Le Treizième Coup de Minuit

[Manfred]

Et Nedjma s’endormit... avec pour seule compagnie Puck le tout doux, Puck la malice...

La voilà debout, dans un couloir de pierre, sombre et poussiéreux. Le lieu lui était inconnu. Une cave peut-être, un vieux château, un décor de film. Derrière elle, il y avait un escalier qui montait. Il devait bien avoir cent marches et tout en haut, un rectangle de lumière blanche, sans doute une porte ouverte donnant sur le jour. En face de la jeune fille, le couloir se poursuivait et se perdait dans les ténèbres. Mais plus loin, bien plus loin, il y avait une autre lueur. Du rouge, de l’orange, cela ressemblait à un feu.

[Lothringen]

Bizarre, ce rêve. Alors, comme ça, elle venait de se taper cent marches de descente rien que pour apercevoir ce bout de couloir sombre et étroit ? L'escalier avait vraiment l'air loonng. Et elle avait d'autant moins envie de se refaire la fastidieuse montée que n'importe quel scénariste vous le dira, le danger et l'excitation se trouvent toujours au bout du long tunnel ténébreux. Allez, musique - grincements de violons, grincements de portes, grincements de dents -, le temps de laisser monter une peur délicieuse, et on y va. Nedjma se mit à progresser lentement dans le passage, sur la pointe de ses petits pieds. Il ne lui manquait plus qu'une arme pointue, une armure, un monstre. C'est la magie des rêves, songea-t-elle. On peut tout se permettre.

[Manfred]

Aucune arme, aucune armure ne répondit au désir de Nedjma. Mais elle ne progressait pas moins dans le couloir. Elle quitta bientôt la pénombre pour se retrouver dans le noir opaque. Elle ne savait plus où elle mettait les pieds. Heureusement, le sol de pierre ne semblait pas vouloir se dérober. Et, au loin, le point flamboyant allait croissant. Il se mua peu à peu en un grand brasier. La jeune fille en percevait désormais le crépitement. Et devant le feu, il y avait une petite silhouette. Elle avançait encore. Les flammes occupaient le centre d’une vaste pièce, s’élevant directement d’un trou creusé dans les dalles. La salle était si large que les dansantes lueurs orangées n’en révélaient pas les murs. Et la silhouette, maintenant plus distincte, avait de grandes oreilles. Elle projetait une ombre étirée, effrayante. Nedjma pénétra dans la pièce, entra dans la lueur du brasier. Elle en sentait la chaleur. La silhouette se retourna. Elle l’avait déjà reconnu, c’était Puck.

La peluche avait facilement doublé de volume. Elle faisait près d’un mètre de haut. Ses yeux brillaient comme deux émeraudes venimeuses. Et elle avait de longues griffes, de longues dents. Un monstre... un monstre pourtant si charmant... Puck tendit la main vers Nedjma et s’adressa à elle d’une voix de miel :

« Viens, viens danser avec moi, toi qui m’a nommé ! Soyons amis et je te dirai un secret ! »

[Lothringen]

Mouais, méfiance quand même. Puck venait de quitter la catégorie des peluches pour entrer dans celle des monstres, et contrairement à Dolphi, il semblait plutôt du genre prédateur que victime. Et puis... le temps des contes n'était pas encore si loin que cela dans la mémoire de Nedjma. Il lui semblait qu'il ne faut jamais danser avec les petites créatures, sous peine de ne plus pouvoir s'arrêter. Il y avait aussi un truc avec le nom...

Refusant de se laisser entraîner, Nedjma esquissa une moue boudeuse.

"Puck, ce secret, dis-le moi maintenant !"

[Manfred]

Puck parut mécontent du refus. Il semblait ne pas lui en falloir beaucoup pour l’énerver... un peu comme Nedjma d’ailleurs. Mais il retrouva vite son sourire et sa voix de miel.

« Ce n’est pas grave si on ne danse pas cette fois-ci. On dansera demain. On dansera quand tu aura confiance. »

Le monstre noir de nuit s’éloigna du feu de quelques pas avant de refaire face à la jeune fille. Il se tenait les mains dans le dos, une expression d’innocence feinte sur sa bouille pelucheuse. L’attitude était trop caricaturale pour chercher à duper qui que ce soit. Elle le rendait juste diaboliquement craquant. Un monstre, un vrai, capable du pire mais qu’on voulait quand même caresser.

« Ce secret, je vais te le dire. La nouvelle voisine a des bonbons très particuliers. Monte la voir, elle ne tardera pas à t’en donner. Surtout, ne les mange pas. Pas toi. Non, pas toi. »

Puck ricana.

« Celui à qui tu en donneras un deviendra ton esclave pendant une heure. Fais de Théo ton petit chien. Il ne se souviendra de rien. Fais-le et demain, je te dirais un autre secret. Fais-le et on deviendra ami. »

Sur ces dernières paroles, Nedjma se réveilla. Elle était dans sa chambre. Elle avait dormi tout habillée, Puck dans ses bras. Ce n’était plus qu’une peluche ordinaire. Par la fenêtre filtrait le soleil matinal. Au sol gisaient toujours les autres peluches. La jeune fille n’avait rien oublié de son rêve. Un rêve qui semblait si réel.

[Lothringen]

Son rêve... Il paraissait si réel. Et la suggestion de la peluche, alors... rien que d'imaginer Théo en petit chien, elle en ricanait de plaisir. Même si elle ne faisait vraiment pas confiance à la voisine et qu'elle commençait à en avoir un peu peur, elle allait essayer, bien sûr. Si cela marchait vraiment, ce serait drôle.

Elle avait dormi bien longtemps, et pas très bien. Sans doute son corps s'était-il rappelé les vêtements et la position inconfortables. Elle avait un peu mal au crâne, et s'étonnait que Fatima ne soit pas venue la mettre au lit. Ou alors maman avait dormi devant la télévision ? Puck dans un bras, se frottant les yeux de l'autre, la petite fille partit en mode zombie vers la cuisine exécuter une légitime danse de la faim.

[Manfred]

Nedjma ne trouva rien de prêt. Elle avait devinée juste. Sa mère était toujours sur le canapé et roupillait avec de menus ronflements. La télé était toujours allumée, diffusant en bruit de fond la météo que présentait une blonde forcément mignonne. Ce n’était pas une nouveauté. Aussi la jeune fille sut très bien se débrouiller seule. Lorsqu’elle achevait son petit déjeuné, Fatima émergea dans la cuisine, coiffée en pétard. Elle devait en être un peu consciente car elle aplatit d’une main ses cheveux malmenés par sa position sur le canapé.

« Holala... j’ai sombrée comme une souche... » dit-elle en déposant sur la table son assiette qui contenait les restes du soir.

Ce n’était peut-être pas le bon endroit. Elle reprit l’assiette, vida les restes dans la poubelle archi pleine et la mit dans l’évier. Elle valait guère mieux qu’un zombi.

« Tu as bien dormi ? »

[Lothringen]

" Bah, moi aussi je me suis endormie d'un coup."

Nedjma la regarda de travers.

"Tu n'as même pas attendu que je rentre. Y'avait un orage terrible hier, j'aurais pu être dessous !"

Le fait est que Nedjma n'y était pas, mais elle ne résistait pas au plaisir de culpabiliser un peu sa mère indigne. Elle savait comment faisaient les autres, et tout de même, elles se montraient en général un peu plus concernées.

Sans attendre de réaction, elle revient bientôt à son bol de céréales et reprit :

"Je fais des rêves bizarres. Y'a des peluches qui parlent, comme dans Monsters !"

[Manfred]

Fatima, pris en faute par son adorable fille, sembla mal à l’aise. Elle accueillit le sujet des rêves étranges comme une échappatoire bienvenue.

« Des peluches qui parles ? Ho, mais c’est rien ma chérie. C’est normal à ton âge. Je l’ai lu dans un magasine psychologique. Il est très bien d’ailleur ce magasine. Il permet d’annaliser les rêves. Le fait de voler, qu’est-ce que ça veut dire quand il y a de l’eau ou une tornade blanche, ou une tornade noire. C’est pas la même chose la blanche et la noire. Il dit aussi qu’on ne rêve que de soi. Tu dois projeter une partie de toi-même dans tes peluches. Et puis, tu as perdu Dolphi, ça doit être une cause. Enfin, perdu, je suis sûr qu’on va le retrouver. Ne t’en fais pas ! »

Considérablement ralentie par la discussion, elle commençait à peine à se servir.

[Lothringen]

Fatima avait un don particulier pour parler pour ne rien dire, à peu près aussi phénoménal que celui de Théo pour être de trop. Nedjma était entourée d'artistes. Et puis, ce que sa mère disait n'avait pas grand sens. Oui, elle aurait pu croire qu'elle ne faisait que rêver de sa peluche perdue et de sa nouvelle acquisition, si elle n'avait pas vu les restes de Dolphi dans la benne à ordures et les visages des inconnues qui se mettaient à ressembler à celui de la nouvelle voisine, et ce en plein éveil. Il y avait là quelque chose de très, très louche, et si la tentation de suivre la suggestion de Puck était grande, la peur commençait à la gagner un peu. assez pour lui faire redouter d'aller voir la voisine toute seule. C'est alors qu'elle eut l'idée de se servir de sa mère comme paravent.

"Tiens, dis, et si nous allions dire coucou à la voisine, ce matin ? Je l'ai croisée hier qui sortait de grosses poubelles. Elle a peut-être besoin d'aide pour finir de s'installer..."

Plus le mensonge est gros, mieux ça passe. Enfin, d’habitude...

[Manfred]

« Pourquoi pas, ma chérie ! C’est très gentil à toi de le proposer. Madame Briston sera enchantée, j’en suis sûre ! »

Fatima semblait avoir gobé le mensonge et c’était sans doute la seule personne dans le cartier capable d’une telle prouesse. La mère de Théo, par exemple, serait immédiatement devenue suspicieuse, en tout cas, plus que d’habitude. Nedjma, aider ? Mais bien sûr !

En tout cas, moins d’une heure plus tard, voilà les Meyer qui sonnait à la porte de la nouvelle voisine. Fatima avait retrouvé une apparence à peu près convenable pour l’occasion. Elle attendit, alors que des pas rapides se faisaient entendre de l’autre côté du vantail. Encore un peu et Claudia apparaissait. Chignon gris bien serré, tenues grise de secrétaire archi-strict, pas de cigarette par contre. Toutefois, son seul parfum suffisait au fumage passif de tout un paquet en fort peu de temps. Son expression sévère se nuança avec un soupçon d’amabilité lorsqu’elle aperçut ses visiteurs.

« Bonjour Madame Mayer. Bonjour Nedjma. Que puis-je pour vous ? »

Fatima était un rien intimidée par cette dame droite comme un i, et digne comme une aristocrate. Il était décidément vrai qu’elle avait comme une sorte d’aura qui impressionnait.

« Bonjour Madame Briston. Ma fille voulait savoir si vous aviez terminé votre aménagement. On aurait peut-être pu vous donner un coup de main. »

Le regard d’acier de Claudia tomba sur Nedjma.

« C’est très aimable à vous, mais j’ai déjà terminé. »

Son regard remonta sur Fatima.

« Laissez-moi tout de même vous offrir une tasse de café. J’étais en train de m’en préparer. »
« Heu, oui, pourquoi pas. »

Le bruit d’une cafetière en ébullition confirma les dires de la nouvelle voisine. Elle libéra l’entrée et s’éloigna vers sa cuisine.

« Je vous en pris, entrer », dit-elle.

A l’intérieur, tout semblait impeccablement propre, impeccablement rangé, même si tout puait la fumée. Dans le couloir, mis à part la porte d’entrée, il y en avait quatre autres, assez rapprochées. Deux étaient ouvertes, celle de la cuisine et celle du salon. Celui-ci paraissait meublé dans un style ancien... ancien et sombre. Le noir dominait, avec le rouge du tapis et des nappes.

[Lothringen]

Des goûts assez disparates semblaient avoir présidé à un emménagement somme toute extraordinairement rapide : l'ensemble de l'appartement était meublé, et même impeccablement rangé. Dans le souvenir de Nedjma, il y avait encore chez elle des cartons qui n'avaient pas dû beaucoup bouger depuis leur emménagement dans cette tour, pourtant si lointain qu'elle s'en rappelait à peine. Fatima n'était pas aussi ordonnée que Claudia Briston, il s'en fallait de beaucoup, mais tout de même, c'était rapide. Une maniaquerie qui collait assez bien à son profil de vieille institutrice, même si son goût pour le tabac détonait un peu.

Nedjma et sa mère se déplacèrent lentement vers le salon. Le noir et le rouge tranchés avaient remplacé la table ronde en bois laqué et les petites dentelles jaunies qu'elles s'étaient attendues à y trouver. Ce goût pour le moins gothique leur parut plus étrange encore. Nedjma jugea qu'il aurait été à sa place pour un décor de messe noire ou de culte satanique, mais en plein jour, franchement, ces couleurs lassaient...

[Manfred]

Claudia Briston ne fut pas longue à rejoindre ses invitées, chargée d’un plateau avec deux tasses fumantes.

« Du sucre ? Du lait peut-être ? proposa-t-elle en tendant l’une des tasses à Fatima.
- Du sucre, oui, deux morceaux s’il vous plait.
- Il est en poudre. Servez-vous à votre convenance. »

Elle désigna l’élégant petit récipient en porcelaine blanche. Les coupelles, les tasses, même les cuillères, tout était plus raffiné que chez les Mayer. La voisine se réserva la seconde tasse dans laquelle elle n’ajouta ni sucre, ni lait. Le silence fit mine de s’installer. Le tic tac d’une horloge se mit à rythmer le temps. La mère de Nedjma se força à amorcer la conversation.

« Alors, hum, vous venez de loin ?
- Oui, de loin. »

Tic tac, tic tac, tic tac...

« Ça a faillit claquer, hier. Un sacré orage qui nous ai passé à côté.
- Effectivement. »

Tic tac, tic tac, tic tac... Fatima se trémoussa, mal à l’aise. Cette fois, ce fut Claudia qui parla en premier.

« Vous avez apprécié mes chocolats ?
- Ho oui, ils étaient délicieux.
- J’ai aussi des bonbons, pour votre fille. Je suis sûre que cela va lui faire plaisir. »

La vieille se leva et ouvrit une armoire. Elle en sortit un coffret en ébène. Elle revint vers Nedjma et souleva le couvercle. L’intérieur était en velours rouge. Des bonbons s’y trouvaient, tous soigneusement emballés dans du papier brillant et coloré.

« Tu peux en prendre plusieurs, si tu veux », fit Claudia, désinvolte.

[Lothringen]

Hé bien, dire qu'elle s'était torturé les méninges à chercher comment amener la chose, on pouvait dire que la voisine était accommodante, à les lui fournir sur un plateau ! Enfin, dans un coffret, mais c'était du pareil au même. Jusqu'ici, ce que lui avait dit Puck-du-Rêve se vérifiait à la lettre. Le reste viendrait-il aussi ? Ces bonbons avaient-ils réellement le pouvoir de transformer en petit toutou docile celui qui les mangeait ? Admirant la boîte sous ses yeux, Nedjma battit des mains, balbutia un remerciement et fit main basse sur trois papillotes, une dorée, une verte, une bleue. Elle les garda dans sa main et lâcha son plus beau sourire.

"Merci beaucoup ! Je, hem, je les mangerai plus tard. Pour mieux savourer."

En réalité, elle était suspicieuse, et surveillait les réactions de Claudia Briston devant cette déclaration. Est-ce que la vieille bique savait ? Avait-elle un rapport étroit avec ses rêves comme elle en avait avec la disparition de Dolphi ?

[Manfred]

Claudia se contenta de ranger le coffret. Son visage n’exprima ni déception, ni satisfaction particulière. Il n’y avait que cette sévérité vaguement nuancée d’amabilité. La pseudo discussion entre elle et Fatima reprit et l’on se remit à entendre à chaque silence le sempiternel...

...tic tac, tic tac, tic tac...

A un moment, l’horloge sonna dix heures avec une solennité stupéfiante. Ce fut certainement un peu trop pour la pauvre mère de Nedjma qui peinait décidément à soutenir la pesante présence de cette voisine vraiment trop rigide, vraiment trop intimidante, vraiment trop différente d’elle. Briston venait de s’allumer une cigarette. Elle accompagna ses invités à la porte tout en déclarant :

« N’hésitez surtout pas à revenir. Ce fut un vrai plaisir. »

[Lothringen]

Ce fut plutôt un vrai pensum pour Fatima, pour Nedjma, et, elle le soupçonna aussi, pour la voisine de même. Ces adultes avec leur pseudo politesse, à dire ce qu'ils ne pensaient pas et que tout un chacun savait faux... Il y eut comme un double soupir de soulagement quand la porte de leur appartement se referma sur elles, laissant à coup sûr Claudia Briston dans un autre univers. Nedjma douta de jamais parvenir à retraîner sa mère à l'étage du dessus. Elle n'était pas certaine d'en avoir envie, d'ailleurs. Restaient les trois papillotes en train de se réchauffer dans sa main. Elle alla aussitôt les déposer dans une petite corbeille d'osier posée sur la commode de sa chambre, qui lui servait de vide-poche.

A présent il allait falloir qu'elle trouve le moyen d'en refiler une à Théo. Le plus simple serait de l'inviter à jouer dans sa chambre et de les laisser négligemment à sa portée. Le plus difficile ensuite, songea-t-elle avec un sourire mauvais pour elle-même, serait de faire la différence avec l'état habituel du garçon. Parce que bon, il avait déjà une certaine tendance naturelle à faire le toutou devant elle, il fallait bien le reconnaître... La fillette retourna jouer dans sa chambre, attendant patiemment que l'heure du déjeuner soit passée. Après la sieste, elle irait sonner à la porte d'en face.

[Manfred]

« C’était sympa ! » déclara Fatima, qui mentait décidément très mal.

Curieusement, elle n’eut pas d’autre commentaire, rayant certainement de sa mémoire ce pénible moment, comme elle avait déjà rayé, semblait-il, les pénibles années passées en compagnie de son violant mari. Midi passa, la sieste aussi. Dans le petit salon de l’appartement, le son étriqué des hautparleurs de l’ordinateur parvenait vaguement jusqu’à la chambre de la fillette. Sa mère fréquentait les réseaux sociaux avec ses amis virtuels, tout en écoutant en boucle sa playlist préférée. Il lui arrivait aussi d’éplucher les offres d’emploi. Lorsque Nedjma se dirigea vers la sortie, elle mettait en forme son CV sur Word, logiciel avec lequel, il fallait le concéder, elle se débrouillait bien. Fatima tapait d’ailleurs à toute vitesse sur le clavier, grâce à la magie de la dactylographie.

Quand la jeune fille frappa chez Théo, elle eut de la chance, ce fut le garçon qui ouvrit, et non sa génitrice si soupçonneuse. Il tenait à la main de petits personnages en plastiques, d’adorables héros anthropomorphiques mélangés à des tas de muscles d’inspiration américaine. Aussitôt, il fut enchanté de la visite de sa petite copine. Parce que c’était bien sa petite copine, n’est-ce pas ?

« Salut Nedjma ! Heu... »

Sa joie se mua en embarra.

« Maman est pas là. Et elle m’a interdit de sortir... Mais si tu veux venir dans ma chambre, y’a pas de problème hein ! »

[Lothringen]

Nedjma haussa les épaules. "Maman a interdit", mais maman n'est pas là. Donc, maman a perdu d'avance.

"Pourquoi tu n'as pas le droit de sortir ? Tu es puni ? On était chez toi la dernière fois, c'est à ton tour de venir dans ma chambre. C'est pas comme si c'était loin. Pis tu verras, j'ai une nouvelle peluche assez bizarre dans son genre..."

[Manfred]

Le visage de Théo se peignit d’embarras, comme à chaque fois où son devoir d’enfant sage entrait en contradiction avec celui de l’amoureux.

« Non... non je suis pas puni... C’est que, maman, ne veut pas... »

Il jeta un regard furtif à l’intérieur de chez lui, comme si sa mère aurait pu surgir d’un placard pour l’engueuler. Rien de tel ne se produisit et Nedjma la merveilleuse était toujours sur le pas de sa porte, lui faisant l’honneur de l’inviter dans sa chambre.

« Une nouvelle peluche, tu dis ? »

Curieusement, les peluches attiraient plus le garçon que les films d’horreur.

« Bon, d’accord. Mais je dois rentrer avant que maman revienne. Sinon elle va me gronder ! Et elle revient à 17 heures ! 17 heures pile ! »

Il était 15 heures à peine. Théo suivit la jeune fille dans son appartement, non sans avoir soigneusement fermé la porte du sien. Il salua très gentiment Fatima qui pianotait toujours sur son clavier. Elle semblait rédiger un mail assez volumineux.

« C’est la quelle la nouvelle peluche ? » demanda Théo, avec curiosité, dès qu’il pénétra dans l’entre de Nedjma.

Puck trônait seul sur le lit, les autres nounours étant toujours relégués au sol.

[Lothringen]

Nedjma prit dans ses mains son gremlin domestique, toujours aussi noir, toujours aussi vert, et l'exhiba fièrement devant Théo.

"C'est lui ! C'est Puck ! Maman me l'a acheté hier pour remplacer Dolphi, le gros dauphin, qu'on n'arrivait pas à retrouver... A chaque fois que je reviens dans la chambre, je trouve toutes les autres peluches par terre, comme s'il était jaloux ! Alors, comment tu le trouves ? Il est original, non ? On l'oublie pas... "

Théo allait-il l'adopter ? On ne pouvait même pas dire que Puck faisait peur : son regard malicieux semblait plutôt complice que menaçant, et il avait le poil tout doux.

[Manfred]

Théo eut un mouvement de recul.

« Heu, il a l’air méchant. Je crois que je préférais Dolphi. »

La réaction du garçon était quand même assez surprenante. Certes, il était impressionnable. Nombre de films vus par Nedjma lui auraient occasionné d’affreux cauchemars, mais Puck n’était qu’une peluche. Dans ses dessins-animés, il y avait forcément des vilains plus terrible que lui.

« Il a un sourire qui fait peur ! » ajouta-t-il.

Effectivement, la jeune fille put le constater, maintenant Puck souriait. Ses dents blanches et pointues formaient comme un fin croissant de lune sur son noir pelage. Il n’en était que plus craquant. Le parfait petit monstre ! Quoi qu’il en soit, le garçon n’avait absolument pas remarqué les trois bonbons dans la petite corbeille en osier.

[Lothringen]

Bon, Puck lui faisait un peu peur à elle aussi, maintenant. La peluche ne souriait pas le matin même, elle l'aurait juré ! Et surtout pas de ce sourire carnassier qui avait un petit côté inquiétant auquel elle-même n'était pas insensible, malgré toute son envie de se moquer de Théo.

"Mais non, il a juste l'air malicieux et rusé, un vrai petit monstre à croquer. Tiens, tu as revu la nouvelle voisine, celle de l'étage au-dessus ? Claudia Briston, elle s'appelle. On est allées la voir avec maman ce matin. Elle est vraiment bizarre, avec un salon tout noir et rouge. Gentille quand même. Elle m'a offert des chocolats... Ils sont dans la corbeille derrière, goûtes-en un, sont bons."

Et elle lui mit le récipient sous le nez. Elle mentait bien sûr : les chocolats pouvaient avoir le goût de crêpe brûlée, pour ce qu'elle en savait. Mais Nedjma était terriblement curieuse, et elle voulait savoir si son rêve avait dit vrai. Puis, si c'était le cas, ce serait sacrément drôle, quand même !

[Manfred]

« La voisine ? Elle fait super sévère. Je suis sûr que c’est une vieille prof ou un truc du genre. Ma mère a un peu ronchonnée parce qu’elle l’a entendue pousser des meubles jusqu’à très tard le soir... mais elle a rien osé lui dire en face. »

Théo prit l’un des trois bonbons, le déballa d’un geste expert et l’observa un instant. Cela semblait être du chocolat noir. Il fit la moue. Il préférait le chocolat au lait ou, mieux encore, le chocolat blanc, même si certains disaient que ce n’était pas du vrai chocolat.

« Je pensais pas qu’elle était du genre à offrir des bonbons. »

Il mit en bouche celui qu’il tenait et commença à mâcher. Aussitôt, son regard devint vague et son visage perdit toute expression. Il regardait sans voir Nedjma. Il mangea, avala, puis resta planté là sans rien faire d’autre. Plus un mot, plus un geste.

[Lothringen]

Nedjma dévisageait Théo avec des yeux aussi effarés que les siens. Il avait l'air complètement amorphe, comme figé... Ouh la, c'était fichtrement efficace, elle ne s'était pas attendue à ce que l'effet soit aussi foudroyant. C'était le sort que la voisine lui aurait réservé, alors, ce qui lui serait arrivé, à elle, si elle avait mangé un de ces chocolats ? Oh, mais elle commençait à lui courir, la vieille garce : ça, plus le meurtre de Dolphi... Elle voulait la guerre, elle allait l'avoir.

Mais pour l'instant, mieux valait se concentrer sur l'effet du chocolat sur Théo. Qu'est-ce que lui avait dit Puck, déjà ? Qu'il serait son esclave pour une heure ? On allait voir ça tout de suite. En l'état actuel des choses, il semblait tellement apathique qu'on l'imaginait mal obéir à un ordre.

"Euh... Théo, tu es là ? Lève un bras si tu m'entends."

[Manfred]

La réaction de Théo ne se fit pas attendre. Il leva immédiatement le bras droit, bien haut. Mis à part cela, son regard demeurait vague et son visage, inexpressif. Dans sa main gauche, il tenait toujours le papier du bonbon. Celui-ci semblait à deux doigts de tomber. Depuis le salon provenait le bruit des touches pressées du clavier et l’une des musiques préférées de Fatima.

[Lothringen]

Hé bien, il avait l'air bovin, exactement l'image de son être intérieur. Aussi expressif qu'un golem, aussi doté de pensée qu'un zombie dans un film de genre... Nedjma entendit la musique bien connue à côté. Voilà qui tombait parfaitement à point ! La petite fille battit des mains en riant d'avance, imaginant la scène.

"Allez, danse, et fais-nous des claquettes en même temps !"

Quel dommage qu'Imane ne soit pas là pour en profiter avec elle...

[Manfred]

Théo s’exécuta aussitôt et effectivement, la scène méritait le coup d’œil. Imane aurait adoré. Le plus stupéfiant, c’était que le garçon se débrouillait pas trop mal. En temps ordinaire, conscient qu’il était ridicule, jamais il n’aurait fait de son mieux. Là, il se donnait à fond sans autre préoccupation et sans faire mine de vouloir arrêter.

HRP : c’est à présent une évidence, Théo est le complet esclave de Nedjma. Si tu n’as pas l’intention de les faire interagir avec d’autres protagonistes, tu peux décrire dans ta prochaine réponse l’intégralité de l’heure qui suit.

[Lothringen]

Nedjma s'en donna à coeur joie. Elle lui fit faire le caniche à quatre pattes sur la moquette, lui demanda de faire le beau pour le susucre, le fit courir derrière une balle rebondissante, pendant un bon moment, riant de ses expressions impayables et prenant même quelques photos à l'aide de téléphone. Puis elle marqua une pause, l'envoya voler discrètement (et en position debout) des biscuits et de la limonade dans la cuisine. A son retour, elle s'installa tranquillement sur le lit et commença à manger et à boire. Elle demanda alors à Théo de lui faire un numéro de chippendale. Comme pour les claquettes, il manifestait un talent insoupçonné. Nedjma rit, mais rit, à en pouffer dans sa limonade. Là encore, elle prit quelques photos, et en envoya une ou deux à Imane en MMS. Elle lui demanda quand même de se rhabiller quand elle vit que cela faisait près d'une heure qu'il avait pris le bonbon. Elle ne savait pas trop comment il reviendrait à lui... Le garçon deviendrait malade rien qu'à l'idée de rater le retour de sa mère, alors autant lui éviter les affres de la quête de la chaussette gauche.

[Manfred]

Nedjma ayant cessé de donner des ordres à Théo, celui-ci demeura parfaitement passif pendant près de cinq minutes. Puis, tout d’un coup, il cligna des yeux, secoua la tête. Il semblait sortir d’un rêve. Son visage redevint tel que la fillette en avait l’habitude. Il était visiblement désorienté. Finalement, il dit :

« Ha oui, heu, il était très bon le bonbon. »

Le téléphone de Nedjma se mit à sonner. C’était Imane qui l’appelait. Inutile de se demander pourquoi. Le garçon se gratta le crane et demanda :

« Au fait, on parlait de quoi déjà ? »

[Lothringen]

Nedjma mit aussitôt fin à l'alarme en envoyant un SMS de circonstance à Imane : "jte rapel tal."

"Hé bien, de la voisine, je crois, et puis de ma peluche qui n'a pas réussi à te plaire, et qui se vengera..."

Elle serrait Puck contre elle, tout en se libérant les mains pour se verser un peu de limonade. C'est alors seulement qu'elle réalisa que le garçon n'avait pas vu de goûter tout à l'heure, et qu'il pourrait s'étonner de ce faux-raccord. A son grand regret, elle sacrifia le verre en le lui tendant.

"Tiens, c'est pour toi, pas grave, je m'en reverserai un verre tout à l'heure. Il faudra pas trop traîner, ta mère va revenir..."

Et elle désigna du menton les chiffres affichés par son horloge numérique, qui indiquaient qu'on approchait d'un seuil critique : comme le temps passe.