbeau qui frappa d'abord au carreau avec entrain, avant de se glisser par la porte ouverte pour venir sautiller dans leurs pieds.
" Le devoir me rappelle." fit Galathée en attrapant l'oiseau.
Ils prirent congé du portier, qui indiqua à Taliesin l'endroit où il rangeait l'épée, à l'entrée de son repaire, puis remontèrent vers le manoir. Posté dans l'entrée, Anselme paraissait ravi d'avoir réussi à envoyer sa bestiole chercher la rôdeuse, même s'il se confondit en excuses de l'avoir dérangée.

[Taliesin]

Il ne put s'empêcher de lui en vouloir quelque peu : ils étaient en train de passer un moment agréable, paisible, et l'apparition du volatile avait causé sa fin prématurée, tout comme annoncé qu'il ne pourrait plus voir la rôdeuse avant quelques heures... Néanmoins, il écarta ces silencieuses récriminations : il ne fallait pas qu'il oublie où il se trouvait, qui était l'adolescent, ce qu'il devait à sa famille... Il se montra donc affable, leur souhaita bon travail et prit la direction de l'atelier.
Peu après, il était à l'ouvrage, concentré, procédant par petites touches, laissant comme la veille l'inspiration et la forme du bois guider ses gestes. Il n'avait pas tout à fait renoncé à l'idée de faire une œuvre figurative mais, plus il avançait, plus cela prenait le chemin d'une pure abstraction tout en courbes, tout en rondeurs... Normalement, le résultat ne serait pas trop disgracieux... En tout cas, il officia sans interruption, tandis que la matinée s'acheminait vers son terme.

[Galathée]

Comme la veille, le barde put profiter d'un repas en tête à tête avec la rôdeuse. Cette fois, les DouceChute étaient présents dans le manoir, mais il n'était pas dans leurs habitudes de se rassembler pour le déjeuner. Galathée expliqua à Taliesin qu'elle avait parlé de tir à l'arc à Anselme et elle lui demanda s'il envisagerait de prendre une heure dans l'après-midi pour encadrer l'adolescent. Il ne manquait pas d'adresse mais il en était aux balbutiements de la discipline et elle avait le souvenir que l'elfe était plutôt doué en la matière. Il fallait profiter des fenêtres de beau temps, en cette saison incertaine. L'été n'était pourtant plus très loin et il serait probablement chaud et sans pitié, mais le printemps demeurait humide, apparemment une rareté pour les lieux.
Après leur repas, Galathée regagna les hauteurs pour faire une sieste, tandis que le barde retournait à l'atelier. Alors qu'il avait pratiquement renoncé à découvrir un être dans la bûche, quelque chose dans le grain du bois lui indiqua qu'il pourrait lui donner la forme d'un élémentaire, probablement de feu, un joli paradoxe. Il osa s'avancer dans l'oeuvre et le bois lui répondit avec enthousiasme. Des flammes figurées jaillirent sous ses doigts et le personnage se révéla peu à peu. Le barde dut cependant réaliser qu'on se s'improvisait pas sculpteur à partir de rien : son ciseau ne lui répondait pas toujours parfaitement et il comprit aussi qu'il en avait encore pour plusieurs heures... peut-être plusieurs jours.
Galathée revint un peu plus tard et l'entraîna au dehors où il put se mesurer à Anselme. L'adolescent était déférent et humble, mais l'elfe devina son impatience sous le vernis de bonnes manières. Après une demi-heure de travail, leurs rapports étaient devenus plus détendus, moins malaisés.
Le jeune DouceChute demeura ensuite à l'extérieur, tandis que Galathée et le barde rentraient. Ils ne purent cependant rester en tête à tête bien longtemps car Morvan surgit et les embarqua dans le petit salon, où il se lança dans une longue conversation avec le barde, sur les spécificités de l'art elfique et les distinctions entre les formes lunaires et les formes solaires.
Quand le seigneur en eut terminé avec lui, il faisait presque nuit.

[Taliesin]

En le constatant, Taliesin ressentit un vif pincement au cœur. Pour lui, le temps était passé très vite, mais il doutait que ce soit le cas pour ses compagnons survivants qui, depuis presque trois jours, subissaient de terribles épreuves : Perceval et Hippolyte, aux mains de Meloenn et du sinistre Arion dont il préférait ne pas imaginer quelle forme prendrait sa vengeance envers l'enfant, Baptiste, seul face à l'horreur des rues mélandiennes et de ceux qui les hantaient... Songer à eux suffit à réveiller une culpabilité qu'il s'efforça de faire taire : en l'état actuel des choses, il ne pouvait rien pour les aider. Il devait compter sur les Moandrins, auxquels il rendrait une visite le lendemain après-midi, après avoir travaillé sur sa sculpture : s'ils ne l'avaient pas contacté d'ici là, cela voudrait dire qu'ils n'auraient rien trouvé, mais au moins aurait-il l'opportunité de s'enquérir de l'état de Kerun et de voir comment se portait Gurvan...
En attendant, profiter encore de la présence de Galathée. La rôdeuse lui redonnait de la force, de l'allant, choses dont il aurait probablement besoin pour affronter mauvaises nouvelles ou périlleuses tentatives de sauvetage...

[Galathée]

Le souper eut lieu tôt, comme la veille. Gregor annonça à la cantonade qu'il serait absent le lendemain car une soirée avait lieu chez les Sourdebouche. Son père le harcela ensuite de questions indiscrètes sur ses relations sentimentales, au grand désarroi du jeune homme qui éluda les insinuations les plus retorses de son paternel avec un agacement grandissant. Galathée profita de l'occasion pour se renseigner, mine de rien, sur le programme de la soirée ce qui permis à Taliesin d'apprendre qu'il y aurait certainement un divertissement musical. Ils n'obtinrent cependant aucun nom et la conversation tourna autour de la frustration d'Anselme qui ne pouvait pas s'y rendre tant qu'il n'aurait pas atteint l'âge sacro-saint de dix-sept ans, soit quatre mois plus tard. Morvan piqua du nez dans son assiette en cours de dessert et, sans doute un rituel, ce fut Galathée qui l'accompagna vers les hauteurs. Taliesin demeura donc avec les deux fils DouceChute, tandis que les serviteurs paraissaient pour débarrasser leur table. Anselme vanta les prouesses du barde à l'arc, Gregor opina du chef sans épiloguer, et l'elfe comprit qu'il pourrait aisément relancer la conversation ou prendre la tangente, selon ses envies.

[Taliesin]

Il opta pour une solution médiane : s'il ne posa aucune question à Gregor concernant l'éventuelle présence de Meloenn lors des réjouissances à venir - ç'aurait été peu habile, surtout avec la volonté du jeune homme de rester discret quant à ses fréquentations -, il retourna ses compliments à Anselme, arguant qu'il ne faudrait pas longtemps avant qu'il ne commence à se débrouiller avec un arc, lui réitérant quelques menus conseils... Un peu plus tard, il prenait congé et se dirigeait vers sa chambre : les moments à venir s'annonçaient agréables... Quant au lendemain, peut-être irait-il chez les Moandrins durant la matinée, tout compte fait, pour leur parlée de la soirée qui se préparait : il n'était pas impossible qu'ils veuillent envoyer un espion aux abords du domaine des Sourdebouche...