[Quête] Le Domaine des Crocus

[Galathée]

Et la soirée poursuivit son cours, entre musique et conversations. A un moment, Alexandre se leva et se fendit d'un discours très bref, pour remercier les dieux, les hommes, les elfes et un halfelin pour les merveilleuses journées qui venaient de s'écouler, pour la force de la vie et de la bienveillance, pour la chaleur de l'amitié et la beauté d'une naissance. Il souhaita que la distance et le temps n'effacent jamais des mémoires ce petit moment de félicité, au carrefour de bien des turpitudes. Il espéra que le chagrin des uns viendrait à s'apaiser et que le bonheur des autres se montrerait constant. Chaque clerc murmura ensuite une petite prière à son dieu, simultanées, en un doux brouhaha, puis ils applaudirent, et lorsque le dessert toucha à sa fin, Taliesin et Tim furent invités à gratifier l'assemblée de leurs dernières notes.

[Taliesin]

Après avoir applaudi comme les autres, l'elfe était resté silencieux. Le discours d'Alexandre et les prières des prêtres avaient achevé de lui faire prendre conscience de l'imminence du départ et de ce qu'il impliquait. Non, il n'oublierait pas ce mois passé au Domaine des Crocus et les jours précédents dans le Temple de Moandre ; non, il n'oublierait pas ses compagnons. Et, surtout, il espérait que les liens se maintiendraient : avec les clercs, si d'aventure ils revenaient sur Hélonna, et avec les survivants de la Réunion et ceux qu'ils avaient sauvé. Il souhait revoir Lena, Perceval et Polyanna ; il souhaitait revoir les enfants et faire en sorte que l'amitié qui les unissait à Baptiste perdure. Car il connaissait fort bien la valeur des amis...
Il finit par s'arracher à ses pensées, par entammer le fameux duo avec le Milite. A nouveau, ce furent des airs joyeux mais au rythme plus soutenu que précédemment. A nouveau, il fit de son mieux pour rendre à l'assistance tout ce qu'elle lui avait apporté.

[Galathée]

Petit à petit, la communauté se désagrégea dans la nuit. Les premiers enfants tombaient de sommeil et Blanche les accompagna vers leur chambre, avec Perceval en renfort. Lena et Kerun se retirèrent parmi les premiers des adultes, séparément. Taliesin ne les avait pas vu s'adresser la parole depuis l'arrivée de la jeune femme à la ferme. Galathée tentait de demeurer éveillée, vaille que vaille, mais il était manifeste qu'elle déclinait et elle prit congé des fêtards, en compagnie d'Helen et Ismène qui l'aidèrent à rapatrier berceau et nouveaux-nés dans la chambre parentale. Il y avait moins de monde, donc plus de place, et Judicaël et Maude prirent les choses en main pour dégager de l'espace à ceux qui comptaient s'attarder. Aaron, Tim, Iris et Nominoé, passablement joyeux, se remémoraient des souvenirs cocasses autour d'un verre. Guéric bavardait avec Baptiste et Hippolyte, louant leur sens artistique. Alexandre s'était endormi dans son fauteuil. Zora, discrètement, avait regagné la cuisine avec Polyanna... C'était la fin de soirée... dehors il ne pleuvait plus.

[Taliesin]

N'étant pas fatigué, tenant à la réputation de couche-tard attachée au métier de barde, il choisit de s'attarder. Sans doute finirait-il par aller prêter main forte à Zora et Polyanna. Mais, dans l'immédiat, il devait faire en sorte que le halfelin ne s'en tire pas à si bon compte.
-Alors, les gars, Guéric a-t-il fait amende honorable ? lança-t-il aux garçons quand il se fut assez approché. Parce que quand il a su que vous vous produiriez, il a affirmé que ce serait atroce, que tout le monde aurait mal à la tête, qu'autoriser semblable chose équivalait à pousser la matriarche dans les orties...

[Galathée]

" C'était pour aiguillonner ton sens de l'honneur et ça n'a pas raté, remarqua le halfelin. Grâce à moi, tu as relevé le défi, tu t'es accroché en dépit des écueils, et vous nous avez offert un beau spectacle. Sans cela, les clercs seraient en train de soigner les tympans déchirés."
Baptiste et Hippolyte paraissaient un peu interdits par ces paroles, tâchant de déterminer s'il s'agissait d'une insulte, ou pas vraiment. Ils étaient l'un et l'autre trop fatigués pour se prononcer, cependant.
" Ce qui est bien, c'est qu'on a tout noté... Comme ça, on pourra recommencer."
Les yeux du halfelin s'écarquillèrent légèrement mais il ne dit rien.
" Sur le bateau... ou alors à la Bienveillance... à l'Amphithéâtre... On aurait dû passer un chapeau à la fin, en fait. Je te parie qu'on aurait récolté plus que Prudence et ses programmes."

[Taliesin]

-Diantre, Prudence commence à déteindre sur toi... Mais allons, le plaisir du public, les applaudissements, n'est-ce pas la plus belle des récompenses ? Pour le reste, je pense effectivement que ce serait bien de se produire encore. Et pour prouver à notre ami ici présent que vous pouvez faire des choses merveilleuses sans mon intervention, vous devriez créer quelques chansons seuls... Les créer et les répéter juste quand il voudra dormir ou faire la sieste. Et dans la cabine où il se trouvera, évidemment.

[Galathée]

" Désolé, mais si tu veux qu'on embête Guéric exprès, il faudra nous payer très très cher.
— Ou nous prouver qu'il est démoniaque.
— Car nous avons le coeur pur.
— Et nous refusons de servir d'instruments dans une querelle qui ne nous concerne pas."
Guéric rit joyeusement.
" Quel manipulateur retors, ce barde, j'y crois pas."

[Taliesin]

Il faillit affirmer que Guéric nourrissait de terribles projets concernant les jumeaux et la ferme, dire à Baptiste qu'il était concerné au premier plan puisqu'il faisait désormais partie de la famille. Mais la plaisanterie aurait exclu Hippolyte et, ne souhaitant en aucun cas mettre ce dernier mal à l'aise, il préféra renoncer.
-Tu parles : je suis tellement lamentable que je n'arrive même pas à me trouver des alliés. Bon, sans doute aussi que tu les as déjà grassement payés pour t'assurer leur soutien... Dans un cas comme dans l'autre, si je persévère sur cette voie, je n'aboutirai qu'à la constitution d'un front commun contre moi. Il vaut donc mieux que je renonce immédiatement... Oh, d'ailleurs, je crois qu'on a besoin de moi pour la vaisselle ! Je vous laisse donc, je dois apporter en cuisine l'eau des trois bains pris aujourd'hui par Aaron.
Et de tirer sa révérence, au sens propre comme au figuré.

[Galathée]

" Je crois qu'on l'a fait fuir." remarqua Hippolyte tandis que Taliesin battait en retraite vers la cuisine.
Comme il s'y était attendu, il fut chaleureusement accueilli par l'équipe vaisselle, qui était alors composée de Zora, Polyanna et Judicaël. Ce dernier avait levé un vent chaud dans lequel il faisait passer les assiettes d'un air complètement blasé, et Taliesin fut affecté au rangement. D'autres volontaires, Maude et Ismène, firent leur apparition peu après, emplissant bientôt la petite cuisine de chaleur humaine. On félicita le barde sur ses prouesses de la soirée, on l'interrogea sur ses sources, sur le nom de l'un ou l'autre morceau, et on s'ébahit aussi de ce qu'il avait réussi à tirer des enfants. Plus que la qualité du texte ou de l'arrangement, c'était la discipline qui avait régné qui impressionnait les Moandrins. Au fil de la conversation, de petites pointes de nostalgie surgirent, comme chacun était conscient de ce beau chant du cygne, promis au silence.

[Taliesin]

Il répondit volontiers à toutes les questions et, concernant la discipline, il argua modestement n'avoir aucun mérite puisqu'il avait souvent eu, au cours de l'année écoulée, à s'occuper d'une marmaille encore plus nombreuse. Par ailleurs, il fit tout son possible pour détendre l'atmosphère, pour repousser les nuances de tristesses qui marquaient les échanges. Et qui ne feraient qu'augmenter au cours des jours à venir, comme le nombre des invités diminuerait, comme le départ du dernier groupe se ferait imminent. Il espérait sincèrement que les clercs pourraient sauver d'autres personnes avant longtemps, qu'ils pourraient continuer à le faire même pendant la guerre...

[Galathée]

Quand ils en eurent fini avec la vaisselle, le petit groupe de vaillants travailleurs se dispersa. Si certains gagnèrent immédiatement leur lit, d'autres rejoignirent les bavards qui devisaient encore dans la salle à manger, éclusant verre après verre, dans une ambiance bon enfant. Au moment où Taliesin quittait la cuisine, il tomba sur Baptiste qui, bien qu'épuisé, l'avait manifestement guetté.
" Je vais aller dormir, expliqua le petit garçon avant de réprimer un bâillement. Mais je voulais d'abord te remercier de nous avoir aidés à faire quelque chose d'acceptable avec nos mille idées. Je sais que ce n'était pas formidable, mais ça aurait pu être catastrophique, et finalement, je crois que tout le monde s'en souviendra avec un sourire... ce qui est déjà une belle réussite."

[Taliesin]

-Il n'y a pas de quoi, Baptiste : j'ai été heureux de vous filer un petit coup de main. Et je crois que c'est avec plus qu'un sourire que tout le monde se souviendra de ce moment : pour une chanson aux allures de pièce musicale, avec quatre intervenants, improvisée en quelques heures seulement, c'était très chouette.
Il sourit.
-En plus, ça a été pour moi l'occasion de t'écouter chanter à nouveau... Tu te débrouilles très bien. Mais maintenant, je ne serai pas satisfait tant que je ne t'aurai pas entendu raconter une histoire. Alors prépare toi !

[Galathée]

Le gamin rougit dans un sourire.
" Je m'entraînerai avec les histoires de dragons... mais les jumeaux sont trop petits, encore. Ils savent juste fixer le plafond de leurs grands yeux... Je serai au point quand ils auront quatre ou cinq ans."
Il prit une mine faussement sérieuse.
" Mais peut-être que tu auras la primeur.
— Tu viens ou quoi ?" demanda alors Hippolyte, en bout de couloir.
Baptiste haussa les épaules.
" Faut que j'y aille. Encore merci, alors. Et à demain..."
Puis il détala pour rejoindre son comparse. Il fallait espérer qu'ils ne réveilleraient pas tout le dortoir en allant se glisser dans leurs lits...

[Taliesin]

Leur faisant confiance pour se montrer discrets - ne serait-ce que par peur des représailles auxquelles ils s'exposeraient dans le cas contraire -, Taliesin hésita quelques secondes puis prit la direction de la salle à manger afin d'y vider un dernier verre. Ensuite, il regagnerait sa chambre. Les jumeaux, insensible aux écarts des adultes en général et de leurs parents en particulier, rendraient cette nuit égale aux précédentes, et il avait donc intrêt à se tenir prêt.

[Galathée]

Il restait un groupe d'une demi-douzaine de personnes dans la pièce, composé des habituels joyeux larrons du Temple — Aaron, Tim, Nominoé et Iris — ainsi que de Guéric. Judicaël leur souhaita la bonne nuit sous les quolibets, Maude sortit prier la lune dans la nuit désormais plus claire, Alexandre avait été escamoté par son épouse un peu plus tôt. Avant de se retirer, Helen leur rappela de ne pas hausser la voix : des bébés dormaient d'un côté, des enfants de l'autre, plus des personnes âgées, ils ne pouvaient pas se comporter comme s'ils étaient seuls dans les sous-sols du Temple. On ferma les portes pour plus de quiétude, Taliesin fut accueilli d'un verre d'alcool de rhubarbe.
" C'était bien agréable, cette petite fête, en tout cas, dit Nominoé avec un sourire un peu rêveur. Mais c'est dommage qu'on n'a pas dansé.
— Ça c'est pour demain, s'exclama Tim. Ou après-demain, en fonction de la place qu'on a... Comme Judi ne peut pas nous ramener avant d'avoir déposé tout ce beau monde à Vert-Corail, on en a encore pour un certain temps.
— Ah, c'est nul, je serai pas là demain soir...
— Mais Kerun ne va pas te consigner à bord du bateau, si ? Il y a une chouette taverne, à Vert-Corail, qui s'appelle le Mousse qui Tousse. On y danse vraiment souvent."

[Taliesin]

-Oh que si, Guéric sera consigné à bord. Quand il va dans une taverne, il boit beaucoup ; quand il boit beaucoup, il parle énormément ; quand il parle énormément, il révèle des tas de choses à son corps défendant... Or, nous ne pouvons pas courir ce risque, n'est-ce pas ? Mais comme je compatis à son triste sort sur la frégate, comme nous nous devons d'être solidaires, les jours à venir seront placés sous le signe du calme, du travail, du sérieux. Repos, tâches ménagères, méditation, tel sera notre programme.
Sûr qu'avec une telle tirade, on allait le renvoyer séance tenante. Ainsi abandonner les derniers fêtards serait-il moins rude...

[Galathée]

Il se prit effectivement une salve de protestations.
" Mais tu m'en veux, aujourd'hui ! Alors que j'ai loué ta réussite avec ton quatuor de gosses !" s'insurgea le halfelin.
Tim secoua la tête.
" Il ne veut pas prendre le risque que l'on éclipse la soirée d'aujourd'hui, c'est tout. Trop de ripailles nuisent à la magnificence de l'art !
— Il a dit qu'il aimait embrasser les arbres, non ? Que c'était un devoir ? On peut pas aller le ligoter quelque part à un tronc ?
— Chez certains peuples, c'est ça qu'on fait avec le barde, pendant les festins. Sinon on ne s'entend pas bavarder.
— Il a surtout passé trop de temps avec Kerun. C'est contagieux, ce genre de choses."

[Taliesin]

-Kerun est la voix de la raison, et ses paroles sont loi, énonça-t-il doctement après avoir bu une longue gorgée d'alcool. En son absence, il m'a chargé de le remplacer, de veiller à ce que ses consignes soient respectées. Or, comme la proportion d'adultes comparée à celle des enfants va sensiblement décroitre, comme ces derniers doivent s'habituer à être calmes en permanence, pour ménager les nerfs de l'équipage de la frégate, il est impératif d'instaurer un nouvel ordre dès l'aube venue. Par conséquent, nous devrons leur faire l'école, leur confier des activités à la fois fatigantes et silencieuses et leur montrer l'exemple en nous abstenant de tout loisir trop animé ou trop bruyant.
Le tout dit d'un ton extrêmement sérieux.

[Galathée]

" Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Iris. On l'enferme dans la cave ?
— Moi j'aimais bien l'idée de l'arbre. Dans la cave, on risque de l'entendre, à mon avis. Ça a de la voix, un barde.
— Avec Kerun à Vert-Corail et Taliesin attaché à son arbre, on sera tranquilles pour faire la fête.
— On va peut-être mettre Galathée et les bébés sous l'arbre aussi. Ce serait pas bien de les séparer.
— Et puis comme ça, on réveillera pas les bébés.
— Mais s'il pleut ?
— Bah, ça poussera plus vite. C'est pas ça que disent les Chauntéens ?"

[Taliesin]

Il afficha un sourire serein.
-Faites donc. Mais si vous agissez de la sorte... Vous vous en sortirez peut-être demain. Après demain, cependant, c'est à dire après le départ de Perceval, il ne restera plus de rempart entre vous et la marmaille, plus de garde-fou entre vous et le Chaos Ultime. Imaginez... L'épuisement constant, les tympans percés, la ferme et ses abords ravagés, les monceaux de lessive, la salle de bain classée zone sinistrée... Êtes-vous prêts à affronter pareil cataclysme ? Ah, que ce sera reposant, d'observer l'enfer depuis mon arbre chaleureux...

[Galathée]

" C'est parce que tu crois que nous sommes incapables de gérer des enfants, Taliesin. Mais nous sommes clercs. Nous avons grandi dans des temples. Des endroits avec des dortoirs et des réfectoires, des salles d'eau bondées, des corvées vaisselle, cuisine, lessive...
— Des salles de classe. Théologie féérunienne. Histoire d'Hélonna. Défense contre les Forces du Mal.
— Exercices pratiques de renvoi des morts-vivants. C'était d'un crado.
— Nous avons été novices. Nous avons été jeunes clercs. Nous ne craignons pas six enfants."

[Taliesin]

-Vous m'en voyez soulagé... Parce que sachant que nous devrons les gérer des veilles durant dans l'espace étriqué d'une frégate, j'ai bien l'intention de me tenir à l'écart de leur bande jusqu'à l'embarquement ! Je vous souhaite donc bon amusement... Oh, et je vous demanderai juste une faveur : dites à Baptiste que les temples sont des endroits affreux, abominables... Ce serait la tuile s'il nous quittait dans quelques mois pour devenir novice. Je n'ose même pas y penser...
Et de vider son verre d'un seul trait.

[Galathée]

" Mais Taliesin... Nous ne pouvons pas lui mentir, s'exclama Tim, scandalisé.
— Les Temples sont des endroits merveilleux. Enfin. Surtout celui de Sunie.
— Tu veux dire celui de Tymora. C'est un temple bien plus rigolo. Et on a le droit de faire des taches de boue sur sa tunique !
— Le Temple de Milil dépasse tous les autres temples. La musique et les histoires y règnent... En plus, Baptiste a un goût, pour ces choses !
— Le Temple de Lliira, c'est du plaisir pur. Rires, joie, rien d'autre. Pourquoi irait-on s'user les doigts sur les cordes d'un instrument ?
— Parce que créer, c'est vivre.
— Ouais, ouais..."
Guéric regarda Taliesin avec une grimace.
" Mon vieux, tu as intérêt à garder le gosse séquestré dans ta chambre jusqu'au départ."

[Taliesin]

Il acquiesça.
-Tu as raison. Et je te nomme sur l'heure son garde du corps.
Il fit face aux clercs, croisa les bras.
-Je vous interdis d'approcher à moins de dix mètres de Baptiste et de lui adresser la parole, même par télépathie. Sans quoi, vous vous exposerez à de rudes, d'horribles, de terrrrribles représailles ! Moi vivant, aucun de mes enfants ne sera clerc !

[Galathée]

" Ah ben c'est gentil !
— Quel est le problème, avec les clercs, au juste ? On a fait quelque chose de mal ?
— Moi il me semble qu'on a été serviables, dévoués, motivés seulement par la bienveillance, tout ça...
— Si les dieux t'entendent, ton retour en bateau risque d'être mouvementé..."
Des sourires retors naquirent sur leurs visages.
" Il va falloir que tu sois très très gentil, à présent..."

[Taliesin]

-Je suis toujours très très gentil : c'est ma nature profonde ! Et vous avez tous été adorables, sur tous les plans. Là n'est vraiment pas le problème... Le problème, c'est que les novices quittent définitivement leur famille, et ce sans espoir de retour, juste au moment où ils deviennent vraiment intéressants, où on peut avoir de chouettes discussions avec eux, où on peut leur apprendre des tas de choses... En somme, les parents sèment des graines, s'épuisent à les faire germer, et ce sont les temples qui récoltent les fruits... Je trouve ça tellement injuste ! Alors je dis que si les prêtres veulent davantage de novices, ils suffit qu'ils fassent davantage d'enfants. En plus, comme ça, aucune douloureuse séparation familiale.

[Galathée]

Les clercs rirent de bon coeur, avant de protester.
" Beaucoup de familles sont ravies de se débarrasser de leurs enfants juste au moment où ils deviennent difficiles, revendicateurs, hargneux... et le reste, remarqua Iris.
— La foi n'est pas quelque chose qui se transmet par le sang, dit Tim. Je crois que les enfants de clerc ont rarement envie de devenir clercs... Sauf Gurvan. Et c'est probablement dû au fait que son histoire l'a privé du choix...
— Mais les apprentis charpentiers, verriers, forgerons, cordonniers... Tous quittent leur famille plus ou moins au même âge...
— Tout ça, c'est pour que les sangs se mélangent... A rester replié sur le cocon familial, on risque gros.
— Mais je vois que tu es partisan du père en fils... Fermier de père en fils, menuisier de père en fils, barde de père en fils... roi de père en fils. C'est très conservateur.
— C'est juste parce que pour Taliesin, l'enfance de ses aînés commence tardivement. Il les a à peine vus grandir. Il sera moins mère poule avec ses derniers rejetons."
L'alcool rendait ses interlocuteurs relativement désinhibés en matière d'analyse...

[Taliesin]

-Pas sûr, ça ! fit-il, souriant. Mais de toute façon, pourquoi eux ou qui que ce soit d'autre voudrait quitter la ferme ? Il y a là une communauté de gens adorables et chaleureux. On peut y apprendre à cultiver la terre, à connaître la nature, à communiquer avec les animaux, à jouer de la musique, à chanter, à raconter des histoires, à lire et à écrire, à tirer à l'arc ou à manier l'épée... Il y tout près un lac où nager, des prés où courir, des bois à explorer, et personne ne hurle si on se salit. Et, évidemment, nous organisons des fêtes de temps en temps. Alors qui voudrait partir de cet endroit ! C'est... La ferme idéale !
Son sourire s'élargit puis se transforma en grimace.
-Mais si je prends en compte ce qu'a dit Iris, la perfection de ces lieux pourrait effectivement être un problème, nous empêcher de nous débarrasser de nos jeunes quand ils seront touchés par cet ignoble mal qu'est l'adolescence... Hum... Il va donc nous falloir être très, très vigilants, les assommer au premier signe aonciateur et les expédier soit au temple, soit à la commanderie avant qu'ils ne se réveillent. Contrairement à la plupart des autres apprentissages, ceux de clerc ou de paladin empêchent les apprentis de rentrer chez eux, même pour quelques jours, avant des années et des années...

[Galathée]

" Tu n'y connais manifestement pas grand chose en ces matières, dit Tim avec une grimace. Mais ce n'est pas grave. Ce sont des préjugés largement répandus.
— Je dois dire que le sacrifice me parait tout à fait léger en regard des gratifications qu'apporte cette carrière, par ailleurs, dit Iris.
— Malgré tout le respect et l'amour que je porte à mes parents, je dois dire que je suis plutôt soulagé de ne plus vivre avec eux... Brrrr... Une fois de temps en temps, c'est bien assez.
— De toute façon, quand on entend l'appel de la foi, on ne peut pas y résister. Se satisfaire d'une autre voie sera toujours un pis-aller. Je ne souhaite à aucun enfant de devoir réprimer sa nature profonde pour plaire à ses parents. Et passer ses journées à batifoler quand on a une mission... Quelle horreur. Je ne pourrais plus me regarder dans un miroir...
— Or Sunie sait que tu aimes ça..."
Ils gloussèrent joyeusement tandis que le Sunite tirait la langue au Milite.
" Et tu n'aimes pas t'écouter chanter, toi, peut-être ?
— Cela dit, sérieusement, plus tu voudras enfermer tes enfants, et plus ils voudront s'enfuir. Mais je ne crois pas que tu songes sérieusement à les priver de ce qu'ils décideront pour eux-mêmes."

[Taliesin]

-Non, effectivement : ils feront ce qu'ils souhaiteront. Mais, je dois l'avouer, j'espère qu'ils se sentiront assez bien avec leurs parents pour ne pas avoir envie de les quitter à la première occasion... Honnêtement, votre vision de la famille me déprime assez : une sorte d'enfer dont il faut s'extirper au plus vite pour ne plus revenir dire bonjour qu'une fois par millénaire...
Il soupira.
-Mais donc, ne soyez pas inquiets : ils suivront la voie qu'ils auront choisie, et même si cela implique que je ne dois plus jamais les revoir sitôt leur dixième anniversaire fêté, et bien soit. Leur bonheur passe avant le mien.