[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

Elle rit.
-Si vous vous présentez aux élections, et les dieux savent que je vous y encouragerai de toutes mes forces, je serai votre premier soutien et non une concurrente, puisque je ne me présenterai pas : vous êtes davantage taillé que moi pour ce genre de chose.
Elle se fit plus sérieuse, sans que son sourire, cependant, ne disparaisse tout à fait.
-Et jusqu'au dernier membre de la Communauté sait qui vous êtes, Albérich Megrall. Si personne ne connaissait votre visage à votre arrivée, tout le monde le connaît à présent et sait quel nom mettre dessus. Je comprends fort bien que vous n'aimiez pas repenser au rôle de premier plan que vous avez joué à Luménis et sur tout Helonna, mais les gens s'en souviennent. Par conséquent, à votre corps défendant, vous êtes un symbole. Et les symboles sont d'une grande importance en pareilles circonstances.

[Galathée]

" Je ne comprends pas comment les gens peuvent voir en moi autre chose qu'un symbole de l'échec, dit-il alors avec un léger soupir. S'ils voient quoi que ce soit d'autre, c'est qu'ils ne savent rien de moi."
Il haussa les épaules.
" Mais vous avez raison, peu importe... Si je peux réconforter les gens ou leur donner l'impression que ma présence est gage de quelque chose, tant mieux. Que je ne le comprenne pas n'est pas le plus important. C'est sans doute le drame d'être un symbole, finalement. On vit dans l'ombre de quelque chose qui nous dépasse."

[Taliesin]

Marthe secoua la tête.
-Ce que les gens voient en vous, c'est un symbole de courage, d'espoir, de nouveau départ envers et contre tout. C'est cela qui les animait quand ils ont rejoint la Communauté ; c'est ce qu'ils espéraient trouver en la rejoignant, aussi. Nous sommes pour la plupart des êtres blessés, Albérich. Des êtres blessés qui s'efforcent malgré tout d'aller de l'avant. Et vous...
Elle lui sourit à nouveau. Un sourire très doux.
-Vous avez été Aubemestre d'Helonna et conseiller de Luménis, avant qu'un drame ne vous afflige, un drame qui vous a privé de vos pouvoirs. Cette épreuve aurait pu vous terrasser ; elle aurait terrassé presque n'importe qui. Mais loin d'être vaincu, voilà que vous vous retrouvez, quelques mois plus tard, gouverneur de l'une des cités les plus importantes de notre île. Puis le sort s'acharne à nouveau sur vous, vous privant de ce poste, vous jetant derechef sur les routes. Là encore, d'autres, beaucoup d'autres auraient sombré. Vous n'avez point sombré, cependant, et vous vous êtes joint à un nouveau projet. Un projet un peu fou mais merveilleux pour lequel des centaines de personnes ont décidé de tout risquer, leur vie y compris.
Elle chercha son regard.
-Les membres de la Communauté savent que vous avez été frappé cruellement à deux reprises. Ils savent que vous vous êtes relevé, malgré tout. Ils savent qu'aujourd'hui, c'est avec eux que vous marchez. Vous leur donnez du courage, vous rendez plus tangibles l'idée, la possibilité d'une aube nouvelle. Vous êtes une force pour nous, Albérich. Une force qui, je le crois, le moment venu, peut faire la différence.

[Galathée]

Il secoua la tête.
" Je ne veux pas vous détromper. Je comprends qu'on ait besoin de croire ce genre de choses, surtout en ce moment... Mais ce n'est pas la véritable histoire. C'est juste... la version romancée pour se donner chaud au coeur, peut-être. Je devrais essayer de lire mon parcours comme vous le faites... Je suis impressionné qu'autant d'informations soient déjà connues et répandues... Je veux dire... J'ai quitté Solarcis il y a moins d'un mois. Comment la Trouée peut-elle... Mais peu importe. Je suis un être public, désormais. C'était moins difficile quand j'étais transparent, sans failles... A présent... Ma vie est sujet de conversation sans que je ne puisse rattraper les murmures, les rumeurs et les supputations."
Il sourit doucement.
" Mais si c'est la manière dont je peux être utile à la communauté... Je m'efforcerai d'être à la hauteur de ce que les gens cherchent en moi."

[Taliesin]

-Et, ce faisant, vous trouverez sans doute quelque chose. Du moins, je l'espère de tout cœur.
Elle l'observa un instant.
-J'aimerais vous dire à quel point la culpabilité m'a rongée, quand j'ai perdu les miens, à quel point elle a rongé nombre de nos compagnons quand le sort s'est acharné sur eux. A quel point elle nous ronge encore... J'aimerais vous dire que cette culpabilité est un piège, une erreur, l'ultime et sans doute la plus terrible victoire de ceux qui nous ont blessés... J'aimerais vous dire que ce sont ceux-là, les seuls et uniques responsables des maux qui se sont abattus sur nous. Parce que je suis intimement convaincue de tout cela. Mais je sais que prendre son cas pour une généralité et l'ériger en exemple est bien souvent se fourvoyer, comme je sais que je ne peux comprendre le vide qu'à laissé votre perte...
Elle soupira.
-Alors, je dirais juste ceci... J'ai pu constater ce que vous représentiez pour nos compagnons, j'ai pu bénéficier du réconfort que vous savez offrir à autrui et je connais votre désir de vous rendre utile, votre besoin d’œuvrer sans cesse... Par conséquent, je peux affirmer sans l'ombre d'un doute que vous êtes en mesure de nous aider énormément, voire de nous sauver tout bonnement.

[Galathée]

" N'exagérons rien. Si je peux déjà réconforter quelques coeurs, ce sera un bon début."
En réalité, il était un peu déçu. Ne comprenait-elle pas qu'il n'avait aucune place où exister, dans un monde où les gens savaient qui il était, quels drames l'avaient frappé, qu'il s'était relevé... sans qu'il ait pu le dire à personne ? Que savaient-ils, au juste ? Quelle place avait-il pour être réellement lui-même, pour se reconstruire, pour donner sa version des événements ? Aucune. Car les gens savaient. Il était prisonnier d'un récit extérieur à lui-même, de ce qui s'était raconté, des déclarations que Noir Dessein avait faites à ses juges, des lettres qui avaient circulé, du chant des bardes et des apartés entre colporteurs. Une sorte de légende grise. Que mille inconnus sur la route s'y fient, estimant qu'ils étaient informés de la marche du monde et de l'essence de l'ancien aubemestre, soit, mais que Marthe... Il avait espéré qu'elle se rendrait compte qu'en réalité, elle ne savait pas grand chose et que toutes ces images, ce symbole, n'étaient rien d'autres qu'une construction qui ne lui appartenait pas et dont il ne pouvait se démarquer sous peine de décevoir ses nouveaux amis.
Personne ne voulait savoir car tout le monde savait déjà.
La culpabilité... Il ne se sentait même pas vraiment coupable. De certaines choses, sûrement, oui. D'avoir entraîné des amis dans sa chute, d'avoir visé plus haut qu'il ne l'aurait dû, d'avoir renié Lathandre. Mais dans le fond, c'est surtout honte, qu'il avait, honte et peur. C'était moins glorieux, évidemment, moins propre à susciter courage et admiration, et donc, immanquablement, moins utile...
Mais il eut honte, justement, de s'émouvoir de sa petite individualité contrainte alors qu'ils étaient dans une situation mortelle. La communauté, le groupe, exigeaient que l'on réprime ces élans personnels pour le bien de tous. Et s'ils avaient besoin qu'il soit l'homme qui était tombé et s'était relevé, il pouvait le leur donner. Peu importait si en réalité, c'était Hubert qui l'avait ramassé sur le bord de la route et contraint à avancer.

[Taliesin]

-Vous en avez déjà réconforté un, avait répondu Marthe.
Le battement assourdissant qui sortait des chariots ne donnait pas l'air de vouloir s'arrêter et, sans doute inconsciemment, soldats comme civils, piétons comme cavaliers avaient calqué leur marche sur son rythme régulier. Si les cannibales avaient les moyens de l'observer, la Communauté ne devait nullement leur faire l'effet d'une proie aux abois, mais bien celui d'un ennemi prêt à combattre. Et peut-être le défi qu'on leur lançait les inciterait-il à jouer du tambour plus longtemps que de coutume, pour quelque obscure question d'honneur...
En tout cas, pour l'instant, les Écorcheurs eux non plus ne cessaient pas de marteler leurs instruments.

[Galathée]

Albérich avait souri, embarrassé, aux derniers mots de Marthe, puis il se tut un moment. Pour se faire entendre dans ce vacarme, il fallait hausser le ton, sans compter que la juge était perchée beaucoup plus haut que lui. L'un dans l'autre, s'il lui fallait jamais hausser le ton plus tard, il aurait trop forcé pour obtenir quoi que ce soit. Il reposa donc sa voix, se contentant de cheminer près du cheval et de la conseillère, tranquille. Il était repassé vers l'intérieur de la colonne, histoire de ne pas inquiéter Hubert si ce dernier avait remarqué sa présence. Le tintamarre contrastait étrangement sur les ténèbres, et le Luménien se demanda s'ils ne commettaient pas une erreur en défiant si ouvertement leurs adversaires. Sans doute que non : ils les attaqueraient quoi qu'ils adviennent. Mais n'aurait-il pas fallu les convaincre d'une relative faiblesse, si on voulait les surprendre ? Avec toute la morgue de leur réaction, ils inciteraient probablement les Paludiers à envoyer toutes leurs forces pour les défaire... Peu importait, au final. Les preux se battraient, les colons se battraient, la nuit sera violente. Il n'était pas encore certain de savoir ce qu'il ferait au moment du choc...

[Taliesin]

Il fallut une bonne heure avant que les colons ne commencent à se lasser et leur vacarme à diminuer pour finalement s'éteindre. Cependant, les bardes ne mirent pas un terme à leurs sortilèges, et personne n'y trouva à redire.
Ils continuèrent ainsi à marcher tandis que les tambours invisibles répondaient en tambours en peau humaine - en quoi d'autre auraient pu être faits les instruments des cannibales ?
Combien de temps cela dura-t-il ? Bien malin celui qui aurait pu le dire.
Mais les Écorcheurs finirent par cesser de jouer. Les bardes, sans doute ravis d'avoir eu le dernier mot, prolongèrent quelques instants encore leurs battements magiques avant de les interrompre à leur tour.
La nuit redevint aussi silencieuse qu'obscure.
La chasse avait commencé.
Mais il ne restait plus à parcourir qu'un quart du trajet. Peut-être même moins.

[Hubert de Maleval]

Le brusque arrêt des tambours arracha Hubert à la transe dans laquelle il avait sombré pendant les dernières heures. Alors qu'il aurait dû surveiller la route, le marais, les hommes, il s'était retrouvé incapable de détourner le regard d'Albérich et de Marthe. Tous les signes étaient présents : les gestes, les sourires, la connivence qui peu à peu s'installait entre eux. Il avait essayé de porter son attention sur autre chose, sur la campagne, Edgar, les batteurs déments de la colonne, mais immanquablement, ses yeux étaient revenus sur le couple.
Il avait senti comme un étau se resserrer sur sa poitrine et une seconde, il avait eu envie de débouler hors de la colonne, de galoper au devant des cannibales, de frapper, massacrer, pourfendre tout ce qui se mettrait en travers de sa route, avant de trépasser à son tour.
Il s'était contenu. Tout cela était prévisible, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Il avait eu l'opportunité formidable de voyager en tête à tête avec le Luménien, sans distraction, sans danger, et il avait fallu qu'il aille les coller dans un groupe. Que cela n'arrive que maintenant était surprenant, à bien y réfléchir...
Il avait eu des pensées meurtrières et indignes, vives, coléreuses, qu'il avait réprimées brutalement. Il avait eu l'impression que plus rien n'avait d'importance, qu'il pouvait donner sa vie, cette nuit, que ce serait pour le mieux, pour tout le monde.
Tout lui parut vain. Vide. Voué à l'échec et à la solitude, irrémédiablement, quoi qu'il fasse.
Mais il avait lutté pour reprendre le dessus sur sa colère et sa frustration, et toutes ces émotions stériles dont il ne savait que faire, lumineuses un jour, sombres le lendemain, le bouffant autant qu'elles le galvanisaient. Il y avait urgence, il ne pouvait pas faillir, stupidement, parce que la juge et l'ancien clerc échangeaient soudain des confidences.

Et puis les tambours avaient cessé de retentir.

Il fallait qu'il revienne dans l'instant.
Il chercha Robert du regard puis se porta à sa rencontre au petit galop.
" Quels sont les ordres ?" demanda-t-il, repoussant toute autre inquiétude à des milliers de lieues sous la surface de son esprit.

[Taliesin]

-Déjà, on continue à avancer au même rythme, dit le chevalier, très calme. Ensuite, nous devons mobiliser tous les colons dotés de vision nocturne, afin qu'ils aident les rôdeurs et leurs alliés animaux à scruter la nuit. Enfin... J'hésite concernant les soldats au repos. Je pense que nous gagnerions à les laisser dormir encore un moment, puisqu'ils seront alors plus efficaces si un combat doit avoir lieu. Mais tant qu'ils son dans les chariots, ceux-ci sont moins protégés...
Il tapota la garde de son épée, d'un geste machinal.
-Nous pourrions partir du principe que nous les réveillions au moindre signe inquiétant, et que nous le faisons dans tous les cas d'ici une heure. Il devrait alors rester un temps équivalent avant que nous n'atteignions le fort.

[Hubert de Maleval]

Les laisser dormir ? Robert aimait voir les choses du bon côté. Personne n'avait pu fermer l'oeil avec les tambours improvisés par les colons. Mais si le silence les accompagnait désormais, peut-être pourraient-ils au moins se reposer.
" Je vais faire passer le message et mobiliser les non-humains. Pour le reste, gardons-nous les guetteurs humains à l'extérieur ? Seulement les plus aguerris ? Tous les volontaires ? Je pense que les convaincre de remonter sera difficile, cela dit... Et... Est-ce que Varamyr a une idée de la direction approximative d'où ils devraient arriver ? Avons-nous encore des animaux sur le terrain ? Il serait vraiment utile de savoir si nous risquons l'encerclement..."

[Taliesin]

-Il y a le lynx, et Varamyr comme le rôdeur qu'il nous reste tentent de tirer quelque chose de la faune locale. Pour l'instant, ça n'a pas donné grand chose, ce qui prouve que les cannibales ne sont pas dans les environs immédiats. Mais ils doivent se rapprocher, et ils pourront avancer plus vite encore lorsque l'aube s'annoncera, ce qui se produira dans environ une heure, je dirais. A ce moment-là, cependant, nous y verrons plus clair nous aussi, et je ne doute pas que Frida enverra son algie pour surveiller les mouvements ennemis et nous en informer...
Il se tourna vers le convoi.
-Laissons les civils dehors. Comme vous le disiez, ils ne se laisseront pas facilement convaincre de rentrer, et nous perdrions du temps. De plus, leur présence, les armes qu'ils portent... Cela nous fera paraître plus redoutable aux yeux des Écorcheurs.

[Hubert de Maleval]

" Très bien. C'est sans doute le mieux que nous puissions faire : redoubler de vigilance, progresser, espérer. L'aube les aidera, mais Lathandre est de notre côté."
Il sourit doucement.
" Je vais transmettre vos instructions en tête de colonne. En fonction de ce que les rôdeurs nous rapportent, je peux ensuite me positionner au mieux..."
Il avait de toute façon l'intention de se mettre à mi-chemin du convoi, côté est, et de scruter la nuit. L'envie était grande de se déporter hors de la route pour voir plus loin, mais les tourbières demeuraient traîtres.

[Taliesin]

-Je vous ferai transmettre les nouvelles au plus vite sitôt qu'il y en aura.
Il esquissa un sourire, à son tour.
-J'ai l'impression que les deux heures qui viennent vont être les plus longues de mon existence. Mais... Même si je n'ai jamais été un homme très pieux, je veux croire qu'il n'y a pas de hasard dans le fait que le moment de vérité doive intervenir à l'aube. Et quoi qu'il en soit, cette heureuse coïncidence sera bonne pour notre moral.

[Hubert de Maleval]

Hubert posa la main sur l'épaule du chevalier.
" Nous allons vaincre, Robert. Ayez foi."
Mais tout en rebroussant chemin vers la tête de la colonne, pour faire lever tous les non-humains, Hubert ne pouvait s'empêcher de trouver le convoi bien fragile, avec ses chariots pesants, ses soldats de fortune, et la nuit qui l'encerclait, le marais traître autour d'eux, les mille points de lumière qui le constellaient, le désignant comme une cible à des lieues à la ronde. Mais combien, parmi ces torches, étaient d'origine magique ? Peut-être pouvaient-ils en masquer un maximum, profiter de l'aube prochaine, peu à peu, pour cheminer plus discrètement, sans offrir leurs nuques et leurs poitrines en pâture aux flèches de l'ennemi ? En même temps, si les Cannibales n'arrivaient au contact que dans une heure, la grisaille suffirait pour que chacun puisse ajuster ses traits... Il soupira. Combat il y aurait. Il fallait juste espérer que cela ne virerait pas au carnage. Et que Varamyr ne mettrait pas ses menaces à exécution. Même si ses inquiétudes étaient légitimes, la religion d'Hubert l'empêchait d'accepter le pire avant que toutes les autres options n'aient été épuisées.

[Taliesin]

Les non humains prirent position.
La marche se poursuivit.
A présent que le silence, à l'instar des ténèbres, régnait presque sans partage, la nervosité des membres de la Communauté s'était faite plus palpable et ils étaient de plus en plus nombreux à échanger des murmures. Pour s'encourager ou pour confier leurs craintes.
Robert dépêcha des messagers aux conseillers, pour les informer de la situation et les inciter à circuler le long du convoi : plus que jamais, il fallait éviter que la panique ne gagne leurs rangs.
-Dans une heure, nous verrons les prémices de l'aube ; dans deux, nous serons au fort, dit Marthe à Albérich, en s'apprêtant à le quitter pour accomplir sa tâche.

[Galathée]

Il acquiesça, hésitant à lâcher les rênes de sa monture.
" Marthe, promettez-moi de vous mettre à l'abri si nous devions être attaqués avant d'atteindre le fort..."
Il aurait dû dire "quand nous serons attaqués", mais il ne pouvait complètement s'y résoudre.
" Je sais que vous devez encourager les colons mais vous serez tout aussi utile entre les chariots et d'autres peuvent se charger de montrer l'exemple... Vous êtes terriblement exposée, sur votre cheval."

[Taliesin]

Elle secoua la tête.
-Si nous sommes attaqués, il faudra qu'un maximum de gens me voient faire front : si l'on s'apercevait que je m'abrite, l'effet pourrait être désastreux. Sans compter que je me montrerais indigne de la confiance que la Communauté m'a témoignée en m'élisant conseillère.
Elle sourit.
-Mais ne vous inquiétez pas. Je ne chargerai pas l'ennemi bille en tête : tel n'est pas mon rôle. Je confierai ce canasson à un soldat qui en fera assurément meilleur usage, et je me tiendrai aux côtés des nôtres pour les rassurer et les encourager. Je ne dis pas que j'y parviendrai, mais... j'essaierai.
Elle se pencha, lui serra brièvement l'épaule.
-Allez, Albérich, rendez-moi ces rênes, ou je vais croire que devenir cavalier vous démange terriblement.

[Galathée]

Embarrassé, il lâcha les rênes et laissa la conseillère s'écarter. Pendant une seconde, il avait songé à la mettre en garde contre l'effet que sa chute pourrait avoir sur le moral des colons, mais il réprima l'oiseau de mauvais augure qui planait encore trop souvent dans ses pensées. Il avait une excuse : la nuit était sombre et l'aube serait sanglante, quoi qu'on puisse espérer. Mais Marthe avait raison : en ces temps troublés, en ces heures de tension, elle devait montrer que la communauté demeurait forte et unie. Il souhaita qu'elle le fasse entre deux bâches plutôt qu'à un endroit où une lance bien placée viendrait la faucher. Les Paludiers repéreraient sans doute aisément les personnes d'importance, et, puisqu'ils semblaient rechercher la terreur, ils les viseraient probablement en priorité, gardant le menu fretin pour la curée. Le marais en lui-même représentait un danger terrible : tout mouvement de panique précipiterait les gens dans les tourbières, parvenir à s'enfuir dans un tel terrain était un pari qui nécessiterait l'amour de Tymora et plus encore... Il ne fallait pas y songer.
Mais Albérich sentait qu'il commençait à fatiguer. Il avait marché toute la nuit et était loin d'avoir la résistance de ces soldats entraînés. Il fallait qu'il économise son énergie jusqu'au moment du choc et pour ça, la meilleure manière était de tempérer son angoisse. Il respira doucement, lentement, fit le vide, des méthodes qu'il avait perfectionnées ces derniers mois, et qui se révélaient subitement beaucoup plus utiles qu'il ne l'avait anticipé...

[Taliesin]

Les minutes succédèrent aux minutes, sans que rien ne change dans la procession ou dans ce qui l'entourait, à tel point qu'on pouvait douter qu'ils se rapprochent de leur destination ou même que le temps s'écoule...
C'était un leurre, cependant.
Imperceptiblement, la route s'était mise à monter.
Insensiblement, l'horizon oriental virait au gris sombre et non plus au noir.
De nouveaux messagers furent dépêchés.
Des soldats se mirent à sortir des chariots, encore à demi-endormis mais déjà équipés de pied en cap.

[Galathée]

Albérich ne pouvait pas ignorer le mouvement autour de lui, pas plus qu'il ne pouvait ignorer l'aube prochaine. Etait-ce un bon présage ? Il avait cessé de le croire. Le Seigneur du Matin ne savait rien de ce qui leur arrivait et la lumière ne les protégerait pas davantage que la nuit. Sans doute le soleil réchaufferait-il le coeur de certains, mais la chute n'en serait que plus dure, et la foi en Lathandre en souffrirait fatalement. Il fallait être très convaincu pour supporter l'abandon d'un dieu... Et très pragmatiquement, si les cannibales surgissaient de l'est, les colons auraient l'éclat du soleil en plein visage, ce qui ne les avantagerait certainement pas.
Il repoussa ces pensées et retourna dans la salle d'entraînement du fortin de Solarcis, où il avait affronté Hubert jour après jour. Bouclier près du corps, flanc droit, rester souple, en mouvement, mais sans épuiser son énergie... Les images lui revinrent, la position, les sensations. Il fallait qu'il puisse trouver sa colère plutôt que sa peur. Elle serait sans doute de courte durée, mais c'était sa meilleure chance...

[Taliesin]

Le temps continua à passer, la luminosité à croître. Bientôt, les humains n'auraient plus guère besoin de torches.
La pente s'accentua ; le rythme de la colonne déclina en conséquence.
Devant lui, Hubert commença à discerner, devant lui, deux imposantes masses sombres qui se découpaient, imprécises, à travers la brume.
Le cri d'un rapace déchira le silence de la nuit finissante.
Ce n'était pas l'aigle de Frida, mais un faucon qui survola le convoi si promptement que les flèches et les carreaux qu'on lui décocha ne l'inquiétèrent nullement.
Robert remonta la longue file des chariots aussi vite qu'il l'osa.
-Ils arrivent du nord-est, annonça-t-il à Hubert. Ils seront sur nous dans une demi-heure au mieux, dans un quart d'heure au pire.

[Hubert de Maleval]

Hubert, lui, était à pied. Grand Vent s'était évanoui dans l'air presque deux heures plus tôt, mais pas encore tout à fait. Le paladin espérait — priait — qu'il puisse l'invoquer à nouveau avant le débarquement des Paludiers. Son harnois était protecteur, mais dans un terrain aussi traître, il pouvait aussi signifier l'enlisement critique.
Il avait refusé qu'on lui prête un autre cheval et avait cheminé un moment, perdu dans ses pensées, un peu sonné, ne sachant pas exactement quoi faire de lui-même jusqu'à l'assaut. Pour tromper ses ruminations assassines, il avait bavardé avec les soldats, ici et là, échangeant menues plaisanteries, encouragements, vieilles anecdotes. Il avait évité Albérich comme la peste, alors qu'il n'était pas très loin, et le Luménien avait respecté leur distance. Sans doute craignait-il que sa première parole soit pour le renvoyer dans son chariot. Il avait peut-être tort, peut-être raison. Hubert ne savait pas quoi lui dire. Il n'était pas mauvais combattant, mais il ne voulait pas qu'il se fasse tuer. En même temps, Varamyr avait promis mille tourments à ceux qui ne défendraient pas chèrement leur peau...
Il leva les yeux sur Robert et acquiesça, subitement rappelé à l'instant présent.
" Savons-nous lequel des deux forts nous devons rallier ?"

[Taliesin]

Le chevalier secoua la tête.
-Non. Mais je suis certain que Frida nous contactera avant longtemps.
Il pinça les lèvres.
-Hubert, je n'aime pas ce que je vais suggérer, mais... Je me demande s'il ne faudrait pas sonder les meilleurs combattants civils pour savoir si certains d'entre eux seraient prêts à nous épauler durant une éventuelle bataille. Je crains en effet que toutes nos forces armées, même en incluant les éclaireurs et les lanceurs de sorts, ne parviennent pas à contenir un possible assaut suffisamment longtemps pour que les plus fragiles de nos compagnons puissent se replier dans le fort. Bien sûr, il est possible que le terrain soit assez propice pour nous dispenser d'une telle mesure. Cependant, ne vaut-il pas mieux envisager toutes les pistes tant que nous en avons encore l'opportunité ?

[Hubert de Maleval]

" Bien sûr. A dire vrai, j'avais l'impression que nous aurions du mal à contenir l'envie d'en découdre de certains civils, qu'ils soient bons ou mauvais combattants... Certains craqueront probablement devant la menace, mais je crains que d'autres soient prêts à charger même avec une cuillère en bois... Pensez-vous que nous ayons la moindre chance de pouvoir tempérer leurs ardeurs ? Vous connaissez l'esprit de la communauté mieux que moi. Je pense que les envoyer au massacre est une mauvaise idée, mais je ne sais pas si nous pouvons l'empêcher. Quoi qu'il en soit, il faut nous décider rapidement. Et il faut aussi nous assurer d'avoir des messagers qui ne serviront qu'à nous transmettre les informations critiques. Si l'assaut a lieu avant le choix du fort, nous devons pouvoir infléchir notre mouvement dès que possible."

[Taliesin]

-Je suis bien de votre avis, et il faudra sélectionner des personnes avec un grand sang froid, car jouer les estafettes au beau milieu d'une situation de crise n'est pas évident... Pour le reste, je crains comme vous qu'il soit difficile de contenir les ardeurs d'une partie des civils. Mais, à mon avis, nous parviendrons à raisonner ceux qui ont une famille ou une certaine maturité : ils comprendront que tout ne va pas se jouer sur ce combat, qu'il faudra des braves pour nous aider à tenir le fort et à vaincre les assiégeants. En revanche, les célibataires et les jeunes m'inquiètent beaucoup... Peut-être devrions-nous prendre discrètement les devants, commencer à séparer mine de rien ceux qui pourront rester avec nous et ceux qui devront rallier le fort ?
Il se frotta le menton, pensif.
-Hum, à ce propos... Sans doute lui avez-vous déjà touché un mot, et ce qui s'est passé l'autre jour l'a probablement suffisamment marquée pour qu'elle ne soit plus aussi imprudente qu'alors, mais, par acquis de conscience... Que diriez-vous d'aller parler à Ruth ? Si elle cédait à son impulsivité... Je n'ose imaginer ce que provoquerait cet exemple.

[Hubert de Maleval]

" Ah... Ruth... Elle a déjà essayé de se mêler aux sentinelles, ce soir, en essayant de se faire passer pour un nain. Sans le regard avisé d'Edgar, elle serait toujours dehors. Mais je vais retourner lui parler, vous avez raison. Et commençons tout de suite à trier nos volontaires. Ce ne sera pas chose aisée, il faut impliquer probablement une partie des anciens instructeurs et nous montrer fermes... Ensuite, les personnes sélectionnées doivent être mises sous l'autorité d'une personne bien précise chacune... Toute désorganisation nous sera fatale. Nous devrons également estimer lesquels d'entre nous participerons à une éventuelle charge, et lesquels resteront pour maintenir l'ordre dans les rangs des hommes à pied et protéger au plus près la colonne. Avec l'inclinaison du terrain, une charge sera dévastatrice, mais il sera nettement plus difficile de revenir en arrière, à contrecourant... Peut-être ne devrions-nous l'envisager qu'en dernière extrémité... Quoi qu'il en soit, nous devons nous hâter."

[Taliesin]

-Nous n'envisagerons effectivement une charge qu'en cas d'ultime recours, et seulement si elle a une chance de changer la donne : c'est une opération terriblement risquée pour qui y participera et il faut que l'avantage procuré soit supérieur au coût encouru. Et si d'aventure nous prenions une telle décision...
Il se fit grave.
-Je la mènerai moi-même, tandis que vous resterez avec les fantassins. Je suis bien conscient que cela ne vous plaira pas, mais... Votre prestance et votre aura seront indispensables durant le siège. De même, Étienne devra s'abstenir de charger : il représente énormément pour la Communauté, le perdre serait un coup terrible dont elle ne se relèverait peut-être pas.
Il détourna le regard et s'empressa de changer de sujet.
-Allez voir Ruth. De mon côté, je vais m'entretenir avec Edgar : il a la liste des meilleurs combattants civils. Il faudra ensuite leur parler discrètement, pour voir s'ils sont partants. Les instructeurs sont sans doute les mieux placés pour cette démarche et pour superviser ceux qui accepteront.

[Hubert de Maleval]

Comme l'avait prévu Robert, Hubert eut du mal à avaler l'idée qu'il puisse rester en arrière tandis que le chevalier chargerait. Mais il savait aussi — les jours précédents le lui avaient amplement démontré — que polémiquer ne servirait à rien. Robert serait inflexible, finirait par donner un ordre strict, Hubert gaspillerait sa salive et, plus que tout, les quelques dernières minutes qui leur restait avant l'inexorable. Aussi se contenta-t-il d'adresser un regard sans équivoque à son supérieur, tout en se promettant intérieurement d'agir selon sa conscience. Le Loup Blanc ne pourrait être surpris : le paladin lui avait déjà dit plusieurs fois qu'un Lathandrite obéit avant tout à ses principes, la loi des hommes étant secondaire. Mais il était sensible au fait que la colonie ne pouvait probablement pas se permettre de les perdre tous les deux, pas alors qu'ils étaient dans une situation aussi précaire. Et il faudrait sans doute veiller sur Etienne... Il aviserait. Une charge n'était pas forcément suicidaire, il pouvait y avoir moyen de la mener et de s'en sortir.
Il salua donc le chevalier, contrarié, contraint, mais conscient des enjeux. Il mit ensuite le cap vers le chariot de Ruth, au pas de course.